Davidée Birot

Chapitre 8L’AFFÛT DU LIÈVRE

Dénoncée ! Le mot est vite dit, etl’inquiétude en demeure un peu de temps dans l’esprit. Riencependant ne venait confirmer l’avertissement donné par Phrosine,le matin du départ. Une période de chaleur accablante avait succédéà une semaine de pluie froide et de giboulées. L’orage était lemaître du ciel, qui demeurait fauve tout le jour, fatigant àregarder, saturé d’une lumière rompue et devenue poussière. Tousles atomes du monde vibraient plus vite, les mouches exultaient,les enfants ne travaillaient plus, les maîtresses bâillaient etfaisaient effort pour ne pas dormir. « Si l’inspecteur arrivependant une de ces après-midi exaspérantes, pensait Davidée, jesuis perdue, il s’impatientera et je lui répondrai par des larmes,ce qui est, administrativement, la pire des réponses. »Mademoiselle Renée ne disait plus un mot à l’adjointe, et montrait,dans ses mouvements et ses regards, une irritation sans trêve. Legarde champêtre rôdait autour de l’étang de la Grenadière, où lesjeunes ouvriers descendaient en troupe, et se baignaient sanscostume. Les médisances entre voisines se prolongeaient, le soir,d’un seuil d’ardoise à l’autre, tout le long des morceaux de ruesbâtis çà et là dans la campagne, et qui constituent l’Ardésie. Onrecommençait à parler de la grève. Dans sa maison de la Gravelle,Maïeul Jacquet songeait, tard, accoudé au mur d’appui de sonbelvédère, au-dessus du sol remué, percé, fendu, qui ne dort jamaistout à fait. Il n’avait pas le goût du cabaret. Non pas qu’on ne levît jamais entrer « à la Petite Pologne », ou chez« le père Pompette », les jours des grands règlements,qui ont lieu deux fois l’an et qu’il faut bien fêter, ou lessamedis d’acompte lorsque chacun des compagnons passait au bureaude son ardoisière. Mais une certaine aversion pour la dépense, uneidée d’amasser « quelques sous » et d’acheter un jardin,où l’on se retirerait, un jardin qui aurait une chambre à l’un deses bouts, s’était maintenue, chez ce petit-fils de paysan. Iln’avait ni l’allure, ni le verbe rural, il ressemblait, pour ladémarche, et le coup d’œil, et la repartie, à un cavalierdémonté ; mais le fond terrien survivait. Et Maïeul, en cettepériode du milieu de mai, où l’électricité se mêlait au sang deshommes et l’épuisait de fièvre, au lieu de s’asseoir sur les bancsdes cafés, restait en haut de son escalier. N’ayant pas deménagère, et comme il était soigneux de ses hardes, il raccommodaitune veste ou un pantalon troué, recousait un bouton, – choses trèslongues et difficiles, qu’il faisait depuis son retour du service,– ou bien il attachait des hameçons à une corde, en se baissantplus bas que le mur d’appui, car il n’aimait pas que l’on sût qu’ilpréparait des cordées et qu’il irait les tendre, ici ou là, dansles nuits qui enveloppent la fête de l’Ascension. Nuits de pêche,nul ne l’ignore, où le poisson monte du fond. Les voisines de lalongue bâtisse de la Gravelle, de temps à autre, l’appelaient, dansle silence des soirées étouffantes : « Eh ! monsieurMaïeul, avez-vous frais là-haut ? – Pas trop. – Vous ne ditesrien ? – Faut croire que je n’en ai pas envie. » Ledialogue était vite rompu. Les femmes disaient de MaïeulRit-Dur : « Il ne perd pas ses paroles, il ne perd passon argent, et il ne perd pas son temps : ça en ferait-il, unhomme, s’il voulait ! Mais il ne veut pas ! » Neufheures, neuf heures et demie, dix heures sonnaient ; onentendait, autour de la Gravelle, des bâillements sonores, desvoix, des pas légers de mères et d’enfants, et, dans le ciel, il yavait encore du jour qui ne voulait plus s’en aller.

Le mercredi soir, veille de l’Ascension, lesfemmes ayant, à leur coutume, appelé le locataire du pavillon, nereçurent pas de réponse. Un petit gars grimpa les marches del’escalier extérieur, prudemment, pieds nus, de peur des talochesde Maïeul, qui n’aimait pas les espions, mais il descendit ensautant, et talonnant, et criant : « Il n’y a personne,et la porte est crouillée ! » Les femmes dirent :« Il sera à tendre ses lignes, parce que la nuit estdouce. »

Il était beaucoup moins loin, à cent pas de laGravelle, dans la combe aux genêtières défleuries qui cachaitpresque entièrement la maison de la mère Fête-Dieu. Il se tenaitassis, devant l’entrée, sur une pierre levée, et il étaitdécouvert, à cause de la chaleur, et aussi par respect pour lavieille infirme, qu’il avait aidée à se traîner jusque-là, et às’asseoir, toute vêtue de jupes et de châles emmêlés. Les petitsyeux gris de la malade ne cessaient de parcourir les espaces duciel, qui étaient tout le paysage visible, et où les étoilesluisaient à peine, très pâles. Ils souriaient cependant, car ilssortaient de l’ombre longue, et, parce qu’ils recevaient de lalumière, ils retrouvaient l’expression de béatitude, d’ivresse, decuriosité des choses et de repos à la fois, qui ne passe guère quedans les yeux jeunes. À trois pas d’elle, en équilibre sur lachaise basse qu’elle avait fait basculer, la tête appuyée au mur,près du cep de la treille, les pieds pendants et ne touchant pas lesol, la petite Jeannie Fête-Dieu regardait Maïeul, sa grand’mère,les balais sombres des genêts dressés au bord de la combe, lestrois touffes de giroflée, le chat frôleur et très peu le ciel. Enquelques semaines, elle avait grandi, pris de l’éclat, plus depromptitude à rougir, plus d’assurance, plus de coquetterie, et,quand elle regardait, elle s’apercevait bien qu’une puissance étaiten elle, et cela était nouveau. Maïeul ne faisait pas attention àl’enfant, et c’est pourquoi elle semblait indifférente. Il causait,en mettant des secondes entre les phrases, avec la vieille quijouissait de cette heure rare.

– Voilà du temps à faire essaimer lesabeilles, disait la mère Fête-Dieu. Dans ma jeunesse, on lesguettait, dans le chaud du jour, et, quand elles avaient pris leurvol, c’est moi qui courais le mieux après l’essaim, mes deux mainsdans mes deux sabots levés en l’air et claquant, fallaitvoir ! À l’Ascension, tout remue dans l’air, tout remue dansl’eau : je peux dire même que tout remue dans le cœur.

– Ça peut se dire, répondit Maïeul.

– Les bêtes elles-mêmes ont une manièrede chômer la fête de Notre-Seigneur montant au paradis. Elles ymanquent moins que plus d’un chrétien !

La bonne femme jeta un petit coup d’œil aufendeur d’ardoises, qui se mit à rire, puis elle reprit :

– Et alors, monsieur Maïeul ira poser sescordées dans l’étang de la Grenadière ?

– Non, mère Fête-Dieu !

– Dans l’Authion alors ? Non ?Jusque dans la Loire ? Oh ! y a-t-il longtemps que mondéfunt bonhomme allait tendre, lui aussi, la veille de l’Ascension,dans la boire de Belle-Poule !

– Vous n’y êtes pas ! Je ne sors pasmes cordées, ça sera pour plus tard : je sors mon fusil.

En même temps, il faisait un signe de tête,désignant Jeannie qui se balançait sur la chaise renversée. Lagrand’mère dit aussitôt :

– Petite Jeannie, ma belle, si tu allaispour un moment, droit sur la butte, voir si les voisins sontcouchés ?

L’enfant se leva, d’un air boudeur, commençade suivre le petit sentier dallé qui remontait les parois de lacombe.

– Vous ne voulez pas que j’entende ce quevous allez dire ? Si vous croyez que je ne devinepas !

– Va donc ! Va donc !… A-t-onvu, cette gamine ?… En vérité, monsieur Maïeul, elle a plusd’idées que moi, si elle devine ce que vous voulez me dire.

– Elles sont futées, mère Fête-Dieu,quand elles vont prendre leur jeunesse.

– C’est pas bête, en effet, c’est bon,celle-là, un peu friquette, mais sans malice. Elle était simple, iln’y a pas plus de trois mois, comme une agnelle ou une petitepoule. Mais voilà que ça prend de la huppe. Que vouliez-vous doncme dire ?

L’homme, qui ne pouvait rapprocher le siègesur lequel il était assis, se pencha en avant, et ses yeux, qu’ilavait clairs, devinrent si graves et lourds d’inquiétude, que lafemme se retrouva toute vieille et maternelle devant eux.

– Mère Fête-Dieu, je voudrais tuer unlièvre, pour mademoiselle Davidée Birot, l’adjointe d’ici. Et cen’est pas le lièvre qui est difficile à tuer, mais commentl’acceptera-t-elle, quand je l’aurai tué ?

– Elle ne l’acceptera pas.

– Ah ! vous êtes comme moi !Vous trouvez qu’elle est une demoiselle ?

– Mieux encore, Maïeul Jacquet, unepersonne qui a le cœur tout à fait haut… Alors, dites donc, c’estpour elle que vous êtes venu ?

– Oui.

– Mon pauvre garçon !

Elle soupira. Puis elle joignit ses mains surles châles qui l’enveloppaient, comme si elle voulait calmer soncœur battant trop vite. Et elle se tut pendant un long moment. Etle monde entier se taisait autour d’elle. Il y eut des étoiles quiécoutèrent, et Jeannie écoutait aussi à la bordure des genêts.

– Maïeul, c’est un grand bien tout demême, si vous êtes dépris d’avec l’autre !

Il ne répondit pas ; il était comme ceuxqui écoutent leur sentence, la bouche ouverte et les yeux fixes,épiant les lèvres qui parlent et qui n’ont pas achevé. Queva-t-elle ajouter, celle qui a droit de juger, parce qu’elle estdéjà bien loin, bien haut au-dessus de la vie ?

– Vous avez fauté, et donné l’exemplemauvais.

– C’est vrai.

– Il se peut que Dieu vous pardonne,quand vous le lui demanderez ; mais elle, la Davidée, quin’est qu’une femme, vous pardonnera-t-elle ?

– Je ne la connaissais point, quandj’étais dans ma faute. Et puis je suis jeune, mère Fête-Dieu ;et faible ;… et l’autre, l’autre elle est comme un sort qu’onn’évite pas.

– C’est toujours facile à dire. Vous avezencore de ses cheveux sur vos habits, pas vrai ?

– Ça tient dur dans la laine, réponditl’homme.

– La reniez-vous au moins dans votrecœur, cette Phrosine ?

– Je ne la renie pas. Il faudrait êtreune espèce de saint. Je peux seulement vous répondre que c’estfini.

– Parce que vous l’avezquittée ?

– Non.

– Parce qu’elle est partie ?Ah ! mon pauvre, vous êtes jeune, en effet ! Si ellerevenait ? Quel pauvre cœur que le nôtre !

– Non, mère Fête-Dieu : parce qu’ily a la petite morte, entre nous. Je la vois toutes les nuits.

– Petite Anna, oui… oui… Moi aussi, je larevois avec son regard, qui n’était point de son âge.

– Ne parlez pas d’elle. Elle est monregret. Je vous dis que c’est fini à jamais.

– Ainsi soit-il ! Écoutez, Maïeul,c’est tout sacré ce qu’on dit à une jeune fille qui a gardé soncœur, comme la demoiselle de l’école.

– Je le pense, mère Fête-Dieu.

– Elle est pure : cela se devine.Elle a de la bonté toute promise : cela se lit dans sesyeux.

L’homme ajouta, très bas, comme s’ilrêvait :

– Aussi dans ses mains.

Et la vieille eut un petit rire, parce qu’ellene comprenait pas qu’on pût admirer des mains. Elle trouvait ceMaïeul bien amoureux, et je ne sais quoi de maternel et d’attendrila pressa de faire encore l’éloge de Davidée, et de s’assurer quece jeune homme n’avait que d’honnêtes intentions.

– J’en ai connu plusieurs de son métier,ici, à l’Ardésie. Mais pas une n’avait seulement l’air de sonombre. Elle est bonne, tenez, dans les mots qu’elle sait inventer,à l’un ceci, à l’autre cela.

– Même quand elle gronde, j’en saisquelque chose.

– Oui, dans sa voix, dans son air, etceux qui l’ont vue entrer chez eux l’ont regrettée quand elle estpartie.

L’infirme, lentement, tourna et retourna satête douloureuse.

– Vous voudriez ses amitiés, n’est-cepas ? Vous n’en êtes pas digne.

– Je l’ai pensé avant vous.

– Eh bien ?

– Je peux le devenir !

Elle ne répondit rien.

– Croyez-vous que je peux le devenir,mère Fête-Dieu ?

Il tendait vers elle sa tête ardente, ils’était levé à moitié, elle voyait frémir ses prunelles dans lebleu clair de l’iris. Une vague de vent coula jusqu’au fond de lacombe et remua les feuilles de la treille, qui égratignèrent lemur, pendant que la vieille femme, les mains tout agitées parl’intime effroi de ce qu’elle allait dire, réfléchissait une foisencore, la dernière. Enfin la mère Fête-Dieu ditgravement :

– Je crois qu’il faudrait bien deschoses.

– Je les ferai toutes ! J’ai mêmepensé à plusieurs.

On eût dit que Maïeul venait de demander lamain de Davidée, et qu’il n’avait pas été refusé tout à fait. Ils’était mis debout, et toute sa jeunesse était sur son visage.Pourtant, la femme qui avait parlé n’était qu’une étrangère, sansdroit, et qui n’avait vu qu’une petite heure, dans toute sa vie, lajeune fille qu’elle défendait ainsi. Les vieux ont de ces autoritésmystérieuses. À ce moment, une voix claire, nette, passa :

– Grand’mère, ils vont dormir ! jereviens !

Le galop d’une chevrette sonna sur les buttescreuses. Et, sautant par-dessus une touffe de bruyères et degenêts, Jeannie accourut.

– Je ne peux pas vous raconter ce que jeferai, reprit Maïeul ; il y a plus d’un projet quej’exécuterai tout seul, sans avis ni conseil, et parce que c’estmon idée. Vous verrez bien. Pour cette nuit, si j’attrape unlièvre, aurez-vous un commissionnaire pour faire lacommission ?

La vieille fit signe que Jeannie qui venait,Jeannie qui marchait maintenant avec précaution, tâchant d’entendrela fin de la conversation, serait prête, et qu’elle avait unpanier.

La main de l’infirme dessinait dans l’air laforme arrondie de l’anse.

– Oui, oui, compris, dit la voix de lapetite ; j’ai un panier, mais il faut que monsieur Maïeul leremplisse. À qui la porterai-je, votre chasse ?

– Chut ! mon enfant, tu le sauras.Les gendarmes font souvent des rondes. Il vaut mieux ne pas direles noms.

Jeannie riait tout bas d’une si pauvrecrainte. La vieille essayait de se soulever pour regagner son lit.Maïeul disait :

– Appuyez-vous. J’ai le bras solide.

Il entra dans la maison. Il reparut bientôt,tout seul, leste, rapide sur les talus et ne faisant point debruit. Par précaution, avant de partir de sa chambre, au soirtombant, il avait mis des espadrilles. Dans une touffe de lande, aubord du sentier qui tourne sur les buttes, il ramassa un fusild’ancien modèle, à un seul canon, long et mince, qui avait servi decanardière à plusieurs fendeurs de Trélazé, avant de devenir,moyennant vingt francs, la propriété de Maïeul Rit-Dur. Presquetout de suite, il tourna à gauche, passa sur un plateaubroussailleux, au-dessus du fond de la Gravelle, et, évitant uneferme endormie parmi les souches, descendit dans un pré quifinissait là, en pointe, entre ces deux étaux : le dernierrejet des anciennes carrières mortes, et la levée, énorme barre,toute noire dans la nuit, du chemin de fer d’Orléans. Maïeul grimpadifficilement, parmi les fourrés, le talus de la voie, et, ayantdévalé l’autre pente, se trouva dans la campagne libre qu’ilconnaissait à merveille. Les champs, entourés de haies et d’arbres,montent un peu vers le Nord. C’est de ce côté-là que le fendeur sedirigeait, laissant à gauche le bourg de Saint-Barthélemy,traversant la grande route, et s’enfonçant bientôt dans une contréeboisée, de plus en plus sauvage, où il était sûr qu’un coup defusil n’éveillerait que des chiens de garde et peut-être un valetde ferme, jaloux qu’on chassât dans sa réserve habituelle.

Des forêts ont couvert, autrefois, ce solprofond, coupé de veines d’argile et de filons ferrugineux, où lechêne se gonfle de sève, où les fougères, les mousses, la molènepoussent bien à son ombre et gardent l’eau pour sa racine. Les boisdu parc de Pignerolle et de la Marmitière, ceux de Verrières et del’Hôpital, sont des restes de la forêt primitive ; ilsdevaient se réunir jadis aux bois d’Écharbot, et, entre ces deuxmassifs, comme une presqu’île à travers les cultures, s’allongentles taillis des Bouleaux. Maïeul en suivit la lisière. Des perdrix,mottées dans un guéret, s’envolèrent sous ses pieds. Il aperçut, deloin, la grosse ferme de la Haye-le-Roy, et sauta enfin dans lechemin qui passe derrière cette ferme et se divise, à l’extrémitédes bois, en plusieurs branches d’égale ancienneté, contemporainesdes plus vieilles cathédrales de France, et qui s’en vont,pareilles à des eaux tournantes à travers les solitudes. Cheminscreux ? non pas, ils ne sont pas encaissés. Avenues, plutôt,des maisons paysannes qu’ils relient à de longues distances. Lesgrands arbres, les chênes surtout, abondent aux deux bords. L’herberevêt le sol qui ne fut jamais nivelé. Elle n’est pas aussi souventfoulée par le pied des hommes que par celui des bêtes :troupeaux qui sortent de la pâture et prennent la route pour unpré, chiens en maraude, gibier qui trotte ou galope. C’est làjustement, au carrefour, que Maïeul connaissait une cachetteadmirable pour l’affût : l’intérieur d’une souche éclatée,dont les deux moitiés s’écartaient juste assez pour qu’un homme pûtse glisser entre elles, et se tenir à demi couché sur le côtégauche. Des buissons se levaient en avant, et augmentaient l’abrisans masquer toute la vue. Avant de se hisser au sommet du talus etde gagner son poste d’observation, le fendeur cueillit un brin dehoux dans la haie, et le planta en place nette, sur l’herbe rase etbien éclairée, au milieu du carrefour. Puis il se coula dans lacachette, chargea la canardière et attendit.

Il se rappelait des mots que lui avait dits lamère Fête-Dieu, un mot surtout, qui venait le trouver dans cettesolitude et dans cette nuit : « Je crois qu’il faudraitbien des choses ! » Pauvre gars : il avait inventéune toute petite preuve d’amour, un cadeau à offrir à celle qui luifaisait peur, et dont il aimait les mains douces. Il levait lesépaules on songeant à elle et à ce braconnier qu’il était, lui,caché à la lisière du bois des Bouleaux, dans la nuit del’Ascension. « Faut-il que je sois bête ! disait-il enlui-même. Avec elle il faudrait savoir parler, et je n’ose pas. Jene sais que faire des chansons, mais je n’ai pas le cœur à chanter.Elle a déjà son jugement sur moi. Elle me méprise parce que j’aivécu avec la Phrosine. Elle a raison. Ce n’est pas un lièvre qui lafera changer. Je suis vraiment bête d’être venu. Il ferait meilleursous le toit de la Gravelle. » Maïeul ne sortait cependant pasde sa cachette ; il évitait de remuer le canon de sonfusil ; il s’était interdit de fumer en n’apportant pas sontabac. Une forme longue, toute noire, au galop, sans bruit, passasur l’herbe du chemin. Les feuilles frissonnèrent, parce quel’homme, instinctivement, avait abaissé son arme. Il la releva.L’ombre galopante ne pouvait être qu’un chien de ferme, de ceux,très redoutables, qui ont la poursuite muette. Un sursaut de roncesployées qui s’écartent et se détendent, la fouaillée subite d’unpaquet de tiges battant l’air, dans l’invisible, à une centaine demètres, apprirent à Maïeul que le chien s’était jeté au bois etvenait de lancer un gibier. « Autant m’en aller, pensa-t-il,voilà ma chasse finie ! » Le bruit léger s’évanouit. Lanuit n’avait pas un souffle. Il faisait frais. L’aiguailalourdissait les herbes. On voyait, à courte distance, la terre deschamps et la ligne commençante des haies, comme des ombres de deuxpuissances, celle-ci très noire, l’autre un peu grise et sansaucune luisance ; le chemin était plus clair, à cause de larosée sans doute et des parties usées par le pied des bêtes. Maisle ciel éclairait comme une veilleuse. À d’immenses hauteurs, il yavait, au-dessous des étoiles, une nappe de lumière diffuse,pareille aux eaux transparentes qui restent au creux des sableslorsque la mer est basse. Elle continuait le jour passé et sefondrait dans le jour nouveau. Elle ne faisait pas de grandesombres comme la lune. Elle n’était pas l’aurore, mais elle dominaitla campagne, d’occident en orient, et elle pâlissait les étoiles.Tout dormait. C’était l’heure sans crainte, le milieu de la courtenuit d’été. Maïeul, qui venait de regarder le ciel entre lesbranches, en abaissant les yeux vers la partie du chemin quiplongeait dans la brume, aperçut, se dégageant de là, une petiteombre alerte, qui fit un saut et s’arrêta. Il allongea le canon deson fusil. Le lièvre dressa le cou, tendit les deux oreilles enavant, et, rassuré, fit encore trois bonds, jusqu’au sommet dupetit tertre vert, où il se tint assis, les pattes de devantdroites comme des baguettes, étonné de la rencontre de cette touffede houx qu’il ne connaissait pas. Et il réfléchissait quand unegrande lueur déchira la nuit. Le bruit du coup de feu sonnajusqu’aux bois de l’Hôpital où il s’amortit dans les feuilles,jusqu’à la ferme du Haut-Moulinet en haut de la colline, où il seperdit dans l’espace. Maïeul Jacquet, les jambes raidies par lafraîcheur de la nuit et l’immobilité, descendit lentement le talus,sortit du fourré, et, ayant observé le chemin, à droite et àgauche, s’avança à découvert. Le lièvre était couché sur le côté,le museau touchant le houx, son ventre blanc touchant l’herbe etencore soulevé par la vie. Maïeul, d’un tour de main, rassembla etserra les quatre pattes, et emporta la bête, et le corps soupleploya, et la tête pendit, renversée, balancée au pas de l’homme quis’éloignait.

Vers deux heures du matin, le fendeur était deretour à la Gravelle. Il n’avait rencontré personne, sauf, àl’entrée de la Ruette des Bois, une ombre douteuse, pareille à unhomme assis, et qui, de loin, avait coulé dans le fossé.

 

Au grand clair de huit heures, la petiteJeannie grimpe le raidillon qui conduit de chez la grand’mère ausommet des buttes si bien engenêtées. Elle est grave plus qu’àl’ordinaire. Elle porte, au lieu du petit panier de vannerie noire,– de quoi mettre une tartine, deux pommes ou une poignée decerises, – un gros panier qui pèse à son bras, un de ceux qui n’ontpas de couvercle, et qu’on tresse avec de l’osier, pour la récoltedes pommes de terre. Il est plein de luzerne et de trèfle quiretombent par-dessus les bords. Jeannie se dépêche, gagne la route,passe devant l’église.

– Comme tu vas vite ! Il n’est pasl’heure de l’école.

– C’est que je suis pressée.

– Que portes-tu là ?

– De l’herbe pour les lapins.

Elle va si vite que les compagnes n’ont pas letemps de chausser leurs bottines ou leurs sabots : elle estdéjà loin. Elle arrive, aussi rouge que son trèfle, dans la cour oùtrois élèves seulement l’ont précédée. Toutes trois galopent, déjàpenchées, les mains tendues.

– Qu’est-ce que tu vas donner auxdemoiselles ? Fais voir ?

D’un demi-tour qui relève l’épaule, et laporte en avant, avec le panier, Jeannie, sans s’arrêter, échappe.Elle se heurte presque à mademoiselle Renée, qui se tient au milieude la cour, amusée, bienveillante, curieuse un peu et sûre de sonpouvoir.

– Allons, petite, montrez-moi lepanier ?

La petite fait un crochet. Elle secoue latête. Elle court vers le perron.

Elle a envie de pleurer.

– C’est pas pour vous !

Et la voici qui appelle dans le couloir, quiappelle de toutes ses forces mademoiselle Davidée qu’ellen’aperçoit pas. Elle est là, cependant, mademoiselle Davidée, aumilieu de l’escalier, et elle descend, fraîche et de ses deux mainsboutonnant son corsage.

– N’appelez pas si fort, mamignonne ! La maison n’a pas dix étages ! On dirait unemarchande de mouron. Qu’est-ce que c’est ?

– Un cadeau pour vous,mademoiselle !

– Qui l’envoie ?

– Je ne dois pas le dire.

– Je veux voir aussi ! dit enentrant cette grande blonde mademoiselle Renée, il paraît que cen’est pas pour moi : mais je suppose que vous n’avez pas desecrets, mademoiselle ?

L’adjointe fait un signe : « Aucunsecret. » Jeannie regarde les deux maîtresses, l’une aprèsl’autre, rougit encore plus, entre dans le petit salon, et pose lepanier sur la table du milieu. Mademoiselle Renée a vivement retiréle tapis bleu soutaché. Elles sont là devant le panier, la petiteentre les deux grandes, toutes les trois embarrassées.

– Mais osez donc, puisque c’est pourvous, mademoiselle ! L’heure de la classe va sonner.

Du bout des doigts qui battent comme pourtourner des pages, Davidée rejette les brins de luzerne et detrèfle. Des touffes de poil blanc apparaissent, une tache de sang,des poils fauves. Il n’y a plus de doute : chacune a deviné lebraconnier. Davidée est devenue pâle et se mord les lèvres.

Mademoiselle Renée rit tout bas, enrépétant : « Joli ! Joli ! »

– Il est beau, le lièvre, n’est-ce pas,mademoiselle ? dit Jeannie qui reprend ses esprits. C’estgrand’mère qui l’a arrangé dans le panier, mais c’est moi qui aicueilli toute l’herbe !

La directrice, avec précaution pour ne pastoucher le sang, la main disposée en râteau, achève de découvrir lelièvre. Elle est toute vibrante de méchanceté émue. Elle secontient à peine. À cause de l’enfant, elle prend une voix nuancée,qui peut faire illusion à une innocente.

– Je vous félicite, mademoiselle Davidée.Vous êtes l’objet d’attentions qui ne laissent pas de doute sur lessentiments que vous inspirez, que vous partagez, sans doute…

– Je vous en prie !…

– Mais, comment donc ! Rien n’estplus honorable. Seulement, la chasse n’est pas ouverte. Vous irezfaire votre petite cuisine ailleurs, n’est-ce pas ? Moi, jesuis fonctionnaire, je n’ai pas le droit… Dites-moi, Jeannie, neracontez à personne ce que vous avez fait là, mon enfant ; nedites pas ce qu’il y a dans le panier, ne dites pas le nom du…monsieur ?

Jeannie lève les mains, les paumes enl’air.

– Oh ! non, mademoiselle !

Davidée, qui ne veut pas répondre, prend, dansson porte-monnaie, une pièce de cinq francs, et la met dans une desmains de l’enfant. Elle est très décidée, cela se voit.

– Tenez, petite, vous donnerez ceci à lapersonne qui vous envoie.

Jeannie, qui est rurale, comprend la gravitéde l’offense. Payer celui qui fait un cadeau ! Elle hésite.Elle ne referme pas les doigts sur l’argent.

– Faites ce que je vous dis, et allez enclasse !

La petite a relevé sa jupe ; elle a faitcouler la pièce de cinq francs dans une poche de lustrine noire,puis elle est sortie. Les deux maîtresses ont passé derrière elle,et Davidée, la dernière, a emporté la clef de la maison.

Du cahier vert. –« Je ne puis plus douter. Ce Maïeul Jacquet a levé les yeuxsur moi. J’en ai frémi toute, ce matin. Je me suis sentie offenséepar cet amour qui ne choisit guère d’abord, et qui choisit tropvite ensuite. Ce n’est pas l’ouvrier qui me ferait honte, ni sonpeu de culture. Je vois trop ce que valent les autres, biensouvent. Mais je ne suis pas Phrosine. Je travaille. Je ne suis pasnécessairement touchée par un compliment qu’on me fait, ou par uncadeau. Qu’a-t-il pensé ? Comment a-t-il pu croire quej’accepterais ? Et quelle imprudence ! Dans un bourgcomme celui-ci, les nouvelles sont des médisances. Jeannie n’a pasparlé, j’en suis sûre, de la commission qu’elle a faite ;mademoiselle Renée n’a rien dit ; la mère Fête-Dieu ne reçoitpas de visites : et cependant tout le bourg, tous les villagess’entretiennent ce soir de la chasse de ce fendeurd’ardoises ; mon nom est prononcé ; on me prête des mots,des intentions, des aventures, et peut-être des fautes, si bien quemademoiselle Renée semble avoir raison contre moi, qui n’ai rien àme reprocher. La réponse que j’ai faite a irrité ce jeune homme quine doute de rien. Je ne soupçonne pas, j’en suis sûre. À sixheures, c’est-à-dire à l’heure où les fendeurs reviennent descarrières, nous étions, mademoiselle Renée et moi, dans le petitsalon ; nous n’avons pas de plaisir à nous trouver ensemble,et nous corrigions des compositions, ou plutôt, je l’aidais àcorriger les compositions de ses grandes : je tâche de ne paslui donner trop de raisons de me détester. Il faisait chaud, nousavions laissé la fenêtre ouverte, mais nous avions fermé la portedu chemin, – je l’avais fermée moi-même. Tout à coup, un bruitsec ; une vitre tombe en éclats sur le carreau. Je me lève, jecrie : « Mais c’est affreux, on nous jette despierres ! » Ma directrice me retient par le bras, et memontre un objet qui roule et qui va heurter la plinthe. « Non,mademoiselle, ce sont vos cent sous qui vous reviennent. Vous avezun amoureux bien élevé. » Je n’ai pas pu m’empêcher derépondre : « En tout cas, il a un certain honneur àlui ; je l’ai humilié, il n’accepte pas : j’aime mieuxcela. Pour le reste, vous savez que monsieur Maïeul Jacquet nem’est rien, absolument rien. Je ne suis pas libre, malheureusement,d’empêcher les gens de me rechercher ou de me tourmenter. – Et queferiez-vous si vous aviez ce pouvoir là ? – Je les prieraistous de ne pas s’occuper de moi et de laisser en paix votreadjointe. »

» Oui, j’ai répondu cela. Cependant jesonge malgré moi à ce pauvre Maïeul, et à la peine que je lui aifaite. Sans doute, je devais la lui faire. J’étais obligée. Maislui, il avait passé la nuit dehors, à guetter son lièvre ; ilavait songé à moi, prononcé mon nom dans son cœur, espéré je nesais quoi, une petite amitié commençante, moins encore, un peu deconfiance en lui. Et moi, je l’ai fait souffrir. Pourquoi m’est-ilsi dur d’y penser ? Je suis sûre que de nous deux c’est moiqui souffre le plus, moi qui ne l’aime pas. Est-ce ridicule !Quand me guérirai-je de cet excès de sensibilité ? Le nuage apassé et la pluie tombe encore. Ô cœur qui aime àpleurer ! »

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