Tarass Boulba

Chapitre 2

 

Les trois voyageurs cheminaient en silence. Le vieux Tarasspensait à son passé ; sa jeunesse se déroulait devant lui,cette belle jeunesse que le Cosaque surtout regrette, car ilvoudrait toujours être agile et fort pour sa vie d’aventures. Il sedemandait à lui-même quels de ses anciens camarades il retrouveraità la setch ; il comptait ceux qui étaient déjà morts, ceux quirestaient encore vivants, et sa tête grise se baissa tristement.Ses fils étaient occupés de toutes autres pensées. Il faut que nousdisions d’eux quelques mots. À peine avaient-ils eu douze ans,qu’on les envoya au séminaire de Kiew, car tous les seigneurs de cetemps-là croyaient nécessaire de donner à leurs enfants uneéducation promptement oubliée. À leur entrée au séminaire, tous cesjeunes gens étaient d’une humeur sauvage et accoutumés à une pleineliberté. Ce n’était que là qu’ils se dégrossissaient un peu, etprenaient une espèce de vernis commun qui les faisait ressemblerl’un à l’autre. L’aîné des fils de Boulba, Ostap, commença sacarrière scientifique par s’enfuir dès la première année. Onl’attrapa, on le battit à outrance, on le cloua à ses livres.Quatre fois il enfouit son ABC en terre, et quatre fois, aprèsl’avoir inhumainement flagellé, on lui en racheta un neuf. Maissans doute il eût recommencé une cinquième fois, si son père ne luieût fait la menace formelle de le tenir pendant vingt ans commefrère lai dans un cloître, ajoutant le serment qu’il ne verraitjamais la setch, s’il n’apprenait à fond tout ce qu’on enseignait àl’académie. Ce qui est étrange, c’est que cette menace et ceserment venaient du vieux Boulba qui faisait profession de semoquer de toute science, et qui conseillait à ses enfants, commenous l’avons vu, de n’en faire aucun cas. Depuis ce moment, Ostapse mit à étudier ses livres avec un zèle extrême, et finit par êtreréputé l’un des meilleurs étudiants. L’enseignement de ce temps-làn’avait pas le moindre rapport avec la vie qu’on menait ;toutes ces arguties scolastiques, toutes ces finesses rhétoriqueset logiques n’avaient rien de commun avec l’époque, et netrouvaient d’application nulle part. Les savants d’alors n’étaientpas moins ignorants que les autres, car leur science étaitcomplètement oiseuse et vide. Au surplus, l’organisation touterépublicaine du séminaire, cette immense réunion de jeunes gensdans la force de l’âge, devaient leur inspirer des désirsd’activité tout à fait en dehors du cercle de leurs études. Lamauvaise chère, les fréquentes punitions par la faim et lespassions naissantes, tout s’unissait pour éveiller en eux cettesoif d’entreprises qui devait, plus tard, se satisfaire dans lasetch. Les boursiers[16]parcouraient affamés les rues de Kiew, obligeant les habitants à laprudence. Les marchands des bazars couvraient toujours des deuxmains leurs gâteaux, leurs petits pâtés, leurs graines depastèques, comme l’aigle couvre ses aiglons, dès que passait unboursier. Le consul[17] quidevait, d’après sa charge, veiller aux bonnes mœurs de sessubordonnés, portait de si larges poches dans ses pantalons, qu’ileût pu y fourrer toute la boutique d’une marchande inattentive. Cesboursiers composaient un monde à part. Ils ne pouvaient paspénétrer dans la haute société, qui se composait de nobles,Polonais et Petits-Russiens. Le vaïvode lui-même, Adam Kissel,malgré la protection dont il honorait l’académie, défendait qu’onmenât les étudiants dans le monde, et voulait qu’on les traitâtsévèrement. Du reste, cette dernière recommandation était fortinutile, car ni le recteur, ni les professeurs ne ménageaient lefouet et les étrivières. Souvent, d’après leurs ordres, leslicteurs rossaient les consuls de manière à leur faire longtempsgratter leurs pantalons. Beaucoup d’entre eux ne comptaient celapour rien, ou, tout au plus, pour quelque chose d’un peu plus fortque de l’eau-de-vie poivrée. Mais d’autres finissaient par trouverun tel chauffage si désagréable, qu’ils