Tarass Boulba

Chapitre 5

 

Bientôt toute la partie sud-est de la Pologne fut en proie à laterreur. On entendait répéter partout « Les Zaporogues, lesZaporogues arrivent ! » Tout ce qui pouvait fuir fuyait ;chacun quittait ses foyers. Alors, précisément, dans cette contréede l’Europe, on n’élevait ni forteresses, ni châteaux. Chacun seconstruisait à la hâte quelque petite habitation couverte dechaume, pensant qu’il ne fallait perdre ni son temps ni son argentà bâtir des demeures qui seraient tôt ou tard la proie desinvasions. Tout le monde se mit en émoi. Celui-ci échangeait sesbœufs et sa charrue contre un cheval et un mousquet, pour allerservir dans les régiments ; celui-là cherchait un refuge avecson bétail, emportant tout ce qu’il pouvait enlever. Quelques-unsessayaient bien une résistance toujours vaine ; mais la plusgrande partie fuyait prudemment. Tout le monde savait qu’il n’étaitpas facile d’avoir affaire avec cette foule aguerrie aux combats,connue sous le nom d’armée zaporogue, qui, malgré son organisationirrégulière, conservait dans la bataille un ordre calculé. Pendantla marche, les hommes à cheval s’avançaient lentement, sanssurcharger et sans fatiguer leurs montures ; les gens de piedsuivaient en bon ordre les chariots, et tout le tabor ne se mettaiten mouvement que la nuit, prenant du repos le jour, et choisissantpour ses haltes des lieux déserts ou des forêts, plus vastes encoreet plus nombreuses qu’aujourd’hui. On envoyait en avant deséclaireurs et des espions pour savoir où et comment se diriger.Souvent, les Cosaques apparaissaient dans les endroits où ilsétaient le moins attendus ; alors, tout ce qui était vivantdisait adieu à la vie. Des incendies dévoraient les villagesentiers ; les chevaux et les bœufs qu’on ne pouvait emmenerétaient tués sur place. Les cheveux se dressent d’horreur quand onpense à toutes les atrocités que commettaient les Zaporogues. Onmassacrait les enfants, on coupait les seins aux femmes ; aupetit nombre de ceux qu’on laissait en liberté, on arrachait lapeau, du genou jusqu’à la plante des pieds ; en un mot, lesCosaques acquittaient en une seule fois toutes leurs vieillesdettes. Le prélat d’un monastère, qui eut connaissance de leurapproche, envoya deux de ses moines pour leur représenter qu’il yavait paix entre le gouvernement polonais et les Zaporogues,qu’ainsi ils violaient leur devoir envers le roi et tout droit desgens.

– Dites à l’abbé de ma part et de celle de tous les Zaporogues,répondit le kochévoï, qu’il n’a rien à craindre. Mes Cosaques nefont encore qu’allumer leurs pipes.

Et bientôt la magnifique abbaye fut tout entière livrée auxflammes ; et les colossales fenêtres gothiques semblaientjeter des regards sévères à travers les ondes lumineuses del’incendie. Des foules de moines fugitifs, de juifs, de femmes,s’entassèrent dans les villes entourées de murailles et qui avaientgarnison.

Les secours tardifs envoyés par le gouvernement de loin en loin,et qui consistaient en quelques faibles régiments, ou ne pouvaientdécouvrir les Cosaques, ou s’enfuyaient au premier choc, sur leurschevaux rapides. Il arrivait aussi que des généraux du roi, quiavaient triomphé dans mainte affaire, se décidaient à réunir leursforces, et à présenter la bataille aux Zaporogues. C’étaient depareilles rencontres qu’attendaient surtout les jeunes Cosaques,qui avaient honte de piller ou de vaincre des ennemis sans défense,et qui brillaient du désir de se distinguer devant les anciens, ense mesurant avec un Polonais hardi et fanfaron, monté sur un beaucheval, et vêtu d’un riche joupan[28] dont lesmanches pendantes flottaient au vent. Ces combats étaientrecherchés par eux comme un plaisir, car ils y trouvaientl’occasion de faire un riche butin de sabres, de mousquets et deharnais de chevaux. De jeunes hommes au menton imberbe étaientdevenus en un mois des hommes faits. Les traits de leurs visages,où s’était jusque-là montrée une mollesse juvénile, avaient prisl’énergie de la force. Le vieux Tarass était ravi de voir que,partout, ses fils marchaient au premier rang. Évidemment la guerreétait la véritable vocation d’Ostap. Sans jamais perdre la tête,avec un sang-froid presque surnaturel dans un jeune homme devingt-deux ans, il mesurait d’un coup d’œil l’étendue du danger, lavraie situation des choses, et trouvait sur-le-champ le moyend’éviter le péril, mais de l’éviter pour le vaincre avec plus decertitude. Toutes ses actions commencèrent à montrer la confianceen soi, la fermeté calme, et personne ne pouvait méconnaître en luiun chef futur. – Oh ! ce sera avec le temps un bon polkovnik,disait le vieux Tarass ; devant Dieu, ce sera un bonpolkovnik, et il surpassera son père. Pour Andry, il se laissaitemporter au charme de la musique des balles et des sabres. Il nesavait pas ce que c’était que réfléchir, calculer, mesurer sesforces et celles de l’ennemi. Il trouvait une volupté folle dans labataille. Elle lui semblait une fête, à ces instants où la tête ducombattant brûle, où tout se confond à ses regards, où les hommeset les chevaux tombent pêle-mêle avec fracas, où il se précipitetête baissée à travers le sifflement des balles, frappant à droiteet à gauche, sans ressentir les coups qui lui sont portés. Plusd’une fois le vieux Tarass eut l’occasion d’admirer Andry, lorsque,emporté par sa fougue, il se jetait dans des entreprises que n’eûttentées nul homme de sang-froid, et réussissait justement parl’excès de sa témérité. Le vieux Tarass l’admirait alors, etrépétait souvent : – Oh ! celui-là est un brave ; que lediable ne l’emporte pas ! ce n’est pas Ostap, mais c’est unbrave. Il fut décidé que l’armée marcherait tout droit sur la villede Doubno, où, d’après le bruit public, les habitants avaientrenfermé beaucoup de richesses. L’intervalle fut parcouru en unjour et demi, et les Zaporogues parurent inopinément devant laplace. Les habitants avaient résolu de se défendre jusqu’à ladernière extrémité, préférant mourir sur le seuil de leurs demeuresque laisser entrer l’ennemi dans leurs murs. Une haute muraille enterre entourait toute la ville ; là où elle était trop basse,s’élevait un parapet en pierre, ou une maison crénelée, ou uneforte palissade en pieux de chêne. La garnison était nombreuse, etsentait toute l’importance de son devoir. À leur arrivée, lesZaporogues attaquèrent vigoureusement les ouvragesextérieurs ; mais ils furent reçus par la mitraille. Lesbourgeois, les habitants ne voulaient pas non plus rester oisifs,et se tenaient en armes sur les remparts. On pouvait voir à leurcontenance qu’ils se préparaient à une résistance désespérée. Lesfemmes même prenaient part à la défense ; des pierres, dessacs de sable, des tonneaux de résine enflammée tombaient sur latête des assaillants. Les Zaporogues n’aimaient pas avoir affaireaux forteresses ; ce n’était pas dans les assauts qu’ilsbrillaient. Le kochévoï ordonna donc la retraite en disant : – Cen’est rien, seigneurs frères, décidons-nous à reculer. Mais que jesois un maudit Tatar, et non pas un chrétien, si nous laissonssortir un seul habitant. Qu’ils meurent tous de faim comme deschiens. Après avoir battu en retraite, l’armée bloqua étroitementla place, et n’ayant rien autre chose à faire, les Cosaques semirent à ravager les environs, à brûler les villages et les meulesde blé, à lancer leurs chevaux dans les moissons encore sur pied,et qui cette année-là avaient récompensé les soins du laboureur parune riche croissance. Du haut des murailles, les habitants voyaientavec terreur la dévastation de toutes leurs ressources. Cependantles Zaporogues, disposés en kouréni comme à la setch, avaiententouré la ville d’un double rang de chariots. Ils fumaient leurspipes, échangeaient entre eux les armes prises à l’ennemi, etjouaient au saute-mouton, à pair et impair, regardant la ville avecun sang-froid désespérant ; et, pendant la nuit, les feuxs’allumaient ; chaque kourèn faisait bouillir son gruau dansd’énormes chaudrons de cuivre ; une garde vigilante sesuccédait auprès des feux. Mais bientôt les Zaporogues commencèrentà s’ennuyer de leur inaction, et surtout de leur sobriété forcéedont nulle action d’éclat ne les dédommageait. Le kochévoï ordonnamême de doubler la ration de vin, ce qui se faisait quelquefoisdans l’armée, quand il n’y avait pas d’entreprise à tenter. C’étaitsurtout aux jeunes gens, et notamment aux fils de Boulba, quedéplaisait une pareille vie. Andry ne cachait pas son ennui : –Tête sans cervelle, lui disait souvent Tarass, souffre, Cosaque, tudeviendras hetmans[29].Celui-là n’est pas encore un bon soldat qui garde sa présenced’esprit dans la bataille ; mais celui-là est un bon soldatqui ne s’ennuie jamais, qui sait souffrir jusqu’au bout, et, quoiqu’il arrive, finit par faire ce qu’il a résolu. Mais un jeunehomme ne peut avoir l’opinion d’un vieillard, car il voit les mêmeschoses avec d’autres yeux. Sur ces entrefaites, arriva le polk deTarass Boulba amené par Tovkatch. Il était accompagné de deuxïésaouls, d’un greffier et d’autres chefs, conduisant une trouped’environ quatre mille hommes. Dans ce nombre, se trouvaientbeaucoup de volontaires, qui, sans être appelés, avaient prislibrement du service, dès qu’ils avaient connu le but del’expédition. Les ïésaouls apportaient aux fils de Tarass labénédiction de leur mère, et à chacun d’eux une petite image enbois de cyprès, prise au célèbre monastère de Mégigorsk à Kiew. Lesdeux frères se pendirent les saintes images au cou, et devinrenttous les deux pensifs en songeant à leur vieille mère. Que leurprophétisait cette bénédiction ? La victoire sur l’ennemi,suivie d’un joyeux retour dans la patrie, avec du butin, et surtoutde la gloire digne d’être éternellement chantée par les joueurs debandoura, ou bien… ? Mais l’avenir est inconnu ; il setient devant l’homme, semblable à l’épais brouillard d’automne quis’élève des marais. Les oiseaux le traversent éperdument, sans sereconnaître, la colombe sans voir l’épervier, l’épervier sans voirla colombe, et pas un d’eux ne sait s’il est près ou loin de safin. Après la réception des images, Ostap s’occupa de ses affairesde chaque jour, et se retira bientôt dans son kourèn. Pour Andry,il ressentait involontairement un serrement de cœur. Les Cosaquesavaient déjà pris leur souper. Le soir venait de s’éteindre ;une belle nuit d’été remplissait l’air. Mais Andry ne rejoignaitpas son kourèn, et ne pensait point à dormir. Il était plongé dansla contemplation du spectacle qu’il avait sous les yeux. Uneinnombrable quantité d’étoiles jetaient du haut du ciel une lumièrepâle et froide. La plaine, dans une vaste étendue, était couvertede chariots dispersés, que chargeaient les provisions et le butin,et sous lesquels pendaient les seaux à porter le goudron. Autour etsous les chariots, se voyaient des groupes de Zaporogues étendusdans l’herbe. Ils dormaient dans toutes sortes de positions. L’unavait mis un sac sous sa tête, l’autre son bonnet ; celui-cis’appuyait sur le flanc de son camarade. Chacun portait à saceinture un sabre, un mousquet, une