Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XLVI.

Mon frère, voulant perdre Lorédan par les calomnies dont la princesse de Chypre devait lui fournir les premières voies, n’avait garde de souffrir qu’elle prolongeât son séjour dans Altanéro ; mais comme aussi on ne pouvait l’enlever à force ouverte, on employa la ruse : un faussaire adroit contrefit l’écriture de mon ami, et lui manda, comme si Lorédan lui eût écrit lui-même, plusieurs motifs qui l’engageaient à la faire sortir du château, où sa sûreté était compromise, pour l’envoyer dans une retraite plus éloignée et plus sûre.

Palmina, que rien n’avertissait de se défier d’un message pareil, consentit à suivre le concierge qui le lui apporta ; il lui fit part du regret que le sénéchal éprouvait de ne pouvoir pas venir en personne la conduire ; mais en ce moment, il était à Rosa Marini, avec sa femme.

Palmina n’en demanda pas davantage elle écrivit quelques mots, soit pour la signora Orsoni, soit pour toi, Francavilla, et elle descendit sur la plage en passant par l’issue qui avait servi à Grimani pour emmener Elphyre ; elle monta sur la felouque préparée. Le reste maintenant t’es connu.

Luiggi voyant avec effroi s’avancer le jour de ton mariage, et bien déterminé à ne point souffrir qu’il se consommât, fit dénoncer au roi Frédéric, et Lorédan et Valvano ; il eut soin de l’instruire que j’étais caché en Sicile, dans une terre de Lorédan, et que cet ami gardait la princesse de Chypre dans Altanéro. On promit au roi de lui en donner la preuve s’il voulait mander Francavilla devant lui ; enfin il s’y prit si bien, que le roi t’intima l’ordre de venir à Messine, et te l’envoya par un héraut accompagné de plusieurs gens d’armes qui devaient, deux jours après ton départ d’Altanéro, faire une exacte recherche dans cette forteresse, où l’on espérait surprendre Palmina. Enfin le dénonciateur, qui ne se faisait pas connaître, s’engageait à mettre sous les yeux de Frédéric, le matin même de ton arrivée à Messine, les preuves irrécusables des délits dont on t’accusait.

Cependant Luiggi pensait bien que l’ordre du prince ne suffirait pas pour t’empêcher de conclure ton mariage ; il ne craignit pas d’exposer la santé d’Ambrosia, en lui faisant boire, le matin de ses noces, un breuvage composé de manière à l’incommoder pendant quelque temps ; puis, toujours dirigé par son génie bizarre, il fit jeter, au moment de la cérémonie, par un de ses affidés caché dans les voûtes de la chapelle, l’Étendard de la Mort, toujours accompagné de l’adjuration fatal.

Tu sais le succès qu’eut cette scène : le bandit s’échappa dans une cache que le concierge lui avait préparée. Ambrosia s’évanouit, ses souffrances commencèrent, il ne fut pas possible de songer à ton hymen ; ainsi s’accomplirent les menées de ces misérables ; ton malheur, Lorédan, ne tarda pas à se combler, les envoyés du roi arrivèrent dans la journée, et tu te vis contraint, dès le lendemain, à quitter ton amante pour courir à Messine où d’autres persécutions t’attendaient.

Si, dès ta venue, le roi ne te reçut pas, c’est qu’il n’avait pas encore les documens qu’on lui avait annoncés ; et en retardant votre entrevue, il voulait avoir temps de les recevoir. Ce qui les retardait, c’était la comédie qu’on exécutait, le jour même de ton départ, à Altanéro.

N’était-il pas entré dans la pensée de ton ennemi de vouloir faire passer la princesse de Chypre pour ton épouse ! on avait fabriqué un acte qui le prouvait, et tandis que le duc Ferrandino était auprès de sa fille, une porte venant à s’ouvrir, laissa paraître une courtisanne appelée Sabiome, et que Luiggi avait enseignée à jouer le rôle de Palmina ; cette détestable créature sut si bien se déguiser, elle imita, avec tant d’art les manières d’une femme de haute condition, que le duc et Ambrosia ne purent révoquer en doute les mensonges qu’elle leur débita ; elle les appuya sur des titres irrécusables, sur ceux de la princesse de Chypre, qu’on lui avait confiés.

Ferrandino, dans son courroux, voulut, dès le lendemain, quitter Altanéro ; il emmena sa fille accablée de désespoir, après avoir offert à la courtisanne de la faire reconnaître publiquement pour ton épouse ; elle n’eut garde d’accepter une proposition pareille ; elle se retrancha sur ses devoirs ; et s’évadant à l’aide de ses complices, elle rendit les papiers que des courriers postés sur la route d’Altanéro à Messine vinrent remettre à celui qui était chargé de les faire passer au roi.

Voilà, Lorédan, la cause de la lettre impolie que tu as reçue du duc Ferrandino ; tes explications, si tu lui en adressas, ne lui parvinrent point ; on avait l’attention d’intercepter toutes les lettres que tu pouvais écrire, ou celles que tu pouvais recevoir.

L’audience de Frédéric ne fut plus retardée, quand il eut en main les preuves prétendues de ton intelligence avec moi. Les révélations que tu fis au monarque, et desquelles tu espérais ta justification, produisirent un effet tout contraire ; cela devait-être ; car, en prétextant que tu n’étais pas d’accord avec moi, tu m’accusais d’être ton ennemi ; tu disais que j’étais l’abbé du couvent des Frères noirs, tandis que le roi avait la preuve, que c’était le prince Montaltière, et non moi qui gouvernais ce monastère.

Ces choses-là plus que toute autre dénonciation, le rendirent sévère à ton égard ; il avait donné par avance l’ordre de t’arrêter en sortant de son appartement, si, par un signe convenu, il ne défendait pas de le faire ; son silence fut expliqué ; on te demanda ton épée, lorsque tu descendis l’escalier du palais ; et pour que tu n’ignorasses pas d’où partait le coup qui te frappait, une voix te fit entendre ces mots : À toi ! marquis Francavilla, à toi !

Ta demeure te fut donnée pour prison ; mais ce n’était pas l’intention de Luiggi de te laisser tranquille dans ce lieu ; il savait que tôt ou tard la vérité serait connue ; je pouvais recouvrer la santé ; Amédéo, également, en sortant de sa retraite, eût pu déjouer tant de malveillance ; il fallait donc, puisque ta mort n’était pas encore résolue, te faire disparaître, te conduire en quelque endroit écarté, où tu appartinsses absolument à ceux-là seuls qui avaient le désir de te nuire ; ce fut alors le coup de maître de Luiggi.

Paraissant tout-à-coup devant toi, il vint te débiter une fable ; il te parla d’une prétendue conspiration, dans laquelle, selon lui, ma rage toujours agissante était parvenue à te faire jouer un rôle ; déjà le sang avait coulé, et cette nuit même tu devais être conduit devant un tribunal composé de tous les ennemis de ta famille.

Dans cette circonstance, Luiggi se présenta comme ton libérateur ; il te conjura de te soustraire à l’orage, il te promit de veiller à tes intérêts, de te conserver ton Ambrosia et toi, jouet de ce traître, tu cédas enfin à ses pressantes sollicitations ; tu pris la fuite alors que nul danger ne te menaçait ; et, par cette résolution imprudente, tu te rendis coupable aux yeux du roi.

Le vaisseau que Luiggi avait frété t’emporta, loin des rivages de la Sicile, dans un lieu où tu devais être librement le prisonnier de ton ennemi. Nous avons encore de hautes actions de grâce à rendre au ciel ; car en choisissant le château de Ferdonna, Luiggi nous a laissé les moyens d’effectuer ta délivrance ; tu aurais été perdu sans retour si, pour ta demeure, il eût choisi tout autre fort parmi le grand nombre de ceux de son apanage.

Tu serais demeuré en paix dans cet endroit jusqu’au moment où Montaltière eût cru ta présence nécessaire en Sicile ; il t’y aurait ramené ; la chose ne pouvait tarder, puisque Ambrosia se trouvait en sa puissance…

– « Que me dis-tu, s’écria Lorédan, à qui sa tendresse alarmée ne permit pas de garder le silence en entendant ce funeste récit ; quoi ! mon Ambrosia serait tombée au pouvoir de ce misérable Luiggi ! »

« Hélas ! Francavilla, reprit Valvano, c’était la dernière chose qu’il me restait à t’apprendre ; je voulais d’abord te cacher ce malheur, mais je l’ai jugé impossible ; trop de bouches t’en instruiraient ; et dans cet instant peut-être, son père, le roi, et tout Messine t’accusent d’être l’auteur de l’enlèvement de cette belle infortunée. Contiens-toi, mon ami, et laisse-moi te raconter ce que j’ai su naguère de la bouche de Jacomo. »

Luiggi, par ses artifices diaboliques, était venu à bout de tous ses desseins ; tu avais abandonné la partie, il était maître de tes destins ; tu étais séparé sans retour de ton amante ; il se flattait que le temps te bannissant de son cœur, elle pourrait devenir accessible à une autre tendresse ; et alors il eût fait mouvoir d’autres machines pour se rapprocher d’elle et pour te faire oublier.

Mais quoiqu’il eût calculé la plupart des chances de l’avenir, il avait omis de songer à la plus naturelle ; l’orgueil du duc Ferrandino lui était mal connu, et ce sentiment peu digne d’une belle âme, est venu, en achevant ton malheur, détruire tout l’édifice que Luiggi avait élevé avec tant de patience et de soin.

Sois calme, Lorédan, je t’en supplie, renferme ta douleur, ne crois pas tout perdre ; puisque tu vis, puisque tu es innocent, tu finiras par rencontrer le bonheur que tu mérites si bien.

Ferrandino peu fâché peut-être de rompre avec toi, ne voulut pas, dans les circonstances qui suivirent ta disparition, demeurer trop long-temps éloigné de la cour ; il avait perpétuellement regretté en secret l’hymen auquel sa fille eût pu prétendre, si le prince Manfred se fût à temps déclaré ton rival. Maintenant Ambrosia était libre ; cette intrigue se pouvait renouer, et il s’empressa de revenir à Messine.

Ces vues ambitieuses d’un père, peu jaloux du véritable bonheur de sa fille, ne tardèrent pas à se réaliser. Dès que la jeune duchesse eut paru, le prince s’empressa de lui rendre les armes ; il brigua de nouveau la faveur de se déclarer son chevalier, et parla bientôt de son projet de s’unir avec elle.

Si ton amante se refusa à partager un sentiment qui lui répugnait, car tu régnais encore dans son cœur, il n’en fut pas de même de son père ; il donna avec transport les mains à une affaire toute propre à flatter son orgueil, et voulut forcer Ambrosia à regarder Manfred comme l’époux qu’elle devait choisir.

La nouvelle de cet événement parvint tout aussitôt à Luiggi ; il sut que le roi y avait donné son consentement, et sa colère en fut extrême ; si sa haine était satisfaite des malheurs qu’il avait avec tant d’art amassés sur ta tête, son amour ne l’était pas alors qu’il était sur le point de se voir enlever sans retour Ambrosia, et par un rival contre lequel toutes ses menées devraient échouer.

Ce fut bien le cas de faire un appel à sa fertile imagination ; elle l’entendit et ne l’abandonna pas. Parmi les papiers qui m’appartenaient ainsi qu’à Palmina, et qu’il avait cédés au roi Frédéric, un seul manquait à cette collection ; il avait jugé inutile de le montrer, car ce n’était pas son dessein de prouver le mariage de la princesse de Chypre et de moi ; il lui avait suffi d’établir qu’elle était venue à ma suite en Sicile ; ce document était mon contrat de mariage signé par Lusignan et deux témoins ; Luiggi s’en souvenant jugea qu’il pourrait devenir la meilleure pièce de sa nouvelle fourberie.

Il parvint à faire connaître à la jeune duchesse qu’il se trouvait à Messine, et qu’il voulait lui parler pour la convaincre de l’innocence de Lorédan. Ambrosia le connaissant pour l’un de tes meilleurs amis, n’eut garde de refuser l’entrevue qu’il lui faisait demander ; dès qu’il se vit introduit auprès d’elle, il m’accusa, selon son usage, prétendit avoir découvert les moyens dont je m’étais servi pour faire croire au duc et à sa fille que tu étais marié avec Palmina, montra le véritable contrat de mariage et enfin, pour dernier moyen, fit paraître la courtisanne Sobiona, qui avait joué le rôle de la princesse de Chypre.

Cette malheureuse s’avoua coupable, dit avoir été punie par moi, et dans cette circonstance, je fus encore le bouc émissaire. Ambrosia facilement demeura convaincue de la véracité de ce dernier récit ; mais il fallait le persuader également à son père ; et ceci n’était pas aussi aisé, ou plutôt le duc, malgré l’acte patent mis devant ses yeux, sachant d’ailleurs où il pouvait rencontrer la Sabione, ne voulut pas se rendre à l’évidence ; il s’obstina à te déclarer coupable, bien persuadé que tu ne l’étais pas ; il fit même plus, il ne se montra que plus empressé à poursuivre les préparatifs du mariage de sa fille.

C’est ce qu’attendait Luiggi, assuré qu’Ambrosia ne voudrait pas consentir à un hymen pour elle odieux ; il sut si bien la disposer, que croyant partir pour aller te rejoindre, elle suivit le fourbe, qui la conduisit dans le monastère des Frères Noirs, où elle pleure maintenant sa crédulité.

Il est encore heureux pour nous que cette belle personne soit renfermée dans un lieu où nous pouvons nous introduire et où je conserve des intelligences ; pressons-nous seulement de partir ; revenons en Sicile, et la fortune ne tardera pas à se déclarer en notre faveur.

– « Te voilà instruit, cher Lorédan, poursuivit Valvano, de tout ce que tu pouvais désirer de savoir. J’aurai peu de chose à te dire sur mon compte ; je dois la vie aux soins que m’a prodigués l’habile Derfumo, il ne m’a pas laissé ignorer que tu l’avais engagé par tes vives instances, par tes riches dons, à me traiter avec une attention particulière ; ainsi ta belle âme agissait envers celui que tu pouvais avec juste raison regarder comme ton ennemi ; ainsi tu t’acquittais des services que je te rendais, ou plutôt je te devais encore de la reconnaissance, puisque déjà tu avais sauvé mes jours. »

Valvano termina son récit par ces mots ; et Francavilla, quoique tout entier à la crainte de perdre Ambrosia, s’empressa de témoigner à Ferdinand une amitié digne de la sienne, et ces deux nobles cœurs, avec Amédéo, leur aimable émule, confondirent leurs embrassemens.

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