Tarass Boulba

Chapitre 6

 

Andry s’avançait péniblement dans l’étroit et sombre souterrain,précédé de la Tatare et courbé sous ses sacs de provisions.

– Bientôt nous pourrons voir, lui dit sa conductrice, nousapprochons de l’endroit où j’ai laissé une lumière.

En effet, les noires murailles du souterrain commençaient às’éclairer peu à peu. Ils atteignirent une petite plate-forme quisemblait être une chapelle, car à l’un des murs était adossée unetable en forme d’autel, surmontée d’une vieille image noircie de lamadone catholique. Une petite lampe en argent, suspendue devantcette image, l’éclairait de sa lueur pâle. La Tatare se baissa,ramassa de terre son chandelier de cuivre dont la tige longue etmince était entourée de chaînettes auxquelles pendaient desmouchettes, un éteignoir et un poinçon. Elle le prit et alluma lachandelle au feu de la lampe. Tous deux continuèrent leur route, àdemi dans une vive lumière, à demi dans une ombre noire, comme lespersonnages d’un tableau de Gérard delle notti. Le visage du jeunechevalier, où brillait la santé et la force, formait un frappantcontraste avec celui de la Tatare, pâle et exténué. Le passagedevint insensiblement plus large et plus haut, de manière qu’Andryput relever la tête. Il se mit à considérer attentivement lesparois en terre du passage où il cheminait. Comme aux souterrainsde Kiew, on y voyait des enfoncements que remplissaient tantôt descercueils, tantôt des ossements épars que l’humidité avait rendusmous comme de la pâte. Là aussi gisaient de saints anachorètes quiavaient fui le monde et ses séductions. L’humidité était si grandeen certains endroits, qu’ils avaient de l’eau sous les pieds. Andrydevait s’arrêter souvent pour donner du repos à sa compagne dont lafatigue se renouvelait sans cesse. Un petit morceau de pain qu’elleavait dévoré causait une vive douleur à son estomac déshabitué denourriture, et fréquemment elle s’arrêtait sans pouvoir quitter laplace. Enfin une petite porte en fer apparut devant eux.

« Grâce à Dieu, nous sommes arrivés, » dit la Tatare d’une voixfaible ; et elle leva la main pour frapper, mais la force luimanqua.

À sa place, Andry frappa vigoureusement sur la porte, quiretentit de manière à montrer qu’il y avait par derrière un largeespace vide ; puis le son changea de nature comme s’il se fûtprolongé sous de hauts arceaux. Deux minutes après, on entenditbruire un trousseau de clefs et quelqu’un qui descendait lesmarches d’un escalier tournant. La porte s’ouvrit. Un moine, qui setenait debout, la clef dans une main, une lumière dans l’autre,leur livra passage. Andry recula involontairement à la vue d’unmoine catholique, objet de mépris et de haine pour les Cosaques,qui les traitaient encore plus inhumainement que les juifs. Lemoine, de son côté, recula de quelques pas en voyant unZaporogue ; mais un mot que lui dit la Tatare à voix basse letranquillisa. Il referma la porte derrière eux, les conduisit parl’escalier, et bientôt ils se trouvèrent sous les hautes et sombresvoûtes de l’église.

Devant l’un des autels, tout chargé de cierges, se tenait unprêtre à genoux, qui priait à voix basse. À ses côtés étaientagenouillés deux jeunes diacres en chasubles violettes ornées dedentelles blanches, et des encensoirs dans les mains. Ilsdemandaient un miracle, la délivrance de la ville, l’affermissementdes courages ébranlés, le don de la patience, la fuite du tentateurqui les faisait murmurer, qui leur inspirait des idées timides etlâches. Quelques femmes, semblables à des spectres, étaientagenouillées aussi, laissant tomber leurs têtes sur les dossiersdes bancs de bois et des prie-Dieu. Quelques hommes restaientappuyés contre les pilastres dans un silence morne et découragé. Lalongue fenêtre aux vitraux peints qui surmontait l’autel s’éclairatout à coup des lueurs rosées de l’aube naissante, et des rosacesrouges, bleues, de toutes couleurs, se dessinèrent sur le sombrepavé de l’église. Tout le chœur fut inondé de jour, et la fumée del’encens, immobile dans l’air, se peignit de toutes les nuances del’arc-en-ciel. De son coin obscur, Andry contemplait avecadmiration le miracle opéré par la lumière. Dans cet instant, lemugissement solennel de l’orgue emplit tout à coup l’égliseentière[30]. Il enfla de plus en plus les sons,éclata comme le roulement du tonnerre, puis monta sous les nefs ensons argentins comme des voix de jeunes filles, puis répéta sonmugissement sonore et se tut brusquement. Longtemps après lesvibrations firent trembler les arceaux, et Andry resta dansl’admiration de cette musique solennelle. Quelqu’un le tira par lepan de son caftan. – Il est temps, dit la Tatare. Tous deuxtraversèrent l’église sans être aperçus, et sortirent sur unegrande place. Le ciel s’était rougi des feux de l’aurore, et toutprésageait le lever du soleil. La place, en forme de carré, étaitcomplètement vide. Au milieu d’elle se trouvaient dressées nombrede tables en bois, qui indiquaient que là avait été le marché auxprovisions. Le sol, qui n’était point pavé, portait une épaissecouche de boue desséchée, et toute la place était entourée depetites maisons bâties en briques et en terre glaise, dont les mursétaient soutenus par des poutres et des solives entrecroisées.Leurs toits aigus étaient percés de nombreuses lucarnes. Sur un descôtés de la place, près de l’église, s’élevait un édifice différentdes autres, et qui paraissait être l’hôtel de ville. La placeentière semblait morte. Cependant Andry crut entendre de légersgémissements. Jetant un regard autour de lui, il aperçut un grouped’hommes couchés sans mouvement, et les examina, doutant s’ilsétaient endormis ou morts. À ce moment il trébucha sur quelquechose qu’il n’avait pas vu devant lui. C’était le cadavre d’unefemme juive. Elle paraissait jeune, malgré l’horrible contractionde ses traits. Sa tête était enveloppée d’un mouchoir de soierouge ; deux rangs de perles ornaient les attaches pendantesde son turban ; quelques mèches de cheveux crépus tombaientsur son cou décharné ; près d’elle était couché un petitenfant qui serrait convulsivement sa mamelle, qu’il avait tordue àforce d’y chercher du lait. Il ne criait ni ne pleurait plus ;ce n’était qu’au mouvement intermittent de son ventre qu’onreconnaissait qu’il n’avait pas encore rendu le dernier soupir. Autournant d’une rue, ils furent arrêtés par une sorte de fou furieuxqui, voyant le précieux fardeau que portait Andry, s’élança sur luicomme un tigre, en criant : – Du pain ! du pain ! Maisses forces n’étaient pas égales à sa rage ; Andry le repoussa,et il roula par terre. Mais, ému de compassion, le jeune Cosaquelui jeta un pain, que l’autre saisit et se mit à dévorer avecvoracité, et, sur la place même, cet homme expira dans d’horriblesconvulsions. Presque à chaque pas ils rencontraient des victimes dela faim. À la porte d’une maison était assise une vieille femme, etl’on ne pouvait dire si elle était morte ou vivante, se tenantimmobile, la tête penchée sur sa poitrine. Du toit de la maisonvoisine pendait au bout d’une corde le cadavre long et maigre d’unhomme qui, n’ayant pu supporter jusqu’au bout ses souffrances, yavait mis fin par le suicide. À la vue de toutes ces horreurs,Andry ne put s’empêcher de demander à la Tatare : – Est-il doncpossible qu’en un si court espace de temps, tous ces gens n’aientplus rien trouvé pour soutenir leur vie ! En de tellesextrémités, l’homme peut se nourrir des substances que la loidéfend. – On a tout mangé, répondit la Tatare, toutes lesbêtes ; on ne trouverait plus un cheval, plus un chien, plusune souris dans la ville entière. Nous n’avons jamais rassemblé deprovisions ; l’on amenait tout de la campagne. – Mais, enmourant d’une mort si cruelle, comment pouvez-vous penser encore àdéfendre la ville ? – Peut-être que le vaïvode l’auraitrendue ; mais, hier matin le polkovnik, qui se trouve àBoujany, a envoyé un faucon porteur d’un billet où il disait qu’onse défendit encore, qu’il s’avançait pour faire lever le siège, etqu’il n’attendait plus que l’arrivée d’un autre polk afin d’agirensemble ; maintenant nous attendons leur secours à touteminute. Mais nous voici devant la maison. » Andry avait déjà vu deloin une maison qui ne ressemblait pas aux autres, et quiparaissait avoir été construite par un architecte italien. Elleétait en briques, et à deux étages. Les fenêtres du rez-de-chaussées’encadraient dans des ornements de pierre très en relief ;l’étage supérieur se composait de petits arceaux formantgalerie ; entre les piliers et aux encoignures, se voyaientdes grilles en fer portant les armoiries de la famille. Un largeescalier en briques peintes descendait jusqu’à la place. Sur lesdernières marches étaient assis deux gardes qui soutenaient d’unemain leurs hallebardes, de l’autre leurs têtes, et ressemblaientplus à des statues qu’à des êtres vivants. Ils ne firent nulleattention à ceux qui montaient l’escalier, au haut duquel Andry etson guide trouvèrent un chevalier couvert d’une riche armure,tenant en main un livre de prières. Il souleva lentement sespaupières alourdies ; mais la Tatare lui dit un mot, et il leslaissa retomber sur les pages de son livre. Ils entrèrent dans unesalle assez spacieuse qui semblait servir aux réceptions. Elleétait remplie de soldats, d’échansons, de chasseurs, de valets, detoute la domesticité que chaque seigneur polonais croyaitnécessaire à son rang. Tous se tenaient assis et silencieux. Onsentait la fumée d’un cierge qui venait de s’éteindre, et deuxautres brûlaient encore sur d’immenses chandeliers de la grandeurd’un homme, bien que le jour éclairât depuis longtemps la largefenêtre à grillage. Andry allait s’avancer vers une grande porte enchêne, ornée d’armoiries et de ciselures ; mais la Tatarel’arrêta, et lui montra une petite porte découpée dans le mur decôté. Ils entrèrent dans un corridor, puis dans une chambrequ’Andry examina avec attention. Le mince rayon du jour, quis’introduisait par une fente des contrevents, posait une raielumineuse sur un rideau d’étoffe rouge, sur une corniche dorée, surun cadre de tableau. La Tatare dit à Andry de rester là ; puiselle ouvrit la porte d’une autre chambre où brillait de la lumière.Il entendit le faible chuchotement d’une voix qui le fittressaillir. Au moment où la porte s’était ouverte, il avait aperçula svelte figure d’une jeune femme. La Tatare revint bientôt, etlui dit d’entrer. Il passa le seuil, et la porte se reformaderrière lui. Deux cierges étaient allumés dans la chambre, ainsiqu’une lampe devant une sainte image, sous laquelle, suivantl’usage catholique, se trouvait un prie-Dieu. Mais ce n’était pointlà ce que cherchaient ses regards. Il tourna la tête d’un autrecôté, et vit une femme qui semblait s’être arrêtée au milieu d’unmouvement rapide. Elle s’élançait vers lui, mais se tenaitimmobile. Lui-même resta cloué sur sa place. Ce n’était pas lapersonne qu’il croyait revoir, celle qu’il avait connue. Elle étaitdevenue bien plus belle. Naguère, il y avait en elle quelque chosed’incomplet, d’inachevé : maintenant, elle ressemblait à lacréation d’un artiste qui vient de lui donner la dernièremain ; naguère c’était une jeune fille espiègle, maintenantc’était une femme accomplie, et dans toute la splendeur de sabeauté. Ses yeux levés n’exprimaient plus une simple ébauche dusentiment, mais le sentiment complet. N’ayant pas eu le temps desécher, ses larmes répandaient sur son regard un vernis brillant.Son cou, ses épaules et sa gorge avaient atteint les vraies limitesde la beauté développée. Une partie de ses épaisses tresses decheveux étaient retenues sur la tête par un peigne ; lesautres tombaient en longues ondulations sur ses épaules et sesbras. Non seulement sa grande pâleur n’altérait pas sa beauté, maiselle lui donnait au contraire un charme irrésistible. Andryressentait comme une terreur religieuse ; il continuait à setenir immobile. Elle aussi restait frappée à l’aspect du jeuneCosaque qui se montrait avec les avantages de sa mâle jeunesse. Lafermeté brillait dans ses yeux couverts d’un sourcil develours ; la santé et la fraîcheur sur ses joues hâlées. Samoustache noire luisait comme la soie. – Je n’ai pas la force de terendre grâce, généreux chevalier, dit-elle d’une voix tremblante.Dieu seul peut te récompenser… Elle baissa les yeux, que couvrirentdes blanches paupières, garnies de longs cils sombres. Toute satête se pencha, et une légère rougeur colora le bas de son visage.Andry ne savait que lui répondre. Il aurait bien voulu lui exprimertout ce que ressentait son âme, et l’exprimer avec autant de feuqu’il le sentait, mais il ne put y parvenir. Sa bouche semblaitfermée par une puissance inconnue ; le son manquait à sa voix.Il reconnut que ce n’était pas à lui, élevé au séminaire, et menantdepuis une vie guerrière et nomade, qu’il appartenait de répondre,et il s’indigna contre sa nature de Cosaque. À ce moment, la Tatareentra dans la chambre. Elle avait eu déjà le temps de couper enmorceaux le pain qu’avait apporté Andry, et elle le présenta à samaîtresse sur un plateau d’or. La jeune femme la regarda, puisregarda le pain, puis arrêta enfin ses yeux sur Andry. Ce regard,ému et reconnaissant, où se lisait l’impuissance de s’exprimer avecla langue, fut mieux compris d’Andry que ne l’eussent été de longsdiscours. Son âme se sentit légère ; il lui sembla qu’onl’avait déliée. Il allait parler, quand tout à coup la jeune femmese tourna vers sa suivante, et lui dit avec inquiétude : – Et mamère ? lui as-tu porté du pain ? – Elle dort. – Et à monpère ? – Je lui en ai porté. Il a dit qu’il viendrait lui mêmeremercier le chevalier. Rassurée, elle prit le pain et le porta àses lèvres. Andry la regardait avec une joie inexprimable rompre cepain et le manger avidement, quand tout à coup il se rappela ce foufurieux qu’il avait vu mourir pour avoir dévoré un morceau de pain.Il pâlit et, la saisissant par le bras : – Assez, lui dit-il, nemange pas davantage. Il y a si longtemps que tu n’as pris denourriture que le pain te ferait mal. Elle laissa aussitôt retomberson bras, et, déposant le pain sur le plateau, elle regarda Andrycomme eût fait un enfant docile. – Ô ma reine ! s’écria Andryavec transport, ordonne ce que tu voudras. Demande-moi la chose laplus impossible qu’il y ait au monde ; je courrai t’obéir.Dis-moi de faire ce que ne ferait nul homme, je le ferai ; jeme perdrai pour toi. Ce me serait si doux, je le jure par la SainteCroix, que je ne saurais te dire combien ce me serait doux. J’aitrois villages ; la moitié des troupeaux de chevaux de monpère m’appartient ; tout ce que ma mère lui a donné en dot, ettout ce qu’elle lui cache, tout cela est à moi. Personne de nosCosaques n’a des armes pareilles aux miennes. Pour la seule poignéede mon sabre, on me donne un grand troupeau de chevaux et troismille moutons ! Eh bien ! j’abandonnerai tout cela, je lebrûlerai, j’en jetterai la cendre au vent, si tu me dis une seuleparole, si tu fais un seul mouvement de ton sourcil noir !Peut-être tout ce que je dis n’est que folies et sottises ; jesais bien qu’il ne m’appartient pas, à moi qui ai passé ma vie dansla setch, de parler comme on parle là où se trouvent les rois, lesprinces, et les plus nobles parmi les chevaliers. Je vois bien quetu es une autre créature de Dieu que nous autres, et que les autresfemmes et filles des seigneurs restent loin derrière toi. Avec unesurprise croissante, sans perdre un mot, et toute à son attention,la jeune fille écoutait ces discours pleins de franchise et dechaleur, où se montrait une âme jeune et forte. Elle pencha sonbeau visage en avant, ouvrit la bouche et voulut parler ; maiselle se retint brusquement, en songeant que ce jeune chevaliertenait à un autre parti, et que son père, ses frères, sescompatriotes, restaient des ennemis farouches ; en songeantque les terribles Zaporogues tenaient la ville bloquée de touscôtés, vouant les habitants à une mort certaine. Ses yeux seremplirent de larmes. Elle prit un mouchoir brodé en soie et, s’encouvrant le visage pour lui cacher sa douleur, elle s’assit sur unsiège où elle resta longtemps immobile, la tête renversée, etmordant sa lèvre inférieure de ses dents d’ivoire, comme si elleeût ressenti la piqûre d’une bête venimeuse. – Dis-moi une seuleparole, reprit Andry, la prenant par sa main douce comme la soie.Mais elle se taisait, sans se découvrir le visage, et restaitimmobile. – Pourquoi cette tristesse, dis-moi ? pourquoi tantde tristesse ? Elle ôta son mouchoir de ses yeux, écarta lescheveux qui lui couvraient le visage, et laissa échapper sesplaintes d’une voix affaiblie, qui ressemblait au triste et légerbruissement des joncs qu’agite le vent du soir : – Ne suis-je pasdigne d’une éternelle pitié ? La mère qui m’a mise au monden’est-elle pas malheureuse ? Mon sort n’est-il pas bienamer ? Ô mon destin, n’es-tu pas mon bourreau ? Tu asconduit à mes pieds les plus dignes gentilshommes, les plus richesseigneurs, des comtes et des barons étrangers, et toute la fleur denotre noblesse. Chacun d’eux aurait considéré mon amour comme laplus grande des félicités. Je n’aurais eu qu’à faire un choix, etle plus beau, le plus noble serait devenu mon époux. Pour aucund’eux, ô mon cruel destin, tu n’as fait parler mon cœur ; maistu l’as fait parler, ce faible cœur, pour un étranger, pour unennemi, sans égard aux meilleurs chevaliers de ma patrie. Pourquoi,pour quel péché, pour quel crime, m’as-tu persécutéeimpitoyablement, ô sainte mère de Dieu ? Mes jours sepassaient dans l’abondance et la richesse. Les mets les plusrecherchés, les vins les plus précieux faisaient mon habituellenourriture. Et pourquoi ? pour me faire mourir enfin d’unemort horrible, comme ne meurt aucun mendiant dans le royaume !et c’est peu que je sois condamnée à un sort si cruel ; c’estpeu que je sois obligée de voir, avant ma propre fin, mon père etma mère expirer dans d’affreuses souffrances, eux pour qui j’auraiscent fois donné ma vie. C’est peu que tout cela. Il faut, avant mamort, que je le revoie et que je l’entende ; il faut que sesparoles me déchirent le cœur, que mon sort redouble d’amertume,qu’il me soit encore plus pénible d’abandonner ma jeune vie, que mamort devienne plus épouvantable, et qu’en mourant je vous fasseencore plus de reproches, à toi, mon destin cruel, et à toi(pardonne mon péché), ô sainte mère de Dieu. Quand elle se tut, uneexpression de douleur et d’abattement se peignit sur son visage,sur son front tristement penché et sur ses joues sillonnées delarmes. – Non, il ne sera pas dit, s’écria Andry, que la plus belleet la meilleure des femmes ait à subir un sort si lamentable, quandelle est née pour que tout ce qu’il y a de plus élevé au mondes’incline devant elle comme devant une sainte image. Non tu nemourras pas, je le jure par ma naissance et par tout ce qui m’estcher, tu ne mourras pas ! Mais si rien ne peut conjurer tonmalheureux sort, si rien ne peut te sauver, ni la force, ni labravoure, ni la prière, nous mourrons ensemble, et je mourrai avanttoi, devant toi, et ce n’est que mort qu’on pourra me séparer detoi. – Ne t’abuse pas, chevalier, et ne m’abuse pas moi-même, luirépondit-elle en secouant lentement la tête. Je ne sais que tropbien qu’il ne t’est pas possible de m’aimer ; je connais tondevoir. Tu as un père, des amis, une patrie qui t’appellent, etnous sommes tes ennemis. – Eh ! que me font mes amis, mapatrie, mon père ? reprit Andry, en relevant fièrement lefront et redressant sa taille droite et svelte comme un jonc duDniepr. Si tu crois cela, voilà ce que je vais te dire : je n’aipersonne, personne, personne, répéta-t-il obstinément, en faisantce geste par lequel un Cosaque exprime un parti pris et une volontéirrévocable. Qui m’a dit que l’Ukraine est ma patrie ? Qui mel’a donnée pour patrie ? La patrie est ce que notre âmedésire, révère, ce qui nous est plus cher que tout. Ma patrie,c’est toi, Et cette patrie-là, je ne l’abandonnerai plus tant queje serai vivant, je la porterai dans mon cœur. Qu’on vienne l’enarracher ! Immobile un instant, elle le regarda droit auxyeux, et soudain, avec toute l’impétuosité dont est capable unefemme qui ne vit que par les élans du cœur, elle se jeta à son cou,le serra dans ses bras, et se mit à sangloter. Dans ce moment larue retentit de cris confus, de trompettes et de tambours. MaisAndry ne les entendait pas ; il ne sentait rien autre choseque la tiède respiration de la jeune fille qui lui caressait lajoue, que ses larmes qui lui baignaient le visage, que ses longscheveux qui lui enveloppaient la tête d’un réseau soyeux etodorant. Tout à coup la Tatare entra dans la chambre en jetant descris de joie. – Nous sommes sauvés, disait-elle toute horsd’elle-même ; les nôtres sont entrés dans la ville, amenant dupain, de la farine, et des Zaporogues prisonniers. Mais ni l’un nil’autre ne fit attention à ce qu’elle disait. Dans le délire de sapassion, Andry posa ses lèvres sur la bouche qui effleurait sajoue, et cette bouche ne resta pas sans réponse. Et le Cosaque futperdu, perdu pour toute la chevalerie cosaque. Il ne verra plus nila setch, ni les villages de ses pères, ni le temple de Dieu. Etl’Ukraine non plus ne reverra pas l’un des plus braves de sesenfants. Le vieux Tarass s’arrachera une poignée de ses cheveuxgris, et il maudira le jour et l’heure où il a, pour sa proprehonte, donné naissance à un tel fils !

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