Davidée Birot

Chapitre 6CONVERSATION AVEC PHROSINE

Phrosine, le lendemain de l’enterrement,revint à l’heure habituelle, et commença de faire l’ouvrage dechaque matin. Elle n’avait plus ses vêtements de deuil, mais lalivrée de tous les jours, couleur de poussière. Davidée, qui la vitentrer dans les classes, et qui l’en vit sortir peu après, fut émuepar ce visage, si violemment fouillé et pâli par la douleur que lesenfants, prenant la souffrance pour de la colère, s’écartaient, etne disaient pas selon leur coutume : « Bonjour, madamePhrosine. » Elle ne cessa d’y songer, pendant la récitationdes leçons. Il lui sembla qu’elle était lâche si elle ne parlaitpas à cette peine dont personne ne prenait soin, et elle s’inquiétade le faire. Les enfants étaient dissipées, et la maîtresse étaiténervée. Quand elle sortit de la classe, au moment de la petiterécréation qui coupe en deux la matinée, elle vit venir à ellemademoiselle Renée, entourée d’élèves bourdonnantes, et qui luidit :

– Votre amie madame Phrosine demande àvous parler, mademoiselle.

Les élèves riaient de l’intention, qu’elles nepouvaient saisir entièrement, que la directrice avait mise dans cesdeux mots : votre amie.

– Elle vous attend au fond du jardin.Allez-y : je surveille.

L’adjointe traversa la cour, ouvrit labarrière du jardin, et, au bout de l’allée, sur le banc, elleaperçut la femme que Maïeul avait quittée, la mère qui avait perdusa fille. Elle était pâle aussi, et faisait effort pour ne pasmontrer qu’elle tremblait. Car Phrosine la regardait, le corpsployé, les coudes sur les genoux, le menton sur ses deux poingsrapprochés, et il y avait, dans ces yeux fixes, dans cette figureimmobile, une sorte de folie de douleur, mais une haine aussi quine s’égarait point, et qui blessait le cœur jeune, le cœur malassuré de la maîtresse d’école. La jeune fille arriva jusqu’auprèsde Phrosine, sans que celle-ci eût bougé, ou dit un mot, ou cesséde lever les yeux à mesure que Davidée avançait. L’adjointe s’assità droite, sur le banc, et dit :

– Vous voulez me parler,Phrosine ?

– Oui, vous dire que je vous déteste,vous et vos bigoteries. Vous m’avez fait tant de mal que j’auraisdû, tenez…

– Quoi faire ?

– Mettre le feu chez vous !

– Je n’ai pas de chez moi.

– À l’école, donc ! Si vous croyezque je n’aurais pas eu trois marlous résolus pour m’aider, sij’avais voulu ! Mais je ne suis pas aux hommes, pour lemoment, je suis au chagrin. Je vous déteste,entendez-vous ?

– Dites-le, si cela vous apaise ;répétez-le : il me suffit à moi de ne pas avoir mérité vosinjures, Phrosine.

– D’abord, ne m’appelez pasPhrosine : je ne suis plus la balayeuse de vos classes. Fini,le métier. Fini entre nous. Je suis madame Le Floch, lâchée par sonmari, et, à cause de vous, lâchée par son amant. Je suis surtoutune mère à qui vous avez pris l’amour de son enfant, et puis toutela joie de son enfant, et puis la vie de son enfant.

– Moi ?

– Vous ! pas d’autre que vous !Dites donc, c’est bon aux prêtres de mépriser et de condamner lesfemmes qui vivent avec un amant. Ils ont leur évangile, leur bonDieu, leurs prières. Mais vous, est-ce que ça vous regarde ?Où donc avez-vous pris qu’on n’est pas maître de son corps, commevous le dites ?

– Dans la loi.

– Laquelle ? Celle que vous faiteset que vous défaites ? Je connais ceux qui la font, la loi.C’est du beau monde ! Et ils se gênent, oui, quand leur loiles gêne ! Vous êtes, vous sûrement, et celles qui vousressemblent et, peut-être, la directrice, des hypocrites. Vousn’aviez pas à me juger. Vous avez appris à mon enfant à mejuger.

– Non ! Elle vous a jugéed’elle-même.

– Et vous l’avez encouragée, vous,mademoiselle Birot, et elle est morte, morte, morte ! Et il yavait longtemps que je n’avais plus que son corps dans mes brasquand je l’embrassais. Je vous déteste pour tous les baisers videsqu’elle m’a donnés ! pour toutes les larmes qu’elle a pleuréessur ma joue !… Sans vos leçons, Anna vivrait.

– Hélas ! elle avait d’autresraisons pour mourir !

– Quoi donc ?

– Le sang qu’elle avait reçu. Mais sij’ai pu lui faire l’âme plus pure, je ne le regrette pas, même sielle a souffert, même à présent que vous me le reprochez. Jevoudrais que toutes mes filles de l’école fussent semblables àelle.

– Vous voyez ! Vous l’avezsoutenue ! D’ailleurs, vous me l’avez dit chez moi, à moi, quej’avais tort. Il faudra que vous changiez, la laïque,sinon !

– Sinon ?…

– Il y a des gars qui n’ont pas peur,ici : ils parleront à vos chefs. Vous filerez !

Elle disait cela sans bouger, d’une voixbasse, mauvaise, sans cesser de regarder la cour, d’où venaient lescris des compagnes vivantes d’Anna. Elle avait le cœur tout pleinde sanglots qu’elle retenait, et l’effort secouait par moments,d’un tressaillement bref, sa tête qui reposait sur ses poings, etses cheveux ardents, à moitié défaits, traversés de soleil.Davidée, pour ne pas céder à un mouvement d’indignation, répondaitle moins de mots possible. Elle sentait ce qu’il y avait dedouleur, mais aussi de révolte contre tout et de misère morale,dans cette colère et ces menaces de Phrosine. Ces deux femmes, pourqui les voyait de loin, comme mademoiselle Renée, avaient l’air decauser calmement, l’une lasse et courbée et l’autre droite, dans lalumière belle du matin. Davidée, quand elle s’entendit menacer, –quelle générosité mystérieuse s’était donc glissée en elle ? –fut émue de pitié. Elle se pencha, et dit :

– Madame Le Floch, – puisque vous nevoulez plus que je vous appelle Phrosine, – je suis une pauvrefille qui ai voulu enseigner les autres. Je ne sais pas tout ;je doute de beaucoup de choses ; ce que j’enseigne estpeut-être chrétien, bien que je ne sois guère chrétienne :mais je suis très sûre qu’il n’y a pas de bonheur dans le désordre,et c’est cela, voyez-vous, qui m’a fait parler. J’ai aimé votreenfant, j’ai deviné pourquoi elle souffrait ; ce n’est pas moiqui lui avais mis dans l’âme la souffrance qui la minait :mais personne ne pourra me faire dire qu’elle avait tort… On mefera filer, comme vous dites ; on ne me fera pas désavouer mapetite amie qui voulait que sa mère n’eût pas d’amant.

Phrosine l’interrompit :

– Vous me ferez vivre, alors ?

– Si je le pouvais ! Je partageraisplutôt avec vous.

Les yeux verts s’ouvrirent grands et setournèrent vers Davidée. On y vit l’esprit désennobli, défiant detout bien et confiant en soi seul. Phrosine se mit à rire, et levales épaules :

– Innocente ! Je ne suis pas decelles que vous conduirez. N’essayez pas de me faire du bien. C’estassez d’avoir endoctriné l’enfant. Moi, je suis dure. Je ne croispas aux mots, et je ne suis pas venue pour vous demander l’aumône.Mais je veux que vous sachiez autre chose encore que ce que je vousai dit. Vous avez réussi à séparer de moi Maïeul Jacquet. Vouscroyez que c’est une belle victoire ?

– Pour lui, peut-être.

– Détrompez-vous : il m’aime encore.C’est lui qui a voulu me quitter, je ne le cache pas. Moi, je l’ailaissé aller, à cause de l’enfant qui était si malade. Mais sij’avais voulu ! Jamais il ne m’aurait laissée ! Ilm’avait dans le sang !

– Je ne vous demande pas vos secrets.

– Si j’ai envie de vous les dire ?Et aujourd’hui encore, je n’aurais qu’un signe à lui faire. Si jereviens un jour…

– Vous partez ?

– Si je reviens, et si je le veux, jen’aurai pas même besoin de faire un signe : je n’aurai qu’à leregarder d’un bord à l’autre du vieux fond de la Grenadière. Ilreviendra à moi comme un chien qu’on appelle.

– Pourquoi me dites-vous cela ?

– Vous êtes avertie.

– Je n’ai pas besoin de l’être.

– Je sais ce que je dis. Oui, je m’envais. Vous n’entendrez plus parler de moi, d’ici un peu de temps.Peut-être même jamais. Je ne peux pas me passer d’enfant. Ma filleest morte : je veux mon fils. J’irai jusqu’à ce que jeretrouve Le Floch, et je lui demanderai ce qu’il a fait deMaurice.

– Comment vivrez-vous ?

– J’aurai toujours le moyen de gagner dixsous à balayer une maison comme ici, n’est-ce pas ?… Nerecommencez pas à me faire de la morale. C’est un bon débarras pourvous, que le départ d’une femme comme moi. Je vas chercher monpremier enfant, celui que le père m’a volé. Adieu,mademoiselle !

Elle se dressa debout, et Davidée lui prit lamain.

– Vous n’avez pas réussi à me blesser.Dites-moi où vous allez ?

– Devant moi.

Mais elle ne se dégagea pas. Sa main restadans la main de la jeune fille. Les enfants de l’école seremettaient en rangs pour entrer en classe.

– Avez-vous au moins, madame Le Floch,des raisons de croire que votre mari est vivant et qu’il travailleici ou là ?

– J’ai su quelque chose par l’homme quevous avez vu à l’enterrement de la petite.

– Avez-vous de l’argent pour laroute ? Est-ce loin ?

– Je travaillerai.

– Mais vous ne connaîtrez personne ?Quand partez-vous ?

Elle ne répondit pas.

– Je veux vous revoir. Quandpartez-vous ?

La femme, sans se détourner, dit :

– Demain, au petit jour.

Puis elle quitta l’adjointe, et se dirigeavers l’école. Davidée la suivit. Elle traversa la cour en diagonaleet entra dans la classe, tandis que la servante, vêtue de sa robede misère, et coiffée d’or par le soleil, ouvrait la porte duchemin et disparaissait.

Du carnet vert : « Quecette journée a été rude pour moi ! J’aurais voulu avoir laliberté de réfléchir, de juger ce que j’ai dit ce matin à Phrosine,de décider ce que je dois faire. Et la fin de la matinée s’esttraînée dans l’ennui des récitations, dans le bruit desconversations qu’il fallait interrompre ; j’ai dû punir ;j’ai entendu des réponses d’élèves, d’où il ressort clairement queles parents se désintéressent de l’enfant, que je suis presque toutdans l’éducation de ces petites, et que j’ai devant moi des espritssans discipline et des instincts non combattus, déjà puissants.Mademoiselle Renée, à qui j’ai dit cela, – je lui parle à peine àprésent, – s’est moquée de moi. Que de natures grossières !Que de mauvais sentiments dans ces âmes d’enfants ! Et si jeblâme, je sens que je ne touche pas. On me craint. C’est tout. Mesparoles sont sans force. Elles se heurtent soit à une indifférencemorne, soit à une sorte d’ironie et de défiance qui semble née avecces enfants, qu’elles apportent du dehors, qui ressemble au rire dePhrosine. Quelques-unes, il est vrai, sont affectueuses. Ellesm’ont entourée, après la classe, et au retour à l’école,l’après-midi. Hélas ! que pèsera l’affection qu’elles ont pourmoi, dans dix ans, ou deux ans ? Même si je parvenais à mefaire beaucoup aimer d’elles, que leur aurais-je donné qui lesrendît meilleures ? J’ai rêvé, comme d’autres, de survivredans mes élèves. Je me suis dit, autrefois surtout : « Mapensée, ma force, mon jugement vivront, anonymes mais bienfaisants,dans l’esprit de ces femmes et de ces mères. » Quellepensée ? Quelle force ? Et quelle autorité vraie aura lejugement de Davidée Birot, lorsque l’intérêt leur conseillerad’agir ou que la passion les entraînera ?

» Voici qu’il est tard. J’ai bien du mal,lasse que je suis des émotions, et des piétinements, et del’attention dépensée, à rassembler mon esprit dispersé entre toutesles heures de cette journée. Les voix des petites sont presqueaussi puissantes, en ce moment où j’écris, seule dans ma chambre,aux dernières heures du soir, que la voix de Phrosine, qui meparlait ce matin. Phrosine va partir. Qu’a-t-elle voulu dire, quandelle s’est vantée de conserver sur Maïeul un pouvoir que personnene saurait vaincre ? « Je n’aurai qu’à le regarder, d’unbord à l’autre du vieux fond de la Grenadière. Et il viendra à moicomme un chien qu’on appelle. » Pourquoi m’a-t-elle dit cela,à moi ? Il faut croire que des commérages ont déjà couru surles buttes, et que j’ai été mêlée à de misérables médisances.Ah ! quelle bassesse dans tout cela ! Il faut cependantque je revoie Phrosine. Qu’importent ses menaces ? Que je nela laisse pas, tout au moins, partir sans lui donner une preuved’intérêt ! J’ai promis. Elle est encore plus seule que moi,puisqu’elle a été quittée. J’ai là, dans le tiroir, vingt francs demon mois. Je les lui donnerai. Je quêterai maman. Demain matin, àquelle heure ? Je laisserai mes contrevents ouverts :c’est le jour qui m’éveillera. »

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