Tarass Boulba

Chapitre 9

 

Personne, dans la ville assiégée, ne s’était douté que la moitiédes Zaporogues eût levé le camp pour se mettre à la poursuite desTatars. Du haut du beffroi de l’hôtel de ville, les sentinellesavaient seulement vu disparaître une partie des bagages derrièreles bois voisins. Mais ils avaient pensé que les Cosaques sepréparaient à dresser une embuscade. L’ingénieur français était dumême avis. Cependant, les paroles du kochévoï n’avaient pas étévaines ; la disette se faisait de nouveau sentir parmi leshabitants. Selon l’usage des temps passés, la garnison n’avait pascalculé ce qu’il lui fallait de vivres. On avait essayé de faireune nouvelle sortie, mais la moitié de ces audacieux était tombéesous les coups des Cosaques et l’autre moitié avait été refouléedans la ville sans avoir réussi. Néanmoins les juifs avaient mis àprofit la sortie ; ils avaient flairé et dépisté tout ce qu’illeur importait d’apprendre, à savoir pourquoi les Zaporoguesétaient partis et vers quel endroit ils se dirigeaient, avec quelschefs, avec quels kouréni, combien étaient partis, combien étaientrestés, et ce qu’ils pensaient faire. En un mot, au bout dequelques minutes, on savait tout dans la ville. Les colonelsreprirent courage et se préparèrent à livrer bataille. Tarassdevinait leurs préparatifs au mouvement et au bruit qui sefaisaient dans la place ; il se préparait de son côté : ilrangeait ses troupes, donnait des ordres, divisait les kouréni entrois corps, et les entourait de bagages comme d’un rempart, espècede combat où les Zaporogues étaient invincibles. Il ordonna à deuxkouréni de se mettre en embuscade ; il couvrit une partie dela plaine de pieux aigus, de débris d’armes, de tronçons de lances,afin qu’à l’occasion il pût y jeter la cavalerie ennemie. Quandtout fut ainsi disposé, il fit un discours aux Cosaques, non pourles ranimer et leur donner du courage, il les savait fermes decœur, mais parce que lui-même avait besoin d’épancher le sien.

– J’ai envie de vous dire, mes seigneurs, ce qu’est notrefraternité. Vous avez appris de vos pères et de vos aïeux en quelhonneur ils tenaient tous notre terre. Elle s’est fait connaîtreaux Grecs, elle a pris des pièces d’or à Tzargrad[35] ; elle a eu des villes somptueuseset des temples, et des kniaz[36] : deskniaz de sang russe, et des kniaz de son sang, mais non pas decatholiques hérétiques. Les païens ont tout pris, tout est perdu.Nous seuls sommes restés, mais orphelins, et comme une veuve qui aperdu un puissant époux, de même que nous notre terre est restéeorpheline. Voilà dans quel temps, compagnons, nous nous sommesdonné la main en signe de fraternité. Voilà sur quoi se base notrefraternité ; il n’y a pas de lien plus sacré que celui de lafraternité. Le père aime son enfant, la mère aime son enfant,l’enfant aime son père et sa mère ; mais qu’est-ce que cela,frères ? la bête féroce aime aussi son enfant. Maiss’apparenter par la parenté de l’âme, non par celle du sang, voilàce que peut l’homme seul. Il s’est rencontré des compagnons surd’autres terres ; mais des compagnons comme sur la terrerusse, nulle part. Il est arrivé, non à l’un de vous, mais àplusieurs, de s’égarer en terre étrangère. Eh bien ! vousl’avez vu : là aussi, il y a des hommes ; là aussi, descréatures de Dieu ; et vous leur parlez comme à l’un d’entrevous. Mais quand on vient au point de dire un mot parti du cœur,vous l’avez vu, ce sont des hommes d’esprit, et pourtant ils nesont pas des vôtres. Ce sont des hommes, mais pas les mêmes hommes.Non, frères, aimer comme aime un cœur russe, aimer, non parl’esprit seulement, mais par tout ce que Dieu a donné à l’homme,par tout ce qu’il y a en vous, ah !… dit Tarass, avec songeste de décision, en secouant sa tête grise et relevant le coin desa moustache, non, personne ne peut aimer ainsi. Je sais que,maintenant, de lâches coutumes se sont introduites dans notre terre: ils ne songent qu’à leurs meules de blé, à leurs tas de foin, àleurs troupeaux de chevaux ; ils ne veillent qu’à ce que leurshydromels cachetés se conservent bien dans leurs caves ; ilsimitent le diable sait quels usages païens ; ils ont honte deleur langage ; le frère ne veut pas parler avec sonfrère ; le frère vend son frère, comme on vend au marché unêtre sans âme ; la faveur d’un roi étranger, pas même d’unroi, la pauvre faveur d’un magnat polonais qui, de sa botte jaune,leur donne des coups sur le museau, leur est plus chère que toutefraternité. Mais chez le dernier des lâches, se fût-il souillé deboue et de servilité, chez celui-là, frères, il y a encore un grainde sentiment russe ; et un jour il se réveillera et ilfrappera, le malheureux ! des deux poings sur les basques deson justaucorps ; il se prendra la tête des deux mains et ilmaudira sa lâche existence, prêt à racheter par le supplice uneignoble vie. Qu’ils sachent donc tous ce que signifie sur la terrerusse la fraternité. Et si le moment est déjà venu de mourir,certes aucun d’eux ne mourra comme nous ; aucun d’eux, aucun.Ce n’est pas donné à leur nature de souris. Ainsi parlaitl’ataman ; et, son discours fini, il secouait encore sa têtequi s’était argentée dans des exploits de Cosaques. Tous ceux quil’écoutaient furent vivement émus par ce discours qui pénétrajusqu’au fond des cœurs. Les plus anciens dans les rangsdemeurèrent immobiles, inclinant leurs têtes grises vers la terre.Une larme brillait sous les vieilles paupières ; ilsl’essuyèrent lentement avec la manche, et tous, comme s’ils sefussent donné le mot, firent à la fois leur geste d’usage[37] pour exprimer un parti pris, etsecouèrent résolument leurs têtes chargées d’années. Tarass avaittouché juste. Déjà l’on voyait sortir de la ville l’armée ennemie,faisant sonner les trompettes et les clairons, ainsi que lesseigneurs polonais, la main sur la hanche, entourés de nombreuxserviteurs. Le gros colonel donnait des ordres. Ils s’avancèrentrapidement sur les Cosaques, les menaçant de leurs regards et deleurs mousquets, abrités sous leurs brillantes cuirasses d’airain.Dès que les Cosaques virent qu’ils s’étaient avancés à portée, tousdéchargèrent leurs longs mousquets de six pieds, et continuèrent àtirer sans interruption. Le bruit de leurs décharges s’étendit auloin dans les plaines environnantes, comme un roulement continu. Lechamp de bataille était couvert de fumée, et les Zaporoguestiraient toujours sans relâche. Ceux des derniers rangs sebornaient à charger les armes qu’ils tendaient aux plus avancés,étonnant l’ennemi qui ne pouvait comprendre comment les Cosaquestiraient sans recharger leurs mousquets. Dans les flots de fuméegrise qui enveloppaient l’une et l’autre armée, on ne voyait pluscomment tantôt l’un tantôt l’autre manquait dans les rangs ;mais les Polonais surtout sentaient que les balles pleuvaientépaisses, et lorsqu’ils reculèrent pour sortir des nuages de fuméeet pour se reconnaître, ils virent bien des vides dans leursescadrons. Chez les Cosaques, trois hommes au plus avaient péri, etils continuaient incessamment leur feu de mousqueterie. L’ingénieurétranger s’étonna lui-même de cette tactique qu’il n’avait jamaisvu employer, et il dit à haute voix : – Ce sont des braves, lesZaporogues ! Voilà comment il faut se battre dans tous lespays. Il donna le conseil de diriger les canons sur le campfortifié des Cosaques. Les canons de bronze rugirent sourdement parleurs larges gueules ; la terre trembla au loin, et toute laplaine fut encore noyée sous des flots de fumée. L’odeur de lapoudre s’étendit sur les places et dans les rues des villesvoisines et lointaines ; mais les canonniers avaient pointétrop haut. Les boulets rougis décrivirent une courbe tropgrande ; ils volèrent, en sifflant, par-dessus la tête desCosaques, et s’enfoncèrent profondément dans le sol en labourant auloin la terre noire. À la vue d’une pareille maladresse,l’ingénieur français se prit par les cheveux et pointa lui-même lescanons, quoique les Cosaques fissent pleuvoir les balles sansrelâche. Tarass avait vu de loin le péril qui menaçait les kourénide Nésamaïkoff et de Stéblikoff, et s’était écrié de toute sa voix: – Quittez vite, quittez les chariots ; et que chacun monte àcheval ! Mais les Cosaques n’auraient eu le temps d’exécuterni l’un ni l’autre de ces ordres, si Ostap ne s’était porté droitsur le centre de l’ennemi. Il arracha les mèches aux mains de sixcanonniers ; à quatre autres seulement il ne put les prendre.Les Polonais le refoulèrent. Alors, l’officier étranger pritlui-même une mèche pour mettre le feu à un canon énorme, tel queles Cosaques n’en avaient jamais vu. Il ouvrait une large gueulebéante par laquelle regardaient mille morts. Lorsqu’il tonna, ettrois autres après lui, qui, de leur quadruple coup, ébranlèrentsourdement la terre, ils firent un mal affreux. Plus d’une vieillemère cosaque pleurera son fils et se frappera la poitrine de sesmains osseuses ; il y aura plus d’une veuve à Gloukhoff,Némiroff, Tchernigoff et autres villes. Elle courra, la veuveéplorée, tous les jours au bazar ; elle se cramponnera à tousles passants, les regardant aux yeux pour voir s’il ne se trouverapas parmi eux le plus cher des hommes. Mais il passera par la villebien des troupes de toutes espèces sans que jamais il se trouve,parmi elles, le plus cher de tous les hommes. La moitié du kourènde Nésamaïkoff n’existait plus. Comme la grêle abat tout un champde blé, où chaque épi se balance semblable à un ducat de poids,ainsi le canon balaye et couche les rangs cosaques. En revanche,comme les Cosaques s’élancèrent ! comme tous se ruèrent surl’ennemi ! comme l’ataman Koukoubenko bouillonna de rage,quand il vit que la moitié de son kourèn n’existait plus ! Ilentra avec les restes des gens de Nésamaïkoff au centre même desrangs ennemis, hacha comme du chou, dans sa fureur, le premier quise trouva sous sa main, désarma plusieurs cavaliers, frappant de salance homme et cheval, parvint jusqu’à la batterie et s’empara d’uncanon. Il regarde, et déjà l’ataman du kourèn d’Oumane l’a précédé,et Stepan Gouska a pris la pièce principale. Leur cédant alors laplace, il se tourne avec les siens contre une autre massed’ennemis. Où les gens de Nésamaïkoff ont passé, il y a unerue ; où ils tournent, un carrefour. On voyait s’éclaircir lesrangs ennemis, et les Polonais tomber comme des gerbes. Près deschariots mêmes, se tient Vovtousenko ; devant lui,Tchérévitchenko ; au-delà des chariots, Degtarenko, et,derrière lui, l’ataman du kourèn, Vertikhvist. Déjà Degtarenko asoulevé deux Polonais sur sa lance ; mais il en rencontre untroisième moins facile à vaincre Le Polonais était souple et fort,et magnifiquement équipé ; il avait amené à sa suite plus decinquante serviteurs. Il fit plier Degtarenko, le jeta par terre,et, levant son sabre sur lui, s’écria : – Il n’y a pas un seul devous, chiens de Cosaques, qui osât me résister ! – Sipourtant, il y en a, dit Mosy Chilo ; et il s’avança. C’étaitun fort Cosaque, qui avait plus d’une fois commandé sur mer, etpassé par bien des épreuves. Les Turcs l’avaient pris avec toute satroupe à Trébizonde, et les avaient tous emmenés sur leurs galères,les fers aux pieds et aux mains, les privant de riz pendant dessemaines entières, et leur faisant boire l’eau salée. Les pauvresgens avaient tout souffert, tout supporté, plutôt que de renierleur religion orthodoxe. Mais l’ataman Mosy Chilo n’eut pas lecourage de souffrir ; il foula aux pieds la sainte loi,entoura d’un ruban odieux sa tête pécheresse, entra dans laconfiance du pacha, devint magasinier du vaisseau et chef de lachiourme. Cela fit une grande peine aux pauvres prisonniers ;ils savaient que, si l’un des leurs vendait sa religion et passaitau parti des oppresseurs, il était plus pénible et plus amer d’êtresous sa main. C’est ce qui arriva. Mosy Chilo leur mit à tous denouveaux fers, en les attachant trois à trois, les lia de cordesjusqu’aux os, les assomma de coups sur la nuque ; et lorsqueles Turcs, satisfaits d’avoir trouvé un pareil serviteur,commencèrent à se réjouir, et s’enivrèrent sans respect pour leslois de leur religion, il apporta les soixante-quatre clefs desfers aux prisonniers afin qu’ils pussent ouvrir les cadenas, jeterleurs liens à la mer, et les échanger contre des sabres pourfrapper les Turcs. Les Cosaques firent un grand butin, et revinrentglorieusement dans leur patrie, où, pendant longtemps, les joueursde bandoura glorifièrent Mosy Chilo. On l’eût bien élukochévoï ; mais c’était un étrange Cosaque. Quelquefois ilfaisait une action que le plus sage n’aurait pas imaginée ;d’autres fois, il tombait dans une incroyable bêtise. Il but etdissipa tout ce qu’il avait acquis, s’endetta près de tous à lasetch, et, pour combler la mesure, il se glissa, la nuit, comme unvoleur des rues, dans un kourèn étranger, enleva tous les harnais,et les mit en gage chez le cabaretier. Pour une action si honteuse,on l’attacha à un poteau sur la place du bazar, et l’on mit près delui un gros bâton afin que chacun, selon la mesure de ses forces,pût lui en asséner un coup. Mais, parmi les Zaporogues, il ne setrouva pas un seul homme qui levât le bâton sur lui, se souvenantdes services qu’il avait rendus. Tel était le Cosaque Mosy Chilo. –Si, pourtant, il y en a pour vous rosser, chiens, dit-il ens’élançant sur le Polonais. Aussi, comme ils se battirent !Cuirasses et brassards se plièrent sous leurs coups à tous deux. LePolonais lui déchira sa chemise de fer, et lui atteignit le corpsde son sabre. La chemise du Cosaque rougit, mais Chilo n’y fitnulle attention. Il leva sa main ; elle était lourde sa mainnoueuse, et il étourdit son adversaire d’un coup sur la tête. Soncasque de bronze vola en éclats ; le Polonais chancela, ettomba de la selle ; et Chilo se mit à sabrer en croix l’ennemirenversé. Cosaque, ne perds pas ton temps à l’achever, maisretourne-toi plutôt !… Il ne se retourna point, le Cosaque, etl’un des serviteurs du vaincu le frappa de son couteau dans le cou.Chilo fit volte-face, et déjà il atteignait l’audacieux, maiscelui-ci disparut dans la fumée de la poudre. De tous côtésrésonnait un bruit de mousqueterie. Chilo chancela, et sentit quesa blessure était mortelle. Il tomba, mit la main sur la plaie, etse tournant vers ses compagnons : – Adieu, seigneurs frèrescamarades, dit-il ; que la terre russe orthodoxe reste deboutpour l’éternité, et qu’il lui soit rendu un honneur éternel. Ilferma ses yeux éteints, et son âme cosaque quitta sa faroucheenveloppe. Déjà Zadorojni s’avançait à cheval, et l’ataman dekourèn, Vertikhvist, et Balaban s’avançaient aussi. – Dites-moi,seigneurs, s’écria Tarass, en s’adressant aux atamans deskouréni ; y a-t-il encore de la poudre dans lespoudrières ? La force cosaque ne s’est-elle pasaffaiblie ? Les nôtres ne plient-ils pas encore ? – Père,il y a encore de la poudre dans les poudrières ; la forcecosaque n’est pas affaiblie, et les nôtres ne plient pas encore. Etles Cosaques firent une vigoureuse attaque. Ils rompirent les rangsennemis. Le petit colonel fit sonner la retraite et hisser huitdrapeaux peints, pour rassembler les siens qui s’étaient dispersésdans la plaine. Tous les Polonais accoururent aux drapeaux ;mais ils n’avaient pas encore reformé leurs rangs que, déjà,l’ataman Koukoubenko faisait, avec ses gens de Nésamaïkoff, unecharge en plein centre, et tombait sur le colonel ventru. Lecolonel ne soutint pas le choc, et, tournant son cheval, ils’enfuit à toute bride. Koukoubenko le poursuivit longtemps àtravers champs, sans le laisser rejoindre les siens. Voyant cela dukourèn voisin, Stépan Gouska se mit de la partie, son arkan à lamain ; courbant la tête sur le cou de son cheval et saisissantl’instant favorable, il lui jeta du premier coup son arkan à lagorge. Le colonel devint tout rouge, et saisit la corde des deuxmains, en s’efforçant de la rompre. Mais déjà un coup puissant luiavait enfoncé dans sa large poitrine la lame meurtrière. Gouska,toutefois, n’aura pas longtemps à se réjouir. Les Cosaques seretournaient à peine que déjà Gouska était soulevé sur quatrepiques. Le pauvre ataman n’eut que le temps de dire : – Périssenttous les ennemis, et que la terre russe se réjouisse dans la gloirependant des siècles éternels ! Et il exhala le dernier soupir.Les Cosaques tournèrent la tête, et déjà, d’un côté, le CosaqueMétélitza faisait fête aux Polonais en assommant tantôt l’un,tantôt l’autre, et, d’un autre côté, l’ataman Névilitchkis’élançait à la tête des siens. Près d’un carré de chariots,Zakroutigouba retourne l’ennemi comme du foin, et le repousse,tandis que, devant un carré plus éloigné, le troisième Pisarenko arefoulé une troupe entière de Polonais, et près du troisième carré,les combattants se sont saisis à bras-le-corps, et luttent sur leschariots mêmes. – Dites-moi, seigneurs, s’écria l’ataman Tarass, ens’avançant au-devant des chefs ; y a-t-il encore de la poudredans les poudrières ? La force cosaque n’est-elle pasaffaiblie ? Les Cosaques ne commencent-ils pas à plier ?– Père, il y a encore de la poudre dans les poudrières ; laforce cosaque n’est pas affaiblie ; les Cosaques ne plient pasencore. Déjà Bovdug est tombé du haut d’un chariot. Une balle l’afrappé sous le cœur. Mais, rassemblant toute sa vieille âme, il dit: – Je n’ai pas de peine à quitter le monde. Dieu veuille donner àchacun une fin pareille, et que la terre russe soit glorifiéejusqu’à la fin des siècles ! Et l’âme de Bovdug s’éleva dansles hauteurs pour aller raconter aux vieillards, morts depuislongtemps, comment on sait combattre sur la terre russe, et mieuxencore comment on y sait mourir pour la sainte religion. Bientôtaprès, tomba aussi Balaban, ataman de kourèn. Il avait reçu troisblessures mortelles, de balle, de lance, et d’un lourd sabre droit.Et c’était un des plus vaillants Cosaques. Il avait fait, commeataman, une foule d’expéditions maritimes, dont la plus glorieusefut celle des rivages d’Anatolie. Ses gens avaient ramassé beaucoupde sequins, d’étoffes de Damas et de riche butin turc. Mais ilsessuyèrent de grands revers à leur retour. Les malheureux durentpasser sous les boulets turcs. Quand le vaisseau ennemi fit feu detoutes ses pièces, une moitié de leurs bateaux sombra entournoyant, il périt dans les eaux plus d’un Cosaque ; maisles bottes de joncs attachées aux flancs des bateaux les sauvèrentd’une commune noyade. Pendant toute la nuit, les Cosaquesenlevèrent l’eau des barques submergées avec des pelles creuses etleurs bonnets, en réparant les avaries. De leurs larges pantalonscosaques, ils firent des voiles, et, filant avec promptitude, ilséchappèrent au plus rapide des vaisseaux turcs. Et c’était peuqu’ils fussent arrivés sains et saufs à la setch ; ilsrapportèrent une chasuble brodée d’or à l’archimandrite du couventde Méjigorsh à Kiew, et des ornements d’argent pur pour l’image dela Vierge, dans le zaporojié même. Et longtemps après les joueursde bandoura glorifiaient l’habile réussite des Cosaques. À cetteheure, Balaban inclina sa tête, sentant les poignantes approches dela mort, et dit d’une voix faible : – Il me semble, seigneursfrères, que je meurs d’une bonne mort. J’en ai sabré sept, j’en aitraversé neuf de ma lance, j’en ai suffisamment écrasé sous lespieds de mon cheval, et je ne sais combien j’en ai atteint de mesballes. Fleurisse donc éternellement la terre russe ! Et sonâme s’envola. Cosaques, Cosaques, ne livrez pas la fleur de votrearmée. Déjà, l’ennemi a cerné Koukoubenko. Déjà, il ne reste autourde lui que sept hommes du kourèn de Nésamaïkoff, et ceux-là sedéfendent plus qu’il ne leur reste de force ; déjà, lesvêtements de leur chef sont rougis de son sang. Tarass lui-même,voyant le danger qu’il court, s’élance à son aide ; mais lesCosaques sont arrivés trop tard. Une lance a pu s’enfoncer sous soncœur avant que l’ennemi qui l’entoure ait été repoussé. Ils’inclina doucement sur les bras des Cosaques qui le soutenaient,et son jeune sang jaillit comme une source, semblable à un vinprécieux que des serviteurs maladroits apportent de la cave dans unvase de verre, et qui le brisent à l’entrée de la salle en glissantsur le parquet. Le vin se répand sur la terre, et le maître dulogis accourt, en se prenant la tête dans les mains, lui quil’avait réservé pour la plus belle occasion de sa vie, afin que, siDieu la lui donnait, il pût, dans sa vieillesse, fêter un compagnonde ses jeunes années, et se réjouir avec lui au souvenir d’un tempsoù l’homme savait autrement et mieux se réjouir. Koukoubenkopromena son regard autour de lui, et murmura : – Je remercie Dieude m’avoir accordé de mourir sous vos yeux, compagnons. Qu’aprèsnous, on vive mieux que nous, et que la terre russe, aimée duChrist, soit éternelle dans sa beauté ! Et sa jeune âmes’envola. Les anges la prirent sous les bras, et l’empotèrent auxcieux : elle sera bien là-bas. « Assieds-toi à ma droite,Koukoubenko, lui dira le Christ, tu n’as pas trahi la fraternité,tu n’as pas fait d’action honteuse, tu n’as pas abandonné un hommedans le danger. Tu as conservé et défendu mon Église. » La mort deKoukoubenko attrista tout le monde : et cependant, les rangscosaques s’éclaircissaient à vue d’œil ; beaucoup de bravesavaient cessé de vivre. Mais les Cosaques tenaient bon. –Dites-moi, seigneurs, cria Tarass aux kouréni restés debout, ya-t-il encore de la poudre dans les poudrières ? les sabres nesont-ils pas émoussés ? la force cosaque ne s’est-elle pasaffaiblie ? les Cosaques ne plient-ils pas encore ? –Père, il y a encore assez de poudre ; les sabres sont encorebons, la force cosaque n’est pas affaiblie ; les Cosaquesn’ont pas plié. Et les Cosaques s’élancèrent de nouveau comme s’ilsn’eussent éprouvé aucune perte. Il ne reste plus vivants que troisatamans de kourèn. Partout coulent des ruisseaux rouges ; desponts s’élèvent, formés de cadavres des Cosaques et des Polonais.Tarass regarda le ciel, et vit s’y déployer une longue file devautours. Ah ! quelqu’un donc se réjouira ! Déjà, là-bas,on a soulevé Métélitza sur le fer d’une lance ; déjà, la têtedu second Pisarenko a tournoyé dans l’air en clignant desyeux ; déjà Okhrim Gouska, sabré de haut et en travers, esttombé lourdement. – Soit ! dit Tarass, en faisant signe de sonmouchoir. Ostap comprit le geste de son père ; et, sortant deson embuscade, chargea vigoureusement la cavalerie polonaise.L’ennemi ne soutint pas la violence du choc ; et lui, lepoursuivant à outrance, le rejeta sur la place où l’on avait plantédes pieux et jonché la terre de tronçons de lances. Les chevauxcommencèrent à broncher, à s’abattre, et les Polonais à roulerpar-dessus leurs têtes. Dans ce moment, les Cosaques de Korsoun,qui se tenaient en réserve derrière les chariots, voyant l’ennemi àportée de mousquet, firent une décharge soudaine. Les Polonais,perdant la tête, se mirent en désordre, et les Cosaques reprirentcourage : – La victoire est à nous ! crièrent de tous côtésles voix zaporogues. Les clairons sonnèrent, et