s’enfuyaient à la setch,s’ils en savaient trouver le chemin et n’étaient point rattrapés enroute. Ostap Boulba, malgré le soin qu’il mettait à étudier lalogique et même la théologie, ne put jamais s’affranchir desimplacables étrivières. Naturellement, cela dut rendre soncaractère plus sombre, plus intraitable, et lui donner la fermetéqui distingue le Cosaque. Il passait pour très bon camarade ;s’il n’était presque jamais le chef dans les entreprises hardies,comme le pillage d’un potager, toujours il se mettait des premierssous le commandement d’un écolier entreprenant, et jamais, en aucuncas, il n’eût trahi ses compagnons. Aucun châtiment ne l’y eût pucontraindre. Assez indifférent à tout autre plaisir que la guerreou la bouteille, car il pensait rarement à autre chose, il étaitloyal et bon, du moins aussi bon qu’on pouvait l’être avec un telcaractère et dans une telle époque. Les larmes de sa pauvre mèrel’avaient profondément ému ; c’était la seule chose qui l’eûttroublé, et qui lui fit baisser tristement la tête. Son frèrecadet, Andry, avait les sentiments plus vifs et plus ouverts. Ilapprenait avec plus de plaisir, et sans les difficultés que met autravail un caractère lourd et énergique. Il était plus ingénieuxque son frère, plus souvent le chef d’une entreprise hardie ;et quelquefois, à l’aide de son esprit inventif, il savait éluderla punition, tandis que son frère Ostap, sans se troubler beaucoup,ôtait son caftan et se couchait par terre, ne pensant pas même àdemander grâce. Andry n’était pas moins dévoré du désir d’accomplirdes actions héroïques ; mais son âme était abordable àd’autres sentiments. Le besoin d’aimer se développa rapidement enlui, dès qu’il eut passé sa dix-huitième année. Des images de femmese présentaient souvent à ses pensées brûlantes. Tout en écoutantles disputes théologiques, il voyait l’objet de son rêve avec desjoues fraîches, un sourire tendre et des yeux noirs. Il cachaitsoigneusement à ses camarades les mouvements de son âme jeune etpassionnée ; car, à cette époque, il était indigne d’unCosaque de penser aux femmes et à l’amour avant d’avoir fait sespreuves dans une bataille. En général, dans les dernières années deson séjour au séminaire, il se mit plus rarement en tête d’unetroupe aventureuse ; mais souvent il errait dans quelquequartier solitaire de Kiew, où de petites maisonnettes semontraient engageantes à travers leurs jardins de cerisiers.Quelquefois il pénétrait dans la rue de l’aristocratie, dans cettepartie de la ville qui se nomme maintenant le vieux Kiew, et qui,alors habitée par des seigneurs petits-russiens et polonais, secomposait de maisons bâties avec un certain luxe. Un jour qu’ilpassait là, rêveur, le lourd carrosse d’un seigneur polonais manquade l’écraser, et le cocher à longues moustaches qui occupait lesiège le cingla violemment de son fouet. Le jeune écolier,bouillonnant de colère, saisit de sa main vigoureuse, avec unehardiesse folle, une roue de derrière du carrosse, et parvint àl’arrêter quelques moments. Mais le cocher, redoutant une querelle,lança ses chevaux en les fouettant, et Andry, qui avaitheureusement retiré sa main, fut jeté contre terre, la face dans laboue. Un rire harmonieux et perçant retentit sur sa tête. Il levales yeux, et aperçut à la fenêtre d’une maison une jeune fille dela plus ravissante beauté. Elle était blanche et rose comme laneige éclairée par les premiers rayons du soleil levant. Elle riaità gorge déployée, et son rire ajoutait encore un charme à sa beautévive et fière. Il restait là, stupéfait, la regardait bouchebéante, et, essuyant machinalement la boue qui lui couvrait lafigure, il l’étendait encore davantage. Qui pouvait être cettebelle fille ? Il en adressa la question aux gens de servicerichement vêtus qui étaient groupés devant la porte de la maisonautour d’un jeune joueur de bandoura. Mais ils lui rirent au nez,en voyant son visage souillé, et ne daignèrent pas lui répondre.Enfin, il apprit que c’était la fille du vaïvode de Kovno, quiétait venu passer quelques jours à Kiew. La nuit suivante, avec lahardiesse particulière aux boursiers, il s’introduisit par laclôture en palissade dans le jardin de la maison, qu’il avaitnotée, grimpa sur un arbre dont les branches s’appuyaient sur letoit de la maison, passa de là sur le toit, et descendit par lacheminée dans la chambre à coucher de la jeune fille. Elle étaitalors assise près d’une lumière, et détachait de riches pendantsd’oreilles. La pelle Polonaise s’effraya tellement à la vue d’unhomme inconnu, si brusquement tombé devant elle, qu’elle ne putprononcer un mot. Mais quand elle s’aperçut que le boursier setenait immobile, baissant les yeux et n’osant pas remuer un doigtde la main, quand elle reconnut en lui l’homme qui, devant elle,était tombé dans la rue d’une manière si ridicule, elle partit denouveau d’un grand éclat de rire. Et puis, il n’y avait rien deterrible dans les traits d’Andry ; c’était au contraire uncharmant visage. Elle rit longtemps, et finit par se moquer de lui.La belle était étourdie comme une Polonaise, mais ses yeux clairset sereins jetaient de ces longs regards qui promettent laconstance. Le pauvre étudiant respirait à peine. La fille duvaïvode s’approcha hardiment, lui posa sur la tête sa coiffure endiadème, et jeta sur ses épaules une collerette transparente ornéede festons d’or. Elle fit de lui mille folies, avec le sans-gêned’enfant qui est le propre des Polonaises, et qui jeta le jeuneboursier dans une confusion inexprimable. Il faisait une figureassez niaise, en ouvrant la bouche et regardant fixement les yeuxde l’espiègle. Un bruit soudain l’effraya. Elle lui ordonna de secacher, et dès que sa frayeur se fut dissipée, elle appela saservante, femme tatare prisonnière, et lui donna l’ordre de leconduire prudemment par le jardin pour le mettre dehors. Mais cettefois-ci, l’étudiant ne fut pas si heureux en traversant lapalissade. Le gardien s’éveilla, l’aperçut, donna l’alarme, et lesgens de la maison le reconduisirent à coups de bâton dans la ruejusqu’à ce que ses jambes rapides l’eussent mis hors de leursatteintes. Après cette aventure, il devint dangereux pour lui depasser devant la maison du vaïvode, car ses serviteurs étaient trèsnombreux. Andry la vit encore une fois dans l’église. Elle leremarqua, et lui sourit malicieusement comme à une vieilleconnaissance. Bientôt après le vaïvode de Kovno quitta la ville, etune grosse figure inconnue se montra à la fenêtre où il avait vu labelle Polonaise aux yeux noirs. C’est à cela que pensait Andry, enpenchant la tête sur le cou de son cheval. Mais dès longtemps lasteppe les avait embrassés dans son sein verdoyant. L’herbe hauteles entourait de tous côtés, de sorte qu’on ne voyait plus que lesbonnets noirs des Cosaques au-dessus des tiges ondoyantes. – Eh,eh, qu’est-ce que cela veut dire, enfants ? vous voilà toutsilencieux, s’écria tout à coup Boulba sortant de sa rêverie. Ondirait que vous êtes devenus des moines. Au diable toutes lesnoires pensées ! Serrez vos pipes dans vos dents, donnez del’éperon à vos chevaux, et mettons-nous à courir de façon qu’unoiseau ne puisse nous attraper. Et les Cosaques, se courbant sur lepommeau de la selle, disparurent dans l’herbe touffue. On ne voyaitplus même leurs bonnets ; le rapide éclair du sillon qu’ilstraçaient dans l’herbe indiquait seul la direction de leur course.Le soleil s’était levé dans un ciel sans nuage, et versait sur lasteppe sa lumière chaude et vivifiante. Plus on avançait dans lasteppe, plus elle devenait sauvage et belle. À cette époque, toutl’espace qui se nomme maintenant la Nouvelle-Russie, de l’Ukraine àla mer Noire, était un désert vierge et verdoyant. Jamais lacharrue n’avait laissé de trace à travers les flotsincommensurables de ses plantes sauvages. Les seuls chevaux libres,qui se cachaient dans ces impénétrables abris, y laissaient dessentiers. Toute la surface de la terre semblait un océan de verduredorée, qu’émaillaient mille autres couleurs. Parmi les tiges fineset sèches de la haute herbe, croissaient des masses de bleuets, auxnuances bleues, rouges et violettes. Le genêt dressait en l’air sapyramide de fleurs jaunes. Les petits pompons de trèfle blancparsemaient l’herbage sombre, et un épi de blé, apporté là, Dieusait d’où, mûrissait solitaire. Sous l’ombre ténue des brinsd’herbe, glissaient en étendant le cou des perdrix à l’agilecorsage. Tout l’air était rempli de mille chants d’oiseaux. Deséperviers planaient, immobiles, en fouettant l’air du bout de leursailes, et plongeant dans l’herbe des regards avides. De loin, l’onentendait les cris aigus d’une troupe d’oies sauvages qui volaient,comme une épaisse nuée, sur quelque lac perdu dans l’immensité desplaines. La mouette des steppes s’élevait, d’un mouvement cadencé,et se baignait voluptueusement dans les flots de l’azur ;tantôt on ne la voyait plus que comme un point noir, tantôt elleresplendissait, blanche et brillante, aux rayons du soleil… ô messteppes, que vous êtes belles ! Nos voyageurs ne s’arrêtaientque pour le dîner. Alors toute leur suite, qui se composait de dixCosaques, descendait de cheval. Ils détachaient des flacons enbois, contenant l’eau-de-vie, et des moitiés de calebasses servantde gobelets. On ne mangeait que du pain et du lard ou des gâteauxsecs, et chacun ne buvait qu’un seul verre, car Tarass Boulba nepermettait à personne de s’enivrer pendant la route. Et l’on seremettait en marche pour aller tant que durait le jour. Le soirvenu, la steppe changeait complètement d’aspect. Toute son étenduebigarrée s’embrasait aux derniers rayons d’un soleil ardent, puisbientôt s’obscurcissait avec rapidité et laissait voir la marche del’ombre qui, envahissant la steppe, la couvrait de la nuanceuniforme d’un vert obscur. Alors les vapeurs devenaient plusépaisses ; chaque fleur, chaque herbe exhalait son parfum, ettoute la steppe bouillonnait de vapeurs embaumées. Sur le ciel d’unazur foncé, s’étendaient de larges bandes dorées et roses, quisemblaient tracées négligemment par un pinceau gigantesque. Çà etlà, blanchissaient des lambeaux de nuages, légers et transparents,tandis qu’une brise, fraîche et caressante comme les ondes de lamer, se balançait sur les pointes des herbes, effleurant à peine lajoue du voyageur. Tout le concert de la journée s’affaiblissait, etfaisait place peu à peu à un concert nouveau. Des gerboises à larobe mouchetée sortaient avec précaution de leurs gîtes, sedressaient sur les pattes de derrière, et remplissaient la steppede leurs sifflements. Le grésillement des grillons redoublait deforce, et parfois on entendait, venant d’un lac lointain, le cri ducygne solitaire, qui retentissait comme une cloche argentine dansl’air endormi. À l’entrée de la nuit, nos voyageurs s’arrêtaient aumilieu des champs, allumaient un feu dont la fumée glissaitobliquement dans l’espace, et, posant une marmite sur les charbons,faisaient cuire du gruau. Après avoir soupé, les Cosaques secouchaient par terre, laissant leurs chevaux errer dans l’herbe,des entraves aux pieds. Les étoiles de la nuit les regardaientdormir sur leurs caftans étendus. Ils pouvaient entendre lepétillement, le frôlement, tous les bruits du monde innombrabled’insectes qui fourmillaient dans l’herbe. Tous ces bruits, fondusdans le silence de la nuit, arrivaient harmonieux à l’oreille. Siquelqu’un d’eux se levait, toute la steppe se montrait à ses yeuxdiaprée par les étincelles lumineuses des vers luisants.Quelquefois la sombre obscurité du ciel s’éclairait par l’incendiedes joncs secs qui croissent au bord des rivières et des lacs, etune longue rangée de cygnes allant au nord, frappés tout à coupd’une lueur enflammée, semblaient des lambeaux d’étoffes rougesvolant à travers les airs. Nos voyageurs continuaient leur routesans aventure. Nulle part, autour d’eux, ils ne voyaient unarbre ; c’était toujours la même steppe, libre, sauvage,infinie. Seulement, de temps à autre, dans un lointain profond, ondistinguait la ligne bleuâtre des forêts qui bordent le Dniepr. Uneseule fois, Tarass fit voir à ses fils un petit point noir quis’agitait au loin : – Voyez, mes enfants, dit-il, c’est un Tatarqui galope. En s’approchant, ils virent au-dessus de l’herbe unepetite tête garnie de moustaches, qui fixa sur eux ses yeux à lafente mince et allongée, flaira l’air comme un chien courant, etdisparut avec la rapidité d’une gazelle, après s’être convaincu queles Cosaques étaient au nombre de treize. – Eh bien ! enfants,voulez-vous essayer d’attraper le Tatar ? Mais, non, n’essayezpas, vous ne l’atteindriez jamais ; son cheval est encore plusagile que mon Diable. Cependant Boulba, craignant une embûche,crut-il devoir prendre ses précautions. Il galopa, avec tout sonmonde, jusqu’aux bords d’une petite rivière nommée la Tatarka, quise jette dans le Dniepr. Tous entrèrent dans l’eau avec leursmontures, et ils nagèrent longtemps eu suivant le fil de l’eau,pour cacher leurs traces. Puis, après avoir pris pied sur l’autrerive, ils continuèrent leur route. Trois jours après, ils setrouvaient déjà proches de l’endroit qui était le but de leurvoyage. Un froid subit rafraîchit l’air ; ils reconnurent àcet indice la proximité du Dniepr. Voilà, en effet, qu’il miroiteau loin, et se détache en bleu sur l’horizon. Plus la troupes’approchait, plus le fleuve s’élargissait en roulant ses froidesondes ; et bientôt il finit par embrasser la moitié de laterre qui se déroulait devant eux. Ils étaient arrivés à cetendroit de son cours où le Dniepr, longtemps resserré par les bancsde granit, achève de triompher de tous les obstacles, et bruitcomme une mer, en couvrant les plaines conquises, où les îlesdispersées au milieu de son lit refoulent ses flots encore plusloin sur les campagnes d’alentour. Les Cosaques descendirent decheval, entrèrent dans un bac, et après une traversée de troisheures, arrivèrent à l’île Hortiza, où se trouvait alors la setch,qui changea si souvent de résidence. Une foule de gens sequerellaient sur le bord avec les mariniers. Les Cosaques seremirent en selle ; Tarass prit une attitude fière, serra sonceinturon, et fit glisser sa moustache entre ses doigts. Ses jeunesfils s’examinèrent aussi de la tête aux pieds avec une émotiontimide, et tous ensemble entrèrent dans le faubourg qui précédaitla setch d’une demi-verste. À leur entrée, ils furent assourdis parle fracas de cinquante marteaux qui frappaient l’enclume dansvingt-cinq forges souterraines et couvertes de gazon. De vigoureuxcorroyeurs, assis sur leurs perrons, pressuraient des peaux debœufs dans leurs fortes mains. Des marchands colporteurs setenaient sous leurs tentes avec des tas de briquets, de pierres àfeu, et de poudre à canon. Un Arménien étalait de riches piècesd’étoffe ; un Tatar pétrissait de la pâte ; un juif, latête baissée, tirait de l’eau-de-vie d’un tonneau. Mais ce quiattira le plus leur attention, ce fut un Zaporogue qui dormait aubeau milieu de la route, bras et jambes étendus. Tarass s’arrêta,plein d’admiration : – Comme ce drôle s’est développé, dit-il enl’examinant. Quel beau corps d’homme ! En effet, le tableauétait achevé. Le Zaporogue s’était étendu en travers de la routecomme un lion couché. Sa touffe de cheveux, fièrement rejetée enarrière, couvrait deux palmes de terrain à l’entour de sa tête. Sespantalons de beau drap rouge avaient été salis de goudron, pourmontrer le peu de cas qu’il en faisait. Après l’avoir admiré tout àson aise Boulba continua son chemin par une rue étroite, touteremplie de métiers faits en plein vent, et de gens de toutesnations qui peuplaient ce faubourg, semblable à une foire, parlequel était nourrie et vêtue la setch, qui ne savait que boire ettirer le mousquet. Enfin, ils dépassèrent le faubourg et aperçurentplusieurs huttes éparses, couvertes de gazon ou de feutre, à lamode tatare. Devant quelques-unes, des canons étaient en batterie.On ne voyait aucune clôture, aucune maisonnette avec son perron àcolonnes de bois, comme il y en avait dans le faubourg. Un petitparapet en terre et une barrière que personne ne gardait,témoignaient de la prodigieuse insouciance des habitants. Quelquesrobustes Zaporogues, couchés sur le chemin, leurs pipes à labouche, les regardèrent passer avec indifférence et sans remuer deplace. Tarass et ses fils passèrent au milieu d’eux avecprécaution, en leur disant : – Bonjour, seigneurs ! – Et vous,bonjour, répondaient-ils. On rencontrait partout des groupespittoresques. Les visages hâlés de ces hommes montraient qu’ilsavaient souvent pris part aux batailles, et éprouvé toutes sortesde vicissitudes. Voilà la setch ; voilà le repaire d’oùs’élancent tant d’hommes fiers et forts comme des lions ;voilà d’où sort la puissance cosaque pour se répandre sur toutel’Ukraine. Les voyageurs traversèrent une place spacieuse oùs’assemblait habituellement le conseil. Sur un grand tonneaurenversé, était assis un Zaporogue sans chemise ; il la tenaità la main, et en raccommodait gravement les trous. Le chemin leurfut de nouveau barré par une troupe entière de musiciens, au milieudesquels un jeune Zaporogue, qui avait planté son bonnet surl’oreille, dansait avec frénésie, en élevant les mains par-dessussa tête. Il ne cessait de crier : – Vite, vite, musiciens, plusvite. Thomas, n’épargne pas ton eau-de-vie aux vrais chrétiens. EtThomas, qui avait l’œil poché, distribuait de grandes cruches auxassistants. Autour du jeune danseur, quatre vieux Zaporoguestrépignaient sur place, puis tout à coup se jetaient de côté, commeun tourbillon, jusque sur la tête des musiciens, puis, pliant lesjambes, se baissaient jusqu’à terre, et, se redressant aussitôt,frappaient la terre de leurs talons d’argent. Le sol retentissaitsourdement à l’entour, et l’air était rempli des bruits cadencés duhoppak et du tropak[18]. Parmitous ces Cosaques, il s’en trouvait un qui criait et qui dansaitavec le plus de fougue. Sa touffe de cheveux volait à tous vents,sa large poitrine était découverte, mais il avait passé dans lesbras sa pelisse d’hiver, et la sueur ruisselait sur son visage. –Mais ôte donc ta pelisse, lui dit enfin Tarass ; vois comme ilfait chaud. – C’est impossible, lui cria le Zaporogue. –Pourquoi ? – C’est impossible, je connais mon caractère ;tout ce que j’ôte passe au cabaret. Le gaillard n’avait déjà plusde bonnet, plus de ceinture, plus de mouchoir brodé ; toutcela était allé où il avait dit. La foule des danseurs grossissaitde minute en minute ; et l’on ne pouvait voir sans une émotioncontagieuse toute cette foule se ruer à cette danse, la plus libre,la plus folle d’allure qu’on n’ait jamais vue dans le monde, et quis’appelle, du nom de ses inventeurs, le kasatchok. – Ah ! sije n’étais pas à cheval, s’écria Tarass, je me serais mis, oui, jeme serais mis à danser moi-même ! Mais, cependant,commencèrent à se montrer dans la foule des hommes âgés, graves,respectés de toute la setch, qui avaient été plus d’une foischoisis pour chefs. Tarass retrouva bientôt un grand nombre devisages connus. Ostap et Andry entendaient à chaque instant lesexclamations suivantes : – Ah ! c’est toi, Pétchéritza. –Bonjour, Kosoloup. – D’où viens tu, Tarass ? – Et toi,Doloto ? – Bonjour, Kirdiaga. – Bonjour, Gousti. – Je nem’attendais pas à te voir, Rémen. Et tous ces gens de guerre, quis’étaient rassemblés là des quatre coins de la grande Russie,s’embrassaient avec effusion, et l’on n’entendait que ces questionsconfuses : – Que fait Kassian ? Que fait Borodavka ? EtKoloper ? Et Pidzichok ? Et Tarass Boulba recevait pourréponse qu’on avait pendu Borodavka à Tolopan, écorché vif Koloperà Kisikermen, et envoyé la tête de Pidzichok salée dans un tonneaujusqu’à Constantinople. Le vieux Boulba se mit à réfléchirtristement, et répéta maintes fois : – C’étaient de bonsCosaques !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer