Davidée Birot

Davidée Birot

de René Bazin

Chapitre 1 L’ARDÉSIE

Beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire, Maïeul Jacquet, que tout le monde sur les carrières appelait Maïeul Rit-Dur, parce qu’il ne riait pas souvent, laissa l’ouvrage, entra sous le tue-vent, et, ôtant ses sabots, délia ses guêtres de chiffons, qu’il accrocha, soigneusement, à une traverse de l’abri.On le vit un moment, tête nue, dans l’ouverture triangulaire que laissent entre elles les deux premières claies du tue-vent,écartées à la base et jointes par le sommet. Il observa le lointain, du côté du Sud-Ouest, et il eut sans doute une pensée pour quelqu’un qui demeurait par là.

– Tu t’en vas ? demanda un homme qui travaillait à dix mètres de la hutte. C’est la pierre qui te dégoûte ? Je suis comme toi : depuis trois mois je n’ai eu que du déchet.

– Peut-être bien, dit Rit-Dur.

– À moins que tu n’aies des affaires, des raisons qu’on ne sait pas, pour quitter l’ouvrage avant quatre heures ?

Rit-Dur ne répondit pas. Il rentra, en se courbant, sous les claies, et prit une petite soupière vide, une cuillère de métal blanc, et un reste de pain qu’il posa au milieu d’un mouchoir à carreaux étendu sur le sol. Puis, ramenant les coins de l’étoffe, il s’appliqua à les nouer deux à deux par-dessus la desserte de son dîner de midi, tandis qu’un troisième ouvrier d’à-haut, voisin de gauche, répliquait :

– Pourquoi lui fais-tu desquestions ? S’il a des secrets, celui-là, il ne te les dirapas, même quand il sera saoul, et il ne l’est jamais.

– Il a de la chance, fit le voisin.

– Pour sûr !

Le bruit des voix cessa, et on entendit mieuxle crépitement de l’ardoise brisée, qui s’élevait de toutes lesbuttes de la carrière, les ondes très sonores et musicales desblocs frappés par les pics d’acier, les coups plus sourds desmaillets sur les ciseaux de fendage, le crissement des lamellesd’ardoise taillées par les couteaux à contrepoids qui se levaientet tombaient en mesure, ici et là, devant les tue-vent. Trois centshommes qui se seraient amusés à casser du verre avec des marteaux,auraient obtenu à peu près la même musique. Dans les chemins, toutremplis d’une boue bleue, des fardiers à bascule, conduits par desenfants, portaient des blocs énormes et plats, qui sonnaient auxcahots, et, quand ils avaient déchargé la pierre, les gamins,debout sur le plancher de la charrette sans rebords, fouaillaientle cheval qui prenait le trot, en secouant la machine, la poussièreet l’enfant. Alors, le roulement des roues ébranlait tout leterrain, et mêlait sa rumeur aux cascades de notes légères quefaisait, sur les buttes, l’ardoise attaquée ou rompue.

Le tue-vent de Rit-Dur était presque neuf,vaste, composé de trois belles palissades, une de fond, deuxformant le bonnet de police, et que le fendeur avait faiteslui-même, de bruyères, de genêts bien serrés entre des lattes debois, et de brins de bourdaine ajoutés aux genêts, de cettebourdaine dont les tiges lisses, noires et effilées, rendent fousles chevreuils au printemps. À droite de l’entrée, des rangéesd’ardoises fabriquées, petites et grandes, fines ou grossières,depuis le « poil roux » jusqu’à la « grandeanglaise », attendaient que le compteur passât et enlevât lamarchandise. La matinée avait été hargneuse, comme il arrive sisouvent en mars, et toute l’après-midi était restée humide. Lesmoindres éclats d’ardoise dont le sol était jonché retenaient unegoutte d’eau sur leur pointe ou leur tranche. Les nuages grisn’avaient cessé de venir de l’Ouest, de la même allure, sans aucunedéchirure par où le bleu pût se montrer. Cependant, depuis unmoment, la nappe des nuées s’était rompue, et le ciel, au ras del’horizon, vers l’occident, était d’un vert fin et lavé, d’unelumière sans force, sur laquelle se projetaient, moins mornes, lestoits de quelques maisons lointaines, les lignes vallonnées desbuttes, plusieurs cheminées d’usines, quelques cimes d’arbres et lehaut chevalement du puits de la Fresnais, pareil à un moulin sansailes posé sur un échafaudage de gros madriers. Maïeul Jacquetsortit de son tue-vent, poussant de la main une bicyclette, etportant en sautoir le paquet noué dans la serviette et pendu à uneficelle.

– Bonsoir, vous tous ! dit-il.

– Bonsoir !

Ce n’était pas un homme ordinaire, ce Rit-Dur.Très bon ouvrier, il avait eu « sa part d’homme » depuisle jour de ses dix-huit ans ; il était fendeur à quatrehottées, ce qui veut dire qu’à chaque distribution de pierre, lefardier s’arrêtait devant son tue-vent et renouvelait la provisionde blocs d’ardoise qui séchaient devant la porte. Mais surtout, parle caractère et le goût de la solitude, il ressemblait à peu decompagnons. On l’avait vu venir, autrefois, des îles qui sont entreles bras de Loire, vers Savennières. Déjà grandet et songeur plusque d’autres, il avait plu par son visage et par sa politesse. S’ilne parlait guère, il était musicien, poète, mais non pour laromance dans les noces. Les fendeurs chantaient parfois, sous lestue-vent, des chansons qu’on disait composées par lui. Et même, enquelques rares nuits, on avait entendu descendre des genêts, ducôté des buttes de la Gravelle, des airs d’un « flutiau »que personne n’avait vu, mais qui sonnait à faire pleurer. Et lesvoisins avaient dit : « C’est Maïeul qui est dans sesjours. »

Il marcha une centaine de mètres, sur lesdébris craquants, puis, enfourchant la machine, il prit, sans sehâter, le chemin qui conduit vers l’Ardésie, la petite commune,toute voisine, où il habitait. Chaque matin et chaque soir ilsuivait cette route, presque jusqu’au village, mais pas tout àfait. Car pour sortir de chez lui ou pour y rentrer, il fallaitnécessairement faire un détour. La Gravelle n’était pas située enbordure d’un chemin, bien sagement. Si Maïeul ne ressemblait pas àtout le monde, on pouvait en dire autant de sa maison, vieille,haut perchée, isolée au milieu des remblais et des fondsd’anciennes carrières abandonnées depuis plus de cent ans. Quelleidée drôle il avait eue d’aller se loger là, loin de l’auberge etdes voisins qui ont toujours au moins une nouvelle à raconter, unjournal à prêter, ou une sottise à dire ! Il ne se pressaitpas, mais les muscles étaient solides, et, pour escalader unraidillon, il ne faisait aucun effort apparent. En quelquesminutes, il fut au milieu de la petite place de l’Ardésie, où iln’y avait pas même une maison d’autrefois avec un beau long toit,une fenêtre à meneau ou une tourelle, mais une épicerie neuve, unbureau de tabac neuf, deux masures repeintes et maquillées à lachaux, et un hangar énorme, magasin abandonné de la Commission desArdoisières, et dont la charpente, effondrée par endroits, laissaitpasser le soleil, les étoiles et la pluie. Personne ne traversaitla place quand il s’y engagea ; mais comme il entrait dans larue qui fait suite, et qui est un des morceaux de ce villageéparpillé, une bande de gamines se précipitèrent hors de l’école,les mains levées, chantant, criant. Deux d’entre elles, emportéespar l’élan, heurtèrent le bicycliste qui faillit tomber, laissapencher sa machine à droite, mit un pied sur le chemin, ets’arrêta, en haussant les épaules. Alors, toutes les petites, unevingtaine au moins, applaudirent et manifestèrent la joie la plusbruyante de ce que ce grand jeune fendeur avait été obligé des’arrêter, sans que, d’ailleurs, il y eût le moindre mal pourpersonne.

– Monsieur Maïeul ! Il atombé ! Il a tombé ! C’est la coursed’obstacles !

Une voix nette coupa les cris :

– Ernestine, vous serez en retenue demainsoir !

Tout le bruit cessa. Les petites filles serangèrent d’elles-mêmes en deux groupes, qui se tournèrent le doset disparurent, l’un montant, l’autre descendant.

– Monsieur Maïeul, je suis biencontrariée.

– Pas moi. N’y a pas d’offense.

Il se tut, son épaule se leva du côté desécolières qui s’éloignaient en lignes, six par six, ayant du jourentre elles, comme des dents de râteau. Mais il n’exprima pasautrement sa pensée.

L’institutrice, qui venait d’assister audépart de ses élèves, se tenait sur le seuil de la porte, dont lesmontants de tuf étaient crépis de boue brune et de boue gorge depigeon jusqu’à hauteur d’homme, c’est-à-dire un peu plus haut quela tête de mademoiselle Davidée Birot. Elle était jeune, elle setenait bien droite, et ses yeux, las de lecture et d’écriture,avaient plaisir à regarder la route, l’éclaircie au bas du ciel, lepaysage morne et ce grand carrier démonté, arrêté au milieu duchemin. Entre sa jupe noire et les montants de la porte, on voyaitle sol, flaqué d’eau et de sable, de la cour de l’école, et, plusloin, des poiriers sans feuilles et les cercles d’une tonnelle.

Quand Maïeul eut considéré un moment la troupedes petites filles, il saisit les deux poignées du guidon, et ilrejeta en arrière, d’un tour de rein, son paquet qui s’étaitdéplacé. Mais il réfléchit qu’il serait malhonnête de partir sansavoir seulement fait un bout de conversation avec la maîtressed’école, et il la regarda. Sa figure exprima l’étonnement le plusprofond, et une de ses mains lâcha la bicyclette.

– Qu’est-ce que je vois là, mademoiselle,le long de vous ? une pelle ?

– Bien sûr, monsieur Maïeul.

– Elle est grosse comme lamienne !

– Je l’ai trouvée à l’école. Nous n’enavons pas d’autre.

– Vous n’allez pas vous enservir ?

– Mais pardon, je vais m’en servir, ettout de suite !

Elle n’avait pas le rire de beaucoup de femmesdu peuple, le rire tout en notes de musique et qui ouvre la bouche.Mais elle riait d’une manière réfléchie et retenue, qui laissaitl’esprit sur les lèvres. Elle ne se moquait pas. Elle montrait unpeu ses dents. Elle connaissait Maïeul. Elle pensait :« Ce brave garçon me prend évidemment pour une sorte deprincesse ! »

– Vous croyez donc que nous avons unjardinier, monsieur Maïeul ? Non, la commune ne nous en offrepas. Monsieur le maire de l’Ardésie serait bien étonné si je lui endemandais un. Nous bêchons nous-mêmes, nous semons nous-mêmes noscarottes, nos oignons, notre persil, nos petits radis… Évidemmentce n’est pas du travail de praticien. Mais voilà le printemps quis’annonce. Si nous voulons varier notre ordinaire, il faut nousmettre à l’œuvre. Et vous voyez, je m’y mets.

Cette façon de rire, en pensant plus de chosesqu’elle n’en disait, intimida et attira le fendeur. Déjàmademoiselle Davidée s’était détournée, elle traversait la cour,elle poussait la barrière à claire-voie qui terminait, près de lacuisine de l’école, le mur bas du potager ; elle entrait,enjambait une plate-bande semée de mâche, et se campait debout aucommencement de la planche voisine. Allait-elle vraiment, avec cesmains habituées à écrire, et blanches, et effilées, pas plusgrosses qu’une pomme de fenouillet, soulever la pelle pleine deterre, la retourner, et cela jusqu’à la brune ? Sans doute.Elle avait déjà relevé le bras gauche en glissant, allongé ledroit, appuyé le pied sur la lame de fer, quand Maïeul empoigna lemanche, le secoua et le tira à lui.

– Bien ! bien ! Laissez-moidonc cet outil-là ! Il me connaît mieux que vous. Je vais vousle bêcher, votre jardin !

– Oh !

– Et en moins de temps !

– C’est vrai ?

– Et ça fera plaisir à… Enfin suffit, jen’ai qu’à me presser.

Elle était debout, au milieu de la planche demâche, prête à rire ou à s’attendrir un peu, sans savoir ce quiconvenait. Mais Maïeul quittait sa veste, la jetait sur la pyramided’un petit poirier, et se mettait à défoncer la terre qui, aucontact de l’air, s’écroulait sur elle-même, toute grasse, mêlée depaille et de brins de seneçon.

– Ma foi, puisque c’est vrai, je vousremercie bien, monsieur Maïeul. J’ai justement des devoirs àcorriger ; vous me rendez service.

Mais lui, il ne répondait pas, ayant pourhabitude de ne point dépenser sa force en paroles. Déjà, en huitcoups de pelle, il avait remué, sur un pied de large, toutel’étroite bande de jachère ; il commençait à attaquer laseconde tranche. L’institutrice s’éloigna, par l’allée toutemartelée de talons menus, les siens et ceux de mademoiselle RenéeDesforges, la titulaire. Elle monta les trois marches du perron, aufond de la cour de récréation et en vue du jardin ; elles’appliqua, involontairement, à monter bien droit, sans balancer lecorps. Arrivée sur le seuil, en ouvrant la porte, elle tourna latête et la renversa pour voir le ciel, du côté de la route :les nuages avaient repris possession de toute l’étendue ; laclaire coupure à l’occident s’était fermée.

– Quelle pauvre lumière,mademoiselle ! J’en ai le cœur tout sombre !

– Ne faites pas la sensible, ma petite.Et ne blaguez pas : je vous entendais plaisanter àl’instant.

– Oui, avec Maïeul Jacquet, qui a voulu,à toute force, bêcher notre jardin. C’est drôle, n’est-cepas ?

– Peut-être.

– Pourquoi peut-être ?

– Il a ses raisons, n’en doutez pas.

– Moi je trouve que c’est drôle. Je n’encherche pas plus long. Mais je vous assure, mademoiselle, qu’àcause de ce gris, de cette pluie, de cette brume, je suistoute…

– Quoi ?

– Désemparée ? non… Triste ?non : disposée au triste.

– Vous direz cela à monsieurl’inspecteur, quand il viendra à l’Ardésie. Il vous conseillera devous marier, ou peut-être vous fera-t-il nommer dans une ville dela Côte d’Azur… Ciel toujours bleu.

Mademoiselle Renée Desforges courba en arc seslongues lèvres qui avaient le pli dédaigneux. Brusquement ellecessa de rire. Le corsage qu’elle raccommodait tomba sur sesgenoux. Elle dit avec volubilité, avec passion :

– Vous êtes encore une débutante aprèstrois ans et demi de professorat, et, comme une nouvelle arrivée,naïve, après six mois de séjour à l’Ardésie. Et vous me faitespitié ! Vous ne parlez pas de mariage, mais vous entretenez,vous cultivez, vous perfectionnez votre sensibilité ; à proposd’une enfant malade, d’une femme qui meurt, d’une grève, d’un chatqui miaule ou d’un martinet qui se casse l’aile, je vous vois vousagiter, souffrir, chercher la solution du problème du mal, tandisque vous n’êtes qu’une pauvre petite institutrice adjointe, exiléeau bourg de l’Ardésie, jalousée par le curé, peu écoutée deshabitants, surveillée par l’administration, et en somme assez malpartie. Fausse route ! Croyez-moi : vivez pour vous,faites le nécessaire pour avancer, ayez une bonne classe, bientenue, des cahiers propres : le reste est du superflu dontpersonne ne vous saura gré. Pas de zèle pour la correction dumal ; un joli doute universel, qui vous fera bien voir ;surtout pas de rêve d’amour conjugal. L’autre, vous pouvez y rêver,si cela ne contredit pas vos principes. Mais le mari del’institutrice de village, qui est-il ? Trois fois sur quatre,un homme qui vit de nous, de notre travail. Et quand nous leprenons parmi les instituteurs, nous renonçons à l’avancement, caril en faut de la chance, pour trouver les deux postes vacants, l’unà côté de l’autre ! Et puis, ma petite, je ne connais pasbeaucoup de nos collègues masculins que je consentirais à épouser…Non, voyez-vous, il faut aimer le métier pour lui-même, mettre soncœur entre deux feuilles de papier buvard pour qu’il se dessèchebien, dire toujours oui à l’administration, et arriver à la bonnepetite retraite, sans se fouler trop.

– Quelle profession de foi ! Etquelle ardeur vous y mettez, mademoiselle ! Je vous assure queje ne vous donne aucun prétexte de me sermonner à propos du mariagepossible ou impossible : aucun parti à l’horizon, je vousjure ; l’horizon est tout brumeux. Je viens de leregarder : pas une lumière vive.

Elle riait, en douceur, le cou un peu rentrédans son col droit.

Mademoiselle Renée répliqua :

– D’ailleurs, vous auriez raison,peut-être, de ne pas ressembler à toutes les institutrices :vous avez une dot, vous, un père riche. Vous êtes une espèced’aristocrate.

