Timon d’Athènes

SCÈNE II

Place publique d’Athènes.

Entrent LUCIUS, TROIS ÉTRANGERS.

LUCIUS. – Qui ? le seigneur Timon ?C’est mon bon ami : et un homme honorable !

PREMIER ÉTRANGER. – Nous le savons, quoiquenous lui soyons étrangers. Mais, je puis vous dire une chose,seigneur, que j’entends répéter couramment ; c’est que lesheures fortunées de Timon sont passées ; sa richesse luiéchappe.

LUCIUS. – Allons donc ! n’en croyezrien ; il ne peut manquer d’argent.

SECOND ÉTRANGER. – Mais croyez bien ceci,seigneur, c’est qu’il n’y a pas bien longtemps qu’un de ses gensest venu trouver le seigneur Lucullus pour lui emprunter un certainnombre de talents ; oui, il l’a pressé instamment, en faisantsentir la nécessité où son maître est réduit ; et il a essuyéun refus.

LUCIUS. – Comment ?

SECOND ÉTRANGER. – Un refus, vous dis-je,seigneur.

LUCIUS. – Quelle étrange chose ! Par tousles dieux, j’en suis honteux ! Refuser cet homme honorable, ilfaut avoir bien peu d’honneur. Quant à moi, je dois l’avouer, j’aireçu de lui quelques petites marques de sa bonté, de l’argent, dela vaisselle, des bijoux et semblables bagatelles, rien auprès desprésents qu’a reçus Lucullus ; eh ! bien, si, au lieu des’adresser à lui, il avait envoyé chez moi, je ne lui aurais jamaisrefusé la somme dont il aurait eu besoin.

(Entre Servilius.)

SERVILIUS. – Voyez, par bonheur, voilà leseigneur Lucius ; j’ai tant couru pour le trouver, que je suistout en nage. – Très-honoré seigneur…

LUCIUS. – Ah ! Servilius ! je suischarmé de te voir, porte-toi bien, recommande-moi à l’amitié de tonhonnête et estimable maître, le plus cher de mes amis.

SERVILIUS. – Seigneur, sous votre bon plaisir,mon maître vous envoie…

LUCIUS. – Oh ! que m’a-t-il envoyé ?Que d’obligations je lui ai ! Sans cesse il envoie. Dis-moi,comment pourrai-je le remercier ? Et quem’envoie-il ?

SERVILIUS. – Il vous envoie seulementl’occasion de lui rendre un service, mon seigneur ; il supplievotre Seigneurie de lui prêter, en ce moment, cinquantetalents.

LUCIUS. – Je vois bien que Timon veut faireune plaisanterie ; il n’est pas possible qu’il ait besoin decinquante talents, ni même de cinq fois autant.

SERVILIUS. – Il a besoin pour le moment d’unesomme plus petite. S’il n’en avait pas besoin pour un bon usage, jene vous conjurerais pas avec tant d’instances.

LUCIUS. – Parles-tu sérieusement,Servilius ?

SERVILIUS. – Sur mon âme, c’est vrai,seigneur.

LUCIUS. – Quel vilaine brute je suis, dem’être dégarni dans une si belle occasion de montrer mes bonssentiments ! Je suis bien malheureux d’avoir été hier acquérirune petite terre, pour perdre aujourd’hui l’occasion de me fairegrand honneur ! Servilius, je te jure, à la face des dieux,qu’il m’est impossible de pouvoir le faire… – Je n’en suis que plussot, dis-je, j’allais moi-même envoyer demander quelque argent àTimon : ces messieurs en sont témoins ; mais, je nevoudrais pas à présent l’avoir fait pour toutes les richessesd’Athènes. Recommande-moi affectueusement à ton bon maître. Je meflatte que je ne perdrai rien de son estime, parce que je n’ai pasle pouvoir de l’obliger ; dis-lui de ma part que je mets aunombre de mes plus grands malheurs de ne pouvoir faire ce plaisir àun si estimable seigneur. Bon Servilius, me promets-tu de me fairel’amitié de répéter à Timon mes propres paroles ?

SERVILIUS. – Oui, seigneur, je le ferai.

Lucius. – Va, je saurai t’en récompenser,Servilius. (Servilius sort.) (Aux étrangers.) Eneffet, vous aviez raison, Timon est ruiné, et quand une fois on aéprouvé un refus, il est rare qu’on aille bien loin.

(Il sort.)

PREMIER ÉTRANGER. – Avez-vous remarqué ceci,Hostilius ?

SECOND ÉTRANGER. – Oui, trop bien.

PREMIER ÉTRANGER. – Eh bien ! voilà lecœur du monde : tous les flatteurs sont faits de la mêmeétoffe. Qui peut après cela donner le nom d’ami à celui qui met lamain dans le même plat ? Il est à ma connaissance que Timon aservi de père à ce seigneur ; qu’il lui a conservé son créditde sa bourse, qu’il a soutenu sa fortune même ; c’est del’argent de Timon qu’il a payé les gages de ses domestiques ;Lucius ne boit jamais que ses lèvres ne touchent l’argent de Timon,et cependant… – Oh ! vois quel monstre est l’homme, quand ilse montre sous les traits d’un ingrat ! Au prix de ce qu’il ena reçu, ce qu’il ose lui refuser, l’homme charitable le donneraitaux mendiants.

TROISIÈME ÉTRANGER. – La religion gémit.

PREMIER ÉTRANGER. – Pour moi, je n’ai jamaisgoûté des bienfaits de Timon ; jamais ses dons, répandus surmoi, ne m’ont inscrit au nombre de ses amis ; cependant, enconsidération de son âme noble, de son illustre vertu, et de saconduite honorable, je proteste que si, dans son besoin, il s’étaitadressé à moi, j’aurais tenu mon bien pour venu de lui, et lameilleure part aurait été pour lui, tant j’aime son cœur ;mais je m’aperçois que les hommes apprennent à se dispenser d’êtrecharitables : l’intérêt est au-dessus de la conscience.

(Ils sortent.)

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