À Rebours

À Rebours

de Joris-Karl Huysmans

Notice

À en juger par les quelques portraits conservés au château de Lourps, la famille des Floressas des Esseintes avait été, au temps jadis, composée d’athlétiques soudards, de rébarbatifs reîtres.Serrés, à l’étroit dans leurs vieux cadres qu’ils barraient de leurs fortes épaules, ils alarmaient avec leurs yeux fixes, leurs moustaches en yatagans, leur poitrine dont l’arc bombé remplissait l’énorme coquille des cuirasses.

Ceux-là étaient les ancêtres ; les portraits de leurs descendants manquaient ; un trou existait dans la filière des visages de cette race ; une seule toile servait d’intermédiaire, mettait un point de suture entre le passé et le présent, une tête mystérieuse et rusée, aux traits morts et tirés,aux pommettes ponctuées d’une virgule de fard, aux cheveux gommés et enroulés de perles, au col tendu et peint, sortant des cannelures d’une rigide fraise.

Déjà, dans cette image de l’un des plus intimes familiers du duc d’Épernon et du marquis d’Ô, les vices d’un tempérament appauvri,la prédominance de la lymphe dans le sang, apparaissaient.

La décadence de cette ancienne maison avait, sans nul doute,suivi régulièrement son cours ; l’effémination des mâles étaitallée en s’accentuant ; comme pour achever l’œuvre des âges,les des Esseintes marièrent, pendant deux siècles, leurs enfantsentre eux, usant leur reste de vigueur dans les unionsconsanguines.

De cette famille naguère si nombreuse qu’elle occupait presquetous les territoires de l’Île-de-France et de la Brie, un seulrejeton vivait, le duc Jean, un grêle jeune homme de trente ans,anémique et nerveux, aux joues caves, aux yeux d’un bleu froidd’acier, au nez éventé et pourtant droit, aux mains sèches etfluettes.

Par un singulier phénomène d’atavisme, le dernier descendantressemblait à l’antique aïeul, au mignon, dont il avait la barbe enpointe d’un blond extraordinairement pâle et l’expression ambiguë,tout à la fois lasse et habile.

Son enfance avait été funèbre. Menacée de scrofules, accabléepar d’opiniâtres fièvres, elle parvint cependant, à l’aide de grandair et de soins, à franchir les brisants de la nubilité, et alorsles nerfs prirent le dessus, matèrent les langueurs et les abandonsde la chlorose, menèrent jusqu’à leur entier développement lesprogressions de la croissance.

La mère, une longue femme, silencieuse et blanche, mourutd’épuisement ; à son tour le père décéda d’une maladievague ; des Esseintes atteignait alors sa dix-septièmeannée.

Il n’avait gardé de ses parents qu’un souvenir apeuré, sansreconnaissance, sans affection. Son père, qui demeurait d’ordinaireà Paris, il le connaissait à peine ; sa mère, il se larappelait, immobile et couchée, dans une chambre obscure du châteaude Lourps. Rarement, le mari et la femme étaient réunis, et de cesjours-là, il se remémorait des entrevues décolorées, le père et lamère assis, en face l’un de l’autre, devant un guéridon qui étaitseul éclairé par une lampe au grand abat-jour très baissé, car laduchesse ne pouvait supporter sans crises de nerfs la clarté et lebruit ; dans l’ombre, ils échangeaient deux mots à peine, puisle duc s’éloignait indifférent et ressautait au plus vite dans lepremier train.

Chez les jésuites où Jean fut dépêché pour faire ses classes,son existence fut plus bienveillante et plus douce. Les Pères semirent à choyer l’enfant dont l’intelligence les étonnait ;cependant, en dépit de leurs efforts, ils ne purent obtenir qu’ilse livrât à des études disciplinées ; il mordait à certainstravaux, devenait prématurément ferré sur la langue latine, mais,en revanche, il était absolument incapable d’expliquer deux mots degrec, ne témoignait d’aucune aptitude pour les langues vivantes, etil se révéla tel qu’un être parfaitement obtus, dès qu’on s’efforçade lui apprendre les premiers éléments des sciences.

Sa famille se préoccupait peu de lui ; parfois son pèrevenait le visiter au pensionnat : « Bonjour, bonsoir, sois sage ettravaille bien. » Aux vacances, l’été, il partait pour le châteaude Lourps ; sa présence ne tirait pas sa mère de sesrêveries ; elle l’apercevait à peine, ou le contemplait,pendant quelques secondes, avec un sourire presque douloureux, puiselle s’absorbait de nouveau dans la nuit factice dont les épaisrideaux des croisées enveloppaient la chambre.

Les domestiques étaient ennuyés et vieux. L’enfant, abandonné àlui-même, fouillait dans les livres, les jours de pluie ;errait, par les après-midi de beau temps, dans la campagne.

Sa grande joie était de descendre dans le vallon, de gagnerJutigny, un village planté au pied des collines, un petit tas demaisonnettes coiffées de bonnets de chaume parsemés de touffes dejoubarbe et de bouquets de mousse. Il se couchait dans la prairie,à l’ombre des hautes meules, écoutant le bruit sourd des moulins àeau, humant le souffle frais de la Voulzie. Parfois, il poussaitjusqu’aux tourbières, jusqu’au hameau vert et noir de Longueville,ou bien il grimpait sur les côtes balayées par le vent et d’oùl’étendue était immense. Là, il avait d’un côté, sous lui, lavallée de la Seine, fuyant à perte de vue et se confondant avec lebleu du ciel fermé au loin ; de l’autre, tout en haut, àl’horizon, les églises et la tour de Provins qui semblaienttrembler, au soleil, dans la pulvérulence dorée de l’air.

Il lisait ou rêvait, s’abreuvait jusqu’à la nuit desolitude ; à force de méditer sur les mêmes pensées, sonesprit se concentra et ses idées encore indécises mûrirent. Aprèschaque vacance, il revenait chez ses maîtres plus réfléchi et plustêtu ; ces changements ne leur échappaient pas ;perspicaces et retors, habitués par leur métier à sonder jusqu’auplus profond des âmes, ils ne furent point les dupes de cetteintelligence éveillée mais indocile ; ils comprirent quejamais cet élève ne contribuerait à la gloire de leur maison, etcomme sa famille était riche et paraissait se désintéresser de sonavenir, ils renoncèrent aussitôt à le diriger sur les profitablescarrières des écoles ; bien qu’il discutât volontiers avec euxsur toutes les doctrines théologiques qui le sollicitaient parleurs subtilités et leurs arguties, ils ne songèrent même pas à ledestiner aux Ordres, car malgré leurs efforts sa foi demeuraitdébile ; en dernier ressort, par prudence, par peur del’inconnu, ils le laissèrent travailler aux études qui luiplaisaient et négliger les autres, ne voulant pas s’aliéner cetesprit indépendant, par des tracasseries de pions laïques.

Il vécut ainsi, parfaitement heureux, sentant à peine le jougpaternel des prêtres ; il continua ses études latines etfrançaises, à sa guise, et, encore que la théologie ne figurâtpoint dans les programmes de ses classes, il complétal’apprentissage de cette science qu’il avait commencée au châteaude Lourps, dans la bibliothèque léguée par son arrière-grand-oncleDom Prosper, ancien prieur des chanoines réguliers deSaint-Ruf.

Le moment échut pourtant où il fallut quitter l’institution desjésuites ; il atteignait sa majorité et devenait maître de safortune ; son cousin et tuteur le comte de Montchevrel luirendit ses comptes. Les relations qu’ils entretinrent furent dedurée courte, car il ne pouvait y avoir aucun point de contactentre ces deux hommes dont l’un était vieux et l’autre jeune. Parcuriosité, par désœuvrement, par politesse, des Esseintes fréquentacette famille et il subit, plusieurs fois, dans son hôtel de la ruede la Chaise, d’écrasantes soirées où des parentes, antiques commele monde, s’entretenaient de quartiers de noblesse, de luneshéraldiques, de cérémoniaux surannés.

Plus que ces douairières, les hommes rassemblés autour d’unwhist, se révélaient ainsi que des êtres immuables et nuls ;là, les descendants des anciens preux, les dernières branches desraces féodales, apparurent à des Esseintes sous les traits devieillards catarrheux et maniaques, rabâchant d’insipides discours,de centenaires phrases. De même que dans la tige coupée d’unefougère, une fleur de lis semblait seule empreinte dans la pulperamollie de ces vieux crânes.

Une indicible pitié vint au jeune homme pour ces momiesensevelies dans leurs hypogées pompadour à boiseries et àrocailles, pour ces maussades lendores qui vivaient, l’œilconstamment fixé sur un vague Chanaan, sur une imaginairePalestine.

Après quelques séances dans ce milieu, il se résolut, malgré lesinvitations et les reproches, à n’y plus jamais mettre lespieds.

Il se prit alors à frayer avec les jeunes gens de son âge et deson monde.

Les uns, élevés avec lui dans les pensions religieuses, avaientgardé de cette éducation une marque spéciale. Ils suivaient lesoffices, communiaient à Pâques, hantaient les cercles catholiqueset ils se cachaient ainsi que d’un crime des assauts qu’ilslivraient aux filles, en baissant les yeux. C’étaient, pour laplupart, des bellâtres inintelligents et asservis, de victorieuxcancres qui avaient lassé la patience de leurs professeurs, maisavaient néanmoins satisfait à leur volonté de déposer, dans lasociété, des êtres obéissants et pieux.

Les autres, élevés dans les collèges de l’État ou dans leslycées, étaient moins hypocrites et plus libres, mais ils n’étaientni plus intéressants, ni moins étroits. Ceux-là étaient desnoceurs, épris d’opérettes et de courses, jouant le lansquenet etle baccara, pariant des fortunes sur des chevaux, sur des cartes,sur tous les plaisirs chers aux gens creux. Après une annéed’épreuve, une immense lassitude résulta de cette compagnie dontles débauches lui semblèrent basses et faciles, faites sansdiscernement, sans apparat fébrile, sans réelle surexcitation desang et de nerfs.

Peu à peu, il les quitta, et il approcha les hommes de lettresavec lesquels sa pensée devait rencontrer plus d’affinités et sesentir mieux à l’aise. Ce fut un nouveau leurre ; il demeurarévolté par leurs jugements rancuniers et mesquins, par leurconversation aussi banale qu’une porte d’église, par leursdégoûtantes discussions, jaugeant la valeur d’une œuvre selon lenombre des éditions et le bénéfice de la vente. En même temps, ilaperçut les libres penseurs, les doctrinaires de la bourgeoisie,des gens qui réclamaient toutes les libertés pour étrangler lesopinions des autres, d’avides et d’éhontés puritains, qu’il estima,comme éducation, inférieurs au cordonnier du coin.

Son mépris de l’humanité s’accrut ; il comprit enfin que lemonde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles.Décidément, il n’avait aucun espoir de découvrir chez autrui lesmêmes aspirations et les mêmes haines, aucun espoir de s’accoupleravec une intelligence qui se complût, ainsi que la sienne, dans unestudieuse décrépitude, aucun espoir d’adjoindre un esprit pointu etchantourné tel que le sien, à celui d’un écrivain ou d’unlettré.

Énervé, mal à l’aise, indigné par l’insignifiance des idéeséchangées et reçues, il devenait comme ces gens dont a parléNicole, qui sont douloureux partout ; il en arrivait às’écorcher constamment l’épiderme, à souffrir des balivernespatriotiques et sociales débitées, chaque matin, dans les journaux,à s’exagérer la portée des succès qu’un tout-puissant publicréserve toujours et quand même aux œuvres écrites sans idées etsans style.

Déjà il rêvait à une thébaïde raffinée, à un désert confortable,à une arche immobile et tiède où il se réfugierait loin del’incessant déluge de la sottise humaine.

Une seule passion, la femme, eût pu le retenir dans cetuniversel dédain qui le poignait, mais celle-là était, elle aussi,usée. Il avait touché aux repas charnels, avec un appétit d’hommequinteux, affecté de malacie, obsédé de fringales et dont le palaiss’émousse et se blase vite ; au temps où il compagnonnait avecles hobereaux, il avait participé à ces spacieux soupers où desfemmes soûles se dégrafent au dessert et battent la table avec leurtête ; il avait aussi parcouru les coulisses, tâté desactrices et des chanteuses, subi, en sus de la bêtise innée desfemmes, la délirante vanité des cabotines ; puis il avaitentretenu des filles déjà célèbres et contribué à la fortune de cesagences qui fournissent, moyennant salaire, des plaisirscontestables ; enfin, repu, las de ce luxe similaire, de cescaresses identiques, il avait plongé dans les bas-fonds, espérantravitailler ses désirs par le contraste, pensant stimuler ses sensassoupis par l’excitante malpropreté de la misère.

Quoi qu’il tentât, un immense ennui l’opprimait. Il s’acharna,recourut aux périlleuses caresses des virtuoses, mais alors sasanté faiblit et son système nerveux s’exacerba ; la nuquedevenait déjà sensible et la main remuait, droite encorelorsqu’elle saisissait un objet lourd, capricante et penchée quandelle tenait quelque chose de léger tel qu’un petit verre.

Les médecins consultés l’effrayèrent. Il était temps d’enrayercette vie, de renoncer à ces manœuvres qui alitaient ses forces. Ildemeura, pendant quelque temps, tranquille ; mais bientôt lecervelet s’exalta, appela de nouveau aux armes. De même que cesgamines qui, sous le coup de la puberté, s’affament de mets altérésou abjects, il en vint à rêver, à pratiquer les amoursexceptionnelles, les joies déviées ; alors, ce fut lafin ; comme satisfaits d’avoir tout épuisé, comme fourbus defatigues, ses sens tombèrent en léthargie, l’impuissance futproche.

Il se retrouva sur le chemin, dégrisé, seul, abominablementlassé, implorant une fin que la lâcheté de sa chair l’empêchaitd’atteindre.

Ses idées de se blottir, loin du monde, de se calfeutrer dansune retraite, d’assourdir, ainsi que pour ces malades dont oncouvre la rue de paille, le vacarme roulant de l’inflexible vie, serenforcèrent.

Il était d’ailleurs temps de se résoudre ; le compte qu’ilfit de sa fortune l’épouvanta ; en folies, en noces, il avaitdévoré la majeure partie de son patrimoine, et l’autre partie,placée en terres, ne rapportait que des intérêts dérisoires.

Il se détermina à vendre le château de Lourps où il n’allaitplus et où il n’oubliait derrière lui aucun souvenir attachant,aucun regret ; il liquida aussi ses autres biens, acheta desrentes sur l’État, réunit de la sorte un revenu annuel de cinquantemille livres et se réserva, en plus, une somme ronde destinée àpayer et à meubler la maisonnette où il se proposait de baignerdans une définitive quiétude.

Il fouilla les environs de la capitale, et découvrit une bicoqueà vendre, en haut de Fontenay-aux-Roses, dans un endroit écarté,sans voisins, près du fort : son rêve était exaucé ; dans cepays peu ravagé par les Parisiens, il était certain d’être àl’abri ; la difficulté des communications mal assurées par unridicule chemin de fer, situé au bout de la ville, et par de petitstramways, partant et marchant à leur guise, le rassurait. Ensongeant à la nouvelle existence qu’il voulait organiser, iléprouvait une allégresse d’autant plus vive qu’il se voyait retiréassez loin déjà, sur la berge, pour que le flot de Paris nel’atteignît plus et assez près cependant pour que cette proximitéde la capitale le confirmât dans sa solitude. Et, en effet,puisqu’il suffit qu’on soit dans l’impossibilité de se rendre à unendroit pour qu’aussitôt le désir d’y aller vous prenne, il avaitdes chances, en ne se barrant pas complètement la route, de n’êtreassailli par aucun regain de société, par aucun regret.

Il mit les maçons sur la maison qu’il avait acquise, puis,brusquement, un jour, sans faire part à qui que ce fût de sesprojets, il se débarrassa de son ancien mobilier, congédia sesdomestiques et disparut, sans laisser au concierge aucuneadresse.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer