Le Nez d’un notaire

Le Nez d’un notaire

d’ Edmond About
Avant propos

Le roman

Alfred L’Ambert, séduisant héritier d’une longue lignée de notaires, hante le foyer de l’Opéra où ministres,ducs et banquiers viennent s’éprendre des danseuses du corps de ballet. Et notre notaire tombe bel et bien amoureux d’une danseuse de quatorze ans, à qui il livre une cour assidue… en lui offrant des bonbons. Qui donc accusait la société du second Empire d’être corrompue ?

Un rival surgit en la personne d’Ayvaz-Bey, secrétaire de l’ambassade ottomane à Paris. Dans le tumulte de la foule, Alfred bouscule cet Ayvaz-Bey et lui écorche le nez. Le Turc, atteint dans son orgueil et dans sa chair, entend assouvir sa vengeance – et il y parvient au cours d’un duel épique : d’un coup de yatagan, il ampute de son appendice, et sans autre forme de procès, le notaire.

Un chirurgien conciliant se charge de remplacer le nez de ce dernier, prélevant pour cela un morceau de chair sur le bras d’un robuste porteur d’eau auvergnat, Sébastien Romagné. Alfred n’aura d’autre solution que de rester le visage collé contre le bras de Sébastien pendant trente jours. Ces trente jours passés, notre notaire paré d’un nouveau nez fort élégant peut retourner parader dans les salons. Tout aurait été pour le mieux si un jour, le nez n’avait pris quelques teintes violacées, et s’il ne s’était épanoui telle une magnifique pivoine. Le chirurgien en découvre la raison : Sébastien Romagné s’adonne à la boisson…

Faut-il chercher à discerner dans ce conte– comme dans Le nez de Gogol – des arrières planspsychanalytiques ? Doit-on considérer About comme un prophètede l’ère des prélèvements d’organes et des manipulationsgénétiques ? La question est posée. Toujours est-il que lapsychanalyse, peut-être, et la bioéthique assurément, auraient fortà y gagner.

On pourra lire ce conte d’une grâce etd’une vivacité toutes voltairiennes et noter au passage quelquesfines railleries à l’égard des hautes classes de la société et deleurs médecins. Pourtant, à y bien songer… ces danseuses, ce nezqui disparaît et reparaît comme lié aux tribulations d’un rustre…About, profond connaisseur de la mythologie et des métamorphoses del’art, About nous parlerait-il ici en langage codé ?

 

Dédicace à M. Alexandre Bixio

Permettez-moi, monsieur, d’inscrire en tête dece petit livre le nom cher et honoré d’un homme qui a consacrétoute sa vie à la cause du progrès, d’un père qui a offert ses deuxfils à la délivrance de l’Italie, d’un ami qui est venu entre lespremiers me donner une preuve de sympathie le lendemain deGaetana[1].

E.A.

 

 

Chapitre 1 L’Orient et l’Occident sont aux prises Le sang coule

Maître Alfred L’Ambert, avant le coup fatalqui le contraignit à changer de nez, était assurément le plusbrillant notaire de France. En ce temps-là, il avait trente-deuxans ; sa taille était noble, ses yeux grands et bienfendus ; son front olympien, sa barbe et ses cheveux du blondle plus aimable. Son nez (premier du nom) se recourbait en becd’aigle. Me croira qui voudra, mais la cravate blanche lui allaitdans la perfection. Est-ce parce qu’il la portait depuis l’âge leplus tendre, ou parce qu’il se fournissait chez la bonnefaiseuse ? Je suppose que c’était pour ces deux raisons à lafois.

Autre chose est de se nouer autour du cou unmouchoir de poche roulé en corde ; autre chose de former avecart un beau nœud de batiste blanche dont les deux bouts égaux,empesés sans excès, se dirigent symétriquement vers la droite et lagauche. Une cravate blanche bien choisie et bien nouée n’est pas unornement sans grâce ; toutes les dames vous le diront. Mais ilne suffit point de la mettre ; il faut encore la bienporter : c’est une affaire d’expérience. Pourquoi les ouvriersparaissent-ils si gauches et si empruntés le jour de leursnoces ? Parce qu’ils se sont affublés d’une cravate blanchesans aucune étude préparatoire.

