Davidée Birot

Chapitre 9LES ÂMES TROUBLÉES

Du cahier vert. –6 juin 1909, dimanchede la Trinité. – « Je ne pouvaisplus supporter cette vie d’hostilité. Nous avons eu un petit congéà la Pentecôte. J’ai couru dans la Charente-Inférieure. Mon frèreétait là. Il se plaignait de l’humeur de ses chefs et de plusieurspasse-droits qu’il a dû subir, paraît-il. Ma mère se plaignait dela solitude où elle avait vécu depuis des mois, où elle allaitrevivre après notre départ. Elle se plaignait encore de mon père,qui passe la moitié de ses jours au café. Lui, il se plaignait desa santé, compromise, je le crains ; de ses amis politiquesdont les égards se ralentissent, et – ce que mon père ne pardonnepas, – qui ne craignent plus autant leur maître vieillissant. Danscette maison si jolie et si peu gaie, j’aurais pu apporter mesennuis, moi aussi. J’aurais aimé à le faire. Une certaine lâchetégémissante nous est naturelle. Mais non, je me suis retrouvéel’enfant ; j’ai oublié ; j’ai été celle que tousréclament : « Viens te promener ? Non, reste avecmoi ? Regarde-moi ? Console-moi ? Travaille à côtéde moi, même en te taisant ? » J’ai employé toutes mesfacultés à maintenir la paix entre ces êtres fatigués et énervés.Ils veulent le bonheur désespérément, et ils ne savent où leprendre. Cela m’a fait beaucoup réfléchir. J’ai été ce bonheur-là,mais pour peu de temps, et avec quelle peine ! Avec quellecertitude que je ne pourrais pas tenir longtemps ce rôle, quidemande plus de force et plus de provisions que je n’en ai. Je mesens pauvre dans une vie difficile, qui oblige à la grande etcontinuelle dépense de soi. Une ardeur, un mouvement, un vouloir,oui, mais la fatigue est rapide, et, quand ce n’est pas la fatigue,c’est la vue claire, bien claire que je suis peu de chose, que jesais me faire aimer, mais qu’obtenir de mes petites ou des autresqu’ils agissent par amour pour moi, ce n’est pas leur donner unedirection.

» Dans les cas où j’ai gagné une partieplus rude contre l’égoïsme, la lourdeur, le sommeil moral de toutce monde où j’ai vécu là-bas, où je vis ici, je l’ai fait au nom devérités nobles que j’affirmais, que je ne pourrais appuyer deraisonnements, qui sont instinctives chez moi, ou venues je ne saisd’où.

» Aujourd’hui les enfants de l’Ardésieont fait ou renouvelé la communion. J’assistais, en arrière, aprèsles parents et à cause d’eux, à cette cérémonie. J’ai vu mesenfants, mes toutes petites de moins de dix ans, qui revenaient lesmains jointes, les yeux baissés, pénétrées d’une joie que nous nepouvons pas leur donner, qui ne ressemble pas à celle que nous leurdonnons. Elles n’avaient pas toutes cet air transfiguré, ce corpsqui n’est plus que l’enveloppe de l’adoration et l’abat-jour d’unelampe allumée. La plupart seulement. J’étais très émue. Jepensais : « Catholiques, vous allez être obligésd’abaisser les tables de communion : les petites lèvresquelquefois ne pouvaient pas se hausser jusqu’à la nappeblanche ; le prêtre était plié en deux. Si j’étais des vôtres,que cela me semblerait beau : abaisser les barrières,multiplier la visite divine, mettre l’amour dans la prisonnouvellement bâtie, et intacte ! »

» Je pensais : « Il y a uneconvenance indéniable, entre ces âmes qui s’ouvrent et ce prodigequ’on propose à leur foi. Elles, si faibles, qui ont tant demisères d’origine, si peu de méditation, si peu d’instructionreligieuse, elles ont un même vol, ce jour-là, etjusqu’où ? »

» Je pensais : « Et moi ?Que suis-je dans ce qui les relève ainsi ? Je n’ai pas détruitde la foi, comme Barrentier qui ne peut voir un crucifix sansécumer, comme Judemil, qui fait chanter à ses élèves :« Le Christ à la voirie !… » comme des compagnes àmoi, qui ont la haine secrète, sèche et érudite. Non, je ne les aipas détournées, mes petites : mais je n’ai rien fait pourqu’elles croient. Je ne les ai pas amenées dans les régionsvoisines où je pouvais les conduire. J’ai dit des paroles vaines.Je sens que je suis une semeuse de graines vides, qui ne germentpas la joie. »

» Elles m’aiment cependant, cesjeunesses, parce qu’elles espèrent encore. On leur a dit que jepossédais, comme toutes les maîtresses d’école, un secret pour êtreheureux. Elles croient, elles doivent croire que ce que j’enseignesuffit à la vie. Les mères aussi le croient, et les pères, etplusieurs de ceux qui sont mes chefs. Mademoiselle Renée le croitaussi, avec son pauvre esprit borné, jardin tout clos de murs. Non,cela ne suffit qu’au commerce. Je ne fais pas des femmes. Je n’aipas tout le secret. Il y a autre chose, et qui est le principal, etque je n’ai ni pour elles, ni pour moi-même, et que je soupçonneseulement. J’ai été persuadée, pendant longtemps, qu’on pouvaitappeler du nom de paix l’état où je vivais, confinée dans mesoccupations professionnelles, vivant pour ma classe, de la vie denos livres et de nos cahiers, inattentive aux conséquences. J’aiété jetée dans le mal et dans le bien, ils m’environnent, ils mepressent, ils exigent que je me décide, et je le fais, mais, enagissant, je m’aperçois de ma pauvreté. La mère Fête-Dieu est uneriche ; quelques-unes de mes enfants sont des riches évidentesaujourd’hui, et je ne leur ressemble pas ; Phrosine que jesens coupable, que je vois si dénuée moralement, si désemparée, n’aeu qu’à me rappeler ma morale des conventions humaines et qu’à s’enmoquer, pour que j’eusse la certitude qu’elle avait raison contremoi, mais que nous avions tort, toutes les deux, devant une autremorale, celle qui est forte, celle qui a le droit de commander cemonde en perpétuelle révolte que nous sommes, celle qui peutopposer une autre puissance à notre insatiable et très cruel amourde nous-mêmes, celle qui peut, seule, parler de pureté. J’ai vu desvisages purs. Ils m’ont troublée. Être propre, c’est si loin, siloin de cette merveille : être pur !

» Je me demande si le bonheur, le vrai,ne plonge pas sa racine dans cette force secrète ? Celaaiderait à comprendre pourquoi il est rare. Et moi, commentprotégerai-je le mien ? Qu’est-ce que je dirai à MaïeulJacquet s’il vient me faire une vraie déclaration d’amour ? Jene suis pas de celles qui, pour dire oui, n’attendent pas la fin dupremier couplet de tendresse, et je l’ai prouvé. Mais si jecherchais à lui demander une preuve de regret du passé, mieuxqu’une parole, que lui demanderais-je qui fût une assurance pourmoi ? N’aurait-il pas son cœur d’hier, le même qui a aiméPhrosine ? Où puis-je trouver appui, en dehors de moi-même, demes yeux qui passeront, de mes lèvres qui se faneront, moi quivoudrais être aimée toujours ? Je songe à cela et n’ai pointde réponse.

» Mademoiselle Renée déclare que je suiscompromise. Je crois qu’elle voudrait bien l’être. Non, je veilledans le temps agité. Je suis comme les femmes de Blandes, quisortent de leurs maisons, et marchent le long de la mer, pieds nussur les coquilles de moules, regardant le ciel chargé de ténèbres,et qui disent : « C’est cependant le matin !Qu’adviendra-t-il de nous ? Il n’y a plus de jour. Quel orageva éclater ? Quel vent va emporter l’orage ? »

» Lundi, mardi, mercredi, comme ilfaisait très chaud et que j’avais la gorge brûlée par des heures delecture, de dictée, de réprimandes à haute voix et par le passagede l’air qui a déjà servi à d’autres poumons, j’ai reconduit ungroupe d’enfants jusqu’auprès de l’église. J’ai même été un peu audelà, et je suis entrée, seule, – le premier jour, – dans l’enclosdu cimetière. Le genêt d’Espagne à côté de la porte était fleuri.Le mur est bas. J’avais le dos appuyé au mur, et le bras allongésur l’arête chaude des pierres. La tombe d’Anna, devant moi, étaitcomme un tout petit guéret dans le fouillis des herbes, des croix,des chênes verts. Je la regardais. Celle de mes enfants qui demeurele plus loin, là-bas, était rentrée chez sa mère, et j’avaisentendu le bruit du loquet retombant. Rien ne pouvait m’avertirqu’il y eût quelqu’un près de moi. Cependant, je fus certaine quej’étais observée. Je tournai à peine la tête, et je le vis, lui, del’autre côté du chemin. Il était en costume de travail, tête nue,les manches de sa chemise relevées en bourrelets, et je continue,encore maintenant, de voir son regard tout plein de reprochespassionnés. Il ne parla pas. Lorsque je me fus retournée vers lechamp et les croix, je sentis que ses yeux regardaient encore mescheveux et ma main. Puis j’entendis un pas qui s’éloignait. Lelendemain, j’ai aperçu Maïeul de l’autre côté de cette mare verteet profonde qui est près de l’église, le long de ce même chemin. Etle surlendemain aussi. Il était assis sur la roche, les piedspendant au-dessus de l’eau. Il n’a pas fait un mouvement. Mais toutson cœur me parlait. Je ne suis pas revenue. Je crois que ce sombreet passionné Maïeul ne travaille plus guère, à cause demoi. »

 

À la même heure, où Davidée écrivait ceslignes sur son carnet, Maïeul revenait d’une réunion d’ouvriers quiavait eu lieu à Trélazé. Il avait injurié et menacé, comme lesautres, un compteur accusé d’avoir, à coups de bottes, écraséplusieurs rangées d’ardoises devant le tue-vent d’un fendeur.Personne ne savait au juste qui avait fait cette mauvaise action.Au petit matin, le mécanicien d’une des carrières, qui allaitprendre son poste dans la chambre des machines, avait passé près dela hutte et remarqué le dégât. Il n’y avait point de preuvescertaines. Mais le compteur était détesté : il avait, cinq ansplus tôt, et cela en public, piétiné des centaines d’ardoises qu’ildéclarait pourries, des ardoises que l’ouvrier devrait remplacer.La mémoire tenace des fendeurs n’avait pas oublié. On accusaitl’homme du méfait nouveau, afin de le punir du méfait ancien. Ilniait. Pendant deux heures, prisonnier de deux cents camaradesentassés dans une salle longue et basse de plafond, acculé contrela muraille, il avait essayé de défendre sa place conquise parquinze ans de travail, son pain, sa famille, son droit de résiderdans les villages bleus, où il avait un jardin, des amis,l’habitude de vivre. Devant lui, les hommes n’étaient pas restésdix minutes assis sur les bancs. Aux trois phrases brèves d’unmeneur, qui avait dit : « C’est lui ! » ilss’étaient levés ; ils s’étaient formés en une masse pressée,hérissée de mains, hurlante, qui n’occupait plus que les deux tiersde la salle, et qui remuait, comme les vagues, avançant, heurtantles murs, reculant, revenant contre la victime qui était debout surune chaise, les bras en croix, la bouche ouverte, criant des motsque personne n’entendait plus. Les coups pleuvaient sur lui,sournois ou directs. Il n’essayait pas de les rendre. Il neretenait pas ses habits en lambeaux. Son gilet, dont les boutonsétaient arrachés, laissait voir, par l’ouverture de la chemise, lapoitrine velue ; le pantalon descendait à la moitié deshanches ; l’homme n’avait plus de cravate, et, de ses poignetsde manche, il ne restait que des lanières qui pendaient comme unebarbe, et qui tremblaient quand il criait, à bout de souffle :« Ce n’est pas moi ! Lâches ! ce n’est pasmoi ! » Après deux heures de supplice, comme il n’avaitpas cédé, on avait décidé la grève, pour obliger la Commission desArdoisières à renvoyer celui qui ne voulait pas démissionner. Ilétait sorti, entre deux haies vivantes qui s’abattaient sur lui etle fouaillaient de leurs pointes. Enfin, poursuivi par une dernièrehuée, il avait trouvé la nuit, l’air, l’espace libre devant lui, etpéniblement, seul, le long des murs qu’il tâtait de la main gauche,il avait suivi la rue, ombre reconnue par les femmes énervées, quiguettaient le retour des hommes, et qui, voyant passer lasilhouette courbée, tordue, lamentable, ouvraient plus grande lafenêtre, se penchaient et criaient : « Cochon !Vendu ! » Et elles crachaient dans la rue, derrière letraître.

Maïeul revenait ; il était hors du bourg,hors des chemins qui coupent les villages, sur les buttes dont leslamelles d’ardoise se brisent sous les pieds avec une petiteplainte de grillons. Il allait lentement, et, quand la pleine lunese dégageait des nuages très lourds et chauds comme des pierresexposées au soleil, il cherchait le portail et les toits del’école, les classes allongées au bord du chemin, et le pignondominant les maisons voisines, à gauche, où était la chambre demademoiselle Renée. Il pensait à la femme qui le rejetait. Ilimaginait Davidée endormie, comme elle devait l’être à pareilleheure. Une puissance d’émotion plus grande que l’habitude était enlui ce soir-là. Il était mécontent de lui-même. Il avait éprouvéautre chose que de la pitié, vers la fin de la réunion, quand lecompteur était devenu pâle, et que, sur cette figure de cadavre, lesang avait coulé sous les gifles, très peu, lentement, comme si lesveines étaient taries. Il s’était arrêté de crier à ce moment. Lahonte, le remords avaient grandi. C’était le souvenir de sa vielâche qui se levait du fond trouble de son âme, et qui laremplissait. « Est-ce beau ce que tu fais ? Tu t’es misavec deux cents autres contre cet homme, vous l’avez à demiassommé, il n’a plus qu’une seule pensée et qu’un seul cri, et vousle regardez souffrir, là, parce que vous n’avez pas l’audace de letuer. Quelle volonté as-tu ? quelle énergie ? Tu nerésistes pas aux camarades qui t’appellent. Ils disent que tu as ducaractère : oui, parce que tu te mets en colère facilement,mais pour quelles raisons te fâches-tu le plus souvent ?Sont-elles belles ? » La pensée de Davidée se mêlait àtout le reproche de la vie ancienne. « Tu fais l’étonné, parceque la demoiselle de l’école te méprise. Mais elle a raison.Qu’es-tu près d’elle, Maïeul ? Toi qui as aimé saservante ? Elle a un cœur comme celui de la petite JeannieFête-Dieu. C’est fier. Et toi tu n’es pas grand’chose devantelle. »

Arrêté, dans le grand roncier qui précède laGravelle, Rit-Dur pensa d’abord qu’il était peu de chose. Puis ilpensa qu’il avait, pour cette femme qui n’était pas du payspourtant, une amitié si forte, si forte que la fièvre le tenait. Ilvit, avec les yeux de son amour, les yeux sombres, la figurepâlotte et ferme ; il vit les mains de l’adjointe. S’il avaitsu exprimer son rêve, il aurait dit, et ces idées passaient vaguesdans son esprit : « Vos mains prennent d’elles-mêmes lacourbe de la pitié. Elles sont pleines de pensée. Quand vous lesrapprochez, on dirait qu’elles ont entre elles une lampe allumée.Est-ce la jeunesse ? Est-ce la bonté ? Est-ce le pardonque vous tenez dans vos mains ? Je n’en ai point vu depareillement délicates, blanches et attendrissantes. » Commeil était un homme tout simple, il ne trouva qu’une petite chose àdire, et il la répéta devant l’image des toits lointains del’école : « Si je tenais cette main-là dans la mienne,j’irais bien droit, tout droit. »

La chaleur était insinuante. Elle pénétraitles tiges et les feuilles de l’herbe et des ronces mêmes, quipendaient. Un orage devait gronder au loin, car, vers le Sud, leséclairs se succédaient rapidement. Le bruit mourait avantd’arriver. Tout semblait dormir. Cependant, combien de passionsveillaient dans ce paysage muet ! Combien d’amours, de haines,d’envies, d’ambitions ! Les faubourgs de la ville allongeaientdans la nuit leurs lignes d’étincelles. Lorsque Maïeul eut montéles marches de l’escalier extérieur, et qu’il eut, une dernièrefois, regardé du côté de l’école, la résolution qu’il avait pétrieet roulée en lui-même, se mit à lever comme une pâte qui fermente.Il poussa la porte, d’un coup d’épaule, reçut au visage tout l’airglacé de la chambre déserte, alluma la lampe à essence, ouvrit lafenêtre, et, parmi les moucherons qui dansaient, se mit à composerune lettre pour Davidée Birot.

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