Timon d’Athènes

SCÈNE V

Les remparts d’Athènes.

ALCIBIADE paraît à la tête de ses troupes ; on entend lesinstruments de guerre.

ALCIBIADE. – Que la trompette annonce à cetteville efféminée et lâche notre terrible approche. (Unpourparler ; les sénateurs paraissent sur les murs, Alcibiadeleur adresse la parole.) Jusqu’à présent vous avez toujourscontinué ; vous avez rempli vos jours d’abus d’autorité,prenant votre volonté pour mesure des lois. Jusqu’à présent, moi etceux qui dormaient à l’ombre de votre pouvoir, nous avons erré lesbras croisés, et nous avons exhalé en vain nos souffrances. Enfinle moment est venu où nos genoux[27] craquent sous le poids et crientd’eux-mêmes : C’est assez. La vengeance, horsd’haleine, ira s’asseoir et respirer sur vos grands sièges derepos, et l’insolence poussive perdra la parole de crainte etd’horreur.

PREMIER SÉNATEUR. –Jeune et noble guerrier, quand tes premiers griefs n’étaientqu’imaginaires, avant que tu eusses la force en main et que tupusses nous inspirer de la crainte, nous avons envoyé vers toi pourcalmer ta fureur, et réparer notre ingratitude par des marquesd’amour qui devaient en effacer le souvenir.

SECOND SÉNATEUR. – Nous avons tenté aussi deréveiller, dans le cœur transformé de Timon, l’amour de notreville, par un humble message et des promesses. Nous n’avons pastous été cruels, nous ne méritons pas tous d’être frappés par leglaive de la guerre.

PREMIER SÉNATEUR. – Nos murs n’ont point étéélevés par les mains de ceux qui t’ont offensé ; et ton injuren’est pas si grave qu’il faille détruire ces tours superbes, cestrophées et ces académies, pour venger des torts particuliers.

SECOND SÉNATEUR. – Les auteurs de ton exil nevivent plus ; la honte d’avoir si fort manqué de prudence abrisé leurs cœurs. Noble Alcibiade, entre dans notre cité tesenseignes déployées ; et si la soif de la vengeance t’acharnesur une pâture que la nature abhorre, prends sur les habitants ladîme de la mort, et que les malheureux marqués par le sort des déspérissent.

PREMIER SÉNATEUR. – Tous ne t’ont pasoffensé ; il n’est pas juste de tirer vengeance sur ceux quirestent à la place de ceux qui ne sont plus : le crime n’estpas héréditaire comme un champ. Ainsi, cher concitoyen, fais entrertes troupes, mais laisse ta colère hors des remparts ; épargneAthènes, ton berceau ; épargne tes parents qui, dansl’emportement de ta colère, périraient avec ceux qui t’ont offensé.Entre comme le berger dans le parc, et choisis les brebisinfectées ; mais n’égorge pas tout le troupeau.

SECOND SÉNATEUR. – Quel que soit ton but, tule gagneras plutôt par ton sourire que tu n’y arriveras à coupsd’épée.

PREMIER SÉNATEUR. – Frappe seulement du piednos portes fortifiées ; elles vont s’ouvrir. Envoie ton noblecœur devant tes pas pour dire que tu entres au nom de l’amitié.

SECOND SÉNATEUR. – Jette ton gant ou quelqueautre gage de ta foi, qui nous assure que tu n’as pris les armesque pour te faire rendre justice, et non pour nous renverser ;ton armée entière établira ses quartiers dans la ville, jusqu’aumoment où nous aurons rempli tes désirs.

ALCIBIADE. – Tenez, voilà mon gant,descendez ; ouvrez vos portes sans être attaqués ; vousme livrerez les ennemis de Timon et les miens. Ceux que vous medésignerez pour le châtiment périront seuls, et, pour dissiper vosfrayeurs, en vous déclarant mes nobles sentiments, pas un de messoldats ne quittera son poste et n’outragera le cours régulier dela justice dans l’enceinte de la ville, sous peine d’en répondre àtoute la sévérité de vos lois publiques.

LES DEUX SÉNATEURS. – Voilà de noblesparoles.

ALCIBIADE. – Descendez, et tenez votrepromesse.

(Les sénateurs descendent et ouvrent les portes.)

(Entre un soldat.)

LE SOLDAT. – Mon noble général, Timon estmort ; il est enterré sur le bord même de la mer. J’ai trouvésur son tombeau cette inscription que je vous apporte moulée sur lacire, qui sert d’interprète à ma pauvre ignorance.

ALCIBIADE lisantl’épitaphe :

« Ci-gît un corps malheureux, séparéd’une âme malheureuse. Ne cherche pas à savoir mon nom… Que lapeste vous dévore tous, misérables humains qui restez aprèsmoi ! Ci-gît Timon, qui de son vivant détesta tous les hommesvivants. Passe et maudis à ton gré, mais passe et n’arrête pointici tes pas. »

Ces mots, Timon, expriment bien tes dernierssentiments. Si tu avais en horreur les regrets des humains, le fluxqui coule de notre cerveau, et ces gouttes d’eau que la natureavare laisse tomber de nos yeux, une sublime idée t’inspira defaire pleurer à jamais le grand Neptune sur ton humble tombe, pourdes fautes pardonnées : le noble Timon est mort ; nousnous occuperons plus tard de sa mémoire. – Conduisez-moi dans votreville, j’y vais porter l’olive avec l’épée. La guerre enfantera lapaix : la paix contiendra la guerre ; l’une et l’autre sesoigneront réciproquement comme deux médecins. Que les tamboursbattent.

(Ils sortent,)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer