Timon d’Athènes

SCÈNE II

Entrent FLAVIUS, DEUX SÉNATEURS.

FLAVIUS. – C’est en vain que vous cherchez àparler à Timon. Il s’est tellement concentré en lui-même, que detous ceux qui ont la figure humaine il est le seul qui soit en bonrapport avec lui-même.

PREMIER SÉNATEUR. – Conduis-nous à sacaverne ; c’est notre devoir ; nous avons promis auxAthéniens de lui parler.

SECOND SÉNATEUR. – Dans des circonstancestoutes semblables, les hommes ne sont pas toujours les mêmes. C’estle temps et le chagrin qui ont produit en lui ce changement ;le temps, en lui offrant d’une main plus propice le bonheur de sespremiers jours, peut ressusciter en lui l’homme d’autrefois.Conduis-nous vers lui, et qu’il arrive ce qui pourra.

FLAVIUS. – Voilà sa caverne. – Que la paix etle contentement règnent ici ! Seigneur Timon ! seigneurTimon ! reparaissez, parlez à vos amis : les Athéniens,représentés par ces deux membres de leur respectable sénat,viennent vous saluer ; parlez-leur, noble Timon.

(Timon sortant de sa caverne.)

TIMON. – Soleil, qui réchauffes, brûle !(Aux sénateurs.) Parlez, et soyez pendus ; que chaqueparole vraie engendre une pustule, et que chaque mensonge cautérisevotre langue et la consume jusqu’à la racine !

PREMIER SÉNATEUR. – Digne Timon !

TIMON. – Pas plus digne des hommes qui teressemblent que toi de Timon.

SECOND SÉNATEUR. – Les sénateurs d’Athènesvous saluent, Timon.

TIMON. – Je les remercie ; et jevoudrais, en retour, leur envoyer la peste, si je pouvais laprendre pour la leur donner.

PREMIER SÉNATEUR. – Oubliez une injure dontnous-mêmes nous sommes affligés pour vous. Le sénat, d’unconsentement et d’un cœur unanimes, vous rappelle à Athènes, et apensé à des dignités spéciales qui, devenues vacantes, vous sontdestinées.

SECOND SÉNATEUR. – Ils confessent que leuringratitude envers vous fut trop grande et grossière. Le peuplemême, qui se rétracte rarement, sent le besoin qu’il a du secoursde Timon, et reconnaît le danger de sa chute s’il refuse d’avoirrecours à Timon. Il nous envoie pour vous porter l’aveu de sesregrets, et vous offrir une récompense qui dépassera le poids del’offense qu’il vous a faite. Oui, il vous promet tant d’amas et detrésors d’amour et de richesses, que ses torts seront effacés, etque l’empreinte de son amour sera gravée en vous pour attester àjamais son dévouement à votre personne.

TIMON. – Vos offres m’enchantent, mesurprennent jusqu’à m’arracher presque des larmes : donnez-moile cœur d’un fou et les yeux d’une femme, et ces consolations,dignes sénateurs, vont faire couler mes pleurs.

PREMIER SÉNATEUR. – Daignez donc revenir parminous. Reprenez l’autorité dans notre Athènes (la vôtre et lanôtre) ; vous y serez reçu avec transport, et revêtu dupouvoir absolu ; votre nom révéré y régnera en souverain, etnous aurons bientôt repoussé les féroces attaques d’Alcibiade, qui,comme un sanglier sauvage, cherche à déraciner la paix de sapatrie.

SECOND SÉNATEUR. – Et brandit son épéemenaçante sous les murs d’Athènes.

PREMIER SÉNATEUR. – Ainsi, Timon…

TIMON. – Oui, sénateurs, je le veuxbien ; oui, je le veux bien. – Si Alcibiade tue mesconcitoyens, dites à Alcibiade, de la part de Timon, que Timon nes’en embarrasse guère ; mais s’il livre la belle Athènes aupillage, s’il prend nos respectables vieillards par la barbe, s’ilabandonne les vierges sacrées aux outrages de la guerre insolente,brutale, furieuse, alors qu’il sache, et dites-lui ce que ditTimon : Par pitié pour notre jeunesse et pour nos vieillards,je ne puis m’empêcher de lui dire que je ne m’en inquiète point…Qu’il fasse tout au pire. – Moquez-vous de leurs glaives tant quevous aurez des gorges à couper. Quant à moi, il n’est point depoignard dans le camp le plus désordonné que je ne préfère à lagorge la plus respectable d’Athènes. Je vous abandonne donc à lagarde des dieux justes, comme des voleurs à leurs geôliers.

FLAVIUS. – Ne vous arrêtez pas pluslongtemps ; tout est inutile.

TIMON. – Tenez, j’étais occupé à écrire monépitaphe : on la verra demain. Je commence à me rétablir decette longue maladie de la vie et de la santé ; je retrouvetout dans le néant. Allez, vivez ; qu’Alcibiade soit votrefléau et vous le sien, et vivez ainsi longtemps !

PREMIER SÉNATEUR. – Nous parlons en vain.

TIMON. – Cependant j’aime ma patrie, et je nesuis point homme à me réjouir du malheur public, comme on en faitcourir, le bruit.

PREMIER SÉNATEUR. – C’est bien parlé.

TIMON. – Recommandez-moi à mes cherscompatriotes.

PREMIER SÉNATEUR. – Voilà des paroles dignesde passer par vos lèvres.

SECOND SÉNATEUR. – Elles entrent dans nosoreilles comme des grands triomphateurs sous les portes oùretentissent les applaudissements.

TIMON. – Recommandez-moi à eux ;dites-leur que, pour les consoler de leurs peines, de la crainte deleurs ennemis, de leurs maux, de leurs pertes, de leurs chagrinsd’amour, et de toutes les autres souffrances qui peuvent assaillirle frêle vaisseau de la nature dans le voyage incertain de la vie,je veux leur montrer quelque amitié, je veux leur apprendre àprévenir la fureur du sauvage Alcibiade.

SECOND SÉNATEUR. – Ceci me plaît assez, ilreviendra.

TIMON. – J’ai ici, dans mon enclos, un arbreque je veux abattre pour mon usage, et je ne tarderai pas à lecouper. Dites à mes amis, à tous les habitants d’Athènes, d’aprèsl’ordre des rangs, aux grands et aux petits, que si quelqu’un veutterminer son affliction, il se hâte de venir ici avant que monarbre ait senti la coignée, et qu’il se pende ; je vous prie,faites ma commission.

FLAVIUS. – Ne l’importunez pas davantage, vousle verrez toujours le même.

TIMON. – Ne revenez plus me voir ; ditesseulement aux Athéniens que Timon a bâti sa demeure éternelle surles grèves de l’onde arrière, et qu’une fois le jour la vagueturbulente viendra la couvrir de sa bouillante écume. Venez ici, etque la pierre de mon tombeau soit votre oracle. Lèvres, prononcezdes paroles amères, et que ma voix cesse ; que la pestecontagieuse réforme ce qui va mal ; que les hommes netravaillent qu’à creuser leurs tombeaux, et que la mort soit leurgain ! – Soleil, cache tes rayons, le règne de Timon estpassé !

(Il se retire.)

PREMIER SÉNATEUR. – Sa haine est devenueinséparable de sa nature.

SECOND SÉNATEUR. – Toute notre espérance enlui est morte ; retournons, et tentons les moyens qui nousrestent dans notre grand péril.

PREMIER SÉNATEUR. – Il demande des piedsagiles.

(Ils sortent.)

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