Contes de l’eau bleue

Contes de l’eau bleue

de Sir Arthur Conan Doyle
LE COFFRE À RAIES

Titre original :The Striped Chest (1900).

 

– Qu’en pensez-vous, Allardyce ? demandai-je.

Mon maître d’équipage se tenait à côté de moi sur la poupe ; pour rester d’aplomb, il avait écarté ses courtes jambes, car une forte houle avait survécu à la tempête ; à chaque coup de roulis, nos deux canots de hanche frôlaient l’eau. Il cala sa lunette contre le hauban de misaine pour mieux observer ce pitoyable et mystérieux navire chaque fois qu’il se hissait sur la crête d’une vague et s’y maintenait quelques instants en équilibre avant de retomber de l’autre côté ; il se trouvait si à ras de la mer que je ne distinguais que par intermittence la ligne vert feuille de son bastingage.

C’était un brick, mais son grand mât s’était brisé à trois mètres au-dessus du pont, et je n’avais pas l’impression que l’équipage eût cherché à se débarrasser de l’épave qui flottait à côté du bateau, avec ses voiles et ses vergues,comme l’aile inerte d’une mouette blessée. Le mât de misaine étaitencore debout, mais la toile était détendue et se déployait enlongs panaches blancs. J’avais rarement vu bateau plusmaltraité.

Comment nous serions-nous scandalisés,néanmoins, du triste spectacle qu’il nous offrait ? Au coursdes trois derniers jours, nous nous étions plus d’une fois demandési notre propre navire regagnerait jamais un port. Nous avionsnavigué à l’aveuglette pendant trente-six heures. Heureusement laMary-Sinclair n’avait pas son pareil parmi les navires quiavaient quitté la Clyde ! Nous avions émergé de la tempêteaprès n’avoir perdu que notre youyou et une partie du bastingage detribord. Mais nous ne pouvions guère nous étonner que d’autresbateaux eussent été plus malchanceux : ce brick mutilé,désemparé sur une mer bleue et sous un ciel limpide, évoquait toutel’horreur des heures précédentes ; il ressemblait à un hommeque la foudre aurait aveuglé, et qui poursuivrait sa route entitubant.

Tandis que nos matelots s’accoudaient aubastingage ou grimpaient dans les haubans pour mieux voir,Allardyce, Écossais lent et méthodique, contemplait longuementl’inconnu. Vers 20 degrés de latitude et 10 degrés de longitude,les rencontres suscitent toujours de la curiosité ; la grandevoie commerciale à travers l’Atlantique passe plus au nord ;depuis dix jours, nous n’avions pas aperçu une seule voile.

– Je crois qu’il est abandonné ! déclarale maître d’équipage.

C’était aussi mon avis, puisque je nediscernais aucun signe de vie sur le pont, et que les signauxamicaux de nos hommes demeuraient sans réponse. L’équipage avait dûl’abandonner dans un moment de panique.

– Il n’en a plus pour longtemps !poursuivit Allardyce de sa voix tranquille. À n’importe quelleminute, il peut chavirer la coque en l’air. L’eau lèche salisse.

– Quel est son pavillon ?demandai-je.

– Pas facile à identifier. Il est tout enrouléet emmêlé dans les drisses. Voilà ! Je l’ai. C’est le pavillonbrésilien, mais retourné : le bas en haut.

Avant d’abandonner le bateau, l’équipage avaitdonc hissé le signal de détresse. Mais quand l’avait-ilabandonné ? Je m’emparai de la lunette du maître d’équipage etj’explorai la surface tumultueuse de l’Atlantique que striaientencore de multiples lignes blanches d’écume dansante. Nulle part jen’aperçus de formes humaines.

– Il y a peut-être des survivants à bord,dis-je.

– Peut-être des sauvages ! murmura lemaître d’équipage.

– Alors, nous allons l’approcher par le côtésous le vent et tenir la cape.

Lorsque nous fûmes à moins de cent mètres,nous modifiâmes notre vergue de misaine, et nous nous tînmes là, lebrick et nous, secoués de hoquets comme deux clowns.

– Un canot à l’eau ! ordonnai-je. Prenezquatre hommes avec vous, monsieur Allardyce, et allez auxrenseignements.

Mais, juste à ce moment, mon second,M. Armstrong, arriva sur le pont pour son tour de quart. Ayantforte envie d’inspecter de près ce bateau abandonné, je le mis aucourant et me glissai dans le canot.

La distance était courte, mais le roulis siprononcé que lorsque nous tombions dans un creux nous perdions devue le brick et notre navire. Le soleil couchant ne dardait pas sesrayons obliques jusqu’à nous ; entre les vagues, il faisaitfroid et sombre. Lorsque nous remontions, nous retrouvions lalumière et la chaleur. Chaque fois que nous débouchions sur unecrête coiffée d’écume, j’apercevais le bastingage vert feuille etla misaine. Je gouvernai donc afin de le contourner par la proue etde repérer le meilleur endroit pour l’abordage. En le longeant,nous lûmes son nom sur sa carcasse ruisselante :Nossa-Senhora-da-Vittoria.

– Le bord du vent, monsieur, fit le maîtred’équipage. Paré pour la gaffe, charpentier ?

Un instant plus tard, nous avions sautépar-dessus les bastingages, légèrement plus hauts que ceux de notrenavire. Nous étions sur le pont du bateau abandonné.

Notre première pensée alla à notre sécurité,il nous fallait prévoir le cas, infiniment probable, où le bateausombrerait sous nos pieds. Deux de nos hommes se cramponnèrent àson amarre et la parèrent pour que nous puissions opérer uneretraite rapide. Le charpentier descendit dans la cale pourvérifier la quantité d’eau qui s’y trouvait. L’autre matelot,Allardyce et moi-même, nous nous mîmes en devoir de procéder à uninventaire hâtif du bateau et de sa cargaison.

Le pont était jonché d’épaves et de cages àpoules où flottaient les volailles mortes. Il n’y avait plus decanots, sauf un seul qui était défoncé, l’équipage avait doncabandonné le bateau. La cabine se trouvait dans un rouf, dont uncôté avait été éventré par la violence de la mer. Allardyce et moiy entrâmes ; la table du capitaine était telle qu’il l’avaitlaissée : couverte de livres et de papiers, tous en espagnolou en portugais, et aussi de cendres de cigarettes. Je cherchai lelivre de bord, mais sans succès.

– Il n’en a sans doute jamais tenu, ditAllardyce. Tout se passe à la bonne franquette à bord d’un navirede commerce de l’Amérique du Sud ; on n’y fait que lenécessaire. En admettant que le capitaine en ait tenu un à jour, ila dû l’emporter sur son canot.

– J’aimerais bien examiner tous ces livres ettous ces papiers, répondis-je. Demandez au charpentier de combiende temps nous disposons.

Nous fûmes rassurés. Le bateau était pleind’eau, mais une partie de la cargaison était flottable, et il n’yavait pas de danger immédiat. Probablement le bateau ne sombreraitjamais : il s’en irait plutôt à la dérive comme l’un de cesterribles bancs de roches qui ne figurent pas sur les cartes, maisqui envoient par le fond quantité de navires.

« Dans ce cas, vous ne courez aucun périlà descendre, dis-je au maître d’équipage. Voyez si la cargaisonpeut être sauvée. Pendant ce temps, je jetterai un coup d’œil surces papiers.

Les connaissements, quelques factures et deslettres qui étaient sur le bureau du capitaine m’apprirent que lebrick brésilien Nossa-Senhora-da-Vittoria avait quittéBahia un mois plus tôt. Le capitaine s’appelait Texeira, mais je nedécouvris rien qui m’informât sur l’équipage. Le bateau sedirigeait vers Londres. Un rapide examen des connaissementsm’indiqua que nous ne tirerions pas grand profit de notresauvetage. La cargaison se composait de noix de coco, de gingembreet de bois. Le bois se présentait sous la forme de grosses billes,spécimens intéressants des essences tropicales ; c’était grâceà elles sans doute que le bateau avait maintenu son équilibre, maisleur taille nous interdisait de les extraire des cales. Il y avaitaussi quelques marchandises de fantaisie : des oiseauxempaillés pour modistes et une centaine de caisses de fruits enconserve. Enfin, en épluchant les papiers, je tombai sur une notebrève rédigée en anglais qui retint mon attention :

Le destinataire de cette note est prié deveiller à ce que les divers bibelots anciens espagnols et indiensqui ont été retirés de la collection de Santarem et qui sontdestinés à Prontfoot et Neumann, Oxford Street, à Londres, soientplacés dans un endroit où ces objets uniques et d’une grande valeurne puissent subir aucun dégât. Cette recommandation s’applique enparticulier au coffre-trésor de don Ramirez di Leyra, auquelpersonne ne devra toucher.

Le coffre-trésor de don Ramirez ! Desobjets uniques et d’une grande valeur ! Je tenais là ma chanced’une prime de sauvetage ! Je m’étais levé, avec le papier àla main, quand mon maître d’équipage écossais apparut sur leseuil.

– Je pense que tout n’est pas tout à faitnormal à bord de ce bateau, monsieur.

Il avait des traits rudes ; pourtantl’étonnement se lisait sur son visage fermé.

– Qu’y a-t-il donc ? demandai-je.

– Il y a eu meurtre, monsieur. Là-bas, j’aitrouvé un homme avec la cervelle en bouillie.

– Tué par la tempête ?

– Peut-être, monsieur. Mais ça m’étonneraitque vous disiez la même chose après l’avoir vu.

– Où est-il ?

– Par ici, monsieur. Dans le grand rouf.

En fait de logements, ce brick ne comportaitque trois roufs ; l’un pour le capitaine, un autre près de laprincipale écoutille pour la cuisine et les repas, un troisième àl’avant pour les hommes. Le maître d’équipage me conduisit dans lerouf du milieu. Quand on y pénétrait, la cuisine était sur ladroite ; à gauche, il y avait une petite pièce avec deuxcouchettes pour les officiers ; puis, au-delà, dans undébarras jonché de voiles de réserve et de pavillons, des paquetsenfermés dans un tissu grossier et soigneusement amarrés étaientrangés le long des murs. Au fond se dressait un coffre à raiesblanche et rouge ; les bandes rouges étaient si passées et lesbandes blanches si sales qu’on ne distinguait les couleurs quelorsque la lumière tombait directement. Il avait un mètrevingt-cinq de largeur, un mètre dix de hauteur, et à peine moinsd’un mètre de profondeur, il était donc beaucoup plus volumineuxqu’un coffre de matelot.

Mais ce n’est pas au coffre qu’allèrent mesregards et mes pensées quand j’entrai. Sur le plancher, dans ungrand désordre d’étamines, était étendu un homme brun, de petitetaille, dont le visage était ourlé d’une barbe courte et bouclée.Il gisait sur le dos, les pieds contre le coffre. Sur le tissublanc où reposait sa tête, une tache rouge s’étalait, et de petitssillons écarlates couraient autour de son cou bronzé avant de seprolonger par terre. Pourtant, je ne voyais aucune blessureapparente ; sa figure était aussi placide que celle d’unenfant endormi.

Par contre, lorsque je me penchai, jedécouvris la plaie, et je me détournai en poussant une exclamationhorrifiée. Il avait été assommé comme une bête sous le merlin,probablement par quelqu’un qui l’avait surpris par-derrière. Uncoup terrible lui avait défoncé le haut de la tête et avaitprofondément pénétré dans le cerveau. Il pouvait bien avoir unefigure placide, car la mort avait dû être instantanée, etl’emplacement de la blessure montrait qu’il n’avait pas vu sonagresseur.

– S’agit-il d’un coup déloyal ou d’unaccident, capitaine Barclay ? me demanda le maîtred’équipage.

– Vous avez tout à fait raison, monsieurAllardyce. Cet homme a été assassiné, abattu par une arme lourde ettranchante. Mais qui était-il ? Et pourquoi a-t-il étéassassiné ?

– C’était un simple matelot, monsieur. Vous leverrez rien qu’en examinant ses doigts.

Il lui retourna les poches tout en parlant, etmit au jour un jeu de cartes, de la ficelle goudronnée et un paquetde tabac du Brésil.

– Oh ! oh ! regardez ceci !fit-il.

C’était un grand couteau ouvert, doté d’unelame à ressort. Il venait de le ramasser sur le plancher. L’acierétait net et luisant, il n’avait donc pas servi au crime, pourtantle mort l’avait dans la main quand il avait été assommé, car sesdoigts s’étaient refermés sur le manche.

– J’ai l’impression, monsieur, qu’il se savaiten danger et qu’il gardait son couteau pour se défendre, me dit lemaître d’équipage. Mais nous ne pouvons plus rien pour ce pauvrediable. Je me demande ce que contiennent ces paquets qui sont fixésaux murs. On dirait des idoles, des armes et je ne sais quellescuriosités. Il y en a de tous les genres.

– En effet, répondis-je. Ce sont les seulsobjets de valeur que nous récupérerons sur la cargaison. Hélez lenavire et commandez un autre canot, pour que nous puissions montercette marchandise à notre bord.

Pendant son absence, je passai en revue lecurieux butin qui venait de nous échoir. Les bibelots avaient étési bien enveloppés que je ne pus m’en faire qu’une idée généralemais le coffre à raies était suffisamment éclairé pour me permettreune inspection précise de son extérieur. Sur le couvercle garni declous et de coins métalliques étaient gravées des armoiriescompliquées, sous lesquelles se trouvait une ligne écrite enespagnol et que je traduisis ainsi : « Coffre-trésor dedon Ramirez di Leyra, chevalier de l’ordre de Saint-Jacques,gouverneur et capitaine général de Terra Firma et de la province deVeraquas. » Dans un angle, je lus une date :« 1606. » Dans l’angle opposé, je vis une grandeétiquette blanche qui portait ces mots écrits en anglais :« Vous êtes instamment prié de n’ouvrir ce coffre en aucuncas. » Le même avertissement était répété en dessous, enespagnol. Quant à la serrure, elle était très ouvragée et d’unacier compact orné d’une devise latine qui dépassait lacompréhension d’un marin.

Je venais de terminer mon examen du coffrequand l’autre canot, qui avait à bord mon second,M. Armstrong, se rangea parallèlement au bateau. Nousentreprîmes donc de le remplir des divers bibelots et autrescuriosités sud-américaines qui semblaient bien être les seulsobjets dignes d’être retirés du bateau abandonné. Quand le canotfut plein, je le renvoyai. Puis Allardyce et moi, aidés par lecharpentier et un matelot, nous soulevâmes le coffre à raies etnous le descendîmes dans notre canot, en le posant en équilibre surles bancs de nage du milieu ; il était si lourd en effet quesi nous l’avions placé à l’une ou l’autre des extrémités il auraitpu faire basculer notre embarcation. Nous laissâmes le cadavre àl’endroit où nous l’avions trouvé.

Le maître d’équipage émit l’hypothèse qu’aumoment de l’abandon du bateau, le matelot avait commencé à pilleret que le capitaine, désireux de préserver un minimum dediscipline, l’avait abattu d’un coup de hachette. Elle paraissaitplus conforme aux faits que toute autre explication ;pourtant, elle ne me satisfit pas complètement. Mais l’océan est unroyaume de mystères, et nous nous contentâmes d’ajouter le destinde ce matelot brésilien à la longue liste que le marin gardetoujours en mémoire.

Le coffre fut hissé avec des cordages sur lepont de la Mary-Sinclair, puis porté par quatre hommesd’équipage jusqu’à la cabine où, entre la table et les caissons, iltrouva exactement sa place. Il resta là pendant le souper ;après le repas, mes officiers demeurèrent avec moi pour discuter del’événement du jour devant un verre de grog. M. Armstrong quiétait grand, mince, excellent marin de surcroît, avait laréputation d’un homme avare et cupide. Notre découverte l’avaitgrandement excité ; déjà, tout en regardant le coffre avec desyeux brillants, il calculait la part qui reviendrait à chacun denous quand serait répartie la prime de sauvetage.

– Puisque le papier affirme qu’il s’agit depièces uniques, monsieur Barclay, elles peuvent valoir un prix fou.Vous n’avez pas idée des sommes que paient parfois les richescollectionneurs. Mille livres, ce n’est rien pour eux ! Ou jeme trompe fort, ou ce voyage nous rapportera quelque chose.

– Je ne partage pas votre avis, dis-je. Pourautant que j’aie pu me rendre compte, ces bibelots ne me semblentpas différer beaucoup des autres curiosités de l’Amérique du Sudque l’on trouve partout aujourd’hui.

– Ma foi, monsieur, j’en suis à monquatorzième voyage, et je n’ai jamais vu un coffre pareil. Il vautune fortune, tel qu’il est. De plus, il est si lourd qu’il contientsûrement des objets précieux. Vous ne croyez pas que nous devrionsl’ouvrir et l’inventorier ?

– Si vous forcez la serrure, vous abîmerez lecoffre, c’est sûr ! fit observer le maître d’équipage.

Armstrong s’accroupit devant le coffre, penchala tête ; son long nez crochu approcha de la serrure jusqu’àla toucher.

– C’est du chêne, dit-il. Du chêne qui, avecl’âge s’est légèrement contracté. Si j’avais un ciseau à froid ouun couteau à lame solide, je pourrais forcer la serrure sans abîmerle bois le moins du monde.

Les mots « couteau à lame solide »me rappelèrent le matelot qui avait été tué sur le brick.

– Je me demande s’il n’était pas en train del’ouvrir quand quelqu’un est intervenu, dis-je.

– Cela je l’ignore, monsieur. Mais ce que jesais, c’est que je peux ouvrir ce coffre. Dans le caisson, il y aun tournevis. Éclairez-moi avec la lampe, Allardyce, il nerésistera pas à une ou deux poussées.

– Attendez !…

Déjà, les yeux allumés par la curiosité et lacupidité, il s’était penché au-dessus du couvercle. Mais jel’arrêtai.

– Je ne vois pas pourquoi nous nous hâterions.Vous avez lu l’étiquette, elle nous met en garde et nous recommandede ne pas l’ouvrir. Peut-être cette recommandation estvalable ; peut-être elle ne l’est pas. Mais de toutes façons,j’entends m’y conformer. D’ailleurs, quel que soit le contenu ducoffre et en admettant qu’il soit précieux, sa valeur n’en sera pasdiminuée si nous l’ouvrons dans les bureaux du destinataire plutôtque dans la cabine de la Mary-Sinclair.

Mon second parut amèrement déçu.

– Je pense, monsieur, que vous n’êtes passuperstitieux à ce point ? ricana-t-il. Si le coffre échappe ànotre surveillance, si nous ne vérifions pas nous-mêmes ce qu’ilcontient, nous risquons de perdre nos droits. En outre…

– En voilà assez, monsieur Armstrong !interrompis-je sèchement. Vous pouvez me faire confiance, vosdroits seront sauvegardés. Mais je ne veux pas que le coffre soitouvert ce soir.

– D’ailleurs, l’étiquette prouve que le coffrea été examiné par des Européens, ajouta Allardyce. Un coffre-trésorn’est pas forcément un coffre qui contient des trésors. Denombreuses personnes y ont sûrement jeté un coup d’œil depuisl’époque où vivait le vieux gouverneur de Terra Firma !

Armstrong lança le tournevis sur la table ethaussa les épaules.

– Comme vous voudrez ! fit-il.

Mais pendant le reste de la soirée, bien quenous eussions abordé des sujets différents, je remarquai que sonregard revenait toujours, avec la même expression de convoitise,vers le coffre à raies.

Et maintenant, j’en arrive à un épisode qui mefait encore frissonner aujourd’hui quand je me le rappelle. Autourde notre cabine étaient disposées les chambres des officiers ;la mienne, située au bout du petit couloir qui conduisait àl’échelle de commandement, était la plus éloignée. Je ne prenaispas de quart, sauf dans les cas d’urgence, les veilles étantréparties entre les autres officiers. Armstrong avait le quart deminuit et devait être relevé à quatre heures du matin parAllardyce. J’avais le sommeil très lourd : il ne me fallaitgénéralement rien moins qu’une main sur mon épaule pour meréveiller.

Et cependant je me réveillai cette nuit-là, ouplutôt aux premières lueurs grises de l’aube. Il était juste quatreheures et demie à mon chronomètre quand quelque chose me fitsursauter, nerfs tendus et l’esprit clair. C’était un bruit, unbruit de chute qui s’était achevé sur un cri humain ; ilrésonnait encore dans mes oreilles. Je demeurai assis à écouter,mais tout était redevenu silencieux. Je n’avais pas rêvé, le criprolongeait encore ses échos dans ma tête ; c’était un crid’épouvante et il avait été poussé non loin de moi. Je sautai à basde ma couchette, enfilai quelques vêtements et me dirigeai vers lacabine.

D’abord je ne vis rien d’anormal. Dans lafroide lumière grise, je reconnus la table au tapis rouge, les sixchaises tournantes, les caissons au brou de noix, le baromètre quioscillait et, dans le fond, le grand coffre à raies. J’allais fairedemi-tour pour me rendre sur le pont et demander au maîtred’équipage s’il avait entendu quelque chose, quand mes yeuxs’arrêtèrent brusquement sur un objet qui, sous la table, dépassaitle tapis rouge. L’objet était une jambe : une jambe terminéepar une longue botte de marin. Je me baissai. Un corps étaitétendu, contorsionné, les bras en croix. Un premier regard m’appritqu’il s’agissait d’Armstrong, mon second ; un deuxième qu’ilétait mort. Je demeurai bouche bée. Puis je me précipitai sur lepont, appelai Allardyce, et nous revînmes tous les deux dans lacabine.

Nous tirâmes le malheureux de dessous latable. Quand nous vîmes sa tête qui dégouttait de sang, nous nousregardâmes. Je ne sais lequel était le plus pâle.

– La même blessure que celle du matelotespagnol ! haletai-je.

– Exactement la même ! Que Dieu nousprotège ! C’est ce coffre infernal ! Regardez la maind’Armstrong !

Il leva la main droite d’Armstrong, elletenait le tournevis dont il avait voulu se servir la veille ausoir.

– Il s’est attaqué au coffre, monsieur. Ilsavait que j’étais sur le pont et que vous dormiez. Il s’estagenouillé devant le coffre et il a fait jouer la serrure avec cetoutil. Puis il lui est arrivé quelque chose, et il a hurlé commevous l’avez entendu.

– Allardyce, murmurai-je, que lui est-ilarrivé ?

Le maître d’équipage posa une main sur mamanche et me conduisit à sa cabine.

– Ici, nous pouvons parler, monsieur. Maislà-bas, nous ne savons pas qui peut nous écouter. À votre avis,capitaine Barclay, qu’y a-t-il dans ce coffre ?

– Je vous donne ma parole, Allardyce, que jen’en ai pas la moindre idée.

– Moi, je ne vois qu’une théorie qui rendraitcompte de tous les faits. Considérez la taille du coffre.Rappelez-vous les ornements métalliques et les ciselures quipeuvent dissimuler des trous d’aération. Songez à son poids :il a fallu quatre hommes pour le porter. Et pour comble,souvenez-vous que deux hommes ont essayé de l’ouvrir, et que tousdeux y ont laissé la vie. Voyons, monsieur, tout cela ne signifiequ’une chose !

– Vous voulez dire qu’il y a un hommededans ?

– Bien sûr ! Il y a un homme dedans. Voussavez comment ça se passe, monsieur, en Amérique du Sud ! Unhomme peut être président une semaine, et la semaine suivantetraqué comme un gibier. Mon idée est qu’à l’intérieur se cachequelqu’un, armé et prêt à tout, qui se ferait tuer plutôt que de selaisser prendre.

– Mais comment mange-t-il ? Queboit-il ?

– C’est un coffre spacieux, monsieur. Il peutcontenir quelques provisions. Pour la boisson, il devait avoir surle brick un ami qui la lui apportait.

– Vous pensez donc que l’étiquetterecommandant de ne pas ouvrir le coffre n’a pas d’autre but que deprotéger l’homme qui est caché dedans ?

– C’est ce que je crois, monsieur. Avez-vousune autre explication qui cadre avec la réalité ?

Je dus avouer que non.

– La question est de savoir ce que nous allonsfaire, dis-je.

– L’homme est un dangereux bandit qui nereculerait devant rien. Je pense qu’il ne serait pas mauvais depasser des cordages autour du coffre et de le mettre en remorquependant une demi-heure ; ensuite, nous pourrions l’ouvrirtranquillement. Ou, si nous ficelions le coffre et si nousempêchions l’homme d’avoir de quoi boire, ce serait aussi bien. Ouencore le charpentier pourrait passer une couche de vernis quiboucherait tous les trous d’aération.

– Allons, Allardyce ! m’écriai-je encolère. Vous n’allez tout de même pas me faire croire quel’équipage d’un navire va se laisser terroriser par un homme seuldans un coffre. S’il y en a un, je m’engage à le fairesortir !

J’allai dans ma chambre et je pris monrevolver.

– Maintenant, Allardyce, ouvrez la serrure,moi, je veille et suis paré pour n’importe quoi.

– Pour l’amour de Dieu, monsieur, pensez à ceque vous voulez faire ! cria le maître d’équipage. Deux hommessont morts à cause du coffre, et le sang de l’un deux n’a pasencore fini de sécher sur le tapis !

– Raison de plus pour que nous levengions !

– Au moins, monsieur, laissez-moi appeler lecharpentier. Trois hommes valent mieux que deux, et c’est uncostaud.

Il s’éloigna pour aller le réveiller. Jedemeurai seul avec le coffre dans la cabine. Je ne suis pas unnerveux, mais je maintins quand même la longueur de la table entremoi et cette antique pièce de l’art espagnol. À la lumièrecroissante du matin, les bandes rouge et blanche commençaient à sedifférencier ; les ciselures étranges et les ornementsmétalliques attestaient les soins amoureux dont l’avaient entouréd’habiles artisans. Bientôt le maître d’équipage revint avec lecharpentier, qui s’était armé d’un marteau.

– C’est une sale affaire, monsieur !dit-il en regardant tristement le corps de mon second. Vous croyezque quelqu’un se cache dans ce coffre ?

– Sans aucun doute, répondit Allardyce, quiramassa le tournevis et crispa les mâchoires comme un homme qui abesoin de rassembler toutes ses forces physiques et morales. Jerepoussai la serrure ; entourez-moi tous les deux. S’il sedresse, charpentier, flanquez-lui un solide coup de marteau sur latête ! Et tirez tout de suite, monsieur, s’il lève lamain ! Allons-y !

Agenouillé face au coffre à raies, il glissala lame de l’instrument sous le couvercle. Dans un grincement aigu,la serrure joua.

– Attention ! cria le maîtred’équipage.

D’une secousse, il souleva le couvercle etl’ouvrit tout grand. Nous fîmes un bond en arrière, moi avec monrevolver armé et en joue, le charpentier avec le marteau au-dessusde sa tête. Mais, comme rien ne se produisit, nous avançâmes etplongeâmes nos regards à l’intérieur. Le coffre était vide.

Pas tout à fait cependant, car, dans un coin,était couché un vieux chandelier jaune, orné de ciselurescompliquées et paraissant presque aussi ancien que le coffrelui-même. Son éclat jaune et sa forme artistique donnaient à penserque sa valeur était considérable. En dehors de lui, il n’y avaitrien d’autre que de la poussière.

– Alors ça ! s’écria Allardyce, qui n’encroyait pas ses yeux. D’où est venu le coup ?

– Regardez l’épaisseur des côtés, regardez lecouvercle. Il y a bien douze centimètres de bois en épaisseur. Etregardez le grand ressort métallique en travers.

– C’est lui qui maintient le couvercle ouvert,dit le maître d’équipage. Vous voyez, il ne retombe pas. Quelle estcette inscription en allemand à l’intérieur ?

– Sur le ressort ?… L’inscription indiquequ’il a été fabriqué par Johann Rothstein, d’Augsbourg, en1606.

– Du solide ! Mais nous ne sommes pasplus avancés à propos de ce qui s’est passé, n’est-ce pas,capitaine Barclay ? Le chandelier brille comme de l’or. Nousaurons tout de même quelque chose pour nous dédommager, aprèstout !

Il se pencha pour le prendre. Depuis cetinstant, je ne doute plus de la réalité de l’inspiration. En effet,je l’attrapai par le col et l’écartai presque brutalement.Peut-être était-ce une vieille histoire du Moyen Âge qui m’étaitrevenue en mémoire, peut-être avais-je aperçu un peu de rouge quin’était pas de la rouille sur la partie supérieure de la serrure.Mais pour tous les deux, mon acte prompt et imprévu ressembleratoujours à une inspiration du ciel.

– Il y a une diablerie ici, dis-je. Donnez-moila canne recourbée qui se trouve dans le coin.

C’était une canne ordinaire, à mancherecourbé. Je la fis passer autour du chandelier et je tirai. Dansun éclair, une rangée de crocs en acier poli jaillit de dessous lerebord supérieur, et le gros coffre à raies chercha à nous mordrecomme une bête sauvage. Le grand couvercle se rabattit dans unfracas qui secoua les verres posés sur l’étagère. Le maîtred’équipage tomba assis sur le bord de la table, tremblant comme uncheval effrayé.

– Vous m’avez sauvé la vie, capitaineBarclay ! balbutia-t-il.

Voilà quel était le secret du coffre à raies,et comment le vieux don Ramirez di Leyra préservait ses gains malacquis de la Terra Firma et de la province du Veraquas. Le plusrusé des voleurs ne pouvait pas faire autrement que d’être tentépar ce chandelier en or ; mais dès qu’il posait la maindessus, le ressort terrible se détendait ; les pointes d’acierlui transperçaient le crâne ; le choc faisait basculer lavictime et permettait au coffre de se refermer automatiquement. Jeme demandai combien de meurtres avait commis ce mécanismed’Augsbourg. Quand j’eus imaginé l’histoire probable de ce sinistrecoffre à bandes rouge et blanche, ma décision ne tarda pas.

– Charpentier, prenez trois hommes etportez-le sur le pont.

– Pour le jeter par-dessus bord,monsieur ?

– Oui, monsieur Allardyce. Je ne suis pas trèssuperstitieux, mais il ne faut pas trop en demander à un marin.

– Rien d’étonnant à ce que le brick ait été siéprouvé par le mauvais temps, capitaine Barclay, avec un pareilobjet à bord. Le baromètre baisse rapidement, monsieur. Nous avonsjuste le temps.

Nous n’attendîmes même pas les trois matelots.Nous le halâmes sur le pont, le charpentier, le maître d’équipageet moi, nous le basculâmes par-dessus le bastingage. Il fit ungrand plouf dans l’eau et s’enfonça. Il gît par là, le coffre àraies, à mille brasses de fond. Et si, comme on le prédit, la mers’assèche un jour, je plains l’homme qui découvrira ce vieux coffreet qui essaiera de forcer son secret.

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