Davidée Birot

Chapitre 11MONSIEUR L’INSPECTEUR

Après la journée du 10 juin, et bien que lagrève fût comme morte d’avoir répandu le sang d’un homme, tous lesparents eurent peur pour leurs enfants. Même les plus violentsdisaient : « Il y a du monde de partout sur lesbuttes ; faut pas s’y fier. » Les classes étaient donc àpeu près vides, le mardi matin : celle de mademoiselle Renéen’avait que huit élèves ; celle de mademoiselle Davidée enavait neuf. Les enfants présentes habitaient presque toutes dans legroupe de maisons qui enveloppent l’église, ou dans celles quiforment une place, sur la terre bleue et en pente, à droite del’école. Au moment où elle entrait, avec les petites, dans la sallen° 2, l’adjointe remarqua que mademoiselle Renée avait faittoilette, et qu’elle était fort excitée.

– Est-ce que vous m’avez rendu toutes lescompositions corrigées, mademoiselle ?

– Mais oui.

– Et les travaux à l’aiguille sont-ilsdans le meuble de ma classe, à côté du tiroir deminéralogie ?

– Oui encore.

– Tant mieux. Je vais voir si vous n’avezpas oublié de les ranger…

À neuf heures, on sonnait à la porte duchemin. D’habitude, lorsque la femme de journée avait quittél’école, mademoiselle Renée envoyait une des élèves ouvrir laporte. Elle sortit elle-même, et Davidée, un moment après,entendant une forte voix d’homme répondre au soprano voilé demademoiselle Renée, eut la certitude que la directrice était alléerecevoir monsieur l’inspecteur. La preuve ne tarda pas. Le bruitd’un pas coulant, le bruit d’un gros pas écrasant le sable, leroulement discret et continu d’une bicyclette moulant sa petiteornière, accompagnèrent les mots qui entraient par la baieouverte.

– C’est vrai, mademoiselle, j’ai chaudterriblement. Quelle poussière ! Quelle chaleur ! Maisc’est un four votre Ardésie !

– Je n’aurais pas osé le dire, monsieurl’inspecteur, mais je le pense depuis six ans.

– Six ans ! À l’Ardésie ? Vousavez donc demandé à être maintenue ?

– Mais non, monsieur l’inspecteur ;monsieur l’inspecteur veut-il se rafraîchir ?

– Jamais, mademoiselle ! Jen’accepte jamais ! Je suis en service ! Mais c’est égal,moi qui suis du Midi, je n’ai pas souffert de la température chezmoi autant que chez vous… Voici votre classe ?… Passez donc…après vous.

La voix appartenait à l’espèce du Midi,scandante et déclamante, et pour qui un seul auditeur c’est déjà leforum. L’entrée dans la grande classe fut bruyante.

Davidée, pendant ce temps, dictait aux petitesune page d’un manuel d’instruction civique.

C’était un plaisir d’entendre, à travers lacloison et la porte qui séparaient les deux pièces, les moindresnotes de ce baryton paternel, qui interrogeait les élèves, – laréponse trop timide demeurait ignorée, – et félicitait ensuitel’enfant et la maîtresse.

– Très bien, cette différence entre leslépidoptères et les diptères ! quatre ailes, deux ailes !L’histoire naturelle fait chérir la nature… Indiquez-moi lesméthodes pour séparer l’oxygène de l’eau d’avec l’hydrogène ?…Parfait ! Voilà une future ménagère qui saurait expliquer,j’en suis sûr, le phénomène de l’ébullition. Quelle est laprofession de son père, mademoiselle ?

Le fausset surveillé de mademoiselle Renéerépondit :

– Marchand de porcs, sauf votre respect,monsieur l’inspecteur.

– Très bien. L’orthographe laisse encoreà désirer. Mais la mémoire est bonne. Faculté maîtresse,mademoiselle.

– Oui, monsieur l’inspecteur.

– L’une des joies de la vie !

– Oui, monsieur l’inspecteur.

– Et que vous cultivez heureusement.Montrez-moi le cahier rotatif des devoirs quotidiens ?… Vousne savez pas ce que c’est ? Je le comprends. Je vous excuse.J’avais proposé ce nom-là au ministre de l’Instruction publique,que je connais beaucoup, pour désigner ce que vous nommez peut-êtrele cahier de classe, ou le cahier de roulement. Moi, j’avais trouvérotatif, un mot qui vibre ! Rotatif ajoutait au sens ;rotatif faisait image ; rotatif était de mon cru… Le ministrem’a dit, depuis : « Je le regrette. » Merci,mademoiselle. C’est bien cela.

Davidée, dictant à voix ménagée, guettait lemouvement du bouton de cuivre de la serrure, les pas géminés qui,en grossissant, annonceraient l’arrivée de l’inspecteur et de ladirectrice. Elle avait disposé les plis de sa robe, pour pouvoir selever plus vite. La visite se prolongeait. À neuf heures un quart,l’adjointe entendit les pas, mais qui s’éloignaient. Et pendant dixminutes, dans la grande classe, il y eut seulement des fusées derire, des chuchotements, quelques coups discrets de porte-plumetombant sur le plancher : d’où les élèves et leur maîtresseconclurent que monsieur l’inspecteur et mademoiselle Renée sepromenaient dans la cour, ou dans le jardin. À neuf heures etdemie, ils entrèrent, l’inspecteur le premier, qui ouvrit la portecomme s’il pénétrait dans une cage aux lions, le geste rapide, latête un peu inclinée, les yeux sur ceux du fauve. Le fauve, c’étaitl’adjointe qui s’était levée, dans la chaire. S’étant ainsi faitconnaître, il interrompit le courant magnétique, passa en revue lesbancs déserts, et sourit aux neuf présentes. Puis il redevintgrave, et s’assit dans une chaise que, derrière mademoiselleDesforges, portait une élève de la grande classe.

– Voyons cette dictée ?

Il prit la copie la plus voisine,approuva.

– Une page de Souchet-Lapervenche ?Un de nos meilleurs prosateurs… Je déclame souvent, dans lessalons, du Souchet-Lapervenche. C’est d’un grand effet… Pas assezde ponctuation, mademoiselle. Comment voulez-vous qu’une élèvecomprenne ce qui n’est pas ponctué ? Dictez-vous laponctuation ?

– Non, monsieur.

– C’est un tort. Écoutez ce morceauponctué, mes enfants, et remarquez mon point virgule ;reconnaissez mes deux points.

Il se mit à réciter, mademoiselle Renéeadmirant, mademoiselle Davidée respectueuse et résignée, les élèvesregardant cette bouche en arc, d’où s’échappait une voix de chantrequi lit, et ces joues grasses, rasées, et ce menton qu’une fortebarbiche en pointe, d’un noir bleu, allongeait. L’inspecteur, quin’était dans le département qu’en remplacement d’un collèguemalade, appartenait à cette race qui ne se rassasie pointd’elle-même. Il jouait, où qu’il fût, plus que son rôle officiel,par besoin de prouver que son talent dépassait la mesure de sesfonctions présentes. Il avait l’attitude de la conviction, leregard direct, loyal, impérieux, et quelques intimes du café d’Auchavaient même dit : impérial. Ce mot-là, il y pensait tout letemps. C’était sa trouée des Vosges. L’inspecteur ne discutaitjamais un ordre, et l’obéissance qu’il exigeait lui semblaitembellie et sacrée par son propre exemple. Cauteleux avec desformes rudes, il avait l’art de glisser les yeux, en se détournant,vers le subordonné ou la subordonnée, et d’insinuer ainsi :« Vous voyez, je suis bon enfant, je puis sourire, protéger,user en votre faveur d’un crédit qui me fait des jaloux, qui peutvous en faire. » Rarement, ce regard, dans le service, allaitau delà de ces suggestions professionnelles. Quelques très joliesadjointes avaient bien, ici ou là, compris que M. l’inspecteurétait un connaisseur. Mais il lui suffisait de laisser soupçonnersa sensibilité, de provoquer une rougeur, un étonnement, un refusmental dont il triomphait avec un lourd esprit et des propos salés,affirmant qu’on ne le prendrait jamais à courtiser une subordonnée,et il disait vrai. Toutes ses sévérités étaient pour les scrupulesde conscience. Il voyait une injure personnelle dans latimidité ; il en voyait une autre dans le respect d’uneautorité qui n’était point d’État. M. l’inspecteur aimait sesfonctions, qui lui faisaient voir du pays, « des représentantsde races différentes et toutes françaises pareillement », – ilétait exquis prononçant cette formule, – et qui lui valaient, en cemoment, de remplacer, à l’Ardésie, le titulaire, « mon chercollègue empêché ».

Quand il eut, minutieusement, examiné lesdivers cahiers, communs ou individuels, jugé la portée de deuxmaximes de morale civique, déclaré que mademoiselle Birot luisemblait un peu idéaliste, interrogé quelques enfants :

– Mademoiselle, dit-il, j’ai confessétout à l’heure mademoiselle la directrice. C’est votre tour.Voulez-vous bien sortir avec moi ? Nous serons plus libres decauser dans le jardin.

– Dois-je vous accompagner, monsieurl’inspecteur ? demanda mademoiselle Renée.

– Inutile, mademoiselle.

L’inspecteur et l’adjointe firent en silencele chemin, assez court, de la classe au jardin, et là, lefonctionnaire, ayant jeté un coup d’œil vers sa bicyclette, pours’assurer que personne n’avait touché la machine, s’assit sur lepetit mur qui protégeait les légumes et les fruits de l’école, et,de ses deux bras écartés et rassemblés ensuite, fit signe à Davidéede s’asseoir de l’autre côté de la barrière. Elle resta debout, àtrois pas de l’inspecteur. Il répéta le geste, et l’odeur de lasueur s’échappa des habits gonflés et dégonflés. L’adjointe eutl’air de ne pas comprendre. Il contracta les sourcils, regarda leciel au-dessus de Davidée et dit, goûtant ses mots :

– Je ne voudrais pas faire de peine à unejeune adjointe, qui a besoin de confiance dans l’avenir. Cependantje dois vous avertir de plusieurs reproches qu’on vous fait.

– Mademoiselle Renée ?

– J’ai dit « on ». N’aggravezpas votre cas, en chargeant vos supérieurs. Nous avons dix façonsde savoir ce qui se passe dans une de nos écoles. Je ne m’étendspas sur les familiarités déplacées que l’on vous attribue.

– Conversations, oui ; familiarités,non. Je n’accepte pas qu’on parle ainsi d’une honnêtefille !

– Oh ! mademoiselle, les expressionsaussi pourraient bien être déplacées ; j’ai le droit, jel’aurais de juger votre conduite privée…

– Prenez-le, monsieur, mais ne me jugezpas sans m’avoir interrogée.

– Précisément, je n’ai pas l’intention devous interroger là-dessus. Je le répète, je pourrais le faire.

– Mais, faites-le !

– Que vous êtes vive ! Il est vraique vous êtes toute jeune. Eh bien ! non, mademoiselle, je merefuse à discuter, avec chacune de mes institutrices, les principesde la morale personnelle qu’elles adoptent, qu’elles pratiquent. Àmoins de scandale, je n’interviens pas, dans le Midi ; jen’interviendrai pas davantage ici, dans le Nord.

Il cessa d’observer les premiers nuages blancsqui commençaient à dépasser la ligne des murs, en face de lui, etabaissa son visage impérial, et ses yeux qui étaient du même noir,chargé de bleu, que sa barbe et ses cheveux, vers la jeune fillequi attendait ce geste, et qui n’évita pas ce regard destiné à lafaire trembler. On pouvait aller loin dans le regard de DavidéeBirot. Elle se tenait droite, le long de la barrière, les mainscachées dans les poches du tablier de coton à pois rouges, qu’elleavait jeté par-dessus son corsage et sa jupe. Un rayon de soleill’éclairait à gauche, et la faisait à moitié châtain.

– Ce que je vous reproche, comme unmanquement professionnel, c’est votre attitude vis-à-vis du curé del’Ardésie.

– Je vous demande pardon, monsieurl’inspecteur, je ne saisis pas bien l’accusation : depuis queje suis ici, je n’ai mis qu’une fois les pieds à l’église,pour…

– Je le sais ! Vous ne m’apprenezrien.

– J’ai été élevée dans une famille où lapratique religieuse est à peu près nulle. Je ne juge pas mon pèreet ma mère. S’ils m’avaient élevée autrement, je vous le dirais. Jen’aurais aucune crainte de vous le dire.

Un sourire aigu, bref, détendit le masquesévère.

– Bravo ! J’aime la sincérité. Mais,voyez, d’après votre propre aveu : vous ne savez pas si vousavez tort ou raison de vous abstenir de toute pratiqueconfessionnelle ?

– C’est vrai. Je n’ai pas eu le temps deme préoccuper…

– Je souhaite que vous ne l’ayez jamais.Questions vaines.

– On m’a enseigné :suprarationnelles.

– Parfaitement ! Ah ! vous avezsuivi le cours de mademoiselle Hacquin, un de nos grands penseurs,et cependant une primaire ! Mais, précisément parce que vousn’avez pas un parti pris très net, vous êtes entraînée.Innocemment, je le veux bien, mais gravement. Car il y a l’exemple,mademoiselle ! Car vous conduisiez vos élèves et vous étiez enfonctions officielles, quand vous avez eu, à l’entrée du cimetière,voilà plusieurs semaines, ce long entretien avec monsieur lecuré.

– Une minute environ. Je le remerciais.J’aimais la petite morte.

– Vos élèves erraient par les chemins,abandonnées.

– Oh ! monsieur !

– Abandonnées, lorsque le bruit d’unevoiture vous a enfin tirée de votre oubli, de votre conférence avecle prêtre… De plus,… laissez-moi achever, je vous prie !… deplus, vous portiez ostensiblement, sous le bras, un énormeparoissien…

– Oh ! monsieur !

– Provocant !

– Je l’aurais préféré petit : jen’en ai pas d’autre.

Elle s’arrêta un instant, et l’humeur du pèreBirot, qui n’était pas commode, apparut dans la physionomie de safille, dans le ton de sa voix, dans le mouvement de ses deux mainsqui secouèrent le tablier à pois rouges.

– De sorte que vous me défendriez, sij’en avais le désir, d’entrer dans une église ?

Un rire d’une bonhomie dédaigneuse luirépondit :

– Non, mademoiselle ! Laliberté…

– Vous me défendriez, en tout cas,d’emporter un paroissien ? Le seul que j’aie ? Jen’aurais pas le droit de faire ce que tout le monde fait, et deprier pour mes morts ? Je vous prie de me dire nettement ceque vous appelez mon devoir, monsieur, afin que je m’y tienne, sicela est possible. Je vous demande de préciser.

Ce fut à l’inspecteur de prendre un temps deréflexion.

Il parut s’intéresser de nouveau aux nuagesqui montaient, et, à présent, couronnaient la maison d’un glacierfulgurant.

– Je ne veux pas porter atteinte à laliberté, mademoiselle : je démentirais toute ma vie publique.Ce que je vous ordonne, ou ce que je vous conseille, ce qui est àpeu près la même chose, c’est de ne pas vous promener avec un groslivre, un livre qui est une manifestation, et c’est de causer leplus brièvement possible, et le moins souvent avec le curé, et,s’il y a un vicaire, avec le vicaire. Vous comprenez ? Il y alà des nuances. Je ne puis qu’indiquer… Non, je vois que vous vousobstinez à ne pas comprendre. On vous dit intelligente. Vousl’êtes : prenez garde de vouloir juger trop de choses.

Il sauta, d’une brusque pesée de ses grossescuisses, à bas du petit mur où il était assis, et reprit le ton,qu’il appelait d’homme du monde, en faisant raconter à l’adjointeles principales scènes de la grève. La directrice, qui l’observait,sortit pour le reconduire jusqu’au chemin.

Il fut très cordial dans les promesses qu’ilfit à mademoiselle Renée, d’obtenir pour elle un avancement. Sesexpressions furent moins nettes quand il assura de sa particulièrebienveillance « une adjointe encore un peu indépendante, maispleine de bonne volonté, et qui avait de l’avenir, dansl’enseignement. »

Davidée se sentit condamnée à bref délai.

– Eh bien ! ma petite, demandamademoiselle Renée, quand elles furent seules : vous êtescontente ?

– Enchantée.

– J’ai fait, pour vous, tout ce qu’onpouvait faire. Nous avons eu quelques malentendus : que cesoit oublié, n’est-ce pas ?

– Oui, mademoiselle.

Davidée fit sa classe du soir en songeant àchacun des mots entendus le matin. Elle ne pouvait douter de ladénonciation qu’avait annoncée Phrosine ; ni de la disgrâcequi serait le plus certain effet des promesses vagues del’inspecteur. Elle avait des ennemis, elle, petite jeunesse quin’était pas entrée à l’école normale par besoin, pour subvenir à lavie, comme tant d’autres, mais qu’une grâce maternelle, un goûttendre pour l’éducation de l’enfant, l’ambition de servir, avaient,plus que tout le reste, déterminée. Elle se disait : « Jene veux pas être emprisonnée, ou, comme l’a dit Maïeul,embocagée. Je sortirai de ces difficultés en allant àelles, en ne craignant pas. Et d’abord, ce soir-même, je verrai cecuré, qui sera peut-être interrogé ; qui peut, en tout cas, sij’en suis réduite à ces défenses misérables, témoigner des proposque nous avons tenus. Qu’on me regarde comme si faible, si basse,que j’accepte de ne pas rencontrer, dans une rue du bourg, un curé,ou Maïeul, ou Phrosine, ou un autre, n’importe lequel desexcommuniés, dont les listes me seront dictées, cela merévolte ! »

Les joues de Davidée Birot étaient presqueaussi rouges que ses lèvres, lorsque, après six heures, s’étantcoiffée de sa campanule blanche, elle alla rendre visite à la mèred’une des petites, qui demeurait en face de l’église. Sansexpliquer pourquoi, elle s’attarda un peu. La veuve trouvait quecette jeune adjointe était bien aimable. Elle faisait des frais,expliquant la peine de son métier de laveuse, qu’elle avaitcommencé à quatorze ans, et qui, à près de soixante, lui gerçaitencore les mains.

– Ça vous tient plus qu’on ne croit,l’eau des lavoirs. Qui a commencé laveuse, finit laveuse. Encore,les femmes qui trempent le linge dans les rivières, elles causentavec le courant. Elles lui disent : voilà que tu galopes, tufrises comme une dentelle, et d’autres choses. Mais ici, des trousoù l’eau ne s’échauffe jamais, et ne sait pas ce que c’est que decourir : le métier est moins gai. Il ne l’est pas assez pourdes jeunesses. Pourtant, les premières fois…

Davidée savait répondre, parce que, chez elle,le cœur était toujours attentif. À des mots, à des signes, à despetites pitiés d’une seconde, la laveuse avait compris que destiédeurs subites passent dans les hivers. La jeune fille, contentede se sentir aimée, attendait la fin de la prière que le curé del’Ardésie sonnait lui-même et récitait, à l’heure dorée : auvoisinage de sept heures en été, et, pendant l’hiver, dès cinqheures. On entendait, de chez la veuve, les réponses du peuplesuppliant Dieu de bénir le repos, d’en faire un moyen d’énergie etde salut, de dissiper les embûches de l’ennemi qui occupe la nuitcomme son domaine. Par la porte ouverte, ce n’était pas seulementla chaleur qui entrait, l’air avec son goût de foin, de marais etde boulangerie ; c’était encore l’image de la Vierge Marie etde l’Enfant, peinte sur un vitrail de l’église. Davidée considéraitles trois doigts levés de l’Enfant, et elle se sentait contente,sans se l’avouer, d’être là, si près, dans la limite immédiate deprotection de ce geste sauveur. Jamais elle n’avait encore observéqu’il y eût un vitrail, dans l’église de l’Ardésie, où étaitreprésentée la mère glorieuse et puissante par l’Enfant.

Brusquement, la couleur du vitrail baissa deton : l’abbé devait souffler les cierges. Des hommessortirent, et des femmes ; les hommes avaient la physionomiedécidée qu’ont les croyants dans les pays de religions opposées. Lecuré devait ranger quelques chaises, accrocher la corde de lacloche. Il sortit un instant après le dernier fidèle, tourna laclef, regarda le couchant qui était d’une pourpre déchirée etmagnifique, et, rabaissant les yeux, fut stupéfait autantqu’intimidé, d’apercevoir devant lui mademoiselle Birot. Quelquestémoins, aux portes, observaient. L’adjointe fit exprès de séparerles mots, afin d’être entendue d’un peu loin. L’abbés’inclinait.

– Monsieur le curé, vous vous souvenez del’entretien que j’ai eu avec vous, devant le mur du cimetière, lejour de l’enterrement de la petite Le Floch ?

Le curé se mit à rire bruyamment :

– Je le réciterais, mademoiselle, et laleçon ne serait pas longue : trois phrases !

– Il paraît que ça suffit pour qu’uneinstitutrice soit dénoncée comme cléricale. Mais je n’ai pasl’intention de me laisser faire. Vous écririez bien les phrases oùje vous disais mon affection pour ma petite élève ?

– Sans doute.

– C’est tout ce que je voulais vousdemander, monsieur le curé. Je vous remercie.

Elle allait se retirer. Une mère arriva dansle village, poussiéreuse, marchant au pas de charge, tirant uneenfant qui ne suivait que par accès, et, entre deux efforts, selaissait traîner dans la poussière. De l’autre bras, la femmeportait une soupière pendue entre des ficelles. En passant entreles maisons meublées de leurs locataires, elle avait ralenti.L’enfant reprit de l’âme. Elle montra le chien qui suivait,harassé, lui aussi.

– Comme il est sale ! dit-elle.

La mère la secoua, regarda toutautour :

– Pas tant que le monde ! Allons,rosse ! arrive ici !

Elle jura. La petite se mit à rire, et cemorceau de création répéta le blasphème.

Elles disparurent.

Le curé se tourna vers l’église, et dit àdemi-voix :

– Mon Dieu, vous êtes prisonnier pourl’amour de tous ceux-là : Et ils ne le savent pas !

Il se fit un silence. Le groupe était brisé.Des bras se levèrent, pour saluer. Il resta quelques voisins, surle seuil des portes, caquetant dans la rousseur du couchant, quicoulait à plein chemin.

Du carnet vert, même jour. –« Je n’ai pas la foi, mais je ne supporterai pas qu’onm’impose un état d’esprit contraire, avec obligation de n’en passortir. Je suis blessée, humiliée pour l’enseignement même,atteinte dans ma dignité, ah ! autrement que par le voisinagede misères morales et par un rendez-vous avec Maïeul Jacquet !L’homme qui ne veut pas du gros livre et qui tolère le petit, endétestant le texte de l’un et de l’autre, cet homme-là me fera toutfaire, excepté ce qu’il voudra. Mon parti est pris. Je sais àquelle défense je vais me confier. Si je ne réussis pas, jerenoncerai à la carrière. En attendant, cette violence hypocritem’a amenée à rouvrir le paroissien interdit. Je viens de lire lamoitié des prières de la messe, et l’office des morts. Il est beauque nous soyons ensevelis dans ces paroles pleines de compassion,pleines d’aube, pleines de pardon. C’est d’une noblesse que je nefréquente pas assez. Monsieur l’inspecteur ne m’empêchera pas d’yrevenir, s’il me plaît.

» Je pense encore au mot qu’à dit lecuré, paraît-il, sur le secret de la paix du monde et de la joie.Il a dit : « La solution du problème social est dans ledéveloppement du surnaturel. » C’est au-dessus de monentendement. Mais qui sait ? Je suis surprise du fonds d’amourdu peuple qui semble amassé dans ce cœur de prêtre, et où si peuvont puiser. La grève est à peu près terminée. Je ne sais quel aété l’arrangement. Mais la haine ? Toutes les causessubsistent et travaillent. On ne supprime que des prétextes. Il n’ya que des remises à huitaine, successives, mais le jugement de lapaix n’est jamais prononcé. Quelle leçon que la vie dans lesmilieux ouvriers, pour une fille comme moi, tourmentée de si peu dechose d’abord, et qui le devient de tant de choses ! Oui, jene donnerais pas mon poste, au milieu des pierres, pour une classeà la ville. Je suis ici dans la vie populaire, je n’en sors pas, jen’en suis pas distraite, et je vois ce qu’il y a de misère en moi,comme chez leurs filles à eux, que je suis chargée d’instruire, derefaire à mon image.

» Et l’image devine qu’elle a besoin dechangements. »

20 juin 1909. – « Une lettre dePhrosine ! Je n’espérais plus guère. Je croyais perdue pourmoi cette créature faible et violente, que rien n’a élevée :pas une foi, pas une tendresse d’égale, et qui n’a eu que desdevoirs comme soutiens. C’est trop peu quand on ne croit pas à laseconde vie. Quelle faute des parents, et de l’école, de n’avoirpas réformé cette nature attachante, tentée, tentatrice, mais sifranche, et de n’avoir donné aucun idéal, ni aucune règle, à cettechercheuse de joie qui aurait pu aimer une justice ! Ellem’écrit de Vendôme. »

Lettre de Phrosine. –« Mademoiselle Davidée, c’est moi. Vous m’avez séparée d’unhomme que j’aimais, et je vous en ai voulu dur. Je vous en veuxencore, des fois. Cependant il faut que je vous écrive, parce queje n’ai pas de secours.

» J’ai habité d’abord Orléans. Vouscomprenez ce que je veux dire : j’ai couché au hasard, dansles faubourgs, pas souvent par charité ; j’ai mangé dans lescabarets où les hommes du bâtiment boivent, en mangeant pourexciter la soif. Je leur ai demandé, à tous, vous entendez ? àtous : « Avez-vous rencontré Le Floch, Henri, un grandbarbu, qui a l’air d’un lion, qui est charpentier, boiseur demines, enfin dans le bois, d’une façon où de l’autre ? »Ils riaient ; ils me disaient des choses que vous devinez. Et,vrai, il y en avait de gentils, parmi les compagnons. Moi, j’avaisl’air de vous, avec plus de pétrole dans les yeux et sur la langue.Je leur disais : « Je cherche le père pour avoir le fils,qui est mon fils ; vous me faites honte, répondez-moi. Iln’est pas bon de toucher aux mères qui défendent leurspetits : répondez-moi. » Ils répondaient alors :« Peut-être qu’on l’a vu. Mais le travail, c’est des bras,c’est des jambes, c’est des yeux, c’est pas toujours des noms. LeFloch, Henri ? je ne me rappelle pas. Je me rappelle desbarbus, par exemple ! Quel âge a-t-il, le vôtre ? –Quarante. – Dame, en 1904 ou en 1905, dans un chantier, j’aitravaillé avec un barbu qui avait dans les trente-cinq. Mais cen’était plus en forêt d’Orléans qu’il habitait. Nous travaillionsen forêt de Vendôme. Il causait peu. – C’est cela. – Il buvait sec.– Alors, c’est lui. – Il avait un petit peu l’air d’un lion, quiferait trop souvent le lundi. Cherchez donc… » De village envillage, je suis venue jusqu’à Vendôme, d’où je vous écris. Etvoilà qu’hier, comme j’avais inutilement interrogé plusieurshommes, il est venu, dans le garni, un compagnon tout jeune,arrivant des pays de Vendée. Je ne peux pas vous cacher qu’il m’aembrassée, celui-là. Je ne suis pas vous, mademoiselle, et jen’avais plus le sou, et pas plus de courage. Et voilà qu’encausant, dans la salle, il me dit : « Je l’airencontré ! – Le Floch ? – Oui, il n’y a pas plus detrois mois, dans la forêt de Vouvant, qui est en Vendée et la plusbelle que vous ayez vue, quelque chose comme vous qui seriez uneforêt. – Dites pas des bêtises… Henri ? vous êtes sûr ? –Il avait un gars de treize ou quatorze ans. – Avec lui ? –Non. – Tant pis ! – Il disait seulement : « J’ai ungars que j’ai retiré de l’Assistance. – C’est lui ! Lui !Lui ! – Attendez : j’ai un gars que j’ai placé. –Où ? – Il n’a pas dit. Il a dit seulement : Dans lespremières années, le gosse me donnait son argent ; à présent,il ne veut plus, c’est dégoûtant. »… Moi, j’ai planté là lecompagnon, qui a fait une scène à la logeuse, et je vas partir pourla forêt de Vouvant et pour la Vendée. Ils disent que c’est loind’ici et proche de la mer. Je vous écrirai peut-être si je trouve,ou encore si je meurs de faim, parce que c’est vous qui m’avez misedans le malheur. Envoyez-moi un peu d’argent pour la route. Mercitout de même de m’avoir accompagnée le jour du départ et d’avoirporté la moitié du panier. Si vous pouviez porter la moitié de moncœur, vous verriez que c’est plus lourd. Adieu, tâchez d’êtreheureuse.

» PHROSINE. »

30 juin. – « Une autre lettreaujourd’hui. Pas de Phrosine, d’une ancienne camarade de l’écolenormale de La Rochelle. Elle m’écrit du Rouergue, – pourquoi leRouergue ? Il est vrai qu’elle peut dire de son côté :pourquoi l’Ardésie ? – et elle débute comme si elle n’étaitpas sûre de mon souvenir. « Peut-être vousrappelez-vous… » Mais, très nettement, je me rappelle cettefaible, tendre et ardente fille de pêcheurs rochelais, que nousnommions Élise, à cause du personnage d’Esther : « Est-cetoi, chère Élise ? Ô jour trois fois heureux, etc. », etparce qu’elle était née confidente. Celles qui ont confié leurssecrets à cette cassette d’ivoire n’ont pas dû le regretter. Lesmots tombaient dans son âme comme la pluie dans l’eau : il nerestait pas trace de ce qui s’était mêlé à sa pensée, de ce qu’elleavait appris, et nous la recherchions, bien qu’elle ne payât pas deretour ses amies. Nous ne savions pas si elle avait des secrets,elle, et sans doute elle n’en avait aucun qui lui appartînt. Lesannées ont passé, et aujourd’hui c’est elle qui se confie, elle quidemande protection. Je la soupçonnais d’être une chrétienne, deregret et d’aspiration tout au moins, à l’école. Elle m’avait ditun soir : « Vous ne priez jamais, Davidée ? »d’un ton qui supposait qu’elle savait, mieux que moi, les routes delà-haut. Or, voici qu’elle s’imagine de renouveler saquestion ; qu’elle a eu connaissance, – déjà, et parqui ? – de mes démêlés avec l’inspection académique ou plutôtavec mademoiselle Renée Desforges, de mes histoires ardésiennes, etelle se fait modeste pour me demander : « Dites-moicomment vous faites ? Est-il vrai que vous ayez réussi à êtrelibre, à faire reconnaître votre droit d’être chrétienne dans votrevie privée, et de ne pas être antichrétienne dans votreenseignement ? Je souffre tant de contradictions, sur ces deuxpoints, que j’ai besoin d’une aide. Et combien d’autres,silencieuses dans les écoles, et continuant leur carrière dedévouement parmi les pires épreuves, attendent un courant d’airpur, souhaitent que les âmes respirent enfin leur air ! Je mesuis réjouie en apprenant que vous aviez su, mieux que moi, fairevaloir vos droits, et laissez-moi ajouter, ma chère Davidée, quej’ai été surprise : je ne vous croyais pas si près de moi parl’esprit, etc. » J’ai répondu ! et nettement ! J’aidit que je n’étais pas responsable des commérages d’un bourgmultipliés par les commentaires de mes condisciples ou de mescollègues de l’enseignement. « J’ai eu une toute petitedifficulté, qui n’est pas résolue, mais dont je compte bien sortiravec honneur. Je n’ai point de méthode ; je n’ai pas deconseil à donner ; je n’ai pas de confidence à faire ; jen’ai pas la foi dont vous parlez. » J’espère qu’elle n’yreviendra pas. »

*

**

Onze heures du soir. – « Lalettre est partie. J’ai vu le sac de toile verte sur les épaules dufacteur, et le facteur sur sa bicyclette. À présent, ma réponseroule vers le Rouergue. Je la regrette. L’irritation secrète où jesuis m’a fait agir cruellement. Et la cruauté envers les âmes estde toutes la plus cruelle. Je pense à ces âmes souffrantes, commecelle qui venait à moi, traquées, surveillées, et qui n’osent pasallumer du feu, dans la nuit, de peur que la flamme et la fuméeclaire, en montant, ne les trahissent. Elles valent mieux quemoi ; mais le principe de leur souffrance et celui de macolère ne sont pas très différents. Je veux le respect de madignité, elles veulent celui de leur croyance : ce sont lesmêmes procédés qui nous offensent.

» J’ouvre ma fenêtre. Je vois la houledes formes basses dans la nuit cendrée. Rien ne peut se nommer d’unnom certain, ou presque rien : ces fumées arrondies, devant, àdroite, sont-ce des buissons ? des maisons ? Si je neconnaissais pas leur visage de lumière, je ne le saurais pas. Il mevient à l’idée que nous sommes souvent, pour nous-mêmes, comme ceuxqui regardent dans la nuit, et que je n’ai jamais vu mon âme dansla clarté, et qu’elle a des mouvements que j’ignore. »

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