petite pipe en bois, un briquetet des poinçons. Les bœufs pesants étaient couchés, les jambespliées, en troupes blanchâtres, et ressemblaient de loin à degrosses pierres immobiles éparses dans la plaine, de tous côtéss’élevaient les sourds ronflements des soldats endormis, auxquelsrépondaient par des hennissements sonores les chevauxqu’indignaient leurs entraves. Cependant, une lueur solennelle etlugubre ajoutait encore à la beauté de cette nuit de juillet ;c’était le reflet de l’incendie des villages d’alentour. Ici, laflamme s’étendait large et paisible sur le ciel ; là, trouvantun aliment faible, elle s’élançait en minces tourbillons jusquesous les étoiles ; des lambeaux enflammés se détachaient pourse traîner et s’éteindre au loin. De ce côté, un monastère aux mursnoircis par le feu, se tenait sombre et grave comme un moineencapuchonné, montrant à chaque reflet sa lugubre grandeur ;de cet autre, brûlait le grand jardin du couvent. On croyaitentendre le sifflement des arbres que tordait la flamme, et quand,au sein de l’épaisse fumée, jaillissait un rayon lumineux, iléclairait de sa lueur violâtre des masses de prunes mûries, etchangeait en or de ducats des poires qui jaunissaient à travers lesombre feuillage. D’une et d’autre parts, pendaient aux créneaux ouaux branches quelque moine ou quelque malheureux juif dont le corpsse consumait avec tout le reste. Une quantité d’oiseaux s’agitaientdevant la nappe de feu, et, de loin, semblaient autant de petitescroix noires. La ville dormait, dégarnie de défenseurs. Les flèchesdes temples, les toits des maisons, les créneaux des murs et lespointes des palissades s’enflammaient silencieusement du reflet desincendies lointains. Andry parcourait les rangs des Cosaques. Lesfeux, autour desquels s’asseyaient les gardes, ne jetaient plus quede faibles clartés, et les gardes eux-mêmes se laissaient aller ausommeil, après avoir largement satisfait leur appétit cosaque. Ils’étonna d’une telle insouciance, pensant qu’il était fort heureuxqu’on n’eût pas d’ennemi dans le voisinage. Enfin, il s’approchalui-même de l’un des chariots, grimpa sur la couverture, et secoucha, le visage en l’air, en mettant ses mains jointes sous satête ; mais il ne put s’endormir, et demeura longtemps àregarder le ciel. L’air était pur et transparent ; les étoilesqui forment la voie lactée étincelaient d’une lumière blanche etconfuse. Par moments, Andry s’assoupissait, et le premier voile dusommeil lui cachait la vue du ciel, qui reparaissait de nouveau.Tout à coup, il lui sembla qu’une étrange figure se dessinaitrapidement devant lui. Croyant que c’était une image créée par lesommeil, et qui allait se dissiper, il ouvrit les yeux davantage.Il aperçut effectivement une figure pâle, exténuée, qui se penchaitsur lui et le regardait fixement dans les yeux. Des cheveux longset noirs comme du charbon s’échappaient en désordre d’un voilesombre négligemment jeté sur la tête, et l’éclat singulier duregard, le teint cadavéreux du visage pouvaient bien faire croire àune apparition. Andry saisit à la hâte son mousquet, et s’écriad’une voix altérée : – Qui es-tu ? Si tu es un esprit malin,disparais. Si tu es un être vivant, tu as mal pris le temps derire, je vais te tuer. Pour toute réponse l’apparition mit le doigtsur ses lèvres, semblant implorer le silence. Andry déposa sonmousquet, et se mit à la regarder avec plus d’attention. À seslongs cheveux, à son cou, à sa poitrine demi-nue, il reconnut unefemme. Mais ce n’était pas une Polonaise ; son visage hâve etdécharné avait un teint olivâtre, les larges pommettes de ses jouess’avançaient en saillie, et les paupières de ses yeux étroits serelevaient aux angles extérieurs. Plus il contemplait les traits decette femme, plus il y trouvait le souvenir d’un visage connu. –Dis-moi, qui es-tu ? s’écria-t-il enfin ; il me sembleque je t’ai vue quelque part. – Oui, il y a deux ans, à Kiew. – Ily a deux ans, à Kiew ? répéta Andry en repassant dans samémoire tout ce que lui rappelait sa vie d’étudiant. Il la regardaencore une fois avec une profonde attention, puis il s’écria tout àcoup : – Tu es la Tatare, la servante de la fille du vaïvode. –Chut ! dit-elle, en croisant ses mains avec une angoissesuppliante, tremblante de peur et regardant de tous côtés si le crid’Andry n’avait réveillé personne. – Réponds : comment, et pourquoies-tu ici ? disait Andry d’une voix basse et haletante. Où estla demoiselle ? est-elle en vie ? – Elle est dans laville. – Dans la ville ! reprit Andry retenant à peine un cride surprise, et sentant que tout son sang lui refluait au cœur.Pourquoi dans la ville ? – Parce que le vieux seigneur y estlui-même. Voilà un an et demi qu’il a été fait vaïvode de Doubno. –Est-elle mariée ?… Mais parle donc, parle donc. – Voilà deuxjours qu’elle n’a rien mangé, – Comment !… – Il n’y a plus unmorceau de pain dans la ville : depuis plusieurs jours leshabitants ne mangent que de la terre. » Andry fut pétrifié. – Lademoiselle t’a vu du parapet avec les autres Zaporogues. Elle m’adit : « Va, dis au chevalier, s’il se souvient de moi, qu’il vienneme trouver ; sinon, qu’il te donne au moins un morceau de painpour ma vieille mère, car je ne veux pas la voir mourir sous mesyeux. Prie-le, embrasse ses genoux ; il a aussi une vieillemère ; qu’il te donne du pain pour l’amour d’elle. » Une foulede sentiments divers s’éveillèrent dans le cœur du jeune Cosaque. –Mais comment as-tu pu venir ici ? – Par un passage souterrain.– Y a-t-il donc un passage souterrain ? – Oui. – Où ? –Tu ne nous trahiras pas, chevalier ? – Non, je le jure sur laSainte Croix. – En descendant le ravin, et en traversant leruisseau à la place où croissent des joncs. – Et ce passage aboutitdans la ville ? – Tout droit au monastère. – Allons, allonssur-le-champ. – Mais, au nom du Christ et de sa sainte mère, unmorceau de pain. – Bien, je vais t’en apporter. Tiens-toi près duchariot, ou plutôt couche-toi dessus. Personne ne te verra, tousdorment. Je reviens à l’instant. Et il se dirigea vers les chariotsoù se trouvaient les provisions de son kourèn. Le cœur lui battaitavec violence. Tout ce qu’avait effacé sa vie rude et guerrière deCosaque, tout le passé renaquit aussitôt, et le présent s’évanouità son tour. Alors reparut à la surface de sa mémoire une image defemme avec ses beaux bras, sa bouche souriante, ses épaisses nattesde cheveux. Non, cette image n’avait jamais disparu pleinement deson âme ; mais elle avait laissé place à d’autres pensées plusmâles, et souvent encore elle troublait le sommeil du jeuneCosaque. Il marchait, et ses battements de cœur devenaient de plusen plus forts à l’idée qu’il la verrait bientôt, et ses genouxtremblaient sous lui. Arrivé près des chariots, il oublia pourquoiil était venu, et se passa la main sur le front en cherchant à serappeler ce qui l’amenait. Tout à coup il tressaillit, pleind’épouvante à l’idée qu’elle se mourait de faim. Il s’empara deplusieurs pains noirs ; mais la réflexion lui rappela quecette nourriture, bonne pour un Zaporogue, serait pour elle tropgrossière. Il se souvint alors que, la veille, le kochévoï avaitreproché aux cuisiniers de l’armée d’avoir employé à faire du gruautoute la farine de blé noir qui restait, tandis qu’elle devaitsuffire pour trois jours. Assuré donc qu’il trouverait du gruautout préparé dans les grands chaudrons, Andry prit une petitecasserole de voyage appartenant à son père, et alla trouver lecuisinier de son kourèn, qui dormait étendu entre deux marmitessous lesquelles fumait encore la cendre chaude. À sa grandesurprise, il les trouva vides l’une et l’autre. Il avait fallu desforces surhumaines pour manger tout ce gruau, car son kourèncomptait moins d’hommes que les autres. Il continua l’inspectiondes autres marmites, et ne trouva rien nulle part. Involontairementil se rappela le proverbe : « Les Zaporogues sont comme lesenfants ; s’il y a peu, ils s’en contentent ; s’il y abeaucoup, ils ne laissent rien. » Que faire ? Il y avait surle chariot de son père un sac de pains blancs qu’on avait pris aupillage d’un monastère. Il s’approcha du chariot, mais le sac n’yétait plus. Ostap l’avait mis sous sa tête, et ronflait étendu parterre. Andry saisit le sac d’une main et l’enlevabrusquement ; la tête d’Ostap frappa sur le sol, et lui-même,se dressant à demi éveillé, s’écria sans ouvrir les yeux : –Arrêtez, arrêtez le Polonais du diable ; attrapez son cheval.– Tais-toi, ou je te tue, s’écria Andry plein d’épouvante, en lemenaçant de son sac. Mais Ostap s’était tu déjà ; il retombasur la terre, et se remit à ronfler de manière à agiter l’herbe quetouchait son visage. Andry regarda avec terreur de tous côtés. Toutétait tranquille ; une seule tête à la touffe flottantes’était soulevée dans le kourèn voisin ; mais après avoir jetéde vagues regards, elle s’était reposée sur la terre. Au bout d’unecourte attente, il s’éloigna emportant son butin. La Tatare étaitcouchée, respirant à peine. – Lève-toi, lui dit-il ; allons,tout le monde dort, ne crains rien. Es-tu en état de soulever un deces pains, si je ne puis les emporter tous moi-même ? Il mitle sac sur son dos, en prit un second, plein de millet, qu’ilenleva d’un autre chariot, saisit dans ses mains les pains qu’ilavait voulu donner à la Tatare, et, courbé sous ce poids, il passaintrépidement à travers les rangs des Zaporogues endormis. –Andry ! dit le vieux Boulba au moment où son fils passa devantlui. Le cœur du jeune homme se glaça. Il s’arrêta, et, touttremblant, répondit à voix basse : – Eh bien ! quoi ? –Tu as une femme avec toi. Sur ma parole, je te rosserai demainmatin d’importance. Les femmes ne te mèneront à rien de bon. Aprèsavoir dit ces mots, il souleva sa tête sur sa main, et considéraattentivement la Tatare enveloppée dans son voile. Andry se tenaitimmobile, plus mort que vif, sans oser regarder son père en face.Quand il se décida à lever enfin les yeux, il reconnut que Boulbas’était endormi, la tête sur la main. Il fit le signe de lacroix ; son effroi se dissipa plus vite qu’il n’était venu.Quand il se retourna pour s’adresser à la Tatare, il la vit devantlui, immobile comme une sombre statue de granit, perdue dans sonvoile, et le reflet d’un incendie lointain éclaira tout à coup sesyeux, hagards comme ceux d’un moribond. Il la secoua par la manche,et tous deux s’éloignèrent en regardant fréquemment derrière eux.Ils descendirent dans un ravin, au fond duquel se traînaitparesseusement un ruisseau bourbeux, tout couvert de joncscroissant sur des mottes de terre. Une fois au fond du ravin, laplaine avec le tabor des Zaporogues disparut à leurs regards ;en se retournant, Andry ne vit plus rien qu’une côte escarpée, ausommet de laquelle se balançaient quelques herbes sèches et fines,et par-dessus brillait la lune, semblable à une faucille d’or. Unebrise légère, soufflant de la steppe, annonçait la prochaine venuedu jour. Mais nulle part on n’entendait le chant d’un coq. Depuislongtemps on ne l’avait entendu, ni dans la ville, ni dans lesenvirons dévastés. Ils franchirent une poutre posée sur leruisseau, et devant eux se dressa l’autre bord, plus haut encore etplus escarpé. Cet endroit passait sans doute pour le mieux fortifiéde toute l’enceinte par la nature, car le parapet en terre qui lecouronnait était plus bas qu’ailleurs, et l’on n’y voyait pas desentinelles. Un peu plus loin s’élevaient les épaisses murailles ducouvent. Toute la côte devant eux était couverte de bruyères ;entre elle et le ruisseau s’étendait un petit plateau oùcroissaient des joncs de hauteur d’homme. La Tatare ôta sessouliers, et s’avança avec précaution en soulevant sa robe, parceque le sol mouvant était imprégné d’eau. Après avoir conduitpéniblement Andry à travers les joncs, elle s’arrêta devant ungrand tas de branches sèches. Quand ils les eurent écartées, ilstrouvèrent une espèce de voûte souterraine dont l’ouverture n’étaitpas plus grande que la bouche d’un four. La Tatare y entra lapremière la tête basse, Andry la suivit, en se courbant aussi basque possible pour faire passer ses sacs et ses pains, et bientôttous deux se trouvèrent dans une complète obscurité.

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