Timon d’Athènes

SCÈNE VI

Appartement magnifique dans la maison de Timon.

Musique, tables préparées, serviteurs.

PLUSIEURS SEIGNEURS entrent par diverses portes.

PREMIER SEIGNEUR. – Bonjour, seigneur.

SECOND SEIGNEUR. – Je vous le souhaite aussi.Je pense que l’honorable Timon n’a fait que nous éprouver l’autrejour.

PREMIER SEIGNEUR. – C’était la réflexion quioccupait mon oisiveté, lorsque nous nous sommes rencontrés. Je meflatte qu’il n’est pas si bas qu’il le semblait par l’épreuve qu’ila faite de ses divers amis.

SECOND SEIGNEUR. – Ce qui le prouve assez,c’est le nouveau festin qu’il donne encore.

PREMIER SEIGNEUR. – Je le croirais. Il m’aenvoyé une invitation très-pressante ; beaucoup d’affairesurgentes m’engageaient à refuser ; mais il a tant prié, qu’ila fallu me rendre.

SECOND SEIGNEUR. – Je me devais aussi moi-mêmeà des affaires indispensables, mais il n’a pas voulu recevoir mesexcuses. Je suis fâché de m’être trouvé dénué de fonds lorsqu’ilenvoya m’emprunter de l’argent.

PREMIER SEIGNEUR. – Je suis atteint du mêmeregret, maintenant que je vois le cours que prennent leschoses.

SECOND SEIGNEUR. – Chacun ici en dit autant. –Combien voulait-il emprunter de vous ?

PREMIER SEIGNEUR. – Mille pièces d’or.

SECOND SEIGNEUR. – Mille pièces !

PREMIER SEIGNEUR. – Et vous ?

TROISIÈME SEIGNEUR. – Il m’avait envoyédemander… – Le voilà qui vient.

(Entre Timon avec suite.)

TIMON. – Je suis à vous de tout mon cœur,dignes seigneurs. Comment vous portez-vous ?

PREMIER SEIGNEUR. – Le mieux du monde, puisquevotre Seigneurie va bien.

SECOND SEIGNEUR. – L’hirondelle ne suit pasl’été avec plus de plaisir, que nous votre Seigneurie.

TIMON, à part. – Et ne fuit pas pluspromptement l’hiver ; les hommes ressemblent à ces oiseaux depassage. – Seigneurs, notre dîner ne vous dédommagera pas de cettelongue attente. Égayez-vous un peu à entendre cette musique, sivous pouvez supporter une musique aussi peu harmonieuse que le sonde la trompette ; nous allons nous mettre à table.

PREMIER SEIGNEUR. – J’espère que votreSeigneurie ne conserve aucun ressentiment de ce que j’ai renvoyévotre messager les mains vides.

TIMON. – Ah ! seigneur, que cela ne vousinquiète pas.

SECOND SEIGNEUR. – Noble seigneur…

TIMON. – Ah ! mon digne ami, comment vousva ?

(On apporte le banquet.)

SECOND SEIGNEUR. – Honorable seigneur, je suismalade de honte de m’être malheureusement trouvé si pauvre, lorsquevotre Seigneurie envoya l’autre jour chez moi.

TIMON. – N’y pensez plus, seigneur.

SECOND SEIGNEUR. – Si vous eussiez envoyéseulement deux heures plus tôt…

TIMON. – Que ce souvenir n’éloigne pas de vousdes idées plus agréables. – Allons, qu’on apporte tout à lafois.

SECOND SEIGNEUR. – Tous les platscouverts !

PREMIER SEIGNEUR. – Festin royal ! J’enréponds.

TROISIÈME SEIGNEUR. – N’en doutez pas ;si l’argent et la saison permettent de se le procurer.

PREMIER SEIGNEUR. – Comment vousportez-vous ? Quelles nouvelles ?

TROISIÈME SEIGNEUR. – Alcibiade est exilé, lesavez vous ?

PREMIER ET SECOND SEIGNEURS. – Alcibiadeexilé !

TROISIÈME SEIGNEUR. – Oui, soyez-en sûrs.

PREMIER SEIGNEUR. – Comment ?Comment ?

SECOND SEIGNEUR. – Et pourquoi, je vousprie ?

TIMON. – Mes dignes amis, voulez-vous vousapprocher ?

TROISIÈME SEIGNEUR. – Je vous en diraidavantage tantôt : voilà un splendide repas préparé !

SECOND SEIGNEUR. – C’est toujours le mêmehomme.

TROISIÈME SEIGNEUR. – Cela durera-t-il ?Cela durera-t-il ?

SECOND SEIGNEUR. – À présent, bon ; maisun temps viendra, où…

TROISIÈME SEIGNEUR. – Je vous entends.

TIMON. – Que chacun prenne sa place avecl’ardeur qu’il mettrait à s’approcher des lèvres de samaîtresse : vous serez également bien servis en quelque lieuque vous vous placiez. Ne faites point de cérémonie et ne laissezpoint refroidir le dîner, pendant que nous décidons des premièresplaces. Asseyez-vous, asseyez-vous. – Rendons d’abord grâces auxdieux.

« Ô vous, grands bienfaiteurs, inspirez ànotre société la reconnaissance. Faites-vous rendre grâces de vosdons, mais réservez toujours quelques bienfaits, si vous ne voulezpas voir vos divinités méprisées. Prêtez à chaque homme assez pourqu’aucun n’ait besoin de prêter à un autre. Si vos divinitésétaient réduites à emprunter des hommes, les hommes abandonneraientles dieux. Faites que le festin soit plus aimé que l’hôte qui ledonne ; qu’il ne se forme jamais une assemblée de vingtconvives, sans qu’il y ait une vingtaine de fripons. S’il se trouvedouze femmes à table, qu’elles soient… ce qu’elles sont déjà. Pourle reste de vos dons ! ô dieux !… que les sénateursd’Athènes, avec toute la lie du peuple athénien, que leurs vices, ôdieux, soient les instruments de leur destruction. – Quant à tousces amis qui m’environnent, comme ils ne sont rien pour moi, ne lesbénissez en rien, et qu’ils ne soient les bienvenus àrien. »

– Découvrez les plats, chiens, et lapez.

UN DES SEIGNEURS. – Que veut dire saSeigneurie ?

UN AUTRE. – Je n’en sais rien.

TIMON. – Puissiez-vous ne voir jamais unmeilleur festin ! (On découvre les plats qui sont pleinsd’eau chaude.) Réunion d’amis de bouche, la fumée et l’eautiède sont votre parfaite image. Voilà le dernier don de Timon,qui, tout couvert de vos louanges et de vos flatteries dorées, s’enlave aujourd’hui, et vous jette au visage votre lâcheté encorefumante. (Il leur jette l’eau à la figure.) Vivezméprisés, vivez longtemps, souriants, doucereux, détestablesparasites, ennemis polis, loups affables, ours caressants, bouffonsde la fortune, amis du festin, mouches de la saison, esclaves dessaluts et des courbettes, vapeurs, Jacques d’horloge[13], que lesfléaux qui désolent l’homme et la brute, réunis sur vous, vouscouvrent entièrement d’une croûte. – Eh bien ! oùallez-vous ? Attendez. – Toi, prends d’abord ta médecine, – ettoi aussi, – et toi encore. – (Il leur jette les plats à latête et les chasse.) Arrête ! je veux te prêter del’argent et non t’en emprunter. Quoi, tous en mouvement ? –Qu’il ne se fasse plus désormais de fête où les fripons ne soientles bien reçus ! maison, que le feu te consume ! Péris,Athènes ; et que désormais l’homme et l’humanité soient haïsde Timon !

(Il sort.)

(Les seigneurs rentrent avec d’autres seigneurs etsénateurs.)

PREMIER SEIGNEUR. – Eh bien !seigneur ?

SECOND SEIGNEUR. – Pouvez-vous expliquerquelle est cette fureur du seigneur Timon ?

TROISIÈME SEIGNEUR. – Bah ! Avez-vous vumon chapeau ?

QUATRIÈME SEIGNEUR. – J’ai perdu ma robe.

TROISIÈME SEIGNEUR. – Ce n’est qu’unfou ; il ne se laisse gouverner que par le caprice ;l’autre jour il m’a donné un diamant, et aujourd’hui il me le faitsauter de mon chapeau… L’avez-vous vu, mon diamant ?

QUATRIÈME SEIGNEUR. – Avez-vous vu monchapeau ?

SECOND SEIGNEUR. – Le voilà.

QUATRIÈME SEIGNEUR. – Voici ma robe.

PREMIER SEIGNEUR. – Hâtons-nous de sortird’ici.

SECOND SEIGNEUR. – Le seigneur Timon estfou.

TROISIÈME SEIGNEUR. – Je le sens bien vraimentà mes épaules.

QUATRIÈME SEIGNEUR. – Il nous donne desdiamants un jour, et le lendemain des pierres.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.

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