Elle se leva, plia le corsage soigneusement,piqua l’aiguille sur l’épaulette, et posa l’étoffe sur la table dela cuisine.

– Puisque je suis de semaine, je vaisfaire la soupe. Corrigez donc vos devoirs près de moi,voulez-vous ? Vous corrigerez bien aussi quelques-uns de mescahiers ?

– Oh ! oui, très volontiers.

Mademoiselle Davidée traversa le petit couloirau fond duquel était l’escalier qui conduisait aux chambres ;elle entra dans la pièce carrelée, à peine meublée, que lesdemoiselles de l’école appelaient le salon, prit quelques cahiers,revint dans la cuisine, et s’assit près de la table, tournant versla fenêtre sa tête jeune et ardente. « Cours moyen » –c’était celui de mademoiselle Desforges. – « Cahierappartenant à Madeleine Bunat. Vendredi 26 mars. Écriture :Imitez les bons exemples. » D’un coup de crayon, mademoiselleDavidée marqua la note passable. « Problème… Compositionfrançaise : Exposez comment vous comptez employer les vacancesde Pâques utilement, tout en vous reposant des fatigues del’étude. »

– Tiens, ça n’est pas mal, ce qu’a faitMadeleine… Vous m’écoutez, mademoiselle Renée ?

– Oui, oui, j’écoute.

La titulaire, penchée au-dessus du foyer de lacheminée, suspendait la marmite à la crémaillère. Sur les cendresmortes, elle entassa quelques poignées d’épines sèches, prit unjournal qu’elle eut soin de plier en lame étroite, pour qu’ilbrûlât moins vite, l’alluma, porta la flamme sous les épines quicrépitèrent et jetèrent un grand éclat blanc. Aussitôt, elle mit lepied, en travers, sur le papier qui s’éteignit, et elle serrasoigneusement, pour le lendemain, le reste du journal : gestede ménagère, aveu de la pauvreté. Toutes les femmes de l’Ardésiefaisaient ainsi. Davidée regardait.

– Mais lisez donc le chef-d’œuvre !dit mademoiselle Renée.

– C’est vrai. Voici : « Jecompte employer mes vacances utilement, car je suis maintenant tropgrande pour toujours jouer. D’abord, le matin, j’aiderai à faire leménage, je ferai des courses, j’éplucherai des légumes. Ensuite,j’emploierai mon après-midi au travail manuel, soit à la couture, àla broderie ou à d’autres travaux. Mais j’aurai aussi mes heures deloisir. Ces heures-là, quand je serai seule, je les emploierai à lalecture et au dessin. Souvent j’inviterai mes petites amies à joueravec moi ; j’aurai ainsi passé mes vacances utilement, et, enmême temps, agréablement. »

– Vous avez raison, c’est tout à faitbien ! dit mademoiselle Renée, qui se redressait, le visagetout rouge, et ses yeux bleus tout fulgurants du reflet de laflamme. J’ai toujours eu confiance dans Madeleine Bunat.

Mademoiselle Davidée, comme il arrivaitsouvent, secoua la tête et renia ce qu’elle venait de dire. Elleavait une parole prompte. Le jugement suivait, et corrigeaitsouvent les premiers mots.

– Vous ne trouvez pas que c’est pauvre,tout de même, l’idéal de vacances de Madeleine Bunat ?

– Qu’est-ce que vous voulez demieux ?

– Je ne sais pas. Pendant que je vousrelisais le devoir, je pensais : « Formule, formuleapprise, et qui ne défendra pas la petite. » Je supposeque…

– Moi, je suppose, raisonneuse, que vousne surveillez guère votre jardinier ! Est-il encorelà ?

La chose légère, et preste, et agile, qu’étaitmademoiselle Davidée Birot, quitta la table, passa devantmademoiselle Renée, et s’appuya aux vitres de la fenêtre, tout àfait dans l’angle.

– Mais oui ! Il est là ; il aterriblement chaud ; la planche est presque entièrementbêchée. Si vous le voyiez ! Nous lui aurions donné une hautepaye qu’il ne travaillerait pas avec plus d’ardeur. Là !Là ! Là ! Quelle pelletée, mon pauvre MaïeulRit-Dur !… Je crois que l’ombre le grandit… Il a l’air d’ungéant qui se démène entre nos poiriers.

La jeune fille se détourna, et revint à sescahiers. Elle se pencha, et dit :

– C’est gentil ce qu’il a fait là, cethomme !

– Je le trouverais peut-être, s’ill’avait fait pour moi.

– Oh ! je vous assure !… Pauvregarçon !

Les deux maîtresses d’école de l’Ardésie,l’une qui levait son visage et l’autre qui l’abaissait un peu, dansle jour presque éteint, s’interrogèrent des yeux l’une l’autre.Chacune demandait silencieusement : « Quelle idéeavez-vous donc, tout au fond ? » Elles étaient jeunestoutes deux, inégalement, et leur jeunesse donnait une profondeursingulière à l’émotion que le mot sous-entendu de l’amour avaitéveillée en elles. Leurs longues années d’études arides étaient là,prêtes à parler et à dire : « Serons-nousrécompensées ? Y aura-t-il une trêve ? »

Tant d’efforts ! Une tellesolitude ! L’ennui des choses toujours les mêmes !L’affection légère de quelques enfants et l’ingratitude de toutesles autres ! L’heure présente se plaignait et cherchait à êtreplainte. Elle était résignée à se taire ; elle murmurait trèsbas, dans les âmes qu’une pensée vague troublait :« Voyez, cette cuisine, cette cour, ce jardin, les cahiers, lamarmite qui grésille, toute l’humble vie : nous n’avons quejuste ce qu’il faut de courage pour la vivre, parce que c’est pournous ; mais si c’était pour lui ! pour luil’inconnu ! l’impossible peut-être ? » Le songeétait le même dans les yeux de mademoiselle Davidée et dans lesyeux de mademoiselle Renée. Mais celle-ci ne croyait plus aux motsqui viennent ainsi dans le silence, avec leur musique douce etleurs images tentatrices. Elle avait été déçue, elle commençait àvieillir. Ses très beaux cheveux blonds avaient perdu de l’or et dureflet. Son teint se chargeait de rougeurs tenaces. L’autre, laplus petite, n’avait pas quatre ans de professorat. Elles seregardèrent. Le sourire, qui était mêlé d’ironie sur les lèvres demademoiselle Renée ne changea pas. L’adjointe qui, en une seconde,avait vécu l’avenir heureux, et senti passer le printemps, devinttriste la première ; elle eut une pensée de remerciement pourla sympathie qu’elle croyait que mademoiselle Renée lui exprimait.Puis elle se remit à la correction des devoirs. Les deux maîtressesd’école n’avaient pas échangé une parole. Mademoiselle Renée tira,d’un buffet, un plat de fer blanc où il y avait de la viande dansde la sauce figée, et l’approcha du feu.

– Cours élémentaire ;écriture : « Tempérance conserve santé… » Elle estincroyablement paresseuse, cette petite Philomène Letourneur !Si vous pouviez voir sa page d’écriture ! Je mets un« mal ».

– Le père la battra.

– Non : il boit ; tout lui estégal. La mère est une bonne femme, par exemple.

Mademoiselle Davidée reprit la plume, effaça« mal », et écrivit en marge : « Pas assezappliqué. »

– Cours élémentaire :« Tempérance conserve santé… » Voici maintenant la petiteAnna Le Floch.

– La Bretonne ? Nous en avons tropde Bretonnes ! Il nous en vient des bandes de Poullaouen, duHuelgoat et de Redon.

– Ce n’est pas bien écrit ; ça va entous sens, tempérance… conserve… santé. Mais elle n’a pas de santé,elle, quoiqu’elle observe la tempérance assurément. J’ai peur de lavoir mourir… Ce serait ma première élève morte… Je vais lui mettreun « passable » : ça sera des larmes de moins.

Elle continua d’ouvrir et de fermer descahiers, de plus en plus penchée, à cause de l’ombre quis’épaississait. Sa bouche sérieuse, rouge, lisse et qui prononçaitbien, murmurait les noms des élèves : « Julie Sauvage,Lucienne Gorget, Corentine Le Derf, Jeannie Fête-Dieu… »Parfois, elle faisait tout haut une remarque, à laquellemademoiselle Renée, d’un coin ou de l’autre de la cuisinerépondait. Quand elle eut fini, elle mit les cahiers en pile, surla table, et alla jusqu’à la porte du couloir qui donnait sur lacour. Elle ouvrit avec précaution, fit deux pas sur le sable,écouta, et revint presque aussitôt.

– Il est parti, dit-elle.

– Sans vous avoir dit adieu !… Cesont les façons de ces gens-là : des rustres.

– Mais le carré est bêché. Aprèstout…

Elle n’acheva pas sa pensée. Elle ditseulement :

– Il va falloir allumer la lampe. La nuitest venue.

Mademoiselle Davidée prit, sur l’appui dubuffet, une lampe en verre, coiffée d’un abat-jour opaque et décoréavec mauvais goût : des cartes à jouer sur fond verdâtre. Ellealluma la mèche, s’assura que le verre entrait bien jusqu’au fonddans la gaine de cuivre dentelée, – car c’était une soigneusepersonne, – puis elle commença de mettre le couvert. Lesdemoiselles de l’école mangeaient chaque matin et chaque soir surune nappe, de grosse toile, mais une nappe, quelque chose de blanc,de doux aux yeux, et qui n’était pas de la campagne. MademoiselleDavidée étendit le linge sur la table, et effaça, du bout desdoigts, les plis qu’elle referait de même, dans une demi-heure.Mademoiselle Renée, penchée de nouveau au-dessus du feu, enlevaitla marmite, et versait le contenu dans la soupière, qui attendait,à demi pleine de pain, découverte, près du chenet. Elle sedétourna, sans se redresser, la marmite encore au bout du bras.

– Dommage que Maïeul Jacquet vive simal ! Ce n’est pas un mauvais homme, en effet.

– Qu’est-ce que vous appelez vivremal ?

– Êtes-vous naïve !

– Que lui reprochez-vous ?

Mademoiselle Davidée, le buste penché enavant, de l’autre côté de la table, les mains écartées et touchantla nappe, s’irritait contre le sang qui montait ridiculement à sesjoues, à ses lèvres, à son front.

– Vous ne savez donc rien ? Moi jesavais cela six semaines après mon arrivée à l’Ardésie :Maïeul Jacquet, celui qu’on appelle Jacquet Rit-Dur, est l’amant dePhrosine.

– De la femme qui balaie nosclasses ?

– Sans doute.

– Que je reverrai demain ?

– Oui, et les jours suivants, de la mèred’Anna Le Floch.

– Ah ! comme vous me ladiminuez ! Je ne pourrai plus la regarder sans penser àcela…

– Vous deviendrez indulgente,allez !

– Je le suis. Je ne reproche rien touthaut. Je passe parmi leurs vices. Mais, tout de même, je voudraisreposer mes yeux. Cette femme-là, je la devinais malheureuse ;je la voyais parfois révoltée, sauvage, dure et fermée devisage : mais je lui trouvais une dignité.

– Fiez-vous-y ! Elle ne peut pasvivre avec ce que nous lui donnons. C’est clair.

– Je n’aurais jamais cru… Elle vatoujours nu-tête ; elle a l’orgueil de ses cheveux sansdoute : moi, je l’imaginais coiffée d’une coiffe desPonts-de-Cé, à deux ailes…

– Vous croyez que les coiffesprotègent ?

– Je lui trouvais un air rangé, un air demère à qui manque son enfant. Je n’ai jamais causé avec elle,autrement que pour lui dire : « Faites ceci, faites cela,au revoir, vous oubliez de remettre le balai dans leplacard. »

– Vous ne le regrettez pas, jesuppose ?

– Combien de créatures n’ont derencontres avec notre esprit que par des mots pareils, et par ceuxqui y répondent : « Oui, mademoiselle ; non, je n’aipas le temps ; à demain. »

Le rire sonore de mademoiselle Renée éclatadans la pièce paisible, elle-même tout enveloppée dans le silencede la cour, du jardin, du chemin, et des brumes qui tombaient, àl’infini, sur les campagnes.

– Mangez, ma chère, vous avez besoin devous refaire ! Vous philosopherez demain ! Est-ce que lesCharentes ont beaucoup de philosophes de votre espèce ?…Ah ! je vous avoue que je suis incapable de vous suivre, etque je ne m’inquiète pas de tout, comme vous. Quand j’ai bien faitma classe, je laisse l’humanité tranquille… Voulez-vous unetroisième cuillerée de soupe ?

– Merci, non, je n’ai pas faim.

– Voilà ce que c’est : si vous aviezbêché vous-même la plate-bande, vous auriez l’appétit d’un jeuneloup.

L’une en face de l’autre, les deux femmes semirent à manger. Elles reprirent la conversation, lente, sansintérêt, mais nécessaire, qu’elles avaient chaque soir au sujet dutravail du lendemain, de l’emploi des heures, des devoirs à donner.Mademoiselle Davidée Birot, bien qu’elle s’appliquât à ne pasparaître distraite, songeait évidemment à d’autres choses, et il yavait un courant profond d’émotion et d’idées, sous cettedemi-attention et cette lueur à demi éteinte du regard. Elle aussi,en ce moment, elle ne donnait point son esprit et elle ne livraitpoint son cœur à son prochain, elle disait : « Oui, non,parfaitement. » Son visage ne pensait plus ; comme tantd’autres, il témoignait seulement que la vie l’animait, que le sangcontinuait son mouvement, ce visage qui n’était pas très régulier,mais qu’on ne pouvait regarder sans intérêt, à cause de sa pâleur,des yeux très noirs et des lèvres très rouges.

La blonde et grasse mademoiselle Renée auraitsouhaité, chez sa compagne, une humeur plus abandonnée. Avait-elleconnu la même inquiétude de tout, qui agitait mademoiselleDavidée ? Elle avait dû alors la vaincre aisément. Cette fillede trente-deux ans vivait presque à l’abri du frisson qui vient dela haute mer. Elle n’aimait pas la mélancolie ; elle encombattait les accès, de plus en plus rares et légers, en cherchantà s’étourdir, à ne pas réfléchir, à ne pas voir la fin, à ne pluss’émouvoir des questions qu’elle avait une fois décidé de ne pointapprofondir. Il y avait chez elle une gaieté prompte, qui n’étaitpas de la bravoure, qui était une fuite au contraire, devant ladouleur, devant l’inquiétude morale, devant l’idée de la mort, maisqui faisait illusion. « Elle est toujours d’un bontour », disaient les parents qui venaient causer avecl’institutrice. Ils sortaient de cet entretien sans émotion, sansréconfort, sans autre souvenir que celui des mots, qui étaient netset incolores, mêlés de petites familiarités et plaisanteriesétudiées. On n’aurait pu citer que trois ou quatre circonstances oùmademoiselle Renée se fût montrée violente, agressive, d’unerigueur sans repentir. Le curé de l’Ardésie était l’un deshabitants qu’elle haïssait, bien qu’elle le connût à peine. Lesdeux autres ennemis de mademoiselle Renée étaient des femmes, desjeunes, dont l’une s’était plainte que l’institutrice eût déchiré,en classe, le catéchisme d’une élève ; dont la dernière avaitosé dire que « cette blonde serait bientôt couperosée ».Pour distraire son adjointe, elle se mit à raconter la dernièreréunion d’institutrices à laquelle elle avait assisté auchef-lieu ; elle décrivit des toilettes, – oh ! destoutes petites prétentions, – rapporta des histoires, commenta lesdernières nominations dont elle approuva seulement celles qu’ellene pouvait envier, et finit par dire :

– Tenez, ma petite, allons nouspromener ; il ne fait pas beau dehors ; mais ça fouettele sang, et ça change les idées : vous avez besoin dedistractions. Ah ! que vous êtes jeune !

Rapidement, les deux femmes lavèrent lesassiettes et la soupière, au-dessus de l’évier qui était près de lacheminée. Elles faisaient nerveusement cette besogne, la titulairesurtout, qui aspirait à un poste mieux rétribué, où l’on eût unepetite chambrière. Elle avait d’ailleurs lavé plus de vaisselle quel’adjointe.

Bientôt elles furent dehors.

– Comme il fait doux ! ditmademoiselle Renée.

– Vent du Sud-Ouest, pluie pour demain,dit l’autre.

Elles avaient mis, par-dessus leurs bottines,des sabots à brides, qui claquaient, quand elles relevaient lepied, contre le talon de cuir. La boue grasse coulait sous lessemelles. Le chemin n’était bordé de maisons que d’un seul côté.Après l’école, il y avait une bâtisse carrée, relativement neuve,crépie de blanc, puis les toits s’abaissaient, les maisonsn’avaient plus d’étage et plus d’âge, et, jusqu’au carrefour etmême au delà, elles tendaient à la lueur faible de la nuit leurslongs toits feutrés de mousse et de poussière, qu’on eût ditstissés avec de la pauvre laine brune, fabriqués et rapiécés avecles vieilles vestes et culottes de droguet que les paysansportaient autrefois. Elles semblaient mortes, car elles dormaientdéjà. Les deux « demoiselles » descendirent vers lecarrefour qui n’est bâti que du côté du Sud et de l’orient. Le caféétait éclairé et les quatre vitres de la porte laissaient passerune lumière qui s’allongeait sur la boue du chemin. À l’orient, unmur en ruine, une maison devant laquelle il y avait un arbre, leseul arbre qui donnât son ombre et le frissonnement de ses feuillesà ce village ouvrier ; au Nord, une maison abandonnée, dontl’escalier extérieur servait de couchette aux errants et auxchiens, dans les jours chauds : le carrefour avait fini detravailler ; le sol ne ployait plus sous les chariots longs,chargés d’ardoises, et deux femmes seulement écoutaient le vent dela nuit. Toute la vie était réfugiée dans les deux rues quipartaient de là, divergentes, vers le Sud et le Sud-Est, ruesbordées de masures, de maisons neuves, de « logementsouvriers », de débits de boisson, où les clients n’entraientplus, mais où quelques-uns s’obstinaient à boire. Là, une partiedes élèves de l’école habitaient. Mademoiselle Renée etmademoiselle Davidée, sans quitter le carrefour, l’une près del’autre, regardèrent des façades, des fenêtres fuyantes qu’ellesreconnaissaient dans l’ombre avec certitude.

– Il faudra que j’aille voir, un de cesjours, la grand’mère de Jeannie Fête-Dieu, dit mademoiselleDavidée.

– Elle est plus malade ?

– La petite m’a dit que ça allait plusmal.

– Ah ! ma chère, vous ferez bien. Jevous envie. Moi, je ne peux pas voir souffrir : c’est plusfort que moi.

L’adjointe fut tentée de répondre :« Alors ne me regardez pas. » Mais elle se tut, car ellene savait pas bien pourquoi cette tristesse l’avait saisie et ne laquittait pas, ou si elle le savait, elle n’avait pas encore lesmots qui l’expriment.

Elle dit seulement, après un moment :

– Nous sommes des personnages, netrouvez-vous pas ? J’ai besoin de me dire cela.

– Beaux personnages, en effet ! Unfichu sur la tête, des sabots aux pieds, la solitude autour !Ma pauvre mademoiselle Davidée, quand vous aurez vécu six mois deplus ici, vous comprendrez que nous sommes des sacrifiées, presquedes condamnées.

Un éclat de rire discret et musical s’en alladans la nuit étonnée, comme le chant d’un oiseau qui s’éveille.

Le carrefour, les deux rues qui s’enfonçaientdans la nuit et s’y perdaient, tout était désert. Mais les hommestout de même étaient là, innombrables et présents dans le vent. Levent charriait le bruit de la ville et le versait sur lescampagnes. Roulement confus, d’où s’échappaient, bulles d’airemprisonnées dans la vague et qui montent à la surface, tantôt unevoix, tantôt le sifflet d’une locomotive, ou deux mesures nettesd’une valse que jouait une musique militaire, très loin sur uneplace de la ville. Une cloche sonna plusieurs coups, voilés.Quelquefois, c’était un appel de sirène, libérant une équipe detravailleurs ; quelquefois le halètement d’une pomped’épuisement, établie sur les buttes des carrières, du côté despuits de Champ-Robert ; puis le grand bercement des sonsfondus, entrelacés et balancés, reprenait, et la chanson de la vieétait faite de douleurs, de travail et de joie qu’on ne distinguepoint l’un de l’autre. Des phares électriques veillaient sur deschantiers éloignés et formaient des îles de lumière. Une chaleurmolle se glissait dans les replis de la brume. Les pierres, lesmurs, les écorces suintaient. On respirait le printemps qui n’étaitpas partout, qui n’avait pas de parfum, qui venait en soupirs,chauds et moites, fugitifs.

– Vous avez raison, dit mademoiselleDavidée, la nuit est douce.

– Les poètes diraient : voluptueuse,répondit mademoiselle Renée.

Elle entoura de son bras la taille del’adjointe, et toutes les deux elles remontèrent vers la maisondéserte qui est au nord de la place. Là aussi, il y a un chemin,mais tout à fait désert, qui coupe des pâtures, des champs depierraille bleue, où poussent des touffes d’herbe et des pelotes demousse. Les promeneuses le suivirent, lentement, émues, ne parlantguère. Elles voulaient gagner ainsi un autre hameau, où estl’église, et revenir à l’école. Quand elles furent vers le milieudu chemin, tressaillant toutes deux, au bruit d’une bête nocturne,chevêche ou hulotte, qui secouait en s’envolant la ramille d’unesouche, elles s’arrêtèrent. La peur passée, elles ne rirentpas : mais mademoiselle Renée, serrant sa compagne contre soncorsage et se penchant vers elle, l’embrassa.

– Je vous embrasse, ma chère,murmura-t-elle. Je vous aime bien. Et vous ?

Davidée, un peu surprise, fut aussitôtreconnaissante, et dit :

– Moi aussi, mademoiselle.

Elles se remirent à marcher, évitant lesfondrières ; elles passèrent devant quelques maisons, ellesvirent le clocher, un peu plus sombre que la nuit, elles tournèrentet redescendirent vers la maison, où elles vivaient pour apprendreaux enfants à vivre.

Elles étaient des forces, sinon despersonnages, comme le disait l’adjointe ; des forces jeunes,l’une en pleine ferveur, décidée à se dépenser pour ses élèves,l’autre désabusée, revenue d’un enthousiasme qui n’avait jamais ététrès vif, ramenée à des ambitions moins hautes, mais pénétrée de lalettre du règlement. Toutes les deux elles avaient beaucouptravaillé. Elles savaient plus de choses que toute l’Ardésieensemble, si l’on exceptait du reste le curé, et deux ou troisingénieurs qui habitaient la commune. Les petits garçons allaient àl’école dans une des communes voisines, et l’Ardésie, à cause deson peu d’importance, n’avait point d’autre école que celle quedirigeait mademoiselle Renée Desforges, assistée de mademoiselleBirot. Comme leurs collègues, les deux maîtresses avaient quittéleur famille, pour enseigner ; elles habitaient parmi despauvres, sans relations agréables, très absorbées par lesobligations professionnelles, assez loin d’une ville, dans unpaysage étrange et sévère ; elles ne faisaient pointd’économie sur leur mince traitement ; elles ne se marieraientque difficilement selon leur condition présente, car ellesappartenaient à un monde d’exception, déclassées par leurinstruction même, devenues, par la culture de l’esprit, capables desouffrir d’un mariage inégal, et cependant demeurées très prochesdu milieu qu’elles instruisaient, d’où elles sortaient, par leuréducation, la plupart de leurs goûts, et plusieurs de leursjalousies.

Neuf heures avaient sonné quand lesinstitutrices ouvrirent la porte de l’école. Elles allumèrent deuxbougies, posées dans des bougeoirs tout pareils, blancs avec unfilet bleu, et qui attendaient sur une tablette de la cuisine.Arrivées au palier du premier étage, elles se séparèrent pourentrer chacune dans sa chambre. Avant de se détourner, leursvisages éclairés par la lumière des bougies se sourirent l’un àl’autre.

– Bonsoir, mademoiselle !

– Bonne nuit !

Est-ce une amitié qui naît ? se demandaitmademoiselle Davidée. Est-ce que vraiment mademoiselle la titulaireva être autre chose pour moi que ce qu’elles sont bien souvent, unevoisine, une autorité vigilante, une vie morale indifférente à lanôtre, une compétence qu’il est utile de consulter et difficiled’aimer ? Elle ne pensa pas longtemps à mademoiselleDesforges. À travers les vitres de la fenêtre, ayant relevé lespetits rideaux de cotonnade blanche, elle avait essayé dereconnaître, en avant et au Nord, la lueur qui veillait là,parfois, dans une chambre haute. Car Maïeul habitait une maisonvaste et presque noble, plantée sur une butte aux siècles passés,et qui dominait tout le pays de l’ardoise. Elle ne vit rien. Depetites étincelles rapprochées lui parurent désigner le village dela Morellerie. « Ce Maïeul, songea-t-elle, je le déteste àprésent ! » Elle effaça, avec ses doigts, le brouillardque sa bouche avait soufflé sur le verre. « Ah ! ceshommes qui vivent des années avec une femme, et qui l’abandonnent,l’espèce en est commune ! et odieuse !… Phrosine n’aprobablement pas pu se faire épouser : elle est plus âgée quelui… Quel âge a-t-elle ? Trente-cinq ans peut-être. Je ne saispas. Elle a l’air jeune… Et lui ? vingt-six ?vingt-sept ? Voilà dans quel milieu vit cette petite Anna LeFloch ! Je ne m’étonne pas qu’elle soit triste et si sauvage.Moi qui l’ai grondée souvent ! Elle n’est pas mon élève. Jevoudrais qu’elle le fût, et la presser là, maternellement, sur moncœur, puisque la mère est indigne… Que j’aurai de mal à ne pasfaire mauvais visage à Phrosine demain !… Mais ce serait unebelle affaire, si je disais ce que je pense ! Nous sommessurveillées de si près ! On peut plaindre, mais blâmer quelquechose ? Blâmer ?… Pourquoi ce Maïeul a-t-il proposé debêcher le jardin ? Il paraissait content de m’obliger, ou denous obliger. Mais que sait-on ? Il n’est guère parleur… Je leverrais si bien dans une honnête famille, comme il n’en manque pas,tout de même, à l’Ardésie, jeune marié, bon travailleur, rangé,dans sa maison basse et bien tenue, avec deux enfants sur lesgenoux ! ou trois ! ou quatre ! si c’est possibled’en embrasser quatre ensemble ! »

Elle sourit de cette image qui lui venait.Elle était maternelle. Le souci de la classe du lendemain lareprit. Elle se coucha rapidement, dans le lit de fer qu’un seulrideau d’étoffe jaune défendait contre le vent. Le vent soufflaiten lame, par les fentes de la fenêtre, et les deux petites bouclesde faux cheveux que Davidée avait placées sur la table, au pied duchandelier, s’allongeaient et se rebiffaient en mesure, tout commela flamme de la bougie. Elle éteignit la bougie et s’endormit.

La nuit était commencée, mais pas pour tous.La douleur, le plaisir, la misère, un peu de devoir, veillaient,pour combien de temps ? Ô nuits inégales ! Ce soir-là, aucabaret, dans le chemin bas, vers les Plaines, deux fillesfaisaient boire un jeune fendeur qui avait reçu sa paye. Près dulit de la grand’mère, la petite Jeannie, les pieds nus pour fairemoins de bruit, et seule éveillée avec la bougie qui dansait enarrière, regardait le visage très pâle de la dormeuse qui avaitappelé, dans le rêve, et elle joignait les mains. Debout près dulit d’une fille accouchée d’un enfant avant terme, non loin,l’affreuse matrone Sansrefus bordait les draps de la cliente etdisait : « On ne naît plus guère parmi mesparoissiens. » Un rire plein d’aveux soulignait la phrase. Descharretiers, des rouleurs de wagons, sous la lumière des pharesélectriques, transportaient des déchets. Quelques fureteurs delapins, rôdeurs, colleteurs, suivaient les pistes des carrièresabandonnées. La lune passait à travers les pelotes de brume.

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