Tarass Boulba

Chapitre 7

 

Le tabor des Zaporogues était rempli de bruit et de mouvement.D’abord personne ne pouvait exactement expliquer comment undétachement de troupes royales avait pénétré dans la ville. Ce futplus tard qu’on s’aperçut que tout le kourèn de Peréiaslav, placédevant une des portes de la ville, était resté la veille ivremort ; il n’était donc pas étonnant que la moitié des Cosaquesqui le composaient eût été tuée et l’autre moitié prisonnière, sansqu’ils eussent eu le temps de se reconnaître. Avant que les kourénivoisins, éveillés par le bruit, eussent pu prendre les armes, ledétachement entrait déjà dans la ville, et ses derniers rangssoutenaient la fusillade contre les Zaporogues mal éveillés qui sejetaient sur eux en désordre. Le kochevoï fit rassembler l’armée,et lorsque tous les soldats réunis en cercle, le bonnet à la main,eurent fait silence, il leur dit :

– Voilà donc, seigneurs frères, ce qui est arrivé cettenuit ; voilà jusqu’où peut conduire l’ivresse ; voilàl’injure que nous a faite l’ennemi ! Il paraît que c’est làvotre habitude : si l’on vous double la ration, vous êtes prêts àvous soûler de telle sorte que l’ennemi du nom chrétien peut nonseulement vous ôter vos pantalons, mais même vous éternuer auvisage, sans que vous y fassiez attention.

Tous les Cosaques tenaient la tête basse, sentant bien qu’ilsétaient coupables. Le seul ataman du kourèn de Nésamaïko[31], Koukoubenko, éleva la voix. – Arrête,père, lui dit-il ; quoiqu’il ne soit pas écrit dans la loiqu’on puisse faire quelque observation quand le kochevoï parledevant toute l’armée, cependant, l’affaire ne s’étant point passéecomme tu l’as dit, il faut parler. Tes reproches ne sont pascomplètement justes. Les Cosaques eussent été fautifs et dignes dela mort s’ils s’étaient enivrés pendant la marche, la bataille, ouun travail important et difficile ; mais nous étions là sansrien faire, à nous ennuyer devant cette ville. Il n’y avait nicarême, ni aucune abstinence ordonnée par l’Église. Comment veux-tudonc que l’homme ne boive pas quand il n’a rien à faire ? iln’y a point de péché à cela. Mais nous allons leur montrermaintenant ce que c’est que d’attaquer des gens inoffensifs. Nousles avons bien battus auparavant nous allons maintenant les battrede manière qu’ils n’emportent pas leurs talons à la maison. Lediscours du kourennoï plut aux Cosaques. Ils relevèrent leurs têtesbaissées, et beaucoup d’entre eux firent un signe de satisfaction,en disant : – Koukoubenko a bien parlé. Et Tarass Boulba, qui setenait non loin du kochévoï, ajouta : – Il paraît, kochévoï, queKoukoubenko a dit la vérité. Que répondras-tu à cela ? – Ceque je répondrai ? je répondrai : Heureux le père qui a donnénaissance à un pareil fils ! Il n’y a pas une grande sagesse àdire un mot de reproche ; mais il y a une grande sagesse àdire un mot qui, sans se moquer du malheur de l’homme, le ranime,lui rende du courage, comme les éperons rendent du courage à uncheval que l’abreuvoir a rafraîchi. Je voulais moi-même vous direensuite une parole consolante ; mais Koukoubenko m’a prévenu.– Le kochévoï a bien parlé ! s’écria-t-on dans les rangs desZaporogues. – C’est une bonne parole, disaient les autres. Et mêmeles plus vieux, qui se tenaient là comme des pigeons gris, firentavec leurs moustaches une grimace de satisfaction, et dirent : –Oui, c’est une parole bien dite. – Maintenant, écoutez-moi,seigneurs, continua le kochévoï. Prendre une forteresse, enescalader les murs, ou bien y percer des trous à la manière desrats, comme font les maîtres allemands (qu’ils voient le diable ensonge !), c’est indécent et nullement l’affaire des Cosaques.Je ne crois pas que l’ennemi soit entré dans la ville avec degrandes provisions. Il ne menait pus avec lui beaucoup de chariots.Les habitants de la ville sont affamés, ce qui veut dire qu’ilsmangeront tout d’une fois ; et quant au foin pour les chevaux,ma foi, je ne sais guère où ils en trouveront, à moins quequelqu’un de leurs saints ne leur en jette du haut du ciel… Maisceci, il n’y a que Dieu qui le sache, car leurs prêtres ne sontforts qu’en paroles. Pour cette raison ou pour une autre, ilsfiniront par sortir de la ville. Qu’on se divise donc en troiscorps, et qu’on les place devant les trois portes cinq kourénidevant la principale, et trois kouréni devant chacune des deuxautres. Que le kourèn de Diadniv et celui de Korsoun se mettent enembuscade : le polkovnik Tarass Boulba, avec tout son polk, aussien embuscade. Les kouréni de Titareff et de Tounnocheff, en réservedu côté droit ; ceux de Tcherbinoff et de Stéblikiv, du côtégauche. Et vous, sortez des rangs, jeunes gens qui vous sentez lesdents aiguës pour insulter, pour exciter l’ennemi. Le Polonais n’apas de cervelle ; il ne sait pas supporter les injures, etpeut-être qu’aujourd’hui même ils passeront les portes. Que chaqueataman fasse la revue de son kourèn, et, s’il ne le trouve pas aucomplet, qu’il prenne du monde dans les débris de celui dePériaslav. Visitez bien toutes choses ; qu’on donne à chaqueCosaque un verre de vin pour le dégriser, et un pain. Mais je croisqu’ils sont assez rassasiés de ce qu’ils ont mangé hier, car, envérité, ils ont tellement bâfré toute la nuit, que, si je m’étonned’une chose, c’est qu’ils ne soient pas tous crevés. Et voiciencore un ordre que je donne : Si quelque cabaretier juif s’avisede vendre un seul verre de vin à un seul Cosaque, je lui feraiclouer au front une oreille de cochon, et je le ferai pendre latête en bas. À l’œuvre, frères ! à l’œuvre ! C’est ainsique le kochévoï distribua ses ordres. Tous le saluèrent en secourbant jusqu’à la ceinture, et, prenant la route de leurschariots, ils ne remirent leurs bonnets qu’arrivés à une grandedistance. Tous commencèrent à s’équiper, à essayer leurs lances etleurs sabres, à remplir de poudre leurs poudrières, à préparerleurs chariots et à choisir leurs montures. En rejoignant soncampement, Tarass se mit à penser, sans le deviner toutefois, à cequ’était devenu Andry. L’avait-on pris et garrotté, pendant sonsommeil, avec les autres ? Mais non, Andry n’est pas homme àse rendre vivant. On ne l’avait pas non plus trouvé parmi lesmorts. Tout pensif, Tarass cheminait devant son polk, sans entendreque quelqu’un l’appelait depuis longtemps par son nom. – Qui medemande ? dit-il enfin en sortant de sa rêverie. Le juifYankel était devant lui. – Seigneur polkovnik, seigneur polkovnik,disait il d’une voix brève et entrecoupée, comme s’il voulait luifaire part d’une nouvelle importante, j’ai été dans la ville,seigneur polkovnik. Tarass regarda le juif d’un air ébahi : – Quidiable t’a mené là ? – Je vais vous le raconter, dit Yankel.Dès que j’entendis du bruit au lever du soleil et que les Cosaquestirèrent des coups de fusil, je pris mon caftan, et, sans lemettre, je me mis à courir. Ce n’est qu’en route que je passai lesmanches ; car je voulais savoir moi-même la cause de ce bruit,et pourquoi les Cosaques tiraient de si bonne heure. J’arrivai auxportes de la ville au moment où entrait la queue du convoi. Jeregarde, et que vois-je l’officier Galandowitch. C’est un homme queje connais ; il me doit cent ducats depuis trois ans. Et moi,je me mis à le suivre comme pour réclamer ma créance, et voilàcomment je suis entré dans la ville. – Eh quoi ! tu es entrédans la ville, et tu voulais encore lui faire payer sa dette ?lui dit Boulba. Comment donc ne t’a-t-il pas fait pendre comme unchien ? – Certes, il voulait me faire pendre, répondit lejuif ; ses gens m’avaient déjà passé la corde au cou. Mais jeme mis à supplier le seigneur ; je lui dis que j’attendrais lepayement de ma créance aussi longtemps qu’il le voudrait, et jepromis de lui prêter encore de l’argent, s’il voulait m’aider à mefaire rendre ce que me doivent d’autres chevaliers ; car, àdire vrai, le seigneur officier n’a pas un ducat dans la poche,tout comme s’il était Cosaque, quoiqu’il ait des villages, desmaisons, quatre châteaux et des steppes qui s’étendent jusqu’àChklov. Et maintenant, si les juifs de Breslav ne l’eussent paséquipé, il n’aurait pas pu aller à la guerre. C’est aussi pour celaqu’il n’a point paru à la diète. – Qu’as-tu donc fait dans laville ? as-tu vu les nôtres ? – Comment donc ! il yen a beaucoup des nôtres : Itska, Rakhoum, Khaïvalkh, l’intendant…– Qu’ils périssent tous, les chiens ! s’écria Tarass encolère. Que viens-tu me mettre sous le nez ta maudite race dejuifs ? je te parle de nos Zaporogues. – Je n’ai pas vu nosZaporogues ; mais j’ai vu le seigneur Andry. – Tu as vuAndry ? dit Boulba. Eh bien ! quoi ? comment ?où l’as-tu vu ? dans une fosse, dans une prison, attaché,enchaîné ? – Qui aurait osé attacher le seigneur Andry ?c’est à présent l’un des plus grands chevaliers. Je ne l’auraispresque pas reconnu. Les brassards sont en or, la ceinture est enor, il n’y a que de l’or sur lui. Il est tout étincelant d’or,comme quand au printemps le soleil reluit sur l’herbe. Et levaïvode lui a donné son meilleur cheval ; ce cheval seul coûtedeux cents ducats. Boulba resta stupéfait : – Pourquoi donc a-t-ilmis une armure qui ne lui appartient pas ? Parce qu’elle étaitmeilleure que la sienne ; c’est pour cela qu’il l’a mise. Etmaintenant il parcourt les rangs, et d’autres parcourent les rangs,et il enseigne, et on l’enseigne, comme s’il était le plus richedes seigneurs polonais. – Qui donc le force à faire toutcela ? – Je ne dis pas qu’on l’ait forcé. Est-ce que leseigneur Tarass ne sait pas qu’il est passé dans l’autre parti parsa propre volonté ? – Qui a passé ? – Le seigneur Andry.– Où a-t-il passé ? – Il a passé dans l’autre parti ; ilest maintenant des leurs. – Tu mens, oreille de cochon. – Commentest-il possible que je mente ? Suis-je un sot, pour mentircontre ma propre tête ? Est-ce que je ne sais pas qu’on pendun juif comme un chien, s’il ose mentir devant un seigneur ? –C’est-à-dire que, d’après toi, il a vendu sa patrie et sareligion ? – Je ne dis pas qu’il ait vendu quelquechose ; je dis seulement qu’il a passé dans l’autre parti. –Tu mens, juif du diable ; une telle chose ne s’est jamais vuesur la terre chrétienne. Tu mens, chien. – Que l’herbe croisse surle seuil de ma maison, si je mens. Que chacun crache sur le tombeaude mon père, de ma mère, de mon beau-père, de mon grand-père et dupère de ma mère, si je mens. Si le seigneur le désire, je vais luidire pourquoi il a passé. – Pourquoi ? – Le vaïvode a unefille qui est si belle, mon saint Dieu, si belle… Ici le juifessaya d’exprimer par ses gestes la beauté de cette fille, enécartant les mains, en clignant des yeux, et en relevant le coin dela bouche comme s’il goûtait quelque chose de doux. – Eh bien,quoi ? Après… – C’est pour elle qu’il a passé de l’autre côté.Quand un homme devient amoureux, il est comme une semelle qu’on mettremper dans l’eau pour la plier ensuite comme on veut. Boulba semit à réfléchir profondément. Il se rappela que l’influence d’unefaible femme était grande ; qu’elle avait déjà perdu bien deshommes forts, et que la nature d’Andry était fragile par ce côté.Il se tenait immobile, comme planté à sa place. – Écoute,seigneur ; je raconterai tout au seigneur, dit le juif Dès quej’entendis le bruit du matin, dès que je vis qu’on entrait dans laville, j’emportai avec moi, à tout événement, une rangée de perles,car il y a des demoiselles dans la ville ; et s’il y a desdemoiselles, me dis-je à moi-même, elles achèteront mes perles,n’eussent-elles rien à manger. Et dès que les gens de l’officierpolonais m’eurent lâché, je courus à la maison du vaïvode, pour yvendre mes perles. J’appris tout d’une servante tatare ; ellem’a dit que la noce se ferait dès qu’on aurait chassé lesZaporogues. Le seigneur Andry a promis de chasser les Zaporogues. –Et tu ne l’as pas tué sur place, ce fils du diable ? s’écriaBoulba. – Pourquoi le tuer ? Il a passé volontairement. Où estla faute de l’homme ? Il est allé là où il se trouvait mieux.– Et tu l’as vu en face ? – En face, certainement. Quelsuperbe guerrier ? il est plus beau que tous les autres. QueDieu lui donne bonne santé ! Il m’a reconnu à l’instant même,et quand je m’approchai de lui, il m’a dit… – Qu’est-ce qu’il t’adit ? – Il m’a dit !… c’est-à-dire il a commencé par mefaire un signe du doigt, et puis il m’a dit : « Yankel ! » Etmoi : « Seigneur Andry ! » Et lui : « Yankel, dis à mon père,à mon frère, aux Cosaques, aux Zaporogues, dis à tout le monde quemon père n’est plus mon père, que mon frère n’est plus mon frère,que mes camarades ne sont plus mes camarades, et que je veux mebattre contre eux tous, contre eux tous. » – Tu mens, Judas !s’écria Tarass hors de lui ; tu mens, chien. Tu as crucifié leChrist, homme maudit de Dieu. Je te tuerai, Satan. Sauve-toi, si tune veux pas rester mort sur le coup. En disant cela, Tarass tirason sabre. Le juif épouvanté se mit à courir de toute la rapiditéde ses sèches et longues jambes ; et longtemps il courut, sanstourner la tête, à travers les chariots des Cosaques, et longtempsencore dans la plaine, quoique Tarass ne l’eût pas poursuivi,réfléchissant qu’il était indigne de lui de s’abandonner à sacolère contre un malheureux qui n’en pouvait mais. Boulba sesouvint alors qu’il avait vu, la nuit précédente, Andry traverserle tabor menant une femme avec lui. Il baissa sa tête grise, etcependant il ne voulait pas croire encore qu’une action aussiinfâme eût été commise, et que son propre fils eût pu vendre ainsisa religion et son âme. Enfin il conduisit son polk à la place quilui était désignée, derrière le seul bois que les Cosaquesn’eussent pas encore brûlé. Cependant les Zaporogues, à pied et àcheval se mettaient en marche dans la direction des trois portes dela ville. L’un après l’autre défilaient les divers kouréni,composant l’armée. Il ne manquait que le seul kourèn dePeréiaslav ; les Cosaques qui le composaient avaient bu laveille tout ce qu’ils devaient boire en leur vie. Tel s’étaitréveillé garrotté dans les mains des ennemis ; tel avait passéendormi de la vie à la mort, et leur ataman lui-même, Khlib,s’était trouvé sans pantalon et sans vêtement supérieur au milieudu camp polonais. On s’aperçut dans la ville du mouvement desCosaques. Toute la population accourut sur les remparts, et untableau animé se présenta aux yeux des Zaporogues. Les chevalierspolonais, plus richement vêtus l’un que l’autre, occupaient lamuraille. Leurs casques en cuivre, surmontés de plumes blanchescomme celles du cygne, étincelaient au soleil ; d’autresportaient de petits bonnets, roses ou bleus, penchés sur l’oreille,et des caftans aux manches flottantes, brodés d’or ou de soieries.Leurs sabres et leurs mousquets, qu’ils achetaient à grand prix,étaient, comme tout leur costume, chargés d’ornements. Au premierrang, se tenait plein de fierté, portant un bonnet rouge et or, lecolonel de la ville de Boudjak. Plus grand et plus gros que tousles autres, il était serré dans son riche caftan. Plus loin, prèsd’une porte latérale, se tenait un autre colonel, petit hommemaigre et sec. Ses petits yeux vifs lançaient des regards perçantssous leurs sourcils épais. Il se tournait avec vivacité, endésignant les postes de sa main effilée, et distribuant des ordres.On voyait que, malgré sa taille chétive, c’était un homme deguerre. Près de lui se trouvait un officier long et fluet, portantd’épaisses moustaches sur un visage rouge. Ce Seigneur aimait lesfestins et l’hydromel capiteux. Derrière eux était groupée unefoule de petits gentillâtres qui s’étaient armés, les uns à leurspropres frais, les autres aux frais de la couronne, ou avec l’aidede l’argent des juifs, auxquels ils avaient engagé tout ce quecontenaient les petits castels de leurs pères. Il y avait encoreune foule de ces clients parasites que les sénateurs menaient aveceux pour leur faire cortège, qui, la veille, volaient du buffet oude la table quelque coupe d’argent, et, le lendemain, montaient surle siège de la voiture pour servir de cochers. Enfin, il y avait làde toutes espèces de gens. Les rangs des Cosaques se tenaientsilencieusement devant les murs ; aucun d’entre eux ne portaitd’or sur ses habits ; on ne voyait briller, par-ci par-là, lesmétaux précieux que sur les poignées des sabres ou les crosses desmousquets. Les Cosaques n’aimaient pas à se vêtir richement pour labataille ; leurs caftans et leurs armures étaient fortsimples, et l’on ne voyait, dans tous les escadrons, que de longuesfiles bigarrées de bonnets noirs à la pointe rouge. Deux Cosaquessortirent des rangs des Zaporogues. L’un était tout jeune, l’autreun peu plus âgé ; tous deux avaient, selon leur façon de dire,de bonnes dents pour mordre, non seulement en paroles, mais encoreen action. Ils s’appelaient Okhrim Nach et Mikita Colokopitenko.Démid Popovitch les suivait, vieux Cosaque qui hantait depuislongtemps la setch, qui était allé jusque sous les mursd’Andrinople, et qui avait souffert bien des traverses en sa vie.Une fois, en se sauvant d’un incendie, il était revenu à la setch,avec la tête toute goudronnée, toute noircie, et les cheveuxbrûlés. Mais depuis lors, il avait eu le temps de se refaire etd’engraisser ; sa longue touffe de cheveux entourait sonoreille, et ses moustaches avaient repoussé noires et épaisses.Popovitch était renommé pour sa langue bien affilée. – Toutel’armée a des joupans rouges, dit-il ; mais je voudrais biensavoir si la valeur de l’armée est rouge aussi[32] ! – Attendez, s’écria d’en haut legros colonel ; je vais vous garrotter tous. Rendez, esclaves,rendez vos mousquets et vos chevaux. Avez-vous vu comme j’ai déjàgarrotté les vôtres ? Qu’on amène les prisonniers sur leparapet. Et l’on amena les Zaporogues garrottés. Devant euxmarchait leur ataman Khlib, sans pantalon et sans vêtementsupérieur, dans l’état où on l’avait saisi. Et l’ataman baissa latête, honteux de sa nudité et de ce qu’il avait été pris endormant, comme un chien. – Ne t’afflige pas, Khlib, nous tedélivrerons, lui criaient d’en bas les Cosaques. – Ne t’affligepas, ami, ajouta l’ataman Borodaty, ce n’est pas ta faute si l’ont’a pris tout nu ; cela peut arriver à chacun. Mais honte àeux, qui t’exposent ignominieusement sans avoir, par décence,couvert ta nudité. – Il paraît que vous n’êtes braves que quandvous avez affaire à des gens endormis, dit Golokopitenko, enregardant le parapet. – Attendez, attendez, nous vous couperons vostouffes de cheveux, lui répondit-on d’en haut. – Je voudrais bienvoir comment ils nous couperaient nos touffes, disait Popovitch entournant devant eux sur son cheval. Et puis il ajouta, en regardantles siens : – Mais peut-être que les Polonais disent lavérité ; si ce gros-là les amène, ils seront bien défendus. –Pourquoi crois-tu qu’ils seront bien défendus ? répliquèrentles cosaques, sûrs d’avance que Popovitch allait lâcher un bon mot.– Parce que toute l’armée peut se cacher derrière lui, et qu’ilserait fort difficile d’attraper quelqu’un avec la lance par delàson ventre. Tous les Cosaques se mirent à rire et, longtemps après,beaucoup d’entre eux secouaient encore la tête en répétant : – Cediable de Popovitch ! s’il s’avise de décocher un mot àquelqu’un, alors… Et les Cosaques n’achevèrent pas de dire cequ’ils entendaient par alors… – Reculez, reculez ! s’écria lekochevoï. Car les Polonais semblaient ne pas vouloir supporter unepareille bravade, et le colonel avait fait un signe de la main. Eneffet, à peine les Cosaques s’étaient-ils retirés, qu’une déchargede mousqueterie retentit sur le haut du parapet. Un grand mouvementse fit dans la ville ; le vieux vaïvode apparut lui-même,monté sur son cheval. Les portes s’ouvrirent, et l’armée polonaiseen sortit. À l’avant-garde marchaient les hussards[33], bien alignés, puis les cuirassiersavec des lances, tous portant des casques en cuivre. Derrière euxchevauchaient les plus riches gentilshommes, habillés chacun selonson caprice. Ils ne voulaient pas se mêler à la foule des soldats,et celui d’entre eux qui n’avait pas de commandement s’avançaitseul à la tête de ses gens. Puis venaient d’autres rangs, puisl’officier fluet, puis d’autres rangs encore, puis le gros colonel,et le dernier qui quitta la ville fut le colonel sec et maigre. –Empêchez-les, empêchez-les d’aligner leurs rangs, criait lekochévoï. Que tous les kouréni attaquent à la fois. Abandonnez lesautres portes. Que le kourèn de Titareff attaque par son côté et lekourèn de Diadkoff par le sien. Koukoubenko et Palivoda, tombez sureux par derrière. Divisez-les, confondez-les. Et les Cosaquesattaquèrent de tous les côtés. Ils rompirent les rangs polonais,les mêlèrent et se mêlèrent avec eux, sans leur donner le temps detirer un coup de mousquet. On ne faisait usage que des sabres etdes lances. Dans cette mêlée générale, chacun eut l’occasion de semontrer. Démid Popovitch tua trois fantassins et culbuta deuxgentilshommes à bas de leurs chevaux, en disant : – Voilà de bonschevaux ; il y a longtemps que j’en désirais de pareils. Et illes chassa devant lui dans la plaine, criant aux autres Cosaques deles attraper ; puis il retourna dans la mêlée, attaqua lesseigneurs qu’il avait démontés, tua l’un d’eux, jeta sonarank[34] au cou de l’autre, et le traîna àtravers la campagne, après lui avoir pris son sabre à la richepoignée et sa bourse pleine de ducats. Kobita, bon Cosaque encorejeune, en vint aux mains avec un des plus braves de l’arméepolonaise, et ils combattirent longtemps corps à corps. Le Cosaquefinit par triompher ; il frappa le Polonais dans la poitrineavec un couteau turc ; mais ce fut en vain pour sonsalut ; une balle encore chaude l’atteignit à la tempe. Leplus noble des seigneurs polonais l’avait ainsi tué, le plus beaudes chevaliers et d’ancienne extraction princière ; celui-cise portait partout, sur son vigoureux cheval bai clair, et s’étaitdéjà signalé par maintes prouesses. Il avait sabré deux Zaporogues,renversé un bon Cosaque, Fédor Korj, et l’avait percé de sa lanceaprès avoir abattu son cheval d’un coup de pistolet. Il venaitencore de tuer Kobita. – C’est avec celui-là que je voudraisessayer mes forces, s’écria l’ataman du kourèn de Nésamaïko,Koukoubenko. Il donna de l’éperon à son cheval et s’élança sur lePolonais, en criant d’une voix si forte que tous ceux qui setrouvaient proche tressaillirent involontairement. Le Polonais eutl’intention de tourner son cheval pour faire face à ce nouvelennemi ; mais l’animal ne lui obéit point. Épouvanté par ceterrible cri, il avait fait un bond de côté, et Koukoubenko putfrapper, d’une balle dans le dos, le Polonais qui tomba de soncheval. Même alors, le Polonais ne se rendit pas ; il tâchaencore de percer l’ennemi, mais sa main affaiblie laissa retomberson sabre. Koukoubenko prit à deux mains sa lourde épée, lui enenfonça la pointe entre ses lèvres pâlies. L’épée lui brisa lesdents, lui coupa la langue, lui traversa les vertèbres du cou, etpénétra profondément dans la terre où elle le cloua pour toujours.Le sang rosé jaillit de la blessure, ce sang de gentilhomme, et luiteignit son caftan jaune brodé d’or. Koukoubenko abandonna lecadavre, et se jeta avec les siens sur un autre point. – Commentpeut-on laisser là une si riche armure sans la ramasser ? ditl’ataman du kourèn d’Oumane, Borodaty. Et il quitta ses gens pours’avancer vers l’endroit où le gentilhomme gisait à terre. – J’aitué sept seigneurs de ma main, mais je n’ai trouvé sur aucun d’euxune aussi belle armure. Et Borodaty, entraîné par l’ardeur du gain,se baissa pour enlever cette riche dépouille. Il lui ôta sonpoignard turc, orné de pierres précieuses, lui enleva sa boursepleine de ducats, lui détacha du cou un petit sachet qui contenait,avec du linge fin, une boucle de cheveux donnée par une jeunefille, en souvenir d’amour. Borodaty n’entendit pas que l’officierau nez rouge arrivait sur lui par derrière, celui-là même qu’ilavait déjà renversé de la selle, après l’avoir marqué d’une balafreau visage. L’officier leva son sabre et lui asséna un coup terriblesur son cou penché. L’amour du butin n’avait pas mené à une bonnefin l’ataman Borodaty. Sa tête puissante roula par terre d’un côté,et son corps de l’autre, arrosant l’herbe de son sang. À peinel’officier vainqueur avait-il saisi par sa touffe de cheveux latête de l’ataman pour la pendre à sa selle, qu’un vengeur s’étaitdéjà levé. Ainsi qu’un épervier qui, après avoir tracé des cerclesavec ses puissantes ailes, s’arrête tout à coup immobile dansl’air, et fond comme la flèche sur une caille qui chante dans lesblés près de la route, ainsi le fils de Tarass, Ostap, s’élança surl’officier polonais et lui jeta son nœud coulant autour du cou. Levisage rouge de l’officier rougit encore quand le nœud coulant luiserra la gorge. Il saisit convulsivement son pistolet, mais sa mainne put le diriger, et la balle alla se perdre dans la plaine. Ostapdétacha de la selle du Polonais un lacet en soie dont il se servaitpour lier les prisonniers, lui garrotta les pieds et les bras,attacha l’autre bout du lacet à l’arçon de sa propre selle, et letraîna à travers champs, en criant aux Cosaques d’Oumane d’allerrendre les derniers devoirs à leur ataman. Quand les Cosaques de cekourèn apprirent que leur ataman n’était plus en vie, ilsabandonnèrent le combat pour relever son corps, et se concertèrentpour savoir qui il fallait choisir à sa place. – Mais à quoi bontenir de longs conseils ! dirent-ils enfin ; il estimpossible de choisir un meilleur kourennoï qu’Ostap Boulba. Il estvrai qu’il est plus jeune que nous tous ; mais il a del’esprit et du sens comme un vieillard. Ostap, ôtant son bonnet,remercia ses camarades de l’honneur qu’ils lui faisaient, mais sansprétexter ni sa jeunesse, ni son manque d’expérience, car, en tempsde guerre, il n’est pas permis d’hésiter. Ostap les conduisitaussitôt contre l’ennemi, et leur prouva que ce n’était pas à tortqu’ils l’avaient choisi pour ataman. Les Polonais sentirent quel’affaire devenait trop chaude ; ils reculèrent ettraversèrent la plaine pour se rassembler de l’autre côté. Le petitcolonel fit signe à une troupe de quatre cents hommes qui setenaient en réserve près de la porte de la ville, et ils firent unedécharge de mousqueterie sur les Cosaques. Mais ils n’atteignirentque peu de monde. Quelques balles allèrent frapper les bœufs del’armée, qui regardaient stupidement le combat. Épouvantés, cesanimaux poussèrent des mugissements, se ruèrent sur le tabor desCosaques, brisèrent des chariots et foulèrent aux pieds beaucoup demonde. Mais Tarass, en ce moment, s’élançant avec son polk del’embuscade où il était posté, leur barra le passage, en faisantjeter de grands cris à ses gens. Alors tout le troupeau furieux,éperdu, se retourna sur les régiments polonais qu’il mit endésordre. – Grand merci, taureaux ! criaient lesZaporogues ; vous nous avez bien servis pendant la marche,maintenant, vous nous servez à la bataille ! Les Cosaques seruèrent de nouveau sur l’ennemi. Beaucoup de Polonais périrent,beaucoup de Cosaques se distinguèrent, entre autres Metelitza,Chilo, les deux Pissarenko, Vovtousenko. Se voyant pressés detoutes parts, les Polonais élevèrent leur bannière en signe deralliement, et se mirent à crier qu’on leur ouvrît les portes de laville. Les portes fermées s’ouvrirent en grinçant sur leurs gondset reçurent les cavaliers fugitifs, harassés, couverts depoussière, comme la bergerie reçoit les brebis. Beaucoup deZaporogues voulaient les poursuivre jusque dans la ville, maisOstap arrêta les siens en leur disant : – Éloignez-vous, seigneursfrères, éloignez-vous des murailles ; il n’est pas bon de s’enapprocher. Ostap avait raison, car, dans le moment même, unedécharge générale retentit du haut des remparts. Le kochévoïs’approcha pour féliciter Ostap. – C’est encore un jeune ataman,dit-il, mais il conduit ses troupes comme un vieux chef. Le vieuxTarass tourna la tête pour voir quel était ce nouvel ataman ;il aperçut son fils Ostap à la tête du kourèn d’Oumane, le bonnetsur l’oreille la massue d’ataman dans sa main droite. – Voyez-vousle drôle ! se dit-il tout joyeux. Et il remercia tous lesCosaques d’Oumane pour l’honneur qu’ils avaient fait à son fils.Les Cosaques reculèrent jusqu’à leur tabor ; les Polonaisparurent de nouveau sur le parapet, mais, cette fois, leurs richesjoupans étaient déchirés, couverts de sang et de poussière. –Holà ! hé ! avez-vous pansé vos blessures ? leurcriaient les Zaporogues. – Attendez ! Attendez !répondait d’en haut le gros colonel en agitant une corde dans sesmains. Et longtemps encore, les soldats des deux partis échangèrentdes menaces et des injures. Enfin, ils se séparèrent. Les unsallèrent se reposer des fatigues du combat ; les autres semirent à appliquer de la terre sur leurs blessures et déchirèrentles riches habits qu’ils avaient enlevés aux morts pour en fairedes bandages. Ceux qui avaient conservé le plus de forces,s’occupèrent à rassembler les cadavres de leurs camarades et à leurrendre les derniers honneurs. Avec leurs épées et leurs lances, ilscreusèrent des fosses dont ils emportaient la terre dans les pansde leurs habits ; ils y déposèrent soigneusement les corps desCosaques, et les recouvrirent de terre fraîche pour ne pas leslaisser en pâture aux oiseaux. Les cadavres des Polonais furentattachés par dizaines aux queues des chevaux, que les Zaporogueslancèrent dans la plaine en les chassant devant eux à grands coupsde fouet. Les chevaux furieux coururent longtemps à travers leschamps, traînant derrière eux les cadavres ensanglantés quiroulaient et se heurtaient dans la poussière. Le soir venu, tousles kouréni s’assirent en rond et se mirent à parler des hautsfaits de la journée. Ils veillèrent longtemps ainsi. Le vieuxTarass se coucha plus tard que tous les autres ; il necomprenait pas pourquoi Andry ne s’était pas montré parmi lescombattants. Le Judas avait-il eu honte de se battre contre sesfrères ? Ou bien le juif l’avait il trompé, et Andry setrouvait-il en prison. Mais Tarass se souvint que le cœur d’Andryavait toujours été accessible aux séductions des femmes, et, danssa désolation, il se mit à maudire la Polonaise qui avait perdu sonfils, à jurer qu’il en tirerait vengeance. Il aurait tenu sonserment, sans être touché par la beauté de cette femme ; ill’aurait traînée par ses longs cheveux à travers tout le camp desCosaques ; il aurait meurtri et souillé ses belles épaules,aussi blanches que la neige éternelle qui couvre le sommet deshautes montagnes ; il aurait mis en pièces son beau corps.Mais Boulba ne savait pas lui-même ce que Dieu lui préparait pourle lendemain… Il finit par s’endormir, tandis que la garde,vigilante et sobre, se tint toute la nuit près des feux, regardantavec attention de tous côtés dans les ténèbres.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer