Davidée Birot

Chapitre 10LA CHANSON DE MAÏEUL

Elle n’était pas longue, la lettre, elledisait :

« Mademoiselle, je serais très honoré devous parler. Je ne peux pas vous demander à l’école, parce quel’autre institutrice me ferait un affront. Pourtant, il faut que jevous voie. Il y a une chose que je veux faire. Mais je voudrais,avant de la faire, savoir de vous si c’est bien. Mademoiselle,jeudi prochain, qui sera le 10 de juin, à une heure, je traverseraila butte, près du fond de la Gravelle. J’aurai avec moi JeannieFête-Dieu, et une femme bretonne d’auprès de chez moi. Si je vousrencontrais, je serais bien heureux. Toute la peine de vousdéplaire m’emplit le cœur. Je suis mademoiselle, avec respect,votre serviteur.

» MAÏEUL JACQUET.

» P. -S. – Il y auraprobablement la grève. Mais ça ne fera rien : quand j’ai ditune chose, je n’y manque guère. »

Davidée reçut la lettre par la poste. Elle lalut deux fois. La première fois elle eut un mouvement d’impatience.La seconde, elle songea sur cette ligne : « Toute lapeine de vous déplaire m’emplit le cœur », et elle sedit : j’irai.

Dès le lundi, la grève avait commencé. Peu dechose d’abord : des hommes qui se groupent aux abords despuits, et qui injurient, menacent, essayent de« débaucher » les ouvriers d’à-bas. Les fendeurs, quisont les ouvriers d’à-haut et les nobles du métier, ont tous quittéle travail. Les huttes sont mortes comme les tentes d’un camp enmanœuvre. L’ardoise ne crie plus sous le fer. Les chevauxs’étonnent de rester à l’écurie, et, quand la porte s’ouvre, ilstendent le cou, pour voir si l’homme va décrocher le collier àtoison bleue, qui est pendu. « T’as besoin de rien,vieux ? » Voilà que l’homme ne touche pas aucollier ; il jette dans le râtelier une poignée de foin, et ils’en va : « Fais la fête ! Prends du ventre,Papillon ! On ne travaille plus ! » Les cabaretssont pleins. Les buveurs, qui parlaient tous ensemble aucommencement, sont fatigués de parler, d’entendre des voix, surtoutde boire et de respirer l’air du dedans qui est lourd de vin ;ils ont le dos en arc, la bosse touchant le mur, la tête en avant,les yeux rivés sur l’orateur, l’infatigable, qui n’a pas besoin derelais, dont la pomme d’Adam monte et descend comme une navetteentre les poils de barbe. Dans les maisons, les ménagères ne sontpas contentes, parce qu’il n’y aura guère d’argent à la payeprochaine. On ne les voit pas ; elles bougonnent lesenfants ; elles cachent sous la plaque de la cheminée unepièce de quarante sous qui était trop en vue dans le tiroir dubuffet. Si elles vont faire sécher une chemise, dans la courettedallée d’ardoise qui précède le jardin, tout en piquant lestaquets, elles tendent l’oreille vers les cafés. Est-ce que lebruit grossit ? Qui a poussé cette clameur, là-bas, du côté dela Fresnais ? Cela s’apaise. « Dites, la voisine ?Est-ce que ça vous va d’avoir un homme qui ne f… rien ? Moi,ça me tourne les sangs. » Il y a tout de même des bellesfilles qui se promènent, des jeunes branches fleuries qui ont leregard vif. Elles se sont mises sur une ligne, tant que le cheminpeut en tenir, elles se donnent le bras l’une à l’autre, elles nes’arrêtent pas devant les rassemblements d’hommes, mais ellesralentissent le pas. La grosse du milieu a une écharpe rouge autourde son cou de blonde. C’est elle que les hommes acclamaient quandla femme a entendu. Où est-ce ? Bien loin de la Fresnais, – levent porte mal, – du côté des Plaines, là où la ville entre dans lacampagne. Le soir va tomber : le piaillement des moineaux etles cris éperdus des martinets font plus de bruit que les hommesqui ne travaillent plus.

Le second jour à été comme mort jusqu’à plusde deux heures après-midi. La pluie du matin ayant cessé, on aorganisé un cortège dans le village des Justices. Un drapeau rougepasse au milieu d’un groupe qui fait peur aux pacifiques et quis’accroît de leur nombre. Des charretiers ont été rencontrés tout àla limite des carrières, conduisant un chargement d’ardoises ;ils sont entourés, battus, et tous les harnais des chevaux sontcoupés. De proche en proche, la nouvelle se répand. La peurgrandit. Les mères disent, trois fois dans une heure :« Où est mon petit ? » Les comités exécutifs, depuislongtemps formés et secrets, commencent à se séparer de la massequi attend les ordres, et qui n’a fait que changer de discipline.On a vu des journalistes à l’Ardésie. On a vu un gendarme aussi. Iln’était pas du pays. Il se promenait avec sa femme, innocemment.Quand il a reçu des sottises, il a compris. Sa femme avait peur,bien sûr, mais elle avait soin de rire, quand on la regardait,toujours du même rire long, pour bien montrer qu’elle n’était pasprisonnière. À la nuit, une cartouche éclate ici, une autre là. Lesenfants s’éveillent en criant. Chaque homme qui voudrait travaillercraint pour sa maison. Il y a des bruits dans l’ombre, desmartèlements de pas sur les routes. Mais ce sont des marches sansrythme. La troupe n’est pas encore arrivée. Les passants dans lanuit sont des civils. Du fond de leurs maisons fermées etverrouillées, les anciens reconnaissent des voix, à travers lesmurs. Ils nomment les grévistes qui se rendent aux réunions. Ilsdisent : « Ça va mal. Voilà le soufflet qui souffle lefeu. Demain matin, la troupe sera en Ardésie. »

Et en effet, quand le troisième jour se lève,il a poussé du coquelicot sur les buttes. Une compagnie de lignardscampe sur la place et dans les magasins à demi ruinés où leschouettes, la nuit, chassent les rats. Une autre est à Trélazé, oùil y a aussi des gendarmes et qui ne se promènent plus. Lesjournalistes sont venus interroger mademoiselle Renée ; ilsont sonné à la porte de l’école, pendant la classe. MademoiselleRenée est allée elle-même ouvrir ; elle était pâle, décidée àne rien dire, comme s’il se fût agi d’une affaire professionnelle.D’ailleurs, elle ne savait rien, absolument rien. « Mondevoir, messieurs, me retient parmi mes élèves. » Ils lui ontappris que les dragons faisaient des patrouilles le long de la voiedu chemin de fer d’Orléans, que les soupes communistes étaientdistribuées depuis le matin, que l’argent venait de Paris, du Nord,de l’Est. Alors, les journalistes partis, les petites filles ontcommencé à raconter ce qu’on avait dit chez elles. En classe, quandla maîtresse est rentrée, elles ont levé la main comme elles fontquand on les interroge et qu’elles savent, et la légende a parlé.Quel moyen de s’opposer à elle ? Comment punir cette passionpopulaire que les petites ont dans le sang ? Toutes elles sehâtent de contredire, d’ajouter, d’approuver, de mêler au dramecommencé la voix de la maison paternelle. Comme elles sont déjàpour ou contre la grève ! Comme on voit leur cœur ! Desinnocentes disent : « Oui, mademoiselle, ils l’ont juré,si on fait du mal à un seul ouvrier, il y aura des soldatstués ; les perreyeurs se donneront la main, ils les pousserontdans les grands fonds, d’où l’on ne revient pas ! – C’estvrai, mademoiselle, puisque mon père l’a dit : au bord del’ancien fond, à côté de chez nous, la terre est toute minée, prêteà couler dans le trou et dans l’eau. C’est là qu’on les poussera. –Et puis, il y a les pierres qu’on lance ! Il n’en manquepas ! – Il y a des briques ! – Il y a des fils de fer, siles chevaux essaient d’avancer ! – Il y a des cartouches dedynamite ! – Il y a aussi des hommes qui veulent qu’on nefasse du mal à personne, répond une voix fraîche, qui frémitd’émotion ; mon père a voté la grève, comme les compagnons,mais il dit que si on fait du mal à un soldat, même à un gendarme,lui, il cognera sur les lâches ! – Qui, les lâches ? –Vous ! » Plusieurs protestent. Elles crient. Tout à coupelles s’apaisent toutes. Le bruit du pas des chevaux entre par lesfenêtres, par les fenêtres hautes du chemin, qu’on a laisséesouvertes. Les petites montent sur les bancs. Elles se bousculent. Àtravers la porte, elles entendent du bruit : dans la classevoisine, on grimpe aussi sur les tables. « Mademoiselle, c’estde la troupe. – Des dragons. – Ils sont vingt, trente, non…trente-deux. L’officier n’a pas l’air commode. – Il a un jolihabit. – Et de petites moustaches. – Regarde donc le cavalierlà-bas : il est de chez nous ! Francis ? » EtFrancis a tourné la tête et montré ses dents blanches. Il avait lamain sur la croupe de son cheval.

À midi, les demoiselles de l’école ont décidéde faire dîner les enfants, de ne pas les renvoyer dans lesfamilles. Est-ce qu’on sait les rencontres, par de telstemps ? Davidée, qui n’a pas peur, va acheter du pain, avecune des grandes. On dîne comme on peut. La classe du soir commenceavec un grand retard. À quoi bon ? L’école est devenue unegarderie. Les maîtresses, à quatre heures et demie, ont accompagné,l’une vers la gauche, l’autre vers la droite, jusqu’à une centainede mètres, les deux bandes de petites filles qui s’éloignent, etqui se dispersent à travers les rues, les sentiers, les buttes oùpassent les hommes, beaucoup d’hommes, qui vont vers l’Est.

Il fait une chaleur torride. L’adjointe montedans le grenier qui est au-dessus de la chambre de mademoiselleRenée, et qui a une lucarne du côté du chemin. De là, elle aperçoitla terre bleue ravinée, les chantiers de travail, les petitsvergers enserrés entre les dunes d’ardoises, les bords de plusieursvieux fonds abandonnés, les pistes qu’on devine à la pâleur desherbes. Des faisceaux de fusils brillent sur la place de l’Ardésie.Les fantassins dorment auprès. On voit un officier à cheval, trèsloin, qui se profile sur le ciel couleur de cendre chaude. Ilregarde avec ses jumelles. Des points noirs, qui sont desperreyeurs en mouvement, isolés, ou par petits groupes, continuentde cheminer, montant et descendant, du côté où se trouve cetofficier à cheval, qui surveille. C’est la semaine où le foin estrose rouge à la pointe. Les prés dorment, tout mûrs, tout chauds.Des gars aux mains calleuses, et que la grève a rendus flâneurs,entrent dans l’herbe haute, sans souci de la moisson qui n’est paspour eux. Ils cueillent des marguerites et des pentecôtes. Desfilles, aux barrières, les attendent.

Enfin le 10 juin est venu. C’est un jeudi, etle jour de la Fête-Dieu. Heureusement les enfants ont congé.Viendront-elles demain ? Sans père ni mère, sans la tendresserassurante qui sort de la maison natale, elles auraient peur, sielles entendaient la grande rumeur qui vole avec le vent, les cris,les appels de clairons, les coups frappés contre des portes, on nesait pourquoi, les huées qui menacent une faiblesse, on ne saitlaquelle, et la marche impressionnante des cortèges sur les routescreuses de l’Ardésie. Aucun de ces bruits n’éclate tout près del’école, mais ils viennent de partout. L’école, avec les vieillesmaisons voisines, forme une île que la marée enveloppe.Mademoiselle Renée a la migraine et ne descendra pas de sa chambreavant l’heure du déjeuner. C’est Davidée qui est sortie pour alleracheter du lait. Car la fermière de la Mouronnerie n’est pointpassée ce matin, assise dans sa carriole au milieu des pots defer-blanc, levant sa tête encapelinée, criant : « Aulait ! au lait ! » C’est mauvais signe. Elle a dû serendre à la ville au plus court, sans tourniller dans les cheminsdes buttes, où les perreyeurs font leur train. Lorsque l’adjointepousse la porte charretière de la Mouronnerie, et qu’elle entredans la cour, tenant à la main le vase de grès bien récuré, elleest reçue rudement par la fille de ferme, qui a très peur, bienqu’elle reste rose et également rose de mains, de bras et devisage.

– Fermez donc mieux que ça la porte, lademoiselle ! Vous devez savoir pourtant qu’ils ont fait lescent coups cette nuit ? Non ? Vous avez dormi ?

– À peu près.

– Seigneur ! Une bombe, des pétards,des pierres qu’on entendait siffler d’ici ! Eh bien ! nedormez pas à présent : il paraît que leur grand combat c’estpour l’après-midi.

– Vous tremblez trop, Mariette, l’émotionvous empêche de donner bonne mesure.

Mais la fille ne rit pas. Elleréplique :

– Vous êtes neuve, la demoiselle. Vous nesavez pas que, dans les grèves, c’est toujours les femmes quipleurent.

Davidée rentre à l’école plus émue qu’elle neveut le paraître. Elle marche à pas comptés, tout entièreattentive, on le dirait, à cette lune blanche du lait qui oscilledans le pot de grès. Mais elle songe au rendez-vous qu’elle aaccepté. Doit-elle vraiment, à une heure, gagner les hauts remblaisqui dominent le pays ardoisier ? Attendre là Maïeul, c’étaitd’une charité hardie, la semaine dernière, et il se peut que celasoit devenu imprudent. N’est-ce pas surtout inutile ? Maïeulne sera pas libre. À cause de sa force et de l’ascendant qu’ilexerce sur ses camarades, il est de ceux qui ne peuvent pas quitterles bataillons de grève. On ne le laissera pas venir… La jeunefille arrive devant la porte de l’école, et la pensée demademoiselle Renée Desforges, malade de peur, la fait sourire et ladécide. « Non, je ne manquerai pas le rendez-vous. J’aipromis. Maïeul ne m’a pas écrit sans un motif grave. Je ne puis pasrefuser de l’écouter. N’a-t-il pas un service à me demander ?N’est-ce pas des nouvelles de Phrosine qu’il a reçues, et quiseraient dangereuses pour lui, et qui ne le sont plus si je lesconnais ?… D’ailleurs, s’il a l’idée simplement de continuerla déclaration commencée l’autre jour, et de me dire son goût pourma personne, je ne regretterai pas davantage d’être venue : jelui ferai comprendre que je ne ressemble pas à certaines, et que jeme garde, sans savoir pour qui, pour ma solitude peut-être, quisera sans remords. » Elle pousse la petite porte de bois dechâtaignier, encastrée dans le grand portail, et, se retournantvers la campagne bleue, pierreuse, déserte autour de la maison,elle songe encore : « Quelle singulière destinée !J’ai été contrainte de prendre parti contre deux amants, et de m’enfaire deux amis, par ma sévérité même, ou deux clients, tous deuxcompromettants ! »

À midi et demi, Davidée achève d’essuyer lavaisselle et de la serrer dans le bahut. Elle monte dans sa chambreet met son chapeau de paille, celui de l’été dernier à peinerajeuni, tout rond, et qui ressemble à une renoncule renversée.

Elle va descendre. Sur le palier, elle setrouve face à face avec mademoiselle Renée, dolente, les cheveuxdénoués, et qui tient à la main une tasse de thé.

– Vous sortez, mademoiselle ?

– Oui, mademoiselle.

– J’ai voulu m’en assurer : voussortez par ce temps de grève ?

– Je vais la voir de près.

– En chapeau blanc !

– Je n’en ai pas de rouge.

– C’est de la folie !

Le ton est si tragique, que Davidée a quelquepeine à ne point rire tout haut. Mais l’envie lui en passe quandelle a fermé derrière elle le portillon de châtaignier, et qu’elleva où elle a promis d’aller. Davidée se dirige d’abord versTrélazé, puis, dès qu’elle a dépassé la place de l’Ardésie,qu’occupe un détachement de soldats, elle tourne à gauche, et,comme un gréviste, montant et descendant, choisissant les pistesles plus courtes, elle arrive à la région des hautes buttesanciennes. Jusque-là, elle a rencontré quelques ouvriers placés enobservateurs dans un chantier, un groupe de femmes, deux enfants, –la grève n’est pas pour eux, – qui cueillent des pentecôtes au basdes talus. À présent, plus personne. Elle est seule, sur le plateaucouvert de genêts et de ronces, qui tient dans ses falaises l’eaudes carrières abandonnées, et d’où l’on découvre toutes lesardoisières nouvelles. Voici le fond abandonné de la Gravelle, avecson lac mort et profond, et voici, au delà, le bois clairsemé oùMaïeul a dit : « À une heure je serai dans le taillis dela Gravelle. » Davidée est venue rapidement : il n’estencore que midi cinquante. Elle entre dans le bois, et s’approchede la lisière ; elle passe la tête entre les branches, etalors devant elle, au-dessous d’elle, ses yeux découvrent lesterres basses avec les puits, les chantiers, les machines, lesmaisons éparses par grappes, tout le domaine vivant, exploité,poussiéreux, sonore, où les hommes vont se heurter. Commenta-t-elle pu rencontrer si peu de gens sur son chemin ? Elle levoit à présent. Toute la foule est là-bas, au delà de la vallée oùsont les chantiers déserts et les piles d’ardoises qui nes’allongent plus ; là-bas, sur la pente qui se relève et qui atant et tant de murs bleus, et de routes, et d’éboulis d’ardoiseautour des charpentes d’un puits de mine. Par-dessus la vallée, unerumeur continue arrive, et se répand sur les buttes et sur lacampagne. On ne distingue aucun mot. L’air ne porte que des notesmêlées, des parcelles de vie qui ne se rejoignent pas. Tout à coup,un grand cri s’élève, s’oriente, prend le vent et accourt.Ah ! cette fois, tous ensemble ils ont crié les mêmes mots.Davidée a entendu : « À bas Trémart ! À mort lesvendus ! » Il est impossible que Maïeul Jacquet vienne.Il doit être parmi la foule noire qui couvre le chemin, et assiègel’enclos du puits de mine. Là sont rassemblés, devant la porte quis’ouvre chaque matin pour le travail et qui est fermée aujourd’hui,les carriers, leurs femmes, beaucoup d’enfants. Cette masse a desélans, des reculs, des remous ; elle s’étire et se rassemblesans qu’on puisse, à distance, deviner pourquoi. Même avec unelunette, Davidée ne pourrait reconnaître des visages ; maiselle reconnaît des attitudes : voici le père de MadeleineBunat, voici Guillemotte dont la fille est dans la grande classe,et ces bras, ces épaules qui en cachent plusieurs autres, et qui selèvent comme une pierre tombale dressée à l’entrée de l’enclos,c’est Geboin ou c’est Le Derf. De l’autre côté du mur, sur le flancde la colline que couronne la machinerie de la carrière, undétachement de dragons en selle, immobile, image d’Épinal, garde larampe qui descend vers le chantier. Les autres lignes basses del’enclos sont protégées par des sections d’infanterie. Desofficiers courent de l’une à l’autre. Oh ! un criencore ! Des hommes, qui se font la courte échelle, essayentd’escalader le mur. Ils retombent. Clameur nouvelle, énorme, pleinede haine, qui salue leur chute. On doit jeter des pierres sur lessoldats ; les alignements fléchissent ; des chevaux secabrent. Une partie des assiégeants filent, à l’abri du mur, pourdécouvrir un point mal gardé dans la longue clôture et envahir lechantier. Davidée les suit du regard. Elle pense :« Maïeul est quelqu’un dans ce torrent. » Elle voit, enimagination, les carabines qui s’abaissent, les premiers rangs desassaillants qui tombent, les autres qui escaladent la colline, etla flamme alors, la flamme colossale qui monte des charpentespétrolées et embrasées. Elle a un frisson de peur. Elle trouvestupide cette autre foule qui est venue comme au spectacle et pourjuger les coups. Ont-ils loué leurs places, tous ceux-là ? Ilssont massés dans les petits vergers qui bordent la route. Ilsforment une foule claire. Il y a des femmes, des ombrelles, deschapeaux de la ville. On dirait qu’il a poussé de la giroflée deMahon sur ces terrasses lointaines. Et au-dessus de tout cela, trèshaut en l’air, montent les charpentes du puits de mine, leurscâbles, leurs grandes poulies, les chambres où sont les treuils,les pompes, les dynamos, la vie et la richesse contre qui, ensomme, cet assaut est donné. On ne crie plus : « À basTrémart ! » Les petits griefs nouveaux n’ont pas assez depuissance. C’est l’antique levain qui a remué la pâte : c’estla révolte contre le maître, la rage de détruire, la rage deprendre, le souvenir d’un mot cruel dit par un contremaître mort àdes ouvriers morts, la promesse d’une société nouvelle, d’unbonheur nouveau, d’une domination retournée, d’une égalité détruiteau profit des travailleurs manuels. Davidée, agenouillée sur lapente du talus, le buste hors du bois, tout dans le soleil et dansle vent, tremble et souffre, et voudrait se jeter entre lescombattants. Elle pense rapidement à ceux qu’elle a dans cettemêlée. « Mes carrières sont ivres de colère. Les pères, lesfrères de mes petites sont là… Pourvu qu’il n’y ait pas de mortsparmi eux ! Ou parmi les autres ! Car mon cœur connaîtmieux les miens, mais j’ai pitié de tous. Un coup de feu !Deux ! Ils ont été tirés devant la porte de l’enclos, par desouvriers. Mais tout est en mouvement, les assiégeants, lesassiégés. Les pantalons rouges marchent contre la foule noire qui aterriblement grossi vers la droite. Et à gauche ? À gauche,les dragons descendent au pas, en ordre. Car le chantier estenvahi. Un geste : sabre au clair ! Ils chargent au trotla bande qui a tourné le mur et sauté dans l’enclos. Ils entrentdans cette masse qui hurle, qui s’abat sur eux, qui blesse et quiest blessée. Les pierres volent. Je les vois d’ici. Les ouvrierss’abritent derrière les tue-vent ; ils renversent descharrettes… Oui, il y a des femmes parmi eux. Dans quelques années,mes anciennes élèves seront là. Ils sont refoulés. La poussière lesenveloppe. La foule s’agite sur la route ; elle s’agite dansles vergers. Et l’Internationale, avec son faux air dereligion, plane sur cette horreur. Je ne vois plus rien. L’épaissepoussière cache tout. Les fantassins, eux aussi, ont repoussé lesassaillants. Les spectateurs applaudissent dans les vergers. Quiapplaudissent-ils ? » Pour mieux voir, Davidée montedebout sur le talus du bois. Que se passe-t-il ? Des crisperçants jaillissent de la foule qui assiège la porte de l’enclos,et les visages sont à présent tournés du côté des vergers quidescendent et de la vallée, et de Davidée qui observe. Queregardent-ils ? Ah ! voici un homme qui se détache de lagrappe noire des grévistes et qui court sur la route. Trois hommesle poursuivent, quatre, cinq. Il va être pris ? Non, il sautedans un champ. Une meute, un gibier. Il galope à travers lechaume ; on le serre de près ; il reprend del’avance ; non, il perd du terrain. Le malheureux ! Cedoit être Trémart, qu’ils ont découvert et qui essaye de leuréchapper. Il arrive près de la haie. Il veut sauter. Ils’embarrasse dans les épines. Il tombe. Les hommes se précipitentsur lui. Ils lèvent leurs bâtons. Ils frappent. Ils vont letuer !

À ce moment la foule crie :« Rit-Dur ! Rit-Dur ! Amenez-le ! » Ce nesont plus cinq hommes qui entourent Maïeul tombé : c’est unetroupe de cent grévistes peut-être, qui ont dévalé la pente. On nedistingue plus la victime des agresseurs. Il y a trop de monde enmouvement, et la poussière embrume le champ.

Davidée s’est enfuie dans le bois. Elle acouru jusqu’à la genêtière qui le prolonge, et la voici quidescend, toute blanche de visage, et se hâtant vers l’Ardésie, etévitant les maisons. « Est-il possible ! Ils ont blesséMaïeul, tué peut-être, à cause de moi ! Il n’y a pas eud’autre cause ; c’est sûr ; je le sens ; il n’a pastrahi ses camarades, non ; il avait dit à une institutrice devillage : je serai à une heure au bois de la Gravelle ;et il n’a pas voulu mentir à sa parole. Je suis cause de cemal ! Il est un peu comme moi, ce jeune homme : quand ila promis, il saute l’obstacle… Qui me dira de ses nouvelles ?Je ne puis pas aller en demander. Ils se battent. Les soldatsgardent les routes… »

La clameur passait, comme passent les nuagesd’hiver, toujours, toujours. La jeune fille arriva à la maisond’école, et, malade d’inquiétude, ne voulant pas s’enfermer dans sachambre, qui était à l’autre bout de la maison, elle entra dans laclasse des petites, monta sur une chaise, et se tint debout,accoudée à l’appui de la fenêtre qui était élevée au-dessus du sol.De la sorte, elle verrait les passants, et elle leurdemanderait : « Que savez-vous ? » Mais lechemin était désert. Elle ne voyait plus la vallée. Elle n’avaitdevant elle que les buissons d’une haie miséreuse, des pâturespelées et sans troupeaux, et des buttes d’ardoise sans ouvriers. Unnuage de poussière flottait dans le ciel, au-dessus du puits demine que Davidée ne pouvait apercevoir. On se battait toujours. Parmoments, tout le pays au loin, tout l’invisible était remué commed’un orage. Elle sentait, sous ses pieds, le frémissement de laterre secouée par le galop des chevaux et la fuite des grandesfoules. Elle répétait : « C’est pour moi qu’il s’estexposé, qu’il a couru, et qu’il est tombé. » Au delà desmaisons qui suivent la maison d’école, Davidée reconnut une femmequi traversait, craintive, la place de l’Ardésie, et elle l’appela.Mais la femme fit signe qu’elle était pressée, et qu’elle ne sesouciait pas de rester longtemps hors de chez elle. Vers quatreheures, Mariette, la servante de la Mouronnerie, passa, ramenant dupré deux vaches qu’elle faisait trotter en les piquant avec unefourche.

– Est-ce qu’il y a des blessés,Mariette ?

– Oui, plusieurs.

– Des morts ?

– On le dit.

La fille était déjà à dix pas del’école ; elle se détourna et cria vers la fenêtre :

– Je vous dis que les femmespleurent ! Fermez votre fenêtre ! Allez-vous-en prier, sivous savez !

Elle était en colère, se souvenant qu’on avaitri d’elle le matin. Un peu plus tard, une voiture d’ambulance, autrot, roula sur le chemin, et le soldat qui menait le cheval,voyant une jolie fille à la fenêtre, fit claquer son fouet.

– Avez-vous des nouvelles d’un homme quis’appelle Maïeul Jacquet ?

Le soldat répondit « zut ! »,leva les épaules, et fouailla la bête au lieu de faire claquer lamèche.

Alors le soir commença de s’annoncer. Il y eutune trêve. Les bruits de voix, les rumeurs d’émeute s’apaisèrent,et la poussière continuant de faire le nuage au-dessus des terresinvisibles, Davidée comprit que cependant les combattants allaientsouper. C’est ainsi dans les discordes civiles, tant que la grandeguerre n’est pas déchaînée. Elle sortit. Elle courut jusqu’auprèsde l’église, qui est à une petite distance des buttes de laGravelle, et elle entra chez une femme qui eut peur, et qui sourittout de suite après, pour demander pardon.

– J’allume mon feu pour la soupe, commevous voyez, mademoiselle Davidée… Je ne vous attendais pas… Commevous êtes rouge !… Est-ce qu’il y a un malheur chezvous ?

L’adjointe eut honte de laisser voir tantd’émotion. Elle se détourna vers la porte, leva un bras et appuyala main sur le mur, et respira plusieurs fois l’air du dehors,comme font les enfants qui ont joué en chemin.

– J’ai trop couru, dit-elle… Je ne suispas assez brave… Dites-moi, mère Jumelé, est-ce que c’est vraiqu’il y a eu mort d’homme ?

– Vous voulez parler deRit-Dur ?

– Oui, on l’a blessé ?…

– Si durement, ma chère, qu’on l’arapporté sur une civière. Il avait la tête en sang, et les yeuxfermés, et il est resté trois heures de temps sans les ouvrir…

– Qu’a dit le médecin ?

– Pas venu !

– Pourquoi ?

– Pas appelé ! Ces affaires-là, leshommes des carrières les règlent entre eux. Il ne faudrait pas s’enmêler. À peine Maïeul a-t-il repris connaissance, qu’il a demandé àparler, pas au médecin, non, aux chefs de la grève ; et il adit : « Je veux ma justice ; ils sauront pourquoij’ai quitté la partie ; je ne trahissais pas : trahir,est-ce de moi ? » Voilà ce qu’il a dit.

– Et les chefs ?

– Deux sont venus. On a tenu le conseildans sa maison, tenez, dans le pavillon là-haut. Il paraît qu’ilslui ont répondu : « Rit-Dur, c’est toi qui avaisraison. » Mais les autres paroles, on ne les connaît pas. Quipourrait les deviner ? Maintenant, il a de la fièvre, et c’estles grand’mères bretonnes qui vont le veiller. On ne sait pas s’ilen réchappera.

La mère Jumelé, qui avait réussi à faireflamber son maigre bois vert, se rapprocha de Davidée, et s’étantassurée qu’il n’y avait pas de témoin dans la rue, à la distance oùvont les mots dits du bout des lèvres :

– Pour moi, mademoiselle Davidée, cepauvre jeune homme-là, c’est encore une idée de femme qui le menaità sa perte.

Davidée regardait le commencement de la buttede la Gravelle, à demi noyée dans l’ombre, et une étoile qui selevait au ras de la pente.

– Il y en a qui perdent, et il y en a quisauvent, répondit-elle.

Et la ménagère reprit, revenant vers lacheminée :

– Si j’étais à la place de cettefemme-là, tout de même, je ne serais pas tranquille.

Davidée n’était pas tranquille. Elle rentra,dans la nuit grondante et pleine d’inquiétude. Elle dormit mal. Desbandes de grévistes suivirent le chemin en chantant. Elle n’avaitqu’un désir : qu’il fît jour pour savoir des nouvelles deMaïeul. Elle songeait : « Comme c’est bien la douleur quinous change ! Non, je ne suis pas la cause ; non, je n’airien fait de mal ; non, je ne l’aime pas d’amour : mais,depuis qu’ils l’ont blessé, j’ai le cœur tout occupé de ce Maïeulet malade de pitié. »

Et trois jours passèrent. On annonça queMaïeul allait un peu mieux, et qu’on l’avait vu, le dimanche soir,prendre l’air sous l’auvent de l’escalier extérieur. Les femmesajoutaient seulement : « Il ressemble à un mort quirevient. » La grève n’était pas finie, mais elle s’usait,appauvrie et vidée de la passion du début. Les cortèges degrévistes et les patrouilles de cavaliers se heurtaient moinssouvent. Beaucoup d’ouvriers travaillaient aux foins. Les mèresn’osaient plus demander du pain à crédit aux boulangères, et ellesenvoyaient leurs enfants.

Le quatrième jour, un quart d’heure avantmidi, l’adjointe, qui avait accompagné un groupe d’élèves jusqu’auvillage où est l’église, – à cause des mères qui craignent lesrencontres, – revenait par le chemin coutumier qui n’avait demaisons que d’un côté et encore pas partout. Tant et tant de foiselle avait piétiné cette poussière, reçu dans ses yeux l’imagepauvre de ces toits abaissés et de ces buissons de banlieue àchaque pas troués, qu’elle ne prenait plus garde aux choses, etqu’elle marchait n’ayant devant elle que ses idées. En ce moment,elle pensait à la longueur de ces semaines d’été où la chaleurnouvelle met de la fièvre dans le sang, au silence des matins, desmidis et des soirs, dans l’école où les deux maîtresses étaientennemies. Le soleil chauffait dur, et faisait de la poudre avec lavieille boue de l’hiver. Davidée allait au milieu de la route. Lebas de sa robe était devenu gris. Elle n’était donc pas loin del’école, quand elle s’arrêta tout à coup.

– Mademoiselle Davidée ?

Du côté où il n’y avait pas de maisons, laroute était séparée des pâtures et de quelques jachères pierreusespar des lambeaux de haie que reliait un fil de fer rouillé, débrisde câble cloué sur des poteaux de fortune. C’est de là que l’appelvenait. Davidée connut d’abord que la voix était de Maïeul Jacquet,et elle vint. Il était là, debout, en contre-bas du chemin, etobligé, pour regarder celle qui venait, de lever la tête. Oh !quel pauvre visage meurtri, balafré, pâli par la souffrance !Quels yeux creusés, où s’était retirée la jeunesse ardente etdouloureuse ! Maïeul avait la tête enveloppée de linges, et saveste de travail, mal reprisée, montrait, sur l’épaule droite, unelongue coupure aux bords redressés et poilus. Il s’appuyait, desdeux mains, sur un bâton.

– Je n’ai pas pu venir, l’autre jour,mademoiselle Davidée : faut me pardonner ?

– Comme ils vous ont blessé !

– Un peu.

– Ils auraient pu vous tuer.

– Je ne leur en veux pas ; ilsétaient dans leur droit : ils croyaient que je trahissais.Mais on est remis ensemble, eux et moi. Je leur ai expliqué…

– Quoi donc ? Que vous aviezrendez-vous avec moi ?

Il devint plus sombre de visage, à cause dusoupçon qu’elle avait, et il répondit :

– J’ai dit le nom d’une autre, vouspensez.

Et ils restèrent muets, un long moment, parceque Phrosine était entre eux. Ce fut lui qui reprit :

– Je vas quitter le pays à caused’elle.

– Vous allez la retrouver ?

– Non, par exemple ! MademoiselleDavidée, ne vous fâchez pas comme vous faites contre moi ! Nevous en allez pas ! Ne rentrez pas encore à l’école ! Netournez pas la tête comme cela ! Je suis assez malheureux.

Ce mot-là avait une force qui arrêta Davidée.La jeune fille était déjà un peu au delà de Maïeul, et ses yeux neregardaient plus que la maison d’école et la vie de tous lesjours.

– Dites vite ce que vous avez à me dire.Je suis attendue.

– Moi pas ! Personne ne m’attend, niici, ni ailleurs. Là où je vais, à plus de dix lieues d’ici, aupays de Combrée, je ne connais personne. C’est moi pourtant qui aidemandé à être embauché à la carrière de la Forêt. Je l’ai demandébien avant la grève, parce que je ne peux pas tenir ici… Je ne veuxpas vous offenser, mais, voyez-vous, à l’Ardésie, maintenant, toutseul, je suis embocagé dans mes souvenirs. Je ne travaille plusbien. Je n’ai plus le goût à l’ardoise. Les compagnons medisent : « Tu étais moins triste, Maïeul, au temps de lamaison des Plaines ! »

– Et c’est vrai ?

– Oui. Vous ne pouvez pas comprendre.Vous êtes une jeune fille. Mais tout de même c’est vous qui nousavez séparés. J’ai voulu vous dire que je m’en vas ; que je nevous en veux pas ; que je suis même content au fond ducœur ; que je ne l’aime plus, non, plus du tout. Mais…

– Eh bien ?

– J’ai encore peur d’elle.

Il crut qu’elle allait s’éloigner sansrépondre. Il la voyait perdue. Il dit bien vite :

– Vous savez tout à présent. Et vous meméprisez.

À sa surprise, elle ne l’abandonna pas. Elledemeura au milieu de la route, et, inclinant son visage, elleconsidéra, non sans douceur et sans pitié, l’homme qui s’humiliait.Elle ne voulait pas être dure. Elle avait coutume de relever lesenfants qui s’accusent. Et elle dit :

– Vous vous trompez. Je ne vous méprisepas. Je crois que vous faites bien.

– Puisque vous le dites, j’aurai plus decourage. Mademoiselle Davidée, je suis un pauvre.

– Moi aussi je suis pauvre : il y atant de manières de l’être.

– Depuis que j’ai perdu père et mère,personne ne m’a repris quand je faisais mal. Vous avez été lapremière. J’ai plus de chagrin de l’enfant mort que je ne peux vousle dire.

Et comme Davidée ne s’en allait pas, commeelle était encore devant lui pour une petite minute, et qu’elleavait les yeux de la bonté qui écoute, il s’enhardit, il montra satête malade :

– Voilà que je m’en vas. Mais quand jeserai guéri, de toute manière, est-ce que je pourrai vousrevoir ? Mademoiselle Davidée, je n’ai point connu votrepareille.

– Est-ce étonnant ? Je ne suis pasd’ici.

– Quand vous passez, les arbres voussaluent d’amour.

– Non, monsieur Maïeul : c’est levent qui les courbe.

– Les enfants, dans les chemins, du plusloin qu’ils vous aperçoivent, envoient leur cœur devant eux.

– Moi je fais de même : je leurappartiens.

– On sait que vous n’aimez qu’elles. Vousne ressemblez pas aux autres maîtresses d’école…

Et comme elle demeurait immobile et la têteinclinée vers lui, il osa répéter :

– Quand j’aurai fait ma preuve d’honnêtehomme, est-ce que je pourrai vous revoir ?

Elle ne répondit pas. Mais elle devint touteblanche, et elle continua son chemin, avec plus de lenteur qu’ellen’était venue.

Toute l’après-midi, Davidée fut trèsoccupée ; elle dut faire la classe, recevoir des parents,préparer des chants pour une fête qu’on voulait donner, éplucherles légumes pour le dîner, car elle était de semaine. Le soir,toute lasse qu’elle fût, elle n’avait pas sommeil. Longtemps elleresta, devant sa fenêtre ouverte, à songer au départ de Maïeul, età des mots qu’il avait dits. Plusieurs étaient nouveaux pour elle.Mais, à peine s’y complaisait-elle, que d’autres mots lui venaienten mémoire, des mots cruels, qu’il avait dits également :« J’ai encore peur d’elle. » Et toute la douceur mourait.Le ciel était clair dans les hauteurs, mais sans lune, et une brumed’été, légère, voyageait sur les champs. Davidée distinguaitmalaisément, tant leurs limites étaient mêlées par l’ombre, lejardin de l’école, celui de la maison voisine et, au delà, unevigne misérable, qui enfonçait dans la nuit ses rangées de cepscomme des sillons de labour. Mais cela suffisait pour que toutel’Ardésie lui fût présente à l’esprit, tous les champs et leschemins, tous les villages, tout le travail et les visagesfamiliers. Quelqu’un allait quitter ce coin du monde où la paixn’était plus pour lui, à cause d’une parole ancienne. Que debrisements ! Elle essayait de compter. Elle ne pouvait sedéfaire d’une idée, insistante comme un refrain : « Voiciles dernières heures pour lui. Comme Phrosine, il partira au jourlevant. » La terre, pénétrée de rosée, avait son odeur d’aprèsla pluie. Et le silence était si grand, qu’on entendait les gouttesd’eau tomber du bout des feuilles.

Avant le jour, en effet, à l’heure où leschoses étaient encore toutes sombres sous le ciel déjà plus pâle,Davidée, qui s’était jetée sur son lit, se leva en sursaut. Elleavait reconnu une voix ; elle entendait un homme qui chantait.Vite, sans bruit, elle écarta les volets ; elle se pencha dansles demi-ténèbres. La voix n’était pas toute proche, et elle étaitd’un voyageur en marche, et elle disait :

Celle en qui j’ai mis ma pensée

N’a jamais eu d’pensée pour moi ;

C’est pour elle que je m’en vas,

Toute ma jeunesse est passée.

Je m’en vas le cœur en tourment,

Mon cœur emporte son idée ;

Elle est après lui attachée,

Comme un furet qui boit son sang !

Oh ! que l’air était triste ! Celaressemblait à la chanson lente des bouviers, qui reviennent desguérets et qui ne s’arrêtent point. La voix s’éloignait déjà,peut-être dans la vigne, peut-être dans les terres vagues, qui sontau delà. Elle chanta encore des paroles qui ne vinrent pas toutesjusqu’à la fenêtre. Puis elle se tut. Et ce fut le commencement dujour.

Une seule femme avait compris la chanson, siplusieurs l’avaient entendue. Mais quand le soleil fut levé, duhaut de la butte de la Gravelle il vint une autre musique qui étaitmaigre dans le vent, et qui s’en allait avec lui, bien loin, etelle devait dire une âme, car les âmes furent émues, chacune selonson ordre. Les enfants, à la limite des genêts, éveillés de bonneheure, dans les lits trop chauds des maisons basses, se mirent àrire et ils éveillèrent les parents : « Écoutez,père ! C’est le flûtiau de Maïeul ! Oh ! lejoli ! Qu’il y a longtemps qu’il n’a parlé ! » Maisils n’allèrent point au delà de l’amusement que leur espritrecevait de la danse des notes. Les fendeurs d’ardoise, quifaisaient leur toilette dans les jardins, et, demi-nus, sedébarbouillaient au-dessus des cuviers pleins d’eau claire,s’émerveillèrent les seconds, et dirent en riant : « Çan’est pas de la musique de grève ! À quoi pense donc MaïeulRit-Dur ? » La vieille mère Fête-Dieu joignit les mainset murmura : « Seigneur, ramenez-le avec une âme guérieet un flûtiau qui ne pleurera plus. » Et elle était ainsitoute seule à bien entendre, toute seule avec une maîtressed’école, une jolie, déjà émue, faible de cœur et qui disait :« Cela m’aime encore ; c’est de l’amour triste et quis’en va. »

Le flutiau qui sonnait, sur les buttes de laGravelle, parut bientôt si faible de voix qu’il devint sûr quel’homme voyageait dans les combes et sur les chemins bordés dehaies : avant que la lumière fût ardente, il ne sonnait plusque comme un moucheron. Dans le jour, on apprit que le fendeurMaïeul Jacquet avait quitté le pays.

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