Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XXXVII.

Le séjour de Lorédan se prolongeait dans le château de Ferdonna : deux mois s’étaient écoulés depuis le premier instant où il en avait franchi les portes, et son sort ne changeait pas. Luiggi voulant lui cacher la conduite du duc Ferrandino, avait eu grand soin de lui laisser ignorer la venue de ce seigneur à Messine, et quel amant redoutable s’était mis sur les rangs pour obtenir la main d’Ambrosia. Francavilla sans doute eût été plus malheureux, s’il eût su ces particularités si funestes à son amour ; tranquillisé par les lettres de son ami, il ne doutait pas que les choses ne se trouvassent comme au jour de son départ, et il supportait avec plus de patience une position dont le terme ne pouvait enfin être bien éloigné.

Pour se distraire, tantôt il parcourait les montagnes voisines, s’occupant à poursuivre le gibier qu’elles pouvaient receler, tantôt retiré dans Ferdonna, il lisait les manuscrits curieux, contenus dans les archives, ou bien encore, muni des flambeaux qu’il avait été acheter secrètement lui-même à Lérici, il aimait à s’enfoncer dans les détours de la caverne et des souterrains dont nous avons déjà décrit une partie ; plus loin il poussait ses recherches, plus il lui était permis d’admirer les merveilles sans nombre dont la nature avait semé ces lieux écartés.

Lorédan était revenu plusieurs fois vers cette belle cascade, dont il n’avait osé trop s’approcher la première fois, lors de sa descente dans les souterrains ; mais il était devenu plus hardi, depuis qu’il n’avait pas à redouter que ce brouillard épais éteignît les flambeaux, dont il s’éclairait.

Son intrépidité lui fit même remarquer à quelque distance de la chute, un espèce de chemin qui descendait plus avant dans les entrailles de la terre et l’ayant suivi, il arriva dans des grottes plus belles encore, sous lesquelles les flots de la mer s’étaient fait une issue et par où ils communiquaient avec les eaux de la cascade.

La promenade de Lorédan le ramenait aussi très-souvent vers la salle des tombeaux ; il aimait à s’asseoir sur les degrés d’un mausolée, à se laisser entraîner par de profondes rêveries, à se rappeler le passé, à se figurer l’avenir exempt d’orage et par une bizarrerie sans exemple, il ne songeait jamais tant au bonheur, que lorsqu’il foulait le sol de la douleur et de la mort.

Un charme mélancolique le conduisait dans ce lieu ; il trouvait du plaisir à s’entretenir avec les hommes d’autrefois, en lisant les épitaphes qui furent inscrites sur leurs cercueils ; il regrettait les jeunes beautés moissonnées au milieu de leur vie, gémissant de cette inflexibilité du trépas, que rien n’attendrissait, ni le mérite, ni la jeunesse. Un jour que ses pensées se pressaient le plus dans son imagination, il se rappela un chant inspiré sans doute par les mêmes idées, et presque, sans s’en apercevoir il éleva la voix et le fit entendre :

Ce ruisselet qui dans sa course,

Baigne les jeunes arbrisseaux,

Toujours de sa féconde source

Doit tirer de nouvelles eaux.

Je chante… et l’onde fugitive

S’écoule avec rapidité ;

Mais le saule de cette rive

Par d’autres flots sera heurté.

Si tout meurt, tout se renouvelle

Mais nous seuls ne renaissons pas,

Florise ! une loi cruelle

Nous a tous soumis au trépas.

En naissant nous prenons des chaînes,

Et l’homme, hélas ! dès son berceau

Marche toujours de peines en peines,

Jusques aux portes du tombeau.

Ni la grandeur, ni la richesse,

Ni la beauté dans son printemps,

Ni les enfans de la sagesse

N’échappent à la faulx du temps.

En vain de tes vertus parée

Tu voudrais affronter ses coups ;

Ta tombe est aussi préparée,

Tu dois y dormir comme nous.

Pour la première fois, sans doute, ces voûtes ignorées retentirent d’un chant qui n’était pas celui que l’église a consacré pour les trépassés ; un murmure singulier, un écho dont l’effet était extraordinaire, répondaient aux accens de Francavilla ; on eût dit que les morts reposant en cette enceinte, se plaignaient d’être troublés dans leur sommeil, sans songes et sans réveil, en attendant le jour terrible où toutes les œuvres seront jugées.

Lorédan, en achevant, frémit lui-même de sa bizarre idée, et se prosternant sur le marbre, en face de la croix qui élevait ses branches triomphantes dans cette solitaire demeure, il demanda pardon aux anges de deuil d’avoir rompu le profond silence dans lequel ils aiment à ensevelir leurs célestes méditations.

Mais quelles que fussent les courses de Lorédan au sein des cavernes où nous le conduisons, jamais il ne lui prit la fantaisie de revenir dans celle où il avait cru retrouver les traces du baron Astolphe ou de son odieux conducteur, il la fuyait avec un soin extrême, plusieurs fois il avait cru entendre des voix sourdes s’élever de ce lieu, ou y voir briller de loin des flammes rougeâtres et fétides ; en revanche, il se plaisait à sortir par l’issue qui conduisait dans la campagne, et là, il se repaissait des sombres idées qu’il avait pu prendre dans la salle des tombeaux, en jouissant de toute la splendeur de la nature.

Le châtelain Altaverde n’avait aucune connaissance de ces secrètes incursions ; Lorédan lui en faisait un mystère ; il trouvait un plaisir à penser qu’il était libre d’agir à sa volonté ; peut-être le châtelain aurait-il jugé convenable de faire fermer la double issue des souterrains, et cette détermination eût vivement contrarié le marquis. Altaverde cherchait cependant de son mieux à distraire son hôte ; il causait volontiers avec lui ; un jour il lui dit qu’il serait curieux de connaître quels rapports pouvaient exister entre lui et le baron Valvano.

« Je l’ai autrefois beaucoup connu répondit Lorédan ; mais depuis longtemps nous nous sommes perdus de vue ; je n’ai conservé des relations suivies qu’avec le prince Montaltière, lui seul est mon véritable ami. »

« Je vous parle ainsi, reprit le châtelain, car il est bon que je sache ce qu’il me faudrait dire, si le baron Valvano venait à Ferdonna, dans le temps que vous y faites votre séjour. »

« Et par quel hasard, répliqua Lorédan, ce signor viendrait-il dans une des propriétés de son frère, aussi éloignées de la Sicile. »

« La chose serait très-possible, repartit le châtelain, car cette baronnie lui appartient également ; ainsi l’a voulu leur mère, afin que les princes Montaltière et les barons Valvano, pussent avoir un droit égal à en faire le lieu de leur sépulture, et presque tous les deux ans, le signor Ferdinand vient visiter la tombe de son illustre mère : il y a long-temps qu’il n’y a paru, et rien ne m’étonnerait si nous le voyions paraître avant peu. »

Ceci ne pouvait guère plaire à Francavilla, il ne se fut pas soucié de se trouver en présence de son implacable ennemi, et son premier soin fut de l’écrire à Luiggi.

Depuis cette conversation, Lorédan était persuadé que tôt ou tard Ferdinand viendrait à paraître ; en conséquence, il lui tardait de recevoir la réponse de Luiggi, bien décidé à se retirer à Gênes où il espérait trouver un sûr asile, tant contre les poursuites de Valvano que contre celles du roi de Sicile. En attendant, il allait souvent se promener dans les souterrains, et plus souvent encore s’échappait par l’issue secrète qui dans son opinion faisait toute sa sûreté.

Un jour où de meilleure heure que de coutume, il était sorti du château par le passage caché, sa promenade le conduisit vers la route de Lérici, et là, il s’assit sur un rocher, regardant le mouvement animé de la campagne. On était alors dans le temps de la moisson ; dans tous les champs se trouvait la foule agissante des moissonneurs, qui, pour se distraire de leurs pénibles travaux, faisaient retentir l’air de leurs chants animés ; les gerbes dorées se formaient, on les posait en tas, près du char qui devait les emporter dans la ferme, et Lorédan se plaisait à examiner les scènes variées dont ses yeux le rendaient le témoin.

Dans cet instant, un homme passant devant lui, s’arrêta pour lui demander la route Ferdonna. À cette question, Francavilla ayant levé la tête, reconnut, dans celui qui l’interrogeait, le brigand Orphano, avec lequel il avait conversé à Palerme, le jour fatal où Luiggi frappa Ferdinand dans la cathédrale. Cette vue fit tressaillir notre héros, et son agitation qu’il ne put retenir d’abord appela à son tour la curiosité du bandit.

Lorédan, comme nous l’avons déjà dit, avait cherché en venant à Ferdonna à se déguiser sous le plus simple des costumes, et il se trouvait à cette scène vêtu presque comme Orphano, ayant un habit plutôt de bandit que de seigneur ; aussi Orphano en examinant notre héros, crut le reconnaître pour le bandoléros de Palerme, auquel il avait remis une partie de la récompense qu’il lui avait promise au nom du prieur des Frères Noirs.

Après avoir examiné Francavilla « Je crois, Dieu me pardonne, que le hasard me met en présence de l’illustrissime signor Bonanegro, je ne m’attendais pas à le retrouver sur la côte de Toscane, après l’avoir quitté dans l’une des capitales de notre belle Sicile.

Ce propos charma Lorédan, il se réjouit de la prolongation d’une erreur qui lui laissait la liberté de conserver son incognito, et même de faire jaser un bandit dont il espérait tirer d’importantes révélations, aussi n’eut-il garde de le dissuader, et il lui répondit en conséquence : « tu ne te trompes point, frère, c’est bien Bonanegro qui te parle, et le voilà satisfait puisqu’il peut te revoir ; sais-tu que j’ai de vifs reproches à te faire, et que je suis loin d’être content de toi. »

– « Vraiment signor Bandoléros, reprit Orphano, je croyais être pourtant le seul qui eût le droit de se plaindre, car enfin n’as-tu pas oublié de venir au lieu où je t’avais donné rendez-vous. »

« – Certes, dit aussi Lorédan ; je ne pensais pas que tu m’osasses adresser un semblable reproche, quoi, misérable tu peux me dire que je t’ai manqué de parole ; conviens plutôt, si tu veux être juste que la peur à cette heure avait tellement troublé ta cervelle, que tu ne voyais pas autour de toi ; j’y étais pourtant, je te l’assure, et je te le prouverai facilement ; n’étiez-vous pas là pour vous défaire du signor Francavilla ? ne lui avait-on pas donné rendez-vous dans l’église ? un ami qui vint le secourir ne plongea-t-il pas un poignard dans le sein de notre chef ? ne ferma-t-on pas soudain les portes de l’église, ne vit-on pas fuir tous les conjurés ? toi-même prolongeas-tu ton séjour dans la ville après qu’on fut venu sous les portiques te prévenir que ce coup était manqué ? dis-moi maintenant si je m’oublie d’un point à te dire tout ce qui s’est passé ce jour-là, et si pour le savoir, comme je le sais, il eût été possible de ne pas y être. »

Ce que Lorédan disait était si conforme à tout ce qui s’était passé, qu’Orphano se trouva complètement battu ; d’ailleurs, il lui importait assez peu d’éclaircir la chose, l’argent donné par lui ne lui appartenait pas ; et le prieur des Frères Noirs ; n’était pas là pour le réclamer, aussi se montra-t-il facile à contenter le prétendu Bonanegro qui lui demandait une espèce de réparation. Il est vrai, dit-il, que ce jour-là il faisait chaud à Palerme, je puis avoir négligé de faire attention à toi, et je te demande pardon de t’avoir offensé en te montrant des doutes qui ont pu te déplaire, laissons donc celle vieille affaire, et changeons de propos ; me diras-tu par quelle cause tu n’es plus à Palerme, qu’es-tu venu faire dans un pays où rien ne devait t’attirer ? »

« – C’est l’effet de ma mauvaise étoile, répondit Lorédan, elle m’a tant fait travailler à Palerme que monsignor l’archevêque s’en est fâché, il a voulu me faire prendre, je me suis caché ; c’était à merveille, mais il m’a excommunié, voilà le mal. Dès-lors le diable s’est mêlé de mes affaires, et j’ai été perdu. Imagine-toi que mes camarades ont fait des difficultés pour vivre plus long-temps avec moi, je leur portais malheur depuis que l’église m’avait proscrit ; cela m’a mis de mauvaise humeur, et un jour où l’un d’eux me disait qu’un excommunié devait aller en enfer, je l’ai contraint à m’y devancer afin de m’y retenir une place. Croirais-tu que les autres bandoléros se sont formalisés de ce coup de main, j’ai vu qu’ils étaient résolus à venger la mort du nôtre ; ma foi, je n’ai pas voulu attendre qu’ils en vinssent là ; un vaisseau partait pour Gênes, je me suis embarqué ; nous voici retenus à Lérici depuis huit jours par un vent contraire, et je m’ennuie en attendant que le ciel nous permette de continuer notre voyage ; mais toi, poursuis-tu également le tien, ou es-tu chargé par ici de quelques commission importante. »

« Oui, répliqua Orphano, je voyage non pas pour mon compte, mais pour celui de l’abbé des Frères Noirs, auquel j’appartiens toujours ; il m’a chargé de remettre une lettre au châtelain de Ferdonna, dans laquelle il lui annonce qu’il va bientôt arriver, et je dois attendre sa venue dans ce château. »

Lorédan n’avait pas besoin d’en savoir davantage ; il avait appris tout ce qui pouvait lui suffire dans ce moment ; et il était désormais certain que Valvano ne tarderait pas à paraître ; mais quel motif pouvait le conduire à Ferdonna ? y venait-il pour rendre ses devoirs aux restes de sa mère, ou venait-il pour persécuter encore un malheureux ami ? Francavilla penchait plutôt vers cette dernière idée, car le motif qui amenait Ferdinand pouvait-il ne pas être coupable, puisqu’il avait dépêché un misérable brigand.

Il y eût eu peut-être un moyen de connaître la vérité, c’était celui d’enlever les dépêches du bandit, mais l’âme noble du marquis se révoltait à la pensée d’agir avec perfidie, même contre un scélérat, aussi rejeta-t-il ce moyen, quoiqu’il se fût présenté à lui.

Depuis que Lorédan avait parlé de l’excommunication qui pesait sur sa tête, Orphano était également pressé de le quitter, superstitieux à l’excès, il trouvait naturelle, la répugnance que les camarades de Bonanégro avaient à se trouver mêlés avec un homme frappé de l’anathème ; et lui qui ne craignait pas d’égorger son semblable, avait horreur d’un excommunié, en conséquence il se hâta de prendre congé de lui, et reçut froidement la proposition que lui fit Lorédan de venir le jour suivant le voir à Lérici.

– « Adieu, lui dit Orphano, si jamais tu deviens loup garou, épargne-moi, je te prie. » et soudain, il prit sa course vers Ferdonna sans plus s’inquiéter du bandoléros.

Demeuré seul, Lorédan chercha aussi à regagner le château par sa route cachée, et revint dans les souterrains qu’il parcourut lentement, ayant à réfléchir sur ce qui lui restait à faire. Outre le danger que lui offrait la venue prochaine de Valvano, il n’était pas sans inquiétude sur l’entrée d’Orphano dans le même lieu, où il devait habiter ; il lui paraissait impossible que le bandit ne parvînt pas à le rencontrer, et alors il devra s’ensuivre une explication désagréable.

Cette pensée décida Lorédan à prendre soudain un prompt parti, celui de sortir de Ferdonna et d’aller à Gênes attendre la fin de ses infortunes, comme déjà il en avait eu le désir ; mais il voulut attendre encore deux ou trois jours avant que de se mettre en route, sachant que, durant ce temps, en feignant une indisposition légère, il aurait la liberté de ne pas quitter sa chambre et les appartemens voisins, où assurément on n’introduirait pas Orphano.

D’ailleurs Francavilla était curieux de voir si le châtelain lui ferait part du message qu’il venait de recevoir à l’heure même, et s’il lui parlerait de la prochaine arrivée du baron Valvano.

Altaverde, à l’heure du souper, parut selon la coutume ; mais un coup-d’œil que Lorédan jeta sur lui le montra plus silencieux qu’il n’avait l’usage de l’être ; et ce premier changement dans les manières du châtelain, étonna le marquis.

Pour la première fois, son hôte était silencieux ; de temps en temps il lançait de sombres regards sur Lorédan, et fut loin de parler à celui-ci de la lettre qu’il avait reçue de Ferdinand. Francavilla comprit alors que cette épître devait le concerner ; dès-lors il ne se crut plus en sûreté dans les murailles de Ferdonna. La conduite mystérieuse d’Altaverde était propre à lui faire naître de justes soupçons.

« Signor, lui dit-il, voilà déjà plus de quinze jours que nous n’avons rien reçu de Sicile. Je me flattais de voir arriver à chaque moment un messager du prince Montaltière : son silence m’étonne ; il ne m’avait pas habitué à me voir ainsi oublié de lui.

– » Sans doute qu’il est détourné du soin de s’occuper de vous par de plus importantes affaires, dit Altaverde, en donnant à sa voix une expression d’impolitesse qui ne lui était pas ordinaire ; lui-même s’en aperçut, car il se hâta d’ajouter : les grands seigneurs ont rarement la liberté de pouvoir songer long-temps à la même chose, mais il faut espérer qu’il ne vous négligera pas entièrement.

– « J’aurais néanmoins, répliqua le marquis, un vif désir de me retrouver avec lui ; d’autant mieux que je ne me sens pas bien ; je commence à me trouver indisposé, et de quelques jours, je ne pourrai faire de longues courses. »

Ce propos parut faire plaisir au châtelain. « Signor, dit-il, je possède un manuscrit où sont renfermés des secrets bien précieux pour soigner toutes sortes de maladies ; je vous le prêterai, afin que vous puissiez y chercher les remèdes qui pourraient convenir à votre tempérament comme à votre genre de souffrance.

– « Grand merci, châtelain, répondit Francavilla ; le repos, la retraite, voilà tout ce qui peut m’être nécessaire. Je suis accoutumé à veiller moi-même à ce qui intéresse ma santé, et avant peu elle sera entièrement rétablie ; la seule grâce que je vous demanderais serait de ne pas me laisser ignorer si un messager de mon ami venait dans ce château, ou si vous en envoyez un à Messine.

– » Tranquillisez-vous sur ce point, répliqua Altaverde, vous serez instruit à temps de l’un et de l’autre ; et dès qu’il viendra une lettre pour vous du prince Luiggi, ne doutez pas que je ne sois prompt à vous la remettre. »

Toutes ces choses n’étaient plus dites avec le ton de franchise que le châtelain y mettait autrefois : Francavilla pouvait facilement reconnaître qu’il était devenu tout-à-coup mystérieux, réservé ; et assurément Orphano devait être pour quelque chose, lui ou la lettre dont il était le porteur dans cette nouvelle façon d’agir du signor Altaverde.

Le marquis, après le souper, ne chercha pas à prolonger la conversation, il revint dans sa chambre, eut soin de la fermer de son mieux, en dedans, plaça son épée auprès de son lit, dont il avait ouvert les rideaux, et mettant de l’huile dans la lampe, il se décida à la laisser brûler durant toute la nuit.

Pourquoi prenait-il ces précautions ? il ne le savait pas lui-même, un vague pressentiment le dirigeait seul ; Lorédan avait la certitude que partout où des émissaires de Ferdinand se trouvaient, il ne pouvait être en sûreté ; il était d’ailleurs assuré que le châtelain commençait à dissimuler, puisqu’il ne lui avait pas avoué la venue du messager de Valvano.

La nuit fut loin d’être tranquille, ou pour mieux dire, les inquiétudes de Francavilla l’obligèrent à la mal passer ; il se réveilla plus d’une fois en sursaut, croyant entendre du bruit à la porte de sa chambre, et il y courut malgré lui à la dernière ; car il lui avait semblé même quand il ne dormait plus, qu’on venait d’essayer une clef dans la serrure ; et il ne put acquérir la preuve qu’il s’était trompé.

En se recouchant il résolut de ne plus sommeiller, et d’attendre le jour ; il ne pouvait être long à paraître, et Lorédan prévoyait qu’un repos agité lui serait préjudiciable plus que la veille ne le pourrait être. Pour tenir ses yeux ouverts, il se mit à réfléchir avec lui-même, et plus il le faisait, plus il sentait combien il était pour lui indispensable de ne pas retarder son départ.

Il avait l’adresse de Luiggi ; ainsi de Gênes où il allait se retirer, il lui serait toujours loisible de prévenir cet ami, de son éloignement, tandis que peut-être en séjournant encore à Ferdonna, il fallait se préparer à de nouveaux périls qu’il ne serait pas facile d’éviter. Lorédan ayant pesé ces diverses considérations, s’arrêta à celle de partir, ce matin même, dès que le soleil se serait levé. Altaverde obligé de surveiller les travaux de la maison, sortait avant l’aurore, et ne rentrait plus que vers le soir ; il était par conséquent facile de s’éloigner sans qu’il s’en doutât ; ou quand il pourrait s’en apercevoir, il ne serait plus à temps de poursuivre le fugitif, dans le cas où il aurait reçu l’ordre particulier de le garder malgré lui.

Francavilla voulait, en prenant le chemin des cavernes, descendre par un sentier qui allait aboutir à une cabane de pêcheurs, située sur le bord de la mer. Là, à prix d’argent, il se flattait de trouver une barque qui le mènerait jusques à Porto Vénéro, de l’autre côté du Golfe. De là une route était ouverte jusqu’à Gênes.

Ce dessein arrêté, Lorédan parut moins inquiet ; les premières clartés du jour vinrent enfin combler son attente, et sans plus tarder, il fit les préparatifs de sa fuite.

En examinant çà et là pour trouver le peu d’effets qu’il voulait emporter avec lui, il vint à la porte de sa chambre, et s’aperçut qu’on l’avait fermée extérieurement ; cette découverte le confondit, elle lui donna la certitude que son oreille ne l’avait pas trompé la veille, quand elle lui avait fait entendre un bruit léger, s’élevant de la serrure. Dès ce moment il ne douta plus de la trahison du châtelain, plus que jamais il se félicita d’avoir découvert une issue qui lui permettait de se soustraire à sa perfidie, et crut que puisqu’on agissait ouvertement contre lui, il n’y avait pas de temps à perdre pour déjouer ces nouveaux complots.

Voulant s’assurer si la journée serait belle et s’il y aurait facilité à traverser promptement le Golfe, il ouvrit sa croisée et passa sur le balcon pour inspecter l’état de l’atmosphère. Le soleil paraissait serein ; une brise douce s’élevant du midi, ridait légèrement la surface des flots. En ce moment un bruit s’éleva dans l’intérieur de la chambre ; Lorédan l’entendit, il se détourna et vit avec une surprise mêlée de quelque effroi, que la trappe des souterrains était ouverte, et qu’un moine de l’ordre des Frères noirs, montait par l’escalier.

Bien convaincu que des ennemis seuls pouvaient s’introduire par ce chemin, Lorédan courut à son épée qui était derrière le chevet de son lit ; mais comme il en était séparé par toute la longueur de la chambre, le temps qu’il mit à s’y rendre permit au Frère noir d’achever de monter, un second personnage le suivait, et Francavilla reconnut dans celui-ci son cousin, Amédéo Grimani ; un cri de surprise lui échappa ; mais combien plus son étonnement fut poussé à son comble lorsque le Frère noir, soulevant son capuce, lui montra les traits de Ferdinand Valvano.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer