Tarass Boulba

Chapitre 1

 

– Voyons, tourne-toi. Dieu, que tu es drôle ! Qu’est-ce quecette robe de prêtre ? Est-ce que vous êtes tous ainsi fagotésà votre académie ?

Voilà par quelles paroles le vieux Boulba accueillait ses deuxfils qui venaient de terminer leurs études au séminaire deKiew[1], et qui rentraient en ce moment au foyerpaternel. Ses fils venaient de descendre de cheval. C’étaient deuxrobustes jeunes hommes, qui avaient encore le regard en dessous,comme il convient à des séminaristes récemment sortis des bancs del’école. Leurs visages, pleins de force et de santé, commençaient àse couvrir d’un premier duvet que n’avait jamais fauché le rasoir.L’accueil de leur père les avait fort troublés ; ils restaientimmobiles, les yeux fixés à terre. – Attendez, attendez ;laissez que je vous examine bien à mon aise. Dieu ! que vousavez de longues robes ! dit-il en les tournant et retournanten tous sens. Diables de robes ! je crois qu’on n’en a pasencore vu de pareilles dans le monde. Allons, que l’un de vousessaye un peu de courir : je verrai s’il ne se laissera pas tomberle nez par terre, en s’embarrassant dans les plis. – Père, ne temoque pas de nous, dit enfin l’aîné. – Voyez un peu le beausire ! et pourquoi donc ne me moquerais-je pas de vous ?– Mais, parce que… quoique tu sois mon père, j’en jure Dieu, si tucontinues de rire, je te rosserai. – Quoi ! fils de chien, tonpère ! dit Tarass Boulba en reculant de quelques pas avecétonnement. – Oui, même mon père ; quand je suis offensé, jene regarde à rien, ni à qui que ce soit. – De quelle manièreveux-tu donc te battre avec moi, est-ce à coups de poing ? –La manière m’est fort égale. – Va pour les coups de poing, réponditTarass Boulba en retroussant ses manches. Je vais voir quel hommetu fais à coups de poing. Et voilà que père et fils, au lieu des’embrasser après une longue absence, commencent à se lancer devigoureux horions dans les côtes, le dos, la poitrine, tantôtreculant, tantôt attaquant. – Voyez un peu, bonnes gens : le vieuxest devenu fou ; il a tout à fait perdu l’esprit, disait lapauvre mère, pâle et maigre, arrêtée sur le perron, sans avoirencore eu le temps d’embrasser ses fils bien-aimés. Les enfantssont revenus à la maison, plus d’un an s’est passé depuis qu’on neles a vus ; et lui, voilà qu’il invente, Dieu sait quellesottise… se rosser à coups de poing ! – Mais il se bat fortbien, disait Boulba s’arrêtant. Oui, par Dieu ! très bien,ajouta-t-il en rajustant ses habits ; si bien que j’eussemieux fait de ne pas l’essayer. Ça fera un bon Cosaque. Bonjour,fils ; embrassons-nous. Et le père et le fils s’embrassèrent.– Bien, fils. Rosse tout le monde comme tu m’as rossé ; nefais quartier à personne. Ce qui n’empêche pas que tu ne soisdrôlement fagoté. Qu’est-ce que cette corde qui pend ? Et toi,nigaud, que fais-tu là, les bras ballants ? dit-il ens’adressant au cadet. Pourquoi, fils de chien, ne me rosses-tu pasaussi ? – Voyez un peu ce qu’il invente, disait la mère enembrassant le plus jeune de ses fils. On a donc de cesinventions-là, qu’un enfant rosse son propre père ! Et c’estbien le moment d’y songer ! Un pauvre enfant qui a fait une silongue route, qui s’est si fatigué (le pauvre enfant avait plus devingt ans et une taille de six pieds), il aurait besoin de sereposer et de manger un morceau ; et lui, voilà qu’il le forceà se battre. – Eh ! eh ! mais tu es un freluquet à cequ’il me semble, disait Boulba. Fils, n’écoute pas ta mère ;c’est une femme, elle ne sait rien. Qu’avez-vous besoin, vousautres, d’être dorlotés ? Vos dorloteries, à vous, c’est unebelle plaine, c’est un bon cheval ; voilà vos dorloteries. Etvoyez-vous ce sabre ? voilà votre mère. Tout le fatras qu’onvous met en tête, ce sont des bêtises. Et les académies, et tousvos livres, et les ABC, et les philosophies, et tout cela, jecrache dessus. Ici Boulba ajouta un mot qui ne peut passer àl’imprimerie. – Ce qui vaut mieux, reprit-il, c’est que, la semaineprochaine, je vous enverrai au zaporojié. C’est là que se trouve lascience ; c’est là qu’est votre école, et que vous attraperezde l’esprit. – Quoi ! ils ne resteront qu’une semaineici ? disait d’une voix plaintive et les larmes aux yeux lavieille bonne mère. Les pauvres petits n’auront pas le temps de sedivertir et de faire connaissance avec la maison paternelle. Etmoi, je n’aurai pas le temps de les regarder à m’en rassasier. –Cesse de hurler, vieille ; un Cosaque n’est pas fait pours’avachir avec les femmes. N’est-ce pas ? tu les aurais cachéstous les deux sous ta jupe, pour les couver comme une poule sesœufs. Allons, marche. Mets-nous vite sur la table tout ce que tu asà manger. Il ne nous faut pas de gâteaux au miel, ni toutes sortesde petites fricassées. Donne-nous un mouton entier ou toute unechèvre ; apporte-nous de l’hydromel de quarante ans ; etdonne-nous de l’eau-de-vie, beaucoup d’eau-de-vie ; pas decette eau-de-vie avec toutes sortes d’ingrédients, des raisins secset autres vilenies ; mais de l’eau-de-vie toute pure, quipétille et mousse comme une enragée. Boulba conduisit ses fils danssa chambre, d’où sortirent à leur rencontre deux belles servantes,toutes chargées de monistes[2]. Était-ceparce qu’elles s’effrayaient de l’arrivée de leurs jeunesseigneurs, qui ne faisaient grâce à personne ? était-ce pourne pas déroger aux pudiques habitudes des femmes ? À leur vue,elles se sauvèrent en poussant de grands cris, et longtemps encoreaprès, elles se cachèrent le visage avec leurs manches. La chambreétait meublée dans le goût de ce temps, dont le souvenir n’estconservé que par les douma[3] et leschansons populaires, que récitaient autrefois, dans l’Ukraine, lesvieillards à longue barbe, en s’accompagnant de labandoura[4], au milieu d’une foule qui faisait cercleautour d’eux ; dans le goût de ce temps rude et guerrier, quivit les premières luttes soutenues par l’Ukraine contrel’union[5]. Tout y respirait la propreté. Leplancher et les murs étaient revêtus d’une couche de terre glaiseluisante et peinte. Des sabres, des fouets (nagaïkas), des filetsd’oiseleur et de pêcheur, des arquebuses, une corne curieusementtravaillée servant de poire à poudre, une bride chamarrée de lamesd’or, des entraves parsemées de petits clous d’argent, étaientsuspendus autour de la chambre. Les fenêtres, fort petites,portaient des vitres rondes et ternes, comme on n’en voit plusaujourd’hui que dans les vieilles églises ; on ne pouvaitregarder au dehors qu’en soulevant un petit châssis mobile. Lesbaies de ces fenêtres et des portes étaient peintes en rouge. Dansles coins, sur des dressoirs, se trouvaient des cruches d’argile,des bouteilles en verre de couleur sombre, des coupes d’argentciselé, d’autres petites coupes dorées, de différentesmains-d’œuvre, vénitiennes, florentines, turques, circassiennes,arrivées par diverses voies aux mains de Boulba, ce qui était assezcommun dans ces temps d’entreprises guerrières. Des bancs de bois,revêtus d’écorce brune de bouleau, faisaient le tour entier de lachambre. Une immense table était dressée sous les saintes images,dans un des angles antérieurs. Un haut et large poêle, divisé enune foule de compartiments, et couvert de briques vernissées,bariolées, remplissait l’angle opposé. Tout cela était très connude nos deux jeunes gens, qui venaient chaque année passer lesvacances à la maison ; je dis venaient, et venaient à pied,car ils n’avaient pas encore de chevaux, la coutume ne permettantpoint aux écoliers d’aller à cheval. Ils étaient encore à l’âge oùles longues touffes du sommet de leur crâne pouvaient être tiréesimpunément par tout Cosaque armé. Ce n’est qu’à leur sortie duséminaire que Boulba leur avait envoyé deux jeunes étalons pourfaire le voyage. À l’occasion du retour de ses fils, Boulba fitrassembler tous les centeniers de son polk[6] quin’étaient pas absents ; et quand deux d’entre eux se furentrendus à son invitation, avec le ïésaoul[7] DmitriTovkatch, son vieux camarade, il leur présenta ses fils en disant :– Voyez un peu quels gaillards ! je les enverrai bientôt à lasetch. Les visiteurs félicitèrent et Boulba et les deux jeunesgens, en leur assurant qu’ils feraient fort bien, et qu’il n’yavait pas de meilleure école pour la jeunesse que le zaporojié. –Allons, seigneurs et frères, dit Tarass, asseyez-vous chacun où illui plaira. Et vous, mes fils, avant tout, buvons un verred’eau-de-vie. Que Dieu nous bénisse ! À votre santé, mesfils ! À la tienne, Ostap (Eustache) ! À la tienne, Andry(André) ! Dieu veuille que vous ayez toujours de bonneschances à la guerre, que vous battiez les païens et lesTatars ! et si les Polonais commencent quelque chose contrenotre sainte religion, les Polonais aussi ! Voyons, donne tonverre. L’eau-de-vie est-elle bonne ? Comment se nommel’eau-de-vie en latin ? Quels sots étaient ces Latins !ils ne savaient même pas qu’il y eût de l’eau-de-vie au monde.Comment donc s’appelait celui qui a écrit des vers latins ? Jene suis pas trop savant ; j’ai oublié son nom. Nes’appelait-il pas Horace ? – Voyez-vous le sournois, se dittout bas le fils aîné, Ostap ; c’est qu’il sait tout, le vieuxchien, et il fait mine de ne rien savoir. – Je crois bien quel’archimandrite ne vous a pas même donné à flairer de l’eau-de-vie,continuait Boulba. Convenez, mes fils, qu’on vous a vertementétrillés, avec des balais de bouleau, le dos, les reins, et tout cequi constitue un Cosaque. Ou bien peut-être, parce que vous étiezdevenus grands garçons et sages, vous rossait-on à coups de fouet,non les samedis seulement, mais encore les mercredis et les jeudis.– Il n’y a rien à se rappeler de ce qui s’est fait, père, réponditOstap ; ce qui est passé est passé. – Qu’on essayemaintenant ! dit Andry ; que quelqu’un s’avise de metoucher du bout du doigt ! que quelque Tatar s’imagine de metomber sous la main ! il saura ce que c’est qu’un sabrecosaque. – Bien, mon fils, bien ! par Dieu, c’est bien parlé.Puisque c’est comme ça, par Dieu, je vais avec vous. Que diableai-je à attendre ici ? Que je devienne un planteur de blénoir, un homme de ménage, un gardeur de brebis et de cochons ?que je me dorlote avec ma femme ? Non, que le diablel’emporte ! je suis un Cosaque, je ne veux pas. Qu’est-ce quecela me fait qu’il n’y ait pas de guerre ! j’irai prendre dubon temps avec vous. Oui, par Dieu, j’y vais. Et le vieux Boulba,s’échauffant peu à peu, finit par se fâcher tout rouge, se leva detable, et frappa du pied en prenant une attitude impérieuse. – Nouspartons demain. Pourquoi remettre ? Qui diable attendons-nousici ? À quoi bon cette maison ? à quoi bon cespots ? à quoi bon tout cela ? En parlant ainsi, il se mità briser les plats et les bouteilles. La pauvre femme, dèslongtemps habituée à de pareilles actions, regardait tristementfaire son mari, assise sur un banc. Elle n’osait rien dire ;mais en apprenant une résolution aussi pénible à son cœur, elle neput retenir ses larmes. Elle jeta un regard furtif sur ses enfantsqu’elle allait si brusquement perdre, et rien n’aurait pu peindrela souffrance qui agitait convulsivement ses yeux humides et seslèvres serrées. Boulba était furieusement obstiné. C’était un deces caractères qui ne pouvaient se développer qu’au XVIe siècle,dans un coin sauvage de l’Europe, quand toute la Russieméridionale, abandonnée de ses princes, fut ravagée par lesincursions irrésistibles des Mongols ; quand, après avoirperdu son toit et tout abri, l’homme se réfugia dans le courage dudésespoir ; quand sur les ruines fumantes de sa demeure, enprésence d’ennemis voisins et implacables, il osa se rebâtir unemaison, connaissant le danger, mais s’habituant à le regarder enface ; quand enfin le génie pacifique des Slaves s’enflammad’une ardeur guerrière et donna naissance à cet élan désordonné dela nature russe qui fut la société cosaque (kasatchestvo). Alorstous les abords des rivières, tous les gués, tous les défilés dansles marais, se couvrirent de Cosaques que personne n’eût pucompter, et leurs hardis envoyés purent répondre au sultan quidésirait connaître leur nombre : « Qui le sait ? Chez nous,dans la steppe, à chaque bout de champ, un Cosaque. » Ce fut uneexplosion de la force russe que firent jaillir de la poitrine dupeuple les coups répétés du malheur. Au lieu des anciensoudély[8], au lieu des petites villes peuplées devassaux chasseurs, que se disputaient et se vendaient les petitsprinces, apparurent des bourgades fortifiées, des kourény[9] liés entre eux par le sentiment du dangercommun et la haine des envahisseurs païens. L’histoire nous apprendcomment les luttes perpétuelles des Cosaques sauvèrent l’Europeoccidentale de l’invasion des sauvages hordes asiatiques quimenaçaient de l’inonder. Les rois de Pologne qui devinrent, au lieudes princes dépossédés, les maîtres de ces vastes étendues deterre, maîtres, il est vrai, éloignés et faibles, comprirentl’importance des Cosaques et le profit qu’ils pouvaient tirer deleurs dispositions guerrières. Ils s’efforcèrent de les développerencore. Les hetmans, élus par les Cosaques eux-mêmes et dans leursein, transformèrent les kourény en polk[10]réguliers. Ce n’était pas une armée rassemblée et permanente ;mais, dans le cas de guerre ou de mouvement général, en huit joursau plus, tous étaient réunis. Chacun se rendait à l’appel, à chevalet en armes, ne recevant pour toute solde du roi qu’un ducat partête. En quinze jours, il se rassemblait une telle armée, qu’à coupsûr nul recrutement n’eût pu en former une semblable. La guerrefinie, chaque soldat regagnait ses champs, sur les bords du Dniepr,s’occupait de pêche, de chasse ou de petit commerce, brassait de labière, et jouissait de la liberté. Il n’y avait pas de métier qu’unCosaque ne sût faire : distiller de l’eau-de-vie, charpenter unchariot, fabriquer de la poudre, faire le serrurier et le maréchalferrant, et, par-dessus tout, boire et bambocher comme un Russeseul en est capable, tout cela ne lui allait pas à l’épaule. Outreles Cosaques inscrits, obligés de se présenter en temps de guerreou d’entreprise, il était très facile de rassembler des troupes devolontaires. Les ïésaouls n’avaient qu’à se rendre sur les marchéset les places de bourgades, et à crier, montés sur une téléga(chariot) : « Eh ! eh ! vous autres buveurs, cessez debrasser de la bière et de vous étaler tout de votre long sur lespoêles ; cessez de nourrir les mouches de la graisse de voscorps ; allez à la conquête de l’honneur et de la gloirechevaleresque. Et vous autres, gens de charrue, planteurs de blénoir, gardeurs de moutons, amateurs de jupes, cessez de voustraîner à la queue de vos bœufs, de salir dans la terre voscafetans jaunes, de courtiser vos femmes et de laisser dépérirvotre vertu de chevalier[11]. Il esttemps d’aller à la quête de la gloire cosaque. » Et ces parolesétaient semblables à des étincelles qui tomberaient sur du boissec. Le laboureur abandonnait sa charrue ; le brasseur debière mettait en pièces ses tonneaux et ses jattes ; l’artisanenvoyait au diable son métier et le petit marchand soncommerce ; tous brisaient les meubles de leur maison etsautaient à cheval. En un mot, le caractère russe revêtit alors unenouvelle forme, large et puissante. Tarass Boulba était un desvieux polkovnik[12]. Créé pour les difficultés et lespérils de la guerre, il se distinguait par la droiture d’uncaractère rude et entier. L’influence des mœurs polonaisescommençait à pénétrer parmi la noblesse petite-russienne. Beaucoupde seigneurs s’adonnaient au luxe, avaient de nombreux domestique,des faucons, des meutes de chasse, et donnaient des repas. Toutcela n’était pas selon le cœur de Tarass ; il aimait la viesimple des Cosaques, et il se querella fréquemment avec ceux de sescamarades qui suivaient l’exemple de Varsovie, les appelantesclaves des gentilshommes (pan) polonais. Toujours inquiet,mobile, entreprenant, il se regardait comme un des défenseursnaturels de l’Église russe ; il entrait, sans permission, danstous les villages où l’on se plaignait de l’oppression desintendants-fermiers et d’une augmentation de taxe sur les feux. Là,au milieu de ses Cosaques, il jugeait les plaintes. Il s’était faitune règle d’avoir, dans trois cas, recours à son sabre : quand lesintendants ne montraient pas de déférence envers les anciens et neleur ôtaient pas le bonnet, quand on se moquait de la religion oudes vieilles coutumes, et quand il était en présence des ennemis,c’est-à-dire des Turcs ou païens, contre lesquels il se croyaittoujours en droit de tirer le fer pour la plus grande gloire de lachrétienté. Maintenant il se réjouissait d’avance du plaisir demener lui-même ses deux fils à la setch, de dire avec orgueil : «Voyez quels gaillards je vous amène ; de les présenter à tousses vieux compagnons d’armes, et d’être témoin de leurs premiersexploits dans l’art de guerroyer et dans celui de boire, quicomptait aussi parmi les vertus d’un chevalier. Tarass avaitd’abord eu l’intention de les envoyer seuls ; mais à la vue deleur bonne mine, de leur haute taille, de leur mâle beauté, savieille ardeur guerrière s’était ranimée, et il se décida, avectoute l’énergie d’une volonté opiniâtre, à partir avec eux dès lelendemain. Il fit ses préparatifs, donna des ordres, choisit deschevaux et des harnais pour ses deux jeunes fils, désigna lesdomestiques qui devaient les accompagner, et délégua soncommandement au ïésaoul Tovkatch, en lui enjoignant de se mettre enmarche à la tête de tout le polk, dès que l’ordre lui enparviendrait de la setch. Quoiqu’il ne fût pas entièrement dégrisé,et que la vapeur du vin se promenât encore dans sa cervelle,cependant il n’oublia rien, pas même l’ordre de faire boire leschevaux et de leur donner une ration du meilleur froment. – Ehbien ! mes enfants, leur dit-il en rentrant fatigué à lamaison, il est temps de dormir, et demain nous ferons ce qu’ilplaira à Dieu. Mais qu’on ne nous fasse pas de lits ; nousdormirons dans la cour. La nuit venait à peine d’obscurcir leciel ; mais Boulba avait l’habitude de se coucher de bonneheure. Il se jeta sur un tapis étendu à terre, et se couvrit d’unepelisse de peaux de mouton (touloup), car l’air était frais, etBoulba aimait la chaleur quand il dormait dans la maison. Il se mitbientôt à ronfler ; tous ceux qui s’étaient couchés dans lescoins de la cour suivirent son exemple, et, avant tous les autres,le gardien, qui avait le mieux célébré, verre en main, l’arrivéedes jeunes seigneurs. Seule, la pauvre mère ne dormait pas. Elleétait venue s’accroupir au chevet de ses fils bien-aimés, quireposaient l’un près de l’autre. Elle peignait leur jeunechevelure, les baignait de ses larmes, les regardait de tous sesyeux, de toutes les forces de son être, sans pouvoir se rassasierde les contempler. Elle les avait nourris de son lait, élevés avecune tendresse inquiète, et voilà qu’elle ne doit les voir qu’uninstant. « Mes fils, mes fils chéris ! quedeviendrez-vous ? qu’est-ce qui vous attend ? »disait-elle ; et des larmes s’arrêtaient dans les rides de sonvisage, autrefois beau. En effet, elle était bien digne de pitié,comme toute femme de ce temps-là. Elle n’avait vécu d’amour que peud’instants, pendant la première fièvre de la jeunesse et de lapassion ; et son rude amant l’avait abandonnée pour son sabre,pour ses camarades, pour une vie aventureuse et déréglée. Elle nevoyait son mari que deux ou trois jours par an ; et, mêmequand il était là, quand ils vivaient ensemble, quelle était savie ? Elle avait à supporter des injures, et jusqu’à descoups, ne recevant que des caresses rares et dédaigneuses. La femmeétait une créature étrange et déplacée dans ce ramas d’aventuriersfarouches. Sa jeunesse passa rapidement, sans plaisirs ; sesbelles joues fraîches, ses blanches épaules se fanèrent dans lasolitude, et se couvrirent de rides prématurées. Tout ce qu’il y ad’amour, de tendresse, de passion dans la femme, se concentra chezelle en amour maternel. Ce soir-là, elle restait penchée avecangoisse sur le lit de ses enfants, comme la tchaïka[13] des steppes plane sur son nid. On luiprend ses fils, ses chers fils ; on les lui prend pour qu’ellene les revoie peut-être jamais : peut-être qu’à la premièrebataille, des Tatars leur couperont la tête, et jamais elle nesaura ce que sont devenus leurs corps abandonnés en pâture auxoiseaux voraces. En sanglotant sourdement, elle regardait leursyeux que tenait fermés l’irrésistible sommeil. « Peut-être,pensait-elle, Boulba remettra-t-il son départ à deux jours ?Peut-être ne s’est-il décidé à partir sitôt que parce qu’il abeaucoup bu aujourd’hui ? » Depuis longtemps la lune éclairaitdu haut du ciel la cour et tous ses dormeurs, ainsi qu’une masse desaules touffus et les hautes bruyères qui croissaient contre laclôture en palissades. La pauvre femme restait assise au chevet deses enfants, les couvant des yeux et sans penser au sommeil. Déjàles chevaux, sentant venir l’aube, s’étaient couchés sur l’herbe etcessaient de brouter. Les hautes feuilles des saules commençaient àfrémir, à chuchoter, et leur babillement descendait de branche enbranche. Le hennissement aigu d’un poulain retentit tout à coupdans la steppe. De larges lueurs rouges apparurent au ciel. Boulbas’éveilla soudain et se leva brusquement. Il se rappelait tout cequ’il avait ordonné la veille. – Assez dormi, garçons ; il esttemps, il est temps ! faites boire les chevaux. Mais où est lavieille (c’est ainsi qu’il appelait habituellement sa femme) ?Vite, vieille ! donne-nous à manger, car nous avons une longueroute devant nous. Privée de son dernier espoir, la pauvre vieillese traîna tristement vers la maison. Pendant que, les larmes auxyeux, elle préparait le déjeuner, Boulba distribuait ses derniersordres, allait et venait dans les écuries, et choisissait pour sesenfants ses plus riches habits. Les étudiants changèrent en unmoment d’apparence. Des bottes rouges, à petits talons d’argent,remplacèrent leurs mauvaises chaussures de collège. Ils ceignirentsur leurs reins, avec un cordon doré, des pantalons larges comme lamer Noire, et formés d’un million de petits plis. À ce cordonpendaient de longues lanières de cuir, qui portaient avec deshouppes tous les ustensiles du fumeur. Un casaquin de drap rougecomme le feu leur fut serré au corps par une ceinture brodée, danslaquelle on glissa des pistolets turcs damasquinés. Un grand sabreleur battait les jambes. Leurs visages, encore peu hélés,semblaient alors plus beaux et plus blancs. De petites moustachesnoires relevaient le teint brillant et fleuri de la jeunesse. Ilsétaient bien beaux sous leurs bonnets d’astrakan noir terminés pardes calottes dorées. Quand la pauvre mère les aperçut, elle ne putproférer une parole, et des larmes craintives s’arrêtèrent dans sesyeux flétris. – Allons, mes fils, tout est prêt, plus de retard,dit enfin Boulba. Maintenant, d’après la coutume chrétienne, ilfaut nous asseoir avant de partir. Tout le monde s’assit en silencedans la même chambre, sans excepter les domestiques, qui setenaient respectueusement près de la porte. – À présent, mère, ditBoulba, donne ta bénédiction à tes enfants ; prie Dieu qu’ilsse battent toujours bien, qu’ils soutiennent leur honneur dechevaliers, qu’ils défendent la religion du Christ ; sinon,qu’ils périssent, et qu’il ne reste rien d’eux sur la terre.Enfants, approchez de votre mère ; la prière d’une mèrepréserve de tout danger sur la terre et sur l’eau. La pauvre femmeles embrassa, prit deux petites images en métal, les leur pendit aucou en sanglotant. – Que la Vierge… vous protège… N’oubliez pas,mes fils, votre mère. Envoyez au moins de vos nouvelles, et pensez…Elle ne put continuer. – Allons, enfants,dit Boulba. Des chevauxsellés attendaient devant le perron. Boulba s’élança sur sonDiable[14], qui fit un furieux écart en sentanttout à coup sur son dos un poids de vingt pouds[15],car Boulba était très gros et très lourd. Quand la mère vit que sesfils étaient aussi montés à cheval, elle se précipita vers le plusjeune, qui avait l’expression du visage plus tendre ; ellesaisit son étrier, elle s’accrocha à la selle, et, dans un morne etsilencieux désespoir, elle l’étreignit entre ses bras. Deuxvigoureux Cosaques la soulevèrent respectueusement, etl’emportèrent dans la maison. Mais au moment où les cavaliersfranchirent la porte, elle s’élança sur leurs traces avec lalégèreté d’une biche, étonnante à son âge, arrêta d’une main fortel’un des chevaux, et embrassa son fils avec une ardeur insensée,délirante. On l’emporta de nouveau. Les jeunes Cosaquescommencèrent à chevaucher tristement aux côtés de leur père, enretenant leurs larmes, car ils craignaient Boulba, qui ressentaitaussi, sans la montrer, une émotion dont il ne pouvait se défendre.La journée était grise ; l’herbe verdoyante étincelait auloin, et les oiseaux gazouillaient sur des tons discords. Aprèsavoir fait un peu de chemin, les jeunes gens jetèrent un regard enarrière ; déjà leur maisonnette semblait avoir plongé sousterre ; on ne voyait plus à l’horizon que les deux cheminéesencadrées par les sommets des arbres sur lesquels, dans leurjeunesse, ils avaient grimpé comme des écureuils. Une vaste prairies’étendait devant leurs regards, une prairie qui rappelait touteleur vie passée, depuis l’âge où ils se roulaient dans l’herbehumide de rosée, jusqu’à l’âge où ils y attendaient une jeuneCosaque aux noirs sourcils, qui la franchissait d’un pied rapide etcraintif. Bientôt on ne vit plus que la perche surmontée d’une rouede chariot qui s’élevait au-dessus du puits ; bientôt lasteppe commença à s’exhausser en montagne, couvrant tout ce qu’ilslaissaient derrière eux. Adieu, toit paternel ! adieu,souvenirs d’enfance ! adieu, tout !

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