On s’accoutume en un rien de temps à porterles coiffures les plus exorbitantes ; une couronne, parexemple. Le soldat Bonaparte en ramassa une que le roi de Franceavait laissé tomber sur la place Louis XV. Il s’en coiffa lui-même,sans avoir pris leçon de personne, et l’Europe déclara qu’un telbonnet ne lui allait pas mal. Bientôt même il mit la couronne à lamode dans le cercle de sa famille et de ses amis intimes. Tout lemonde autour de lui la portait ou la voulait porter. Mais cet hommeextraordinaire ne fut jamais qu’un porte-cravate assez médiocre. Mrle vicomte de C…, auteur de plusieurs poèmes en prose, avait étudiéla diplomatie, ou l’art de se cravater avec fruit.

Il assista, en 1815, à la revue de notredernière armée, quelques jours avant la campagne de Waterloo.Savez-vous ce qui frappa son esprit dans cette fête héroïque oùéclatait l’enthousiasme désespéré d’un grand peuple ? C’estque la cravate de Bonaparte n’allait pas bien.

Peu d’hommes, sur ce terrain pacifique,auraient pu se mesurer avec maître Alfred L’Ambert. Je disL’Ambert, et non Lambert : il y a décision du conseil d’État.Maître L’Ambert, successeur de son père, exerçait le notariat pardroit de naissance. Depuis deux siècles et plus, cette glorieusefamille se transmettait de mâle en mâle l’étude de la rue deVerneuil avec la plus haute clientèle du faubourgSaint-Germain.

La charge n’était pas cotée, n’étant jamaissortie de la famille ; mais, d’après le produit des cinqdernières années, on ne pouvait l’estimer moins de trois cent milleécus. C’est dire qu’elle rapportait, bon an, mal an,quatre-vingt-dix mille livres. Depuis deux siècles et plus, tousles aînés de la famille avaient porté la cravate blanche aussinaturellement que les corbeaux portent la plume noire, les ivrognesle nez rouge, ou les poètes l’habit râpé. Légitime héritier d’unnom et d’une fortune considérables, le jeune Alfred avait sucé lesbons principes avec le lait. Il méprisait dûment toutes lesnouveautés politiques qui se sont introduites en France depuis lacatastrophe de 1789. À ses yeux, la nation française se composaitde trois classes : le clergé, la noblesse et le tiers état.Opinion respectable et partagée encore aujourd’hui par un petitnombre de sénateurs. Il se rangeait modestement parmi les premiersdu tiers état, non sans quelques prétentions secrètes à la noblessede robe. Il tenait en profond mépris le gros de la nationfrançaise, ce ramassis de paysans et de manœuvres qu’on appelle lepeuple, ou la vile multitude. Il les approchait le moins possible,par égard pour son aimable personne, qu’il aimait et soignaitpassionnément. Svelte, sain et vigoureux comme un brochet derivière, il était convaincu que ces gens-là sont du fretin depoisson blanc, créé tout exprès par la providence pour nourrirMM. les brochets.

Charmant homme au demeurant, comme presquetous les égoïstes ; estimé au Palais, au cercle, à la chambredes notaires, à la conférence de Saint-Vincent de Paul et à lasalle d’armes ; beau tireur de pointe et decontre-pointe ; beau buveur, amant généreux, tant qu’il avaitle cœur pris ; ami sûr avec les hommes de son rang ;créancier des plus gracieux, tant qu’il touchait les intérêts deson capital ; délicat dans ses goûts, recherché dans satoilette, propre comme un louis neuf, assidu le dimanche auxoffices de Saint-Thomas d’Aquin, les lundis, mercredis et vendredisau foyer de l’Opéra, il eût été le plus parfait gentlemande son temps au physique comme au moral, sans une déplorable myopiequi le condamnait à porter des lunettes. Est-il besoin d’ajouterque ses lunettes étaient d’or, et les plus fines, les plus légères,les plus élégantes qu’on eût fabriquées chez le célèbre MathieuLuna, quai des Orfèvres ?

Il ne les portait pas toujours, mais seulementà l’étude ou chez le client, lorsqu’il avait des actes à lire.Croyez que les lundis, mercredis et vendredis, lorsqu’il entrait aufoyer de la danse, il avait soin de démasquer ses beaux yeux. Aucunverre biconcave ne voilait alors l’éclat de son regard. Il n’yvoyait goutte, j’en conviens, et saluait quelquefois unemarcheuse pour une étoile ; mais il avaitl’air résolu d’un Alexandre entrant à Babylone. Aussi les petitesfilles du corps de ballet, qui donnent volontiers des sobriquetsaux personnes, l’avaient-elles surnommé Vainqueur. Un bongros Turc, secrétaire à l’ambassade, avait reçu le nom deTranquille, un conseiller d’État s’appelaitMélancolique ; un secrétaire général du ministèrede…, vif et brouillon dans ses allures, se nommait MrTurlu. C’est pourquoi la petite Élise Champagne, diteaussi Champagne IIe, reçut le nom de Turlurettelorsqu’elle sortit des coryphées pour s’élever au rang desujet.

Mes lecteurs de province (si tant est que cerécit dépasse jamais les fortifications de Paris) vont méditer uneminute ou deux sur le paragraphe qui précède. J’entends d’ici lesmille et une questions qu’ils adressent mentalement à l’auteur.« Qu’est-ce que le foyer de la danse ? Et le corps deballet ? Et les étoiles de l’Opéra ? Et lescoryphées ? Et les sujets ? Et les marcheuses ? Etles secrétaires généraux qui s’égarent dans un tel monde, au risqued’y attraper des sobriquets ? Enfin par quel hasard un hommeposé, un homme rangé, un homme de principes, comme maître AlfredL’Ambert, se trouvait-il trois fois par semaine au foyer de ladanse ? »

Eh ! chers amis, c’est précisément parcequ’il était un homme posé, un homme rangé et un homme de principes.Le foyer de la danse était alors un vaste salon carré, entouré devieilles banquettes de velours rouge et peuplé de tous les hommesles plus considérables de Paris. On y rencontrait non seulement desfinanciers, des conseillers d’État, des secrétaires généraux, maisencore des ducs et des princes, des députés, des préfets, et lessénateurs les plus dévoués au pouvoir temporel du pape ; iln’y manquait que des prélats. On y voyait des ministres mariés, etmême les plus complètement mariés entre tous nos ministres. Quandje dis on y voyait, ce n’est pas que je les aie vusmoi-même ; vous pensez bien que les pauvres diables dejournalistes n’entraient pas là comme au moulin. Un ministre tenaiten main les clefs de ce salon des Hespérides ; nul n’ypénétrait sans l’aveu de son excellence. Aussi fallait-il voir lesrivalités, les jalousies et les intrigues ! Combien decabinets on a culbutés sous les prétextes les plus divers, mais aufond parce que tous les hommes d’État veulent régner sur le foyerde la danse ! N’allez pas croire au moins que ces personnagesy fussent attirés par l’appât des plaisirs défendus ! Ilsbrûlaient d’encourager un art éminemment aristocratique etpolitique.

La marche des années a peut-être changé toutcela, car les aventures de maître L’Ambert ne datent point de cettesemaine. Elles ne remontent pourtant pas à l’antiquité la plusreculée. Mais des raisons de haute convenance me défendent depréciser l’année exacte où cet officier ministériel échangea sonnez aquilin contre un nez droit. C’est pourquoi j’ai dit vaguementen ce temps-là, comme les fabulistes. Contentez-vous de savoir quel’action se place, dans les annales du monde, entre l’incendie deTroie par les Grecs et l’incendie du palais d’Été à Pékin parl’armée anglaise, deux mémorables étapes de la civilisationeuropéenne.

Un contemporain et un client de maîtreL’Ambert, Mr le marquis d’Ombremule, disait un soir au caféAnglais :

– Ce qui nous distingue du commun des hommes,c’est notre fanatisme pour la danse. La canaille raffole demusique. Elle bat des mains aux opéras de Rossini, de Donizetti etd’Auber : il paraît qu’un million de petites notes mises ensalade a quelque chose qui flatte l’oreille de ces gens-là. Ilspoussent le ridicule jusqu’à chanter eux-mêmes de leur grosse voixéraillée, et la police leur permet de se réunir dans certainsamphithéâtres pour écorcher quelques ariettes. Grand bien leurfasse ! Quant à moi, je n’écoute point un opéra, je leregarde : j’arrive pour le divertissement, et je me sauveaprès. Ma respectable aïeule m’a conté que toutes les grandes damesde son temps n’allaient à l’Opéra que pour le ballet. Elles nerefusaient aucun encouragement à MM. les danseurs. Notre tourest venu ; c’est nous qui protégeons les danseuses :honni soit qui mal y pense !

La petite duchesse de Biétry, jeune, jolie etdélaissée, eut la faiblesse de reprocher à son mari les habitudesd’Opéra qu’il avait prises.

– N’êtes-vous pas honteux, lui disait-elle, dem’abandonner dans ma loge avec tous vos amis pour courir je ne saisoù ?

– Madame, répondit-il, lorsqu’on espère uneambassade, ne doit-on pas étudier la politique ?

– Soit ; mais il y a, je pense, demeilleures écoles dans Paris.

– Aucune. Apprenez, ma chère enfant, que ladanse et la politique sont jumelles. Chercher à plaire, courtiserle public, avoir l’œil sur le chef d’orchestre, composer sonvisage, changer à chaque instant de couleur et d’habit, sauter degauche à droite et de droite à gauche, se retourner lestement,retomber sur ses pieds, sourire avec des larmes plein les yeux,n’est-ce pas en quelques mots le programme de la danse et de lapolitique ?

La duchesse sourit, pardonna, et prit unamant.

Les grands seigneurs comme le duc de Biétry,les hommes d’État comme le baron de F…, les gros millionnairescomme le petit Mr St…, et les simples notaires comme le héros decette histoire se coudoient pêle-mêle au foyer de la danse et dansles coulisses du théâtre. Ils sont tous égaux devant l’ignorance etla naïveté de ces quatre-vingts petites ingénues qui composent lecorps de ballet. On les appelle MM. les abonnés, on leursourit gratis, on bavarde avec eux dans les petits coins, onaccepte leurs bonbons et même leurs diamants comme des politessessans conséquence et qui n’engagent à rien celle qui les reçoit. Lemonde s’imagine bien à tort que l’Opéra est un marché de plaisirfacile et une école de libertinage.

On y trouve des vertus en plus grand nombreque dans aucun autre théâtre de Paris : et pourquoi ?parce que la vertu y est plus chère que partout ailleurs.

N’est-il pas intéressant d’étudier de près cepetit peuple de jeunes filles, presque toutes parties de fort baset que le talent ou la beauté peut en un rien de temps élever assezhaut ? Fillettes de quatorze à seize ans pour la plupart,nourries de pain sec et de pommes vertes dans une mansarded’ouvrière ou dans une loge de concierge, elles viennent au théâtreen tartan et en savates et courent s’habiller furtivement. Un quartd’heure après, elles descendent au foyer radieuses, étincelantes,couvertes de soie, de gaze et de fleurs, le tout aux frais del’État, et plus brillantes que les fées, les anges et les houris denos rêves. Les ministres et les princes leur baisent les mains etblanchissent leur habit noir à la céruse de leurs bras nus. On leurdébite à l’oreille des madrigaux vieux et neufs qu’ellescomprennent quelquefois. Quelques-unes ont de l’esprit naturel etcausent bien ; celles-là, on se les arrache.

Un coup de sonnette appelle les fées authéâtre ; la foule des abonnés les poursuit jusqu’à l’entréede la scène, les retient et les accapare derrière les portants decoulisses. Vertueux abonné qui brave la chute des décors, lestaches d’huile des quinquets et les miasmes les plus divers pour leplaisir d’entendre une petite voix légèrement enrouée murmurer cesmots charmants :

– Cré nom ! j’ai-t-il mal auxpieds !

La toile se lève, et les quatre-vingts reinesd’une heure s’ébattent joyeusement sous les lorgnettes d’un publicenflammé. Il n’y en a pas une qui ne voie ou ne devine dans lasalle deux, trois, dix adorateurs connus ou inconnus. Quelle fêtepour elles jusqu’à la chute du rideau ! Elles sont jolies,parées, lorgnées, admirées, et elles n’ont rien à craindre de lacritique ni des sifflets.

Minuit sonne : tout change comme dans lesféeries. Cendrillon remonte avec sa mère ou sa sœur aînée vers lessommets économiques de Batignolles ou de Montmartre. Elle boite untantinet, pauvre petite ! Et elle éclabousse ses bas gris. Labonne et sage mère de famille, qui a placé toutes ses espérancessur la tête de cette enfant, rabâche, chemin faisant, quelquesleçons de sagesse :

– Marchez droit dans la vie, ô ma fille, et nevous laissez jamais choir ! Ou, si le destin veut absolumentqu’un tel malheur vous arrive, ayez soin de tomber sur un lit enbois de rose !

Ces conseils de l’expérience ne sont pastoujours suivis. Le cœur parle quelquefois. On a vu des danseusesépouser des danseurs. On a vu des petites filles, jolies comme laVénus anadyomène, économiser cent mille francs de bijoux pourconduire à l’autel un employé à deux mille francs. D’autresabandonnent au hasard le soin de leur avenir, et font le désespoirde leur famille. Celle-ci attend le 10 avril pour disposer de soncœur, parce qu’elle s’est juré à elle-même de rester sage jusqu’àdix-sept ans. Celle-là trouve un protecteur à son goût et n’ose ledire : elle craint la vengeance d’un conseiller référendairequi a promis de la tuer et de se suicider ensuite si elle aimait unautre que lui. Il plaisantait, comme vous pensez bien ; maison prend les paroles au sérieux dans ce petit monde. Qu’elles sontnaïves et ignorantes de tout ! On a entendu deux grandesfilles de seize ans se disputer sur la noblesse de leur origine etle rang de leurs familles :

– Voyez un peu cette demoiselle ! disaitla plus grande. Les boucles d’oreilles de sa mère sont en argent,et celles de mon père sont en or !

Maître Alfred L’Ambert, après avoir longtempsvoltigé de la brune à la blonde, avait fini par s’éprendre d’unejolie brunette aux yeux bleus. Mademoiselle Victorine Tompain étaitsage, comme on l’est généralement à l’Opéra, jusqu’à ce qu’on ne lesoit plus. Bien élevée d’ailleurs, et incapable de prendre unerésolution extrême sans consulter ses parents. Depuis tantôt sixmois, elle se voyait serrée d’assez près par le beau notaire et parAyvaz-Bey, ce gros Turc de vingt-cinq ans que l’on désignait par lesobriquet de Tranquille. L’un et l’autre lui avaient tenudes discours sérieux, où il était question de son avenir. Larespectable madame Tompain maintenait sa fille dans un sage milieu,en attendant qu’un des deux rivaux se décidât à lui parleraffaires. Le Turc était un bon garçon, honnête, posé et timide. Ilparla cependant et fut écouté.

Tout le monde apprit bientôt ce petitévénement, excepté maître L’Ambert, qui enterrait un oncle dans lePoitou. Lorsqu’il revint à l’Opéra, mademoiselle Victorine Tompainavait un bracelet de brillants, des dormeuses de brillants et uncœur de brillants pendu au cou comme un lustre. Le notaire étaitmyope ; je crois vous l’avoir dit dès le début. Il ne vit riende ce qu’il aurait dû voir, pas même les sourires malins qui lesaluèrent à sa rentrée. Il tournoya, habilla et brilla comme à sonordinaire, attendant avec impatience la fin du ballet et la sortiedes enfants. Ses calculs étaient faits : l’avenir demademoiselle Victorine se trouvait assuré, grâce à cet excellentoncle de Poitiers qui était mort juste à point.

Ce qu’on appelle à Paris le passage de l’Opéraest un réseau de galeries larges ou étroites, éclairées ouobscures, de niveaux forts divers qui relient le boulevard, la rueLepeletier, la rue Drouot et la rue Rossini. Un long couloir,découvert dans sa plus grande partie, s’étend de la rue Drouot à larue Lepeletier, perpendiculairement aux galeries du Baromètre et del’Horloge. C’est dans sa partie la plus basse, à deux pas de la rueDrouot, que s’ouvre la porte secrète du théâtre, l’entrée nocturnedes artistes. Tous les deux jours, à minuit, un flot de 300 à 400personnes s’écoule tumultueusement sous les yeux du digne papaMonge, concierge de ce paradis. Machinistes, comparses, marcheuses,choristes, danseurs et danseuses, ténors et soprani, auteurs,compositeurs, administrateurs, abonnés, se ruent pêle-mêle. Les unsdescendent vers la rue Drouot, les autres remontent l’escalier quiconduit par une galerie découverte à la rue Lepeletier.

Vers le milieu du passage découvert, au boutde la galerie du Baromètre, Alfred L’Ambert fumait un cigare etattendait. À dix pas plus loin, un petit homme rond, coiffé dutarbouch écarlate, aspirait par bouffées égales la fumée d’unecigarette de tabac turc, plus grosse que le petit doigt. Vingtautres flâneurs intéressés piétinaient ou attendaient autour d’eux,chacun pour soi, sans nul souci du voisin. Et les chanteurstraversaient en fredonnant, et les sylphes mâles, traînant un peula savate, passaient en boitant, et, de minute en minute, une ombreféminine enveloppée de noir, de gris ou de marron, glissait entreles rares becs de gaz, méconnaissable à tous les yeux, excepté auxyeux de l’amour.

On se rencontre, on s’aborde, on s’enfuit,sans prendre congé de la compagnie. Halte-là ! voici un bruitétrange et un tumulte inusité. Deux ombres légères ont passé, deuxhommes ont couru, deux flammes de cigare se sont rapprochées ;on a entendu des éclats de voix et comme le bruit d’une rapidequerelle. Les promeneurs se sont amassés sur un point ; maisils n’ont plus trouvé personne. Et maître Alfred L’Ambert redescendtout seul vers sa voiture, qui l’attendait au boulevard. Il hausseles épaules et regarde machinalement cette carte de visite tachéed’une large goutte de sang :

AYVAZ-BEY

Secrétaire de l’ambassade ottomane,

Rue de Grenelle Saint-Germain, 100.

Écoutez ce qu’il dit entre ses dents, le beaunotaire de la rue de Verneuil :

– La sotte affaire ! Du diable si jesavais qu’elle eût donné des droits à cet animal de Turc !…car c’est bien lui… Aussi pourquoi n’avais-je pas mis meslunettes ?… Il paraît que je lui ai donné un coup de poing surle nez ? Oui, sa carte est tachée et mes gants le sont aussi.Me voilà un Turc sur les bras par une simple maladresse ; carje ne lui en veux pas, à ce garçon… La petite m’est fortindifférente, après tout… Il l’a, qu’il la garde ! Deuxhonnêtes gens ne vont pas s’égorger pour mademoiselle VictorineTompain… C’est ce maudit coup de poing qui gâte tout…

Voilà ce qu’il disait entre ses dents, sestrente-deux dents, plus blanches et plus aiguës que celles d’unjeune loup. Il renvoya son cocher à la maison et se dirigea à pied,au petit pas, vers le cercle des Chemins de fer. Là, il trouva deuxamis et leur conta son aventure. Le vieux marquis de Villemaurin,ancien capitaine de la garde royale, et le jeune Henri Steimbourg,agent de change, jugèrent unanimement que le coup de poing gâtaittout.

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