La Terre de Tom Tiddler

La Terre de Tom Tiddler

de Charles Dickens
Chapitre 1 Suie et cendres

– Et pourquoi appelle-t-on cela la Terre de Tom Tiddler ? demanda le voyageur.

– Parce qu’il jette des sous aux mendiants et aux vagabonds qui, naturellement, les ramassent,répondit l’aubergiste. Et comme il fait cette aumône sur sa propre terre qui était, vous le remarquerez, avant d’être à lui, celle de sa famille, vous n’avez qu’à considérer les sous comme de l’or ou de l’argent et à changer le nom de la propriété en celui du propriétaire et vous saurez sur le bout de vos doigts le nom de la plaisanterie des enfants, et cela est juste aussi, dit l’aubergiste, avec son habitude favorite de regarder dans l’espace à travers la table et la croisée, par-dessous la jalousie à moitié tirée. Du moins, cela était considéré ainsi par plusieurs des gentlemen qui ont pris des tasses de thé dans cette humble salle.

Le voyageur en ce moment prenait le thé avec l’aubergiste qui tirait directement à boulet rouge sur lui.

– Et vous l’appelez l’ermite ? dit le voyageur.

– C’est ainsi qu’on l’appelle, repritl’hôte, évitant de prendre aucune responsabilité personnelle, et onle considère généralement comme tel.

– Qu’est-ce qu’un ermite ? demandale voyageur.

– Ce que c’est, répéta l’hôte, en sepassant la main sous le menton.

– Oui, qu’est-ce que c’est.

L’hôte se baissa de nouveau pour voir d’unevue plus étendue dans l’espace, par-dessous la jalousie, et, avecl’air embarrassé d’un homme peu accoutumé à une définition, il nefit point de réponse.

– Je vais vous dire mon idée à ce sujet,répliqua le voyageur : « C’est une abominable et salechose. »

– M. Mopes est sale, on ne sauraitle nier, dit l’hôte.

– Et d’une suffisance insupportable.

– M. Mopes est, dit-on, infatué dela vie qu’il mène, reprit l’hôte, comme faisant une autreconfession.

– Un stupide et affreux renversement deslois de la nature humaine, riposta le voyageur, et par égard pourceux qui travaillent à l’œuvre de Dieu d’une manière utile, tout àla fois morale et physique, je mettrais la chose sous la roue d’unmoulin, si je le pouvais, et partout où je la trouverais, soit surune colonne, soit dans un trou, ou sur la Terre de Tom Tiddler,soit dans les États du Pape, sur la terre d’un fakir hindou ou surn’importe quelle terre.

– Je ne saurais mettre M. Mopes sousla roue d’un moulin, dit l’hôte en secouant la tête trèssérieusement, mais il n’y a point de doute qu’il ne possède deriches propriétés.

– À quelle distance peut être la terre deTom Tiddler ? demanda le voyageur.

– On la met à cinq milles, réponditl’hôte.

– Bien, quand j’aurai déjeuné, je m’yrendrai. Je suis venu ici ce matin pour le trouver et le voir.

– Il y en a beaucoup qui font ainsi,observa l’hôte.

La conversation se passait au cœur de l’étéd’une année de grâce peu éloignée, au milieu des vallées agréableset des rivières poissonneuses d’un verdoyant comté d’Angleterre.N’importe quel comté. Il suffit que vous y puissiez chasser, tirer,pêcher, parcourir ses longues voies romaines recouvertes de gazon,ouvrir d’anciennes barrières, voir de nombreux arpents de terrerichement cultivés et entretenir une conversation toute arcadienneavec de braves paysans, l’orgueil de leur pays, qui vous diront (sivous avez besoin de le savoir) comment vous vous procurerez unetable pastorale à neuf schillings par semaine.

Le voyageur se mit à déjeuner dans le petitsalon sablé du cabaret du village du Peal-of-Bells, les souliersencore recouverts de la rosée et de la poussière d’une promenadefaite de grand matin à travers la route, la prairie et le taillis,et qui l’avait gratifié de petits brins d’herbes, de fragments defoin nouveau, et de beaucoup d’autres témoignages odorants de lafraîcheur et des richesses de l’été. La fenêtre à travers laquellel’aubergiste avait plongé les regards dans l’espace, était ombragéepar une jalousie, parce que le soleil du matin était chaud etdardait dans la rue du village. Cette rue ressemblait à celles dela plupart des autres villages : large pour sa hauteur,silencieuse pour son étendue, et paisible au plus haut degré, etles moindres de ses petites habitations avaient d’énormes voletspour fermer. Rien avec autant de soin que si elles eussent été laMonnaie ou la Banque d’Angleterre.

Tout d’abord, la maison du docteur attiraitles regards avec sa plaque d’airain sur sa porte, et ses troisétages ; elle était aussi remarquable et aussi différente desautres, que le docteur lui-même, avec son grand habit de drap, aumilieu de ses malades en sarrau.

Les habitations du village semblaient s’êtrefait une loi de rivaliser de mauvais goût, car une vingtaine decabanes en lattes et en plâtre étaient entassées confusément autourde la maison en briques rouges du Procureur, qui, avec son brillantperron et son énorme décrottoir, paraissait en quelque sortevouloir les écraser. Elles étaient aussi variées que les laboureursqui les occupaient, les uns ayant les épaules hautes, le cou detravers et des rhumatismes, – les autres étant borgnes, louches,cagneux, boiteux et cassés.

Quelques-unes des petites maisons decommerçants, telles que la boutique de l’épicier et du sellier,avaient dans le milieu du pignon un œil-de-bœuf unique à un pouceou deux du sommet, donnant à supposer que c’était par là quequelque malheureux apprenti de la campagne devait, comme un ver, seglisser horizontalement dans l’appartement, quand il se retiraitpour se reposer.

Autant la contrée environnante était riche etabondante, autant le village était pauvre et chétif, ce qui faisaitpenser que ceux qui l’habitaient avaient planté tout ce qu’ilspossédaient pour le convertir en récoltes. Ceci expliquerait lanudité des petites boutiques, la nudité de quelques planches ettréteaux dans un coin de la rue, désigné pour tenir le marché, lanudité de la vieille auberge et de sa cour avec sa sinistreinscription : « Bureau de l’accise », non encoreeffacée de la porte, semblant indiquer la dernière chose que lapauvreté pouvait encore acquitter. Ceci expliquerait aussil’abandon déterminé du village par un chien égaré, mourant de faim,qui se dirige du côté des blancs poteaux et de l’étang, et saconduite dans l’hypothèse où, par un suicide, il irait se convertiren engrais et devenir en quelque sorte partie intégrante des navetset des épinards.

Le voyageur ayant fini son déjeuner et payéson modeste écot, franchit le seuil du Peal-of-Bells, et, suivantla direction que l’hôte lui indiquait du doigt, il partit pourl’ermitage en ruines du solitaire M. Mopes.

M. Mopes, en laissant tout tomber enruines autour de lui, en s’enveloppant dans une couverture attachéepar une brochette, et en se roulant dans la suie, la graisse, etd’autres saletés, avait acquis un grand renom dans la contrée,renom beaucoup plus grand qu’il n’eût jamais pu l’obtenir parlui-même, si sa carrière eût été celle d’un chrétien ordinaire oud’un hottentot décent. Il s’était roulé et sali de suie et degraisse jusqu’à illustrer son nom dans les journaux de Londres. Etil était curieux d’observer, comme le fit le voyageur, ens’arrêtant afin de prendre une nouvelle direction pour arriver àcette ferme ou à cette chaumière qu’il longeait, avec quel soin lemaladif Mopes avait compté sur la faiblesse de ses voisins pourorner sa demeure.

Une espèce de nuage merveilleux et romanesqueentourait Mopes, et, comme dans tous les nuages, les proportionsréelles des véritables objets atteignaient ici des hauteursextravagantes. Il avait, dans un accès de jalousie, tué la bellecréature qu’il adorait, et il en faisait pénitence ; il avaitfait un vœu sous l’influence de son chagrin ; il avait fait unvœu sous l’influence d’un accident fatal ; il avait fait unvœu sous l’influence de la religion ; il avait fait un vœusous l’influence de la boisson ; il avait fait un vœu sousl’influence du désappointement ; ou plutôt il n’avait jamaisfait de vœu, mais il avait été poussé à vivre ainsi, par lapossession d’un secret puissant et redoutable ; il étaiténormément riche, étonnamment charitable et profondémentinstruit : il voyait des spectres, connaissait et pouvaitfaire toutes sortes de choses merveilleuses. Les uns disaient qu’ilerrait toutes les nuits, et que des voyageurs épouvantés l’avaientrencontré marchant fièrement le long des chemins obscurs ;d’autres disaient qu’il ne sortait jamais ; ceux-ci savaientque sa pénitence serait bientôt finie, d’autres affirmaientpositivement que sa vie de réclusion n’était point du tout unepénitence, et qu’elle ne finirait qu’avec lui-même. Si vous enveniez au simple fait de son âge, à la durée de sa sordideexistence, depuis qu’il vivait dans une couverture, vous ne pouviezobtenir aucune information de quelque consistance de ceux quiauraient pu le savoir, s’ils l’avaient voulu. On le représentaitcomme ayant tous les âges, depuis 25 jusqu’à 60 ans, et comme étantermite depuis sept, douze, vingt ou trente ans, bien que vingt ansfût le chiffre généralement adopté.

 

– Bien, bien ! se dit le voyageur,voyons à tout prix à quoi ressemble un ermite réellementvivant…

Alors le voyageur continua, et approchatoujours jusqu’à ce qu’il arrivât à la terre de Tom Tiddler.

C’était un enfoncement auquel menait un cheminrustique ; le génie de Mopes l’avait rendu aussi complètementdésert que s’il fût né empereur ou conquérant. Le centre étaitoccupé par une habitation suffisamment solide dont toutes lesvitres avaient été depuis longtemps détruites par le géniesurprenant de Mopes et dont toutes les fenêtres étaient barricadéesde pièces de bois raboteuses clouées à l’extérieur. Une cour,couverte d’un tas de débris de végétaux et de ruines, contenait desbâtiments dont le chaume s’était facilement envolé au souffle detous les vents des quatre saisons de l’année, et dont les plancheset les poutres étaient peu à peu tombées en pourriture. Les geléeset les brouillards de l’hiver et les chaleurs de l’été avaientdéjeté ce qui avait échappé aux tempêtes. En sorte que pas unpilier, pas une planche, ne conservait la place qu’ils auraient dûoccuper et chaque chose était, comme le propriétaire, hors de saplace, dégradée et abaissée. Dans l’habitation du fainéant,derrière la haie en ruines, et s’enfonçant parmi des débrisd’herbes et d’orties, se voyaient les derniers fragments decertains monceaux, qui, gâtés par la nielle, s’étaient affaissés aupoint de ressembler à un tas de rayons de miel pourris ou d’épongessales. La terre de Tom Tiddler pouvait même montrer les restes deses eaux, car il y avait un étang visqueux dans lequel étaienttombés deux ou trois arbres, un tronc d’arbre pourri, et quelquesbranches gisaient encore dedans ; cette eau, malgré cetteaccumulation d’herbes stagnantes, malgré sa noire décomposition, sapourriture et sa saleté, eût été presque une consolation, étantregardée comme la seule eau qui pût refléter cet affreux endroitsans paraître souillée par cet emploi abject.

Le voyageur promenait ses regards tout autourde lui sur la terre de Tom Tiddler ; il aperçut à la fin unchaudronnier tout poudreux couché parmi les herbes et les tas degazon, à l’ombre de l’habitation. Un bâton raboteux gisait sur lesol à côté de lui, et sa tête reposait sur une petite besace. Ilrencontra les yeux du voyageur sans relever la tête, en baissantsimplement un peu le menton (il était couché sur le dos), pourmieux le voir.

– Bonjour ! dit le voyageur.

– Bonjour aussi, si cela vous faitplaisir, répondit le chaudronnier.

– Cela ne vous plaît donc pas ? Ilfait une journée superbe.

– Je ne m’intéresse point au temps,reprit le chaudronnier en bâillant.

Le voyageur s’approcha de la place où il étaitcouché et, en le regardant, il lui dit :

– Voici un curieux endroit.

– Ah ! je le suppose ! fit lechaudronnier. La « Terre de Tom Tiddler », comme onl’appelle.

– La connaissez-vous bien ?

– Je ne l’ai jamais vue avantaujourd’hui, dit le chaudronnier en bâillant de nouveau, et je neme soucie pas de jamais la revoir. Il y avait ici à l’instant unhomme qui m’a dit que c’était comme cela qu’on l’appelait. Si vousavez besoin de voir Tom lui-même, vous devez passer par cetteporte.

Et par un faible mouvement de menton ilindiqua une petite porte en bois, tout en ruines, sur le côté del’habitation.

– Avez-vous vu Tom ?

– Non, et je n’ai point intérêt à levoir ?… Je puis voir n’importe où un homme sale…

– Il n’habite point dans cette maison,alors ? dit le voyageur en jetant de nouveau les yeux surl’habitation.

– L’homme qui m’a appris sa demeure,reprit le chaudronnier d’un air irrité, était ici à l’instant. Laterre sur laquelle vous êtes, camarade, est la terre de TomTiddler. Si vous avez besoin de voir Tom lui-même, entrez par cetteporte. L’homme était sorti lui-même par cette porte et il doit doncsavoir si Tom y est.

– Certainement, dit le voyageur.

– Et peut-être, s’écria le chaudronnier,si étonné de la clarté de sa propre idée qu’elle produisit sur luiun effet électrique et lui fit relever la tête d’un pouce ou deux,peut-être est-ce un menteur. Celui qui était ici tout à l’heureauprès de Tom, m’a affirmé à plusieurs reprises qu’il était ici etm’a dit : « Camarade, quand Tom ferme la maison pouraller courir le monde, les lits sont tout faits comme si quelqu’undevait les occuper. Si vous passiez maintenant à travers leschambres, vous verriez les draps pourris se soulever comme desvagues. Et soulevés par quoi ? par les rats qui ypullulent…

– Je voudrais avoir déjà vu cet homme,fit le voyageur.

– Vous auriez été heureux de le voir, sivous aviez été à ma place, grommela le chaudronnier ; c’étaitun homme bien ennuyeux.

Non sans un certain ressentiment dans lesouvenir, le chaudronnier ferma lentement les yeux. Le voyageur,jugeant que le chaudronnier était un homme facilement ennuyé dontil ne pourrait tirer de plus amples renseignements, se dirigea versla porte.

La porte tourna sur ses gonds rouillés et levoyageur se trouva dans une cour où il n’y avait autre chose à voirqu’un bâtiment adossé à l’édifice en ruine et muni d’une fenêtrefermée par des barreaux. Comme il y avait sous cette fenêtre destraces de pas encore tout récents, et comme elle était basse et nonvitrée, le voyageur put regarder à l’intérieur. Il s’assura ainsiqu’il avait devant lui un ermite réellement vivant, et put jugercomment un ermite peut pourtant paraître réellement mort.

Il était couché sur un amas de suie et decendres, par terre, en face d’une sale cheminée.

Il n’y avait rien autre dans cette noirepetite cuisine, ou cave, ou quel que pût être l’usage primitif decet antre, qu’une table recouverte d’un tas de vieilles bouteilles.Un rat, qui remuait parmi ces bouteilles, sauta à terre, passa, enallant à son trou, sur l’ermite réellement vivant ; sans celal’homme dans son propre trou n’eût pas été aussi facile àdistinguer. Chatouillé à la figure par la queue du rat, lepropriétaire du domaine de Tom Tiddler ouvrit les yeux, vit levoyageur, et s’élança à la fenêtre.

– Bon ! pensa le voyageur, en sereculant des barreaux d’un pas ou deux. Un gibier de potence, unéchappé de Bedlam, un prisonnier pour délits de la pire espèce, unramoneur, un mendiant, un véritable sauvage, c’est une anciennefamille bien délicate que la famille de l’ermite. Ha !

Telles étaient les pensées du voyageur quandtout à coup il se trouva en face de cet objet tout couvert de suieet enveloppé dans une couverture (à la vérité il ne portait pasautre chose), qui avait les cheveux affreusement mêlés et les yeuxfixes. Ajoutez à cela que ses yeux, comme le remarqua le voyageur,le suivaient avec une curiosité bien marquée, pour voir l’effetqu’ils produisaient : « Vanité, vanité, vanité ! Envérité tout est vanité ! »

– Quel est votre nom, monsieur, et d’oùvenez-vous ? demanda M. Mopes, l’ermite, avec un aird’autorité, mais dans le langage ordinaire d’un homme qui a été àl’école.

Le voyageur répondit à ses questions.

– Êtes-vous venu ici pour me voir,monsieur ?

– Oui. J’ai entendu parler de vous et jesuis venu pour vous voir. – Je sais que vous aimez à être vu.

Le voyageur appuya avec sang-froid sur cesderniers mots, comme s’il eût voulu prévenir un sentiment de colèreou une objection qu’il voyait poindre à travers la graisse et lasaleté de la figure de l’ermite. Ces paroles produisirent leureffet.

– Ainsi, dit l’ermite après un moment desilence en lâchant les barreaux qu’il avait préalablement tenus, eten s’asseyant sur le bord de la fenêtre, les jambes et les piedsnus, ainsi vous savez que j’aime à être vu ?

Le voyageur chercha des yeux quelque chosepour s’asseoir, et apercevant une bûche de bois dans un coin, ill’apporta près de la fenêtre et d’un air déterminé s’asseyantdessus, il répondit :

– Oui, justement.

Ils se regardaient l’un l’autre etparaissaient se donner de la peine pour se mesurerréciproquement.

– Alors vous êtes venu pour me demanderpourquoi je mène ce genre de vie ? dit l’ermite en fronçantles sourcils avec colère. Je ne l’ai jamais dit à aucun êtrehumain. Je ne veux pas qu’on me questionne sur ce sujet.

– Certainement je ne vous questionneraipas, dit le voyageur, je n’ai aucune envie de le savoir.

– Vous êtes un homme grossier, ditM. Mopes l’ermite.

– Et vous de même, dit le voyageur.

L’ermite, qui avait évidemment l’habitude d’enimposer à ses visiteurs par l’étrange aspect de sa saleté et de sacouverture, éprouva à la vue de cet inconnu un certaindésappointement et une surprise comme s’il eût dirigé sur lui uncanon et eût fait feu.

– Pourquoi venez-vous ici, ensomme ? demanda-t-il après une pause.

– Sur ma vie, c’est la question qui vientde m’être faite aussi il y a quelques minutes, même par unchaudronnier.

Comme le voyageur jetait les yeux sur laporte, en disant ces mots, l’ermite tourna les siens dans la mêmedirection.

– Oui, il est couché sur le dos ausoleil, en dehors, dit le voyageur comme s’il eût été interrogé surl’individu en question, il n’a pas besoin d’entrer, car il dit(avec grande raison) : « Pourquoi entrerais-je ? jepuis voir un homme sale partout. »

– Vous êtes un insolent personnage ;sortez de ma propriété. Allez-vous en ! fit l’ermite d’un tonimpérieux et colère.

– Allons, allons ! reprit levoyageur sans se troubler. C’est un peu trop fort. Vous n’allezpoint me dire que vous êtes propre ? regardez vos jambes. Etcette propriété dont vous parlez, est dans un état trop honteuxpour que vous en revendiquiez la propriété ou toute autrechose.

L’ermite bondit du rebord de sa fenêtre et sejeta sur sa couche de suie et de cendres.

– Je ne m’en vais pas, dit le voyageur enle regardant, vous ne vous débarrasserez pas de moi par ce moyen.Le mieux est de venir et de causer.

– Je ne causerai pas, dit l’ermite en seroulant pour tourner le dos à la fenêtre.

– Alors c’est moi qui parlerai, dit levoyageur. Pourquoi trouvez-vous mauvais que je n’aie pas lacuriosité de savoir pourquoi vous menez une vie si absurde et siinconvenante. Quand je contemple un homme dans un état maladif,certainement il n’y a point pour moi d’obligation morale àm’inquiéter de savoir pourquoi il s’y trouve.

Après un instant de silence, l’ermite, d’unnouveau bond, revint aux barreaux de sa fenêtre.

– Comment ? Vous n’êtes pas encoreparti ? dit-il en affectant de supposer qu’il l’était.

– Point du tout, répondit le voyageur, jeme propose de passer ici cette journée d’été.

– Comment osez-vous, monsieur, venir surmes propriétés ? répondit l’ermite.

Mais son visiteur l’interrompit :

– En réalité, vous le savez,dit-il ; il ne faut plus parler de vos propriétés. Je ne peuxsouffrir qu’un endroit comme celui-ci soit décoré du nom depropriété.

– Comment osez-vous, dit l’ermite ensecouant ses barreaux, franchir le seuil de ma porte, et venir merailler comme si j’étais dans un état maladif ?

– Pourquoi, Dieu me bénisse ! repritl’autre très gravement, pourquoi n’avez-vous pas l’audace de direque vous êtes dans un état parfait ? Permettez-moi d’attirervotre attention sur vos jambes. Décrottez-vous quelque part avecquelque chose et alors dites-moi que vous êtes en bon état. Le faitest, M. Mopes, que vous n’êtes qu’une peste…

– Une peste ? répéta l’ermite avecfierté.

– Qu’est-ce qu’un endroit dans cet étatobscène de décadence, si ce n’est une peste ? Qu’est-ce qu’unhomme dans cet état obscène de dégradation, si ce n’est unepeste ? Alors, comme vous le savez très bien, vous ne pouvezpas être une peste sans un auditoire, et votre auditoire est unepeste. Vous attirez à vous tous les vagabonds honteux et tous lesgueux à dix milles à la ronde, en vous montrant à eux avec cetteignoble couverture, et en leur jetant de la monnaie de cuivre et enleur donnant à boire ce que contiennent ces jarres et cesbouteilles si sales que je vois là (leurs estomacs doivent êtresolides !)… En un mot, dit le voyageur, en se résumant aveccalme et douceur, vous êtes une peste, et ce réduit est une peste,et cet auditoire auquel il ne vous est pas possible de suffire estune peste, et cette peste n’est pas simplement une peste locale,car c’est une peste générale de penser qu’il puisse encoresubsister une peste dans la civilisation, si longtemps après sonapparition.

– Vous en irez-vous ? j’ai un fusil,dit l’ermite.

– Ah !

– J’en ai un.

– Eh bien, soit ! Vous ai-je dit quevous n’en aviez pas ? De même pour m’en aller, vous ai-je ditque je ne m’en irais pas ? Vous m’avez fait oublier où j’enétais. Je me rappelle maintenant que je vous faisais observer quevotre conduite était une peste. Bien plus, c’est le dernier et leplus bas degré de la folie et une lâcheté.

– Une lâcheté ? répéta l’ermite.

– Une lâcheté, dit le voyageur avec lamême douceur que tout à l’heure.

– Je suis lâche, moi ? insensé quevous êtes ! criait l’ermite, moi qui ai tenu à ma résolution,à mon régime, à mon unique lit que voici, pendant tantd’années !

– Plus il y a d’années, plus vous êtes unlâche, répondit le voyageur, bien qu’elles ne soient pas aussinombreuses qu’on le dit ni que vous voulez le faire croire. Lacroûte qui recouvre votre figure est épaisse et noire,M. Mopes, mais je puis voir à travers que vous êtes encorejeune.

– Être inconséquent dans sa folie, c’estêtre insensé, je suppose, dit l’ermite.

– Je le suppose exactement comme vous,répondit le voyageur.

– Est-ce que je cause comme uninsensé ?

– Il y a de fortes présomptions que l’unde nous deux le soit, si l’autre ne l’est pas. Est-ce l’hommepropre convenablement mis ou l’homme sale et indécemmenthabillé ? Je ne dis pas lequel.

– Ours plein de suffisance, répliqual’ermite, il ne se passe pas un jour sans que je ne sois fortifiédans ma résolution par les conversations que je tiens ici ; ilne se passe pas un jour sans qu’il ne me soit prouvé, par tout ceque j’entends ou ce que je vois, combien je suis fort et combienj’ai raison de persister dans ma résolution.

Le voyageur, en se plaçant tout à fait à sonaise sur sa bûche de bois, tira sa pipe et se mit à la bourrer.

– Or, dit-il, en faisant un appel auciel, qu’un homme, même abrité derrière des barreaux et drapé dansune couverture, vienne me prétendre qu’il peut voir chaque jour deshommes, des femmes, ou des enfants de tous les rangs, de toutes lesconditions, qui trouvent moyen de lui persuader que ce n’est pas laplus insigne et la plus misérable des folies pour une créaturehumaine que de se mettre en révolte contre toute la société et quece n’est pas aller trop loin (car c’est un cas extrême que derenoncer à la commune décence humaine) – et que ces gens-làviennent lui démontrer qu’il peut s’isoler de son espèce etabandonner les habitudes de ses semblables sans devenir un tristespectacle propre à réjouir le Diable (et peut-être les singes),voilà quelque chose d’extraordinaire ! Je le répète, insistale voyageur en commençant à fumer, la hardiesse de déraisonnerainsi a quelque chose d’extraordinaire même dans un homme recouvertd’un pouce ou deux de saleté et drapé dans unecouverture !

L’ermite le regarda d’un air irrésolu,retourna à son tas de suie et de cendres, et s’y coucha ; puisse relevant, il revint aux barreaux, le regarda de nouveau avecirrésolution, et à la fin lui dit avec mauvaise humeur :

– Je n’aime point le tabac.

– Je n’aime pas la saleté, répondit levoyageur ; le tabac est un excellent désinfectant. Nous noustrouverons donc bien tous les deux de ma pipe. C’est mon intentionde passer ici cette belle journée, jusqu’à ce que ce soleil bénid’été se couche à l’occident, et, cela pour vous faire démontrerquelle pauvre créature vous êtes, par la bouche de chaque passantque le hasard pourra amener à votre porte.

– Que voulez-vous dire ? repritl’ermite d’un air furieux.

– Je veux dire que voici votre porte, quevous êtes là et moi ici ; je veux dire que je suis persuadéqu’il est de toute impossibilité morale que personne puisse venirjusqu’à cette porte de quelque point du globe que ce soit, avec unesorte d’expérience personnelle ou d’expérience due à un autre, etque cette personne soit capable de me confondre et de vousjustifier.

– Vous êtes un bravache arrogant et unfanfaron, dit l’ermite, vous vous croyez profondément sage.

– Bah ! reprit le voyageur en fumanttranquillement, il y a bien peu de sagesse à savoir ce que touthomme doit être et peut faire, et à proclamer que toutes lescréatures humaines sont dépendantes les unes des autres.

– Vous avez des compagnons au dehors, ditl’ermite. Je ne veux pas que vous m’en imposiez par l’ascendant quevous pouvez avoir sur les individus qui peuvent entrer.

– C’est une défiance ridicule, reprit levisiteur, en relevant les yeux avec un air de pitié, défiance quiappartient naturellement à votre état. Je n’y puis rien.

– Voulez-vous dire que vous n’avez pointde complices ?…

– Je ne veux vous rien dire que ce que jevous ai déjà dit, savoir, qu’il est de toute impossibilité moralequ’un fils ou une fille d’Adam puisse rester sur la terre que jefoule et que foulent tous les mortels, en se mettant encontradiction avec les lois salutaires dont dépend notreexistence.

– Qu’est-ce que ces lois selonvous ? demanda l’ermite en ricanant.

– C’est, répondit l’autre, que, selonl’éternelle providence, nous devons nous lever chaque jour, nouslaver la face et faire notre travail quotidien, agir et réagir lesuns sur les autres, en laissant seulement l’idiot et le paralytiquerester à cligner de l’œil dans un coin. – Allons, ajouta-t-il enapostrophant la porte, Sésame, ouvre toi. Parais à ses yeux ettouche son cœur. Je me soucie peu de qui peut venir, car je sais cequi doit en arriver.

En même temps, il jeta les yeux autour de luiet les dirigea vers la porte ; M. Mopes, après deux outrois bonds ridicules qu’il fit de sa fenêtre à son lit et de sonlit à sa fenêtre, se soumit au sort contre lequel il ne pouvaitrien ; il se plaça sur le rebord de sa fenêtre et se cramponnaaux barreaux en regardant au dehors d’un air inquiet.

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