Sur la grand-route

Scène II

LES MÊMES, MÉRIK

BORTSOV. – Bon, je prends le péché pour moi.Consens-tu ?

MÉRIK, il quitte en silence son cafetan etreste en lévite de tiretaine. Il a une hache à la ceinture, passéepar derrière. – Il y en a qui ont froid, mais l’ours et levagabond ont toujours chaud ; je suis en sueur. (Il posela hache par terre et enlève sa lévite.) Pour arracher un piedde la boue, on perd un seau de sueur ; tu sors un pied etl’autre enfonce.

EFIMOVNA. – C’est cela même… Mon ami, pleut-ilmoins ?

MÉRIK, après avoir regardé Efimovna.– Je ne cause pas avec les femmes.

Une pause.

BORTSOV. – Je prends le péché sur moi,Tikhone !… Entends-tu, oui ou non ?

TIKHONE. – Je ne veux pas entendre,laisse-moi !

MÉRIK. – Une obscurité comme si on avaitcouvert le ciel de poix. On ne voit pas le bout de son nez, et lapluie fouette la gueule comme un chasse-neige.

Il prend sa hache et ses habits dans ses bras.

FÉDIA. – Pour vous, les filous, c’est la bonneaffaire. La bête fauve se cache, mais pour vous, pitres, c’est lafête !

MÉRIK. – Quel est l’homme qui ditça ?

FÉDIA. – Regarde… Il n’a pas décampé.

MÉRIK. – On en prend note… (Ils’approche de Tikhone.) Bonjour, grosse face ! Tu neme reconnais pas ?

TIKHONE. – Si l’on devait reconnaître tous lesivrognes qui passent sur la grand-route, il faudrait avoir dix yeuxsous le front.

MÉRIK. – Regarde bien !

Une pause.

TIKHONE. – Mais je te reconnais, dis-moi unpeu !… Je te reconnais à tes gros yeux… (Il luitend la main.) Andreï Polykarpov ?

MÉRIK. – C’était Andreï Polykarpov, maisaujourd’hui, s’il te plaît, c’est Iégor Mérik.

TIKHONE. – Pourquoi ça ?

MÉRIK. – Je m’appelle d’après le papier queDieu m’a envoyé ; je suis Mérik depuis deux mois. (Iltonne.) Rrrr… Tonne, je n’ai pas peur. (Il regardeautour de lui.) Il n’y a pas de lévriers ici[5] ?

TIKHONE. – Des lévriers ? Tout au plusdes moustiques et des cousins… Des gens paisibles… Les lévriersdorment maintenant sur des lits de plumes. (À tous ;élevant la voix.) Chrétiens, surveillez vos poches et voshardes, si vous y tenez : il y a ici un rude lascar ; ilvolera !

MÉRIK. – Qu’ils surveillent leur argent, s’ilsen ont, mais leurs effets je n’y toucherai pas ; je n’ai oùles mettre.

TIKHONE. – Où le diable temène-t-il ?

MÉRIK. – Au Kouban.

TIKHONE. – Ohô !

FÉDIA. – Au Kouban, ma parole !(Il se lève.)Un riche endroit ! C’est unpays, frères, qu’on ne peut voir en songe, même en dormant troisans. Quelle vaste terre ! On dit qu’il y a de ces oiseaux, dece gibier, de ces bêtes de toute sorte, et tout ce que l’on veut,mon Dieu !… Il y a de l’herbe toute l’année, les gens y viventcœur à cœur ; la terre, on n’en sait que faire ; legouvernement, dit-on… c’est un petit soldat qui me l’a affirmé unde ces jours… donne trois cents arpents par gueule. C’est lebonheur, crois-moi !

MÉRIK. – Le bonheur ?… Le bonheur marchederrière notre dos… On ne le voit pas… Si tu peux mordre ton coude,tu le verras, le bonheur !… Ce n’est que de la bêtise, toutça. (Il regarde les bancs et les gens.) On diraitune halte de forçats ! Bonjour, misère !

EFIMOVNA, à Mérik. – Quels mauvaisgros yeux !… Tu as un démon en toi, le gars !… Ne nousregarde pas…

MÉRIK. – Bonjour, pauvreté !

EFIMOVNA. – Détourne-toi !… Savvouchka(elle pousse Savva), un mauvais homme nous regarde. Ilnous portera malheur, mon chéri… (À Mérik.) Retourne-toi,je te dis !

SAVVA. – Il ne nous touchera pas, petite mère…Dieu ne le permettra pas.

MÉRIK. – Bonjour, chrétiens !(Il hausse les épaules.) Ils se taisent !Vous ne dormez donc pas, cagneux ? Pourquoi voustaisez-vous ?

EFIMOVNA. – Détourne tes gros yeux !Détourne l’orgueil du diable !

MÉRIK. – Tais-toi, vieille croûte ! Il nes’agit pas d’orgueil du diable ; c’est une caresse ; jevoulais, par une bonne parole, compatir au sort malheureux. Vousvous ratatinez de froid comme des mouches, j’ai eu pitié devous ; j’ai voulu vous dire quelque chose de tendre, cajolervotre misère ; et vous détournez vos museaux !… C’estbon, n’en parlons plus ! (Il s’approche deFédia.) D’où êtes-vous ?

FÉDIA. – D’ici. De la fabrique de Khamoniev.Une briqueterie.

MÉRIK. – Lève-toi un peu !

FÉDIA, se soulevant. – Ehbien !

MÉRIK. – Lève-toi !… Lève-toi tout àfait ! Je vais m’étendre ici…

FÉDIA. – Voyez-moi ça !… Est-ce taplace ?

MÉRIK. – La mienne… Va te coucher parterre.

FÉDIA. – Passant, passe… Je ne cane pas…

MÉRIK. – Tu fais le loustic ! Allons,va-t’en, pas de discours ! Tu en pleureras,imbécile !

TIKHONE, à Fédia. – Ne lui tiens pastête, garçon, laisse-le faire !

FÉDIA. – Quel bon droit as-tu ? Tuécarquilles tes yeux de brochet et tu te dis : Je lui ai faitpeur. (Il ramasse ses hardes entre ses bras et vas’étendre à terre.) Démon !

Il se couche et se couvre la tête.

MÉRIK, installé sur le banc. – C’estque tu n’as pas vu le diable, si tu m’appelles ainsi. Les diablesne sont pas comme moi. (Il s’étend et place sa hache àcôté de lui.) Couche-toi, hachette, ma petite sœur… Laisse-moicouvrir ton manche. Je l’ai volée… je l’ai volée, et je me trimbaleavec elle comme avec un objet précieux. Ça fait dépit de la jeteret je ne sais où la mettre… C’est comme une femme qu’on n’aimeplus. (Il se couche.) Les diables, frères, nesont pas comme moi…

FÉDIA, sortant la tête de dessous seshabits. – Et comment sont-ils ?

MÉRIK. – Ils sont comme la vapeur, comme lesouffle… On souffle comme ça, regarde. (Ilsouffle.) Tels ils sont ! On ne peut pas lesvoir.

UNE VOIX DANS UN COIN. – Quand on s’assoitsous une charrue, on voit le diable.

MÉRIK. – Je m’y suis assis et je n’ai rien vu.Les femmes et les moujiks imbéciles disent des blagues… On ne peutvoir ni diable, ni follet, ni revenant ; l’œil ne peut toutapercevoir… Quand j’étais petit, j’allais exprès, la nuit, dans lebois pour voir le diable… Je criais, criais de toutes mes forces…Je l’appelais sans baisser les yeux. On voit des tas de bêtises,mais on ne voit pas le diable. J’allais la nuit au cimetière, jevoulais voir des revenants ; les femmes mentent ; j’ai vutoute sorte d’animaux, mais pour ce qui est effrayant,fouille-toi ; l’œil n’y atteint pas.

UNE VOIX DANS UN COIN. – Ne dis pas ça !il arrive qu’on voie… Dans notre village un homme vidait unsanglier… Il ouvre les entrailles et, de là, crac, ça saute toutd’un coup !

SAVVA, se soulevant. – Mes enfants,ne parlez pas du Malin. C’est un péché, mes chéris !

MÉRIK. – Aha !… la barbe grise, lesquilette ! (Il rit.) Il n’y a pasà aller au cimetière : nos morts sortent de dessous leplancher pour nous faire la morale… Un péché !… Ce n’est pasavec vos âneries qu’on peut prêcher les gens ! Vous êtes desincultes… (Il allume sa pipe.) Mon père était unmoujik qui aimait, lui aussi, à prêcher. Une fois, il avait volé unsac de pommes, la nuit chez le prêtre ; il nous l’apporte etdit : « Enfants, ne bouffez pas de pommes avant laTransfiguration, ce serait un péché… » Vous faites commelui !… On ne peut pas parler du diable, mais on peut l’imiter…Prenons par exemple cette vieille mégère. (Il montreEfimovna) Elle a vu en moi le diable, et, dans sa vie, ellelui a donné au moins cinq fois son âme pour des bêtises defemme.

EFIMOVNA, fâchée, faisant le geste decracher. – Fi, fi, fi !… Que le soutien de la croixsoit avec nous ! (Elle cache sa figure dans sesmains.) Savvouchka !

TIKHONE. – Pourquoi leur fais-tu peur ?Ça t’amuse ? (Le vent fait claquer la porte.)Seigneur Jésus !… Quel vent, quel vent !

MÉRIK, s’étirant. – Ah ! si l’onpouvait montrer sa force ! (La porte claque.)Ah ! se mesurer avec lui… Il ne peut pas faire sauter la porteet, moi, si je m’y mets, je déplante le cabaret ! (Il selève et se recouche.) Quel supplice !

NAZAROVNA. – Fais une prière, idole !Qu’as-tu à te tortiller ?

EFIMOVNA. – Laisse-le. Que le sol luimanque ! Il nous regarde encore ! (À Mérik.) Nenous regarde pas, méchant ! Tu as des yeux comme ceux dudiable avant la messe…

SAVVA. – Laissez-le regarder, pèlerines !Priez ! Son œil ne pourra rien contre vous…

BORTSOV. – Non, je ne peux pas. C’estau-dessus de mes forces. (Il s’approche ducomptoir.) Écoute, Tikhone ; je te le demande pour ladernière fois… un demi-verre !

TIKHONE, hochant la tête. – Del’argent !

BORTSOV. – Mon Dieu, mais je te l’ai déjàdit : tout est bu ! Où en prendrais-je pour te ledonner ? Te ruineras-tu en me donnant une goutte àcrédit ? Un petit verre de vodka te coûtera un sou etm’enlèvera ma souffrance ! Je souffre… Ce n’est pas del’imagination, mais de la souffrance, comprends-tu ?

TIKHONE. – Conte ça à d’autres ; pas àmoi… Demande aux chrétiens de t’offrir un verre pour l’amour deDieu, s’ils le veulent ! Moi, pour l’amour de Dieu, je nedonne que du pain.

BORTSOV. – Écorche-les, ces pauvres, si tuveux, mais… mais moi, excuse !… Ce n’est pas à moi de lesdépouiller. Pas à moi ! Tu comprends ? (Ilfrappe du poing sur le comptoir.) Pas à moi !(Une pause.) Hum… attendez donc. (Il setourne du côté des pèlerins.) Mais c’est une idée !…Chrétiens, sacrifiez-moi cinq kopecks ! Mon intérieur ledemande ; je suis malade.

FÉDIA. – Voyez-moi ça, lui sacrifier !…Ce filou !… De l’eau, tu n’en veux pas ?

BORTSOV. – Comme je m’abaisse !… comme jem’abaisse !… Pas besoin ! Je n’ai besoin de rien !…Je plaisantais !

MÉRIK. – Tu ne l’attendriras pas, VotreNoblesse… C’est un pingre notoire. Attends, j’ai cinq kopecks quitraînent quelque part… Nous boirons un verre de moitié. (ilfouille dans ses poches.) Diable !… Ils se sont fourrésquelque part… Tout à l’heure, je croyais que quelque chose sonnaitdans ma poche… Non, non… frère, rien ! C’est tachance !

Une pause.

BORTSOV. – Je ne peux pas me passer deboire ; sans cela, je commettrai un crime ou me déciderai ausuicide… Que faire, mon Dieu ? (Il regarde par laporte.) Faut-il partir ?… Partir dans ces ténèbres, droitdevant soi !…

MÉRIK. – Pourquoi, pèlerins, ne luifaites-vous pas la morale ?… Et toi, Tikhone, pourquoi ne lechasses-tu pas ?… Il ne t’a sûrement pas payé sa nuit.Chasse-le, mets-le dehors ! Les gens sont cruelsaujourd’hui ! Il n’y a en eux ni douceur, ni bonté… Bêtesféroces ! Un homme se noie, et on lui crie :« Noie-toi plus vite ; on n’a pas le temps de teregarder ; on travaille, aujourd’hui. » Lui jeter unecorde ! Pas question… La corde coûte de l’argent…

SAVVA. – Ne juge pas les autres, bravehomme !

MÉRIK. – Tais-toi, vieux loup ! Vous êtesdes bêtes féroces ! Hérodes ! Vendeurs d’âmes !(À Tikhone.) Viens m’enlever mes bottes !Vite !

TIKHONE. – Eh ! il s’en donne !(Il rit.)Comme tu me fais peur !

MÉRIK. – Viens, on te dit ! Vite !Entends-tu ? Est-ce que je parle aux murs ?

Il se lève.

TIKHONE. – Allons, allons… assez !

MÉRIK. – Je veux, buveur de sang, que tu metires mes bottes, à moi, vagabond misérable.

TIKHONE. – Allons, allons… ne te fâchepas ! Viens boire un petit verre… Viens !

MÉRIK. – Bonnes gens, qu’est-ce que jedésire ? Qu’il m’offre de l’eau-de-vie ou qu’il me tire mesbottes ? Me suis-je trompé ? N’est-ce pas ce que j’aidit ? (À Tikhone.) Tu n’as donc pasentendu ? J’attends une minute. Tu entendraspeut-être ?

Parmi les pèlerins et les passants règne une certaineinquiétude. Ils se soulèvent et observent Tikhone et Mérik. Attentesilencieuse.

TIKHONE. – C’est le diable qui t’a amené ici.(Il quitte son comptoir.) En voilà un grandseigneur ! Allons, donne tout de même. (Il luienlève ses bottes.) Race de Caïn…

MÉRIK. – C’est ça… Mets-les à côté l’une del’autre… Voilà… Va-t’en !

TIKHONE, revient à son comptoir.– Tu aimes trop à faire le malin ! Si tu t’avises derecommencer chez moi, tu t’envoleras vite d’ici ! Oui.(À Bortsov, qui s’approche.) Encoretoi !

BORTSOV. – Vois-tu, je peux, si tu veux, tedonner un objet en or… Si tu veux, je peux te le donner…

TIKHONE. – Qu’as-tu à trembler ? Parleclairement !

BORTSOV. – C’est lâche et mauvais de ma part,mais que faire ? Je me décide à cette horreur parce que jen’ai plus ma raison… Même un tribunal m’acquitterait… Prends, maisà condition que tu me le rendes quand je reviendrai de la ville. Jete le donne devant témoins ! Vous tous, soyez témoins !(Il tire de sa poitrine un médaillon en or.) Levoici… Il faudrait enlever le portrait, mais je ne sais où lemettre. Je suis tout mouillé… Alors rafle-le avec leportrait ! Seulement, écoute… voilà… Ne touche pas la figurede tes doigts !… Je t’en prie… J’ai été grossier avec toi, moncher… j’ai été bête ; mais pardonne-moi, et… n’y pose pas lesdoigts !… N’y porte pas même les yeux…

Il remet le médaillon à Tikhone.

TIKHONE, regardant le médaillon.– Une montre volée… Allons, bien, bois ! (Ilverse de l’eau-de-vie.) Avale…

BORTSOV. – Mais n’y pose pas les doigts…tu…

Il boit lentement, avec des arrêts convulsifs.

TIKHONE, ouvrant le médaillon.– Hum… une madame !… Où l’as-tu ramasséecelle-là ?

MÉRIK. – Fais voir ! (Il selève et va au comptoir.) Fais voir !

TIKHONE, éloignant sa main. – Quecherches-tu ici ? Regarde-la dans mes mains.

FÉDIA, il se lève et va vers laporte. – Donne que je voie aussi !

Auprès du comptoir se forme un groupe depèlerins et de passants. Mérik tient fortement de ses deux mains lamain de Tikhone et regarde en silence le portrait. Unepause.

MÉRIK. – Une belle diablesse… Une vraiedame…

FÉDIA. – Une vraie dame… des joues, des yeux…Lève la main, on ne voit pas… Des cheveux jusqu’à la taille… Ondirait qu’elle vit. Elle va parler.

Une pause.

MÉRIK. – Pour l’homme faible, c’est lapremière perdition. Une pareille femme te monte sur le cou, et(il fait un geste d’accablement) tu es sous lecouvercle…

On entend la voix de Kouzma : Hoo… arrête,carne !

Kouzma entre.

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