Timon d’Athènes

SCÈNE II

Une salle d’apparat dans la maison de Timon.

(Concert bruyant de hautbois. Flavius et d’autres domestiquesservent un grand banquet.)

Entrent TIMON, ALCIBIADE, LUCIUS, LUCULLUS, SEMPRONIUS, etautres sénateurs athéniens, avec VENTIDIUS et la suite. À quelquedistance, et derrière tous les autres, suit APÉMANTUS, d’un air demauvaise humeur.

VENTIDIUS. – Très-honoré Timon, il a plu auxdieux de se souvenir de la vieillesse de mon père, et de l’appelerà son long repos. Il a quitté la vie sans regret, et il m’a laissériche. Votre cœur généreux mérite toute ma reconnaissance, et jeviens vous rendre ces talents auxquels j’ai dû la liberté,accompagnés de mes remerciements et de mon dévouement.

TIMON. – Oh ! point du tout, honnêteVentidius ; vous vous méprenez sur mon amitié : je vousai fait ce don librement. On ne peut dire qu’on a donné, quand onsouffre que le don soit rendu. Si nos supérieurs jouent à ce jeu,nous ne devons pas oser les imiter. Ce sont de belles fautes quecelles qui enrichissent.

VENTIDIUS. – Les nobles sentiments !

(Ils sont tous debout regardant Timon d’un air decérémonie.)

TIMON. – Seigneurs, la cérémonie n’a étéinventée que pour voiler l’insuffisance des actions, les souhaitscreux, la bienfaisance qui se repent avant d’avoir étéexercée : mais où se trouve la véritable amitié, la cérémonieest inutile. Je vous prie, asseyez-vous. Vous êtes les bienvenus àma fortune, plus qu’elle n’est la bienvenue pour moi.

(Ils s’asseyent.)

LUCIUS. – Nous l’avons toujours avoué,seigneur.

APÉMANTUS. – Oh ! oui, avoué, et vousn’êtes pas encore pendus ?

TIMON. – Ah ! Apémantus, tu es lebienvenu.

APÉMANTUS. – Je ne veux pas être lebienvenu ; je viens pour que tu me chasses.

TIMON. – Fi donc ! Tu es un rustre ;tu as pris là une humeur qui ne sied pas à l’homme : c’est unreproche à te faire. – On dit, mes amis, que ira furor brevisest ; mais cet homme-là est toujours en colère. – Allons,qu’on lui dresse une table pour lui seul. Il n’aime point lacompagnie, et il n’est vraiment pas fait pour elle.

APÉMANTUS. – Je resterai donc à tes risques etpérils, Timon ; car je viens pour observer, je t’enavertis.

TIMON. – Je ne prends pas garde à toi. – Tu esAthénien, tu es donc le bienvenu. Je ne dois pas être aujourd’huile maître chez moi ; mais je t’en prie, que mon dîner mevaille ton silence.

APÉMANTUS. – Je méprise ton dîner… Ilm’étoufferait, car je ne pourrais pas te flatter. – Ô dieux !que d’hommes dévorent Timon, et il ne le voit pas ! Je souffrede voir tant de gens tremper leur langue dans le sang d’un seulhomme ; et le comble de la folie, c’est qu’il les excitelui-même. Je m’étonne que les hommes osent se confier auxhommes ! Je pense, moi, qu’ils devraient les inviter sanscouteaux. Leurs tables y gagneraient, et leur vie serait plus ensûreté. On en a vu cent exemples : l’homme, qui en ce momentest assis près de son hôte, qui rompt avec lui son pain et boit àsa santé la coupe qu’ils ont partagée ensemble, sera le premier àl’assassiner. Cela est prouvé. Si j’étais un grand personnage, jecraindrais de boire à mes repas, de peur que mes hôtes n’épiassentà quelle note ils pourraient me couper le sifflet. Les grandsseigneurs ne devraient jamais boire sans avoir le gosier revêtu defer.

TIMON, à un des convives. – Seigneur,de tout mon cœur, et que les santés fassent la ronde.

PREMIER SEIGNEUR. – Qu’on verse de ce côté,mon bon seigneur.

APÉMANTUS. – De son côté ! Fortbien : voilà un brave. Il sait prendre à propos son moment. –Toutes ces santés, Timon, te rendront malade, toi et ta fortune.Voilà qui est trop faible pour être coupable, l’honnête eau qui n’ajamais jeté personne dans la boue ; cette liqueur et mesaliments se ressemblent, et sont toujours d’accord ; lesfestins sont trop orgueilleux pour rendre grâces aux dieux.

Actions de grâces d’Apémantus.

Dieux immortels, je ne vous demande point derichesses,

Je ne prie pour aucun homme que pour moi ;

Accordez-moi de ne jamais devenir assez insensé

Pour me fier à un homme sur son serment ou sur sonbillet,

À une courtisane sur ses larmes,

À un chien qui paraît endormi,

À un geôlier pour ma liberté,

Ni à mes amis dans mon besoin :

Amen : allons, courage !

Le crime est pour le riche et je vis de racines.

Ton meilleur plat c’est ton bon cœur,Apémantus.

TIMON. – Général Alcibiade, votre cœur en cemoment est sur le champ de bataille.

ALCIBIADE. – Mon cœur, seigneur, est toujoursprêt à vous servir.

TIMON. – Vous aimeriez mieux un déjeunerd’ennemis qu’un dîner d’amis.

ALCIBIADE. – Pourvu que leur sang vînt decouler, seigneur, il n’est point de mets plus délicieux pourmoi ; je souhaiterais à mon meilleur ami de se trouver àpareille fête.

APÉMANTUS. – Je voudrais que tous cesflatteurs fussent tes ennemis, afin que tu pusses les égorger etm’inviter au festin.

PREMIER SEIGNEUR. – Si jamais, seigneur, nousavions le bonheur que vous missiez nos cœurs à l’épreuve ; sijamais vous nous fournissiez l’occasion de montrer une partie denotre zèle, nous serions au comble de nos vœux.

TIMON. – Oh ! ne doutez pas, mes bonsamis, que les dieux n’aient eux-mêmes réservé dans l’avenir unjour, où j’aurai besoin de votre secours. Autrement, pourquoi,seriez-vous devenus mes amis ? – Pourquoi seriez-vous choisisentre mille autres, pour porter ce titre de tendresse, si vousn’apparteniez pas de plus près à mon cœur ? Je me suis dit devous à moi-même, plus que vous ne pouvez modestement en dire, et jetiens ceci pour acquis sur votre compte. Ô dieux, me disais-je,qu’aurions-nous besoin d’amis, si nous ne devions jamais avoirbesoin d’eux ? Ce seraient les créatures du monde les plusinutiles si nous ne devions jamais user d’eux. Ils, ressembleraientfort à des instruments mélodieux suspendus dans leurs étuis et quigardent pour eux leurs accords. Oui, j’ai souhaité souvent d’êtreplus pauvre, afin de me rapprocher davantage de vous. Nous sommesnés pour faire du bien, et quel bien est plus à nous que lesrichesses de nos amis ? Ô quel précieux avantage d’avoir tantd’amis qui, comme des frères, disposent de la fortune l’un del’autre ! Ô volupté qui n’est déjà plus avant même d’êtrenée ! Il me semble que mes yeux ne peuvent retenir leurslarmes. – Allons, pour oublier leur faute, je bois à votresanté.

APÉMANTUS. – Ô Timon, plus tu pleures, pluston vin se boit !

LUCULLUS. – La joie a eu la même conceptiondans nos yeux, et en sort comme un nouveau-né.

APÉMANTUS. – Oh ! oh ! je ris enpensant que ce nouveau-né est un bâtard.

TROISIÈME SEIGNEUR. – Je vous proteste,seigneur, que vous m’avez beaucoup ému.

APÉMANTUS. – Beaucoup.

(Son de trompette.)

TIMON. – Qu’annonce cette trompette ?qu’y a-t-il ?

(Entre un serviteur.)

LE SERVITEUR. – Sauf votre bon plaisir,seigneur, il y a là des dames qui demandent à entrer.

TIMON. – Des dames ? quedésirent-elles ?

LE SERVITEUR. – Elles ont avec elles uncourrier qui est chargé d’annoncer leurs intentions.

TIMON. – Je vous en prie, faites-lesentrer.

(Entre Cupidon.)

CUPIDON. – Salut à toi, généreux Timon, et àtous ceux qui jouissent ici de tes bienfaits. Les Cinq Sens tereconnaissent pour leur patron, et viennent librement te féliciterde ton généreux cœur. L’Ouïe, le Goût, le Toucher, l’Odorat, selèvent tous satisfaits de ta table : ils ne viennent dans cemoment que pour réjouir tes yeux.

TIMON. – Ils sont tous les bienvenus. Qu’onleur fasse bon accueil. Allons, que la musique célèbre leurentrée.

(Cupidon sort.)

PREMIER SEIGNEUR. – Vous voyez, seigneur, àquel point vous êtes aimé.

(Musique. Rentre Cupidon avec une mascarade de dames enamazones, dansant et jouant du luth.)

APÉMANTUS. – Holà ! quel flot de vanitéarrive ici ! elles dansent ;… ce sont des femmesfolles ! La gloire de cette vie est une folie semblable, commele prouve toute cette pompe comparée à ce peu d’huile et à cesracines. Nous nous faisons fous pour nous amuser, et prodigues deflatteries nous buvons à ces hommes, sur la vieillesse desquelsnous verserons un jour le poison de l’envie et du mépris. Quelhomme respire, qui ne corrompe ou ne soit corrompu ? quelhomme expire, qui n’emporte au tombeau quelque outrage, don de sesamis ? Je craindrais bien que ceux qui dansent là devant moine fussent les premiers à me fouler un jour sous leurs pieds. C’estce qu’on a vu souvent. Les hommes ferment leurs portes au soleilcouchant.

(Les convives se lèvent de table en montrant un grand respectpour Timon, et pour lui montrer leur affection, chacun d’eux prendune des amazones, et ils dansent couple par couple : on jouedeux ou trois airs de hautbois, après quoi la danse et la musiquecessent.)

TIMON. – Vous avez embelli nos plaisirs,belles dames, et donné un nouveau charme à notre fête, qui n’eûtpas été à moitié si brillante ni si agréable sans vous ; ellevous doit tout son prix et son éclat, et vous m’avez rendu moi-mêmeenchanté de ma propre invention. J’ai à vous en remercier.

PREMIÈRE DAME. – Seigneur, vous nous jugez aumieux.

APÉMANTUS. – Oui, ma foi ; car le pireest dégoûtant, et ne supporterait pas qu’on y touchât, jepense.

TIMON. – Mesdames, il y a un petit banquet quivous attend ; veuillez bien aller vous asseoir.

TOUTES ENSEMBLE. – Mille remerciements,seigneur.

(Elles sortent.)

TIMON. – Flavius !

FLAVIUS. – Seigneur !

TIMON. – Apportez-moi la petite cassette.

FLAVIUS. – Oui, monseigneur. – (Àpart.) Encore des bijoux ? On ne peut l’arrêter dans sesfantaisies ; autrement je lui dirais… – Allons. – Enconscience, je devrais l’avertir. Quand tout sera dépensé, ilvoudrait bien alors qu’on l’eût arrêté. C’est grand dommage que lalibéralité n’ait pas des yeux derrière : alors jamais un hommene tomberait dans la misère, victime d’un trop bon cœur.

PREMIER SEIGNEUR. – Nos serviteurs, oùsont-ils ?

UN SERVITEUR. – Les voici, seigneur, à vosordres.

LUCIUS. – Nos chevaux.

TIMON. – Mes bons amis, j’ai encore un mot àvous dire Seigneur, je vous en conjure, faites-moi l’honneurd’accepter ce bijou ; daignez le recevoir et le porter, moncher ami !

LUCIUS. – Je suis déjà comblé de vosdons !

TOUS. – Nous le sommes tous !

(Entre un serviteur.)

LE SERVITEUR. – Seigneur, plusieurs membres dusénat sont descendus à votre porte, et viennent vous visiter.

TIMON. – Ils sont les bienvenus.

FLAVIUS rentre. – J’en conjure votreHonneur, daignez écouter un mot, il vous touche de près.

TIMON. – De près ! oh bien ! alors,je t’écouterai une autre fois. Je te prie que tout soit préparépour leur faire bon accueil.

FLAVIUS, à part. – Je ne sais tropcomment.

(Entre un autre serviteur.)

LE SECOND SERVITEUR. – Seigneur, le nobleLucius, par un don de sa pure amitié, vous a fait présent de quatrechevaux blanc de lait, avec leurs harnais en argent.

TIMON. – Je les accepte bien volontiers ;ayez soin que ce présent soit dignement reconnu. (Entre untroisième serviteur.) Eh bien ! qu’y a-t-il denouveau ?

LE TROISIÈME SERVITEUR. – Sauf votre bonplaisir, mon seigneur ; cet honorable seigneur, Lucullus, vousinvite à chasser avec lui demain matin, et il vous envoie deuxcouples de lévriers.

TIMON. – Je chasserai avec lui : qu’onreçoive son présent, mais non sans un noble retour.

FLAVIUS, à part. – Quelle sera la finde tout ceci ? Il nous ordonne de pourvoir à tout, de rendrede riches présents, et tout cela avec un coffre vide : et ilne veut pas examiner sa bourse, ni m’accorder un moment pour luidémontrer à quelle indigence est réduit son cœur, qui n’a plus lesmoyens d’effectuer ses vœux. Ses promesses excèdent siprodigieusement sa fortune, que tout ce qu’il promet est unedette ; il doit pour chaque parole : il est assez bonpour payer encore les intérêts. Ses terres sont toutes couchées surleurs livres. Oh ! que je voudrais être doucement congédié demon office, avant d’être forcé de le quitter ! Plus heureuxl’homme qui n’a point d’amis à nourrir, que celui qui est entouréd’amis plus funestes que les ennemis mêmes ! Le cœur me saignede douleur pour mon maître.

(Il sort.)

TIMON. – Vous ne vous rendez pasjustice ; vous rabaissez trop votre mérite. Voici, seigneur,cette bagatelle, comme un gage de notre amitié.

SECOND SEIGNEUR. – Je la reçois avec unereconnaissance particulière.

TROISIÈME SEIGNEUR. – Oh ! il estl’essence même de la bonté.

TIMON. – À propos, seigneur, je me rappelleque vous avez vanté l’autre jour un coursier bai que je montais. Ilest à vous, puisqu’il vous a plu.

LE SECOND SEIGNEUR. – Oh ! je vous prie,seigneur, excusez-moi ; je ne puis…

TIMON. – Vous pouvez m’en croire,seigneur ; je sais par expérience qu’on ne loue bien que cequi vous plaît : je juge des sentiments de mon ami par lesmiens. Ce que je vous dis est la vérité. J’irai vous fairevisite.

TOUS LES SEIGNEURS. – Nul ne sera aussibienvenu.

TIMON. – Je suis si reconnaissant de toutesvos visites que je ne puis assez donner. Je voudrais pouvoirdistribuer des royaumes à mes amis, et je ne me lasserais jamais… –Alcibiade, tu es un guerrier, et par conséquent rarementopulent : les bienfaits te sont dus, car tu vis sur les morts,et toutes les terres que tu possèdes sont sur le champ debataille.

ALCIBIADE. – Oui, des terres souillées,seigneur.

PREMIER SEIGNEUR. – Nous vous sommes siredevables !

TIMON. – Et moi à vous.

SECOND SEIGNEUR. – Nous vous chérissons siinfiniment !

TIMON. – Je suis tout à vous ! – Desflambeaux. – Encore des flambeaux !

TROISIÈME SEIGNEUR. – Que la plus purefélicité, l’honneur et les richesses ne vous abandonnent jamais,noble Timon.

TIMON. – Au service de ses amis.

(Sortent Alcibiade, les seigneurs et autres.)

APÉMANTUS. – Quel tumulte ici ! qued’inclinations de tête, que de courbettes[4] ! Jedoute que toutes ces jambes vaillent les sommes dont on paye leursgénuflexions. Amitié pleine d’une lie impure ! Il me sembleque les hommes au cœur faux ne devraient pas avoir des jambes silestes. – C’est ainsi que d’honnêtes dupes prodiguent leursrichesses pour des révérences.

TIMON. – Voyons, Apémantus, si tu n’étais passi bourru, tu éprouverais mes bontés.

APÉMANTUS. – Non, je ne veux rien. Si tuallais me corrompre aussi, voyons, il ne resterait plus personnepour se moquer de ta folie, et tu ferais encore plus de sottises.Tu donnes tant, Timon, que je crains bien que tu ne finisses par tedonner toi-même[5]. À quoi bonces fêtes, ce luxe et ces vaines magnificences ?

TIMON. – Ah ! si tucommences à médire de la société, j’ai juré de ne pas t’écouter.Adieu, et reviens chanter sur un ton plus aimable.

(Il sort.)

APÉMANTUS. – Allons : tu ne veux donc pasm’entendre à présent : eh bien, tu ne m’entendrasjamais ; je te fermerai la porte du ciel[6]. Oh !est-il possible que l’oreille des hommes soit sourde aux bonsconseils, et non à la flatterie !

(Il sort.)

FIN DU PREMIER ACTE

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