on hissa le drapeaude la victoire. Les Polonais, défaits, fuyaient en tout sens. –Non, non, la victoire n’est pas encore à nous, dit Tarass, enregardant les portes de la ville. Il avait dit vrai. Les portes dela ville s’étaient ouvertes, et il en sortit un régiment dehussards, la fleur des régiments de cavalerie. Tous les cavaliersmontaient des argamaks[38] baibrun. En avant des escadrons, galopait un chevalier, le plus beau,le plus hardi de tous. Ses cheveux noirs se déroulaient sous soncasque de bronze ; son bras était entouré d’une écharpe brodéepar les mains de la plus séduisante beauté. Tarass demeurastupéfait quand il reconnut Andry. Et lui, cependant, enflammé parl’ardeur du combat, avide de mériter le présent qui ornait sonbras, se précipita comme un jeune lévrier, le plus beau, le plusrapide, et le plus jeune de la meute. « Atou[39] ! » crie le vieux chasseur, et lelévrier se précipite, lançant ses jambes en droite ligne dans lesairs, penché de tout son corps sur le flanc, soulevant la neige deses ongles, et devançant dix fois le lièvre lui-même dans lachaleur de sa course. Le vieux Tarass s’arrête ; il regardecomment Andry s’ouvrait un passage, frappant à droite et à gauche,et chassant les Cosaques devant lui. Tarass perd patience. –Comment, les tiens ! les tiens ! s’écrie-t-il ; tufrappes les tiens, fils du diable ! Mais Andry ne voyait pasqui se trouvait devant lui, si c’étaient les siens ou d’autres. Ilne voyait rien. Il voyait des boucles de cheveux, de longuesboucles ondoyantes, une gorge semblable au cygne de la rivière, uncou de neige et de blanches épaules, et tout ce que Dieu créa pourdes baisers insensés. – Holà ! camarades, attirez-le-moi,attirez-le-moi seulement dans le bois. cria Tarass. Aussitôt seprésentèrent trente des plus rapides Cosaques pour attirer Andryvers le bois. Redressant leurs hauts bonnets, ils lancèrent leurschevaux pour couper la route aux hussards, prirent en flanc lespremiers rangs, les culbutèrent, et, les ayant séparés du gros dela troupe, sabrèrent les uns et les autres. Alors Golokopitenkofrappa Andry sur le dos du plat de son sabre droit, et tous, àl’instant, se mirent à fuir de toute la rapidité cosaque. CommeAndry s’élança ! comme son jeune sang bouillonna dans toutesses veines ! Enfonçant ses longs éperons dans les flancs deson cheval, il vola à perte d’haleine sur les pas des Cosaques,sans se retourner, et sans voir qu’une vingtaine d’hommes seulementavaient pu le suivre. Et les Cosaques, fuyant de toute la céléritéde leurs chevaux, tournaient vers le bois. Andry, lancé ventre àterre, atteignait déjà Golokopitenko, lorsque, tout à coup, unemain puissante arrêta son cheval par la bride. Andry tourna latête ; Tarass était devant lui. Il trembla de tout son corps,et devint pâle comme un écolier surpris en maraude par son maître.La colère d’Andry s’éteignit comme si elle ne se fût jamaisallumée. Il ne voyait plus devant lui que son terrible père. – Ehbien ! qu’allons-nous faire maintenant ? dit Tarass, enle regardant droit entre les deux yeux. Andry ne put rien répondre,et resta les yeux baissés vers la terre. – Eh bien, fils, tesPolonais t’ont-ils été d’un grand secours ? Andry demeuraitmuet. – Ainsi trahir, vendre la religion, vendre les tiens…Attends, descends de cheval. Obéissant comme un enfant docile,Andry descendit de cheval et s’arrêta, ni vif ni mort, devantTarass. – Reste là, et ne bouge plus. C’est moi qui t’ai donné lavie, c’est moi qui te tuerai, dit Tarass. Et, reculant d’un pas, ilôta son mousquet de dessus son épaule. Andry était pâle comme unlinge. On voyait ses lèvres remuer, et prononcer un nom. Mais cen’était pas le nom de sa patrie, ni de sa mère, ni de ses frères,c’était le nom de la belle Polonaise. Tarass fit feu. Comme un épide blé coupé par la faucille, Andry inclina la tête, et tomba surl’herbe sans prononcer un mot. Le meurtrier de son fils, immobile,regarda longtemps le cadavre inanimé. Il était beau même dans lamort. Son visage viril, naguère brillant de force et d’uneirrésistible séduction, exprimait encore une merveilleuse beauté.Ses sourcils, noirs comme un velours de deuil, ombrageaient sestraits pâlis. – Que lui manquait-il pour être un Cosaque ? ditBoulba. Il était de haute taille, il avait des sourcils noirs, unvisage de gentilhomme, et sa main était forte dans le combat. Et ila péri, péri sans gloire, comme un chien lâche. – Père, qu’as-tufait ? c’est toi qui l’as tué ? dit Ostap, qui arrivaiten ce moment. Tarass fit de la tête un signe affirmatif. Ostapregarda fixement le mort dans les yeux. Il regretta son frère, etdit : – Père, livrons-le honorablement à la terre, afin que lesennemis ne puissent l’insulter, et que les oiseaux de proien’emportent pas les lambeaux de sa chair. – On l’enterrera biensans nous, dit Tarass ; et il aura des pleureurs et despleureuses. Et pendant deux minutes, il pensa : – Faut-il le jeteraux loups qui rôdent sur la terre humaine, ou bien respecter en luila vaillance du chevalier, que chaque brave doit honorer en qui quece soit ? Il regarde, et voit Golokopitenko galoper vers lui.– Malheur ! ataman. Les Polonais se sont fortifiés, il leurest venu un renfort de troupes fraîches. Golokopitenko n’a pasachevé que Vovtousenko accourt : – Malheur ! ataman. Encoreune force nouvelle qui fend sur nous. Vovtousenko n’a pas achevéque Pisarenko arrive en courant, mais sans cheval : – Où es-tu,père ? les Cosaques te cherchent. Déjà l’ataman de kourènNévilitchki est tué ; Zadorojny est tué ; Tchérévitchenkoest tué ; mais les Cosaques tiennent encore ; ils neveulent pas mourir, sans t’avoir vu une dernière fois dans lesyeux ; ils veulent que tu les regardes à l’heure de la mort. –À cheval, Ostap ! dit Tarass. Et il se hâta pour trouverencore debout les Cosaques, pour savourer leur vue une dernièrefois, et pour qu’ils pussent regarder leur ataman avant de mourir.Mais il n’était pas sorti du bois avec les siens, que les forcesennemies avaient cerné le bois de tous côtés, et que partout, àtravers les arbres, se montraient des cavaliers armés de sabres etde lances. – Ostap ! Ostap ! tiens Ferme, s’écria Tarass.Et lui-même, tirant son sabre, se mit à écharper les premiers quilui tombèrent sous la main. Déjà six polonais se sont à la foisrués sur Ostap ; mais il paraît qu’ils ont mal choisi lemoment. À l’un, la tête a sauté des épaules ; l’autre a faitla culbute en arrière ; le troisième reçoit un coup de lancedans les côtes ; le quatrième, plus audacieux, a évité laballe d’Ostap en baissant la tête, et la balle brûlante a frappé lecou de son cheval qui, furieux, se cabre, roule à terre, et écrasesous lui son cavalier. – Bien, fils, bien, Ostap ! criaitTarass ; voici que je viens à toi. Lui-même repoussait lesassaillants. Tarass multiplie son sabre ; il distribue descadeaux sur la tête de l’un et sur celle de l’autre ; et,regardant toujours Ostap, il le voit luttant corps à corps avechuit ennemis à la fois. – Ostap ! Ostap ! tiens ferme.Mais, déjà, Ostap a le dessous ; déjà, on lui a jeté un arkanautour de la gorge ; déjà on saisit, déjà on garrotte Ostap. –Aïe ! Ostap, Ostap ! criait Tarass en s’ouvrant unpassage vers lui, et en hachant comme du chou tout ce qui lesséparait ; aïe ! Ostap, Ostap !… Mais, en ce moment,il fut frappé comme d’une lourde pierre ; tout tournoya devantses yeux. Un instant brillèrent, mêlées dans son regard, deslances, la fumée du canon, les étincelles de la mousqueterie et lesbranches d’arbres avec leurs feuilles. Il tomba sur la terre commeun chêne abattu, et un épais brouillard couvrit ses yeux.

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