Ma femme

Ma femme

d’ Anton Pavlovitch Tchekhov
Partie 1
MA FEMME
I

Je reçus la lettre suivante :

« Monsieur Pâvel Anndréiévitch !

« Non loin de chez vous, et notamment au village de Pestrôvo, se passent des événements fâcheux que je me fais un devoir de porter à votre connaissance. Tous les paysans de ce village avaient vendu leurs isbas et tout ce qu’ils possédaient pour émigrer dans le gouvernement de Tomsk ; mais ils sont revenus avant d’arriver à destination. Ici, cela va de soi, ils n’ont plus rien ; tout appartient aux autres, et ils se sont installés à trois et quatre familles par isba, en sorte que, dans chacune, il n’y a pas moins de quinze personnes des deux sexes,sans compter les enfants. Au total, ils n’ont rien à manger ;c’est la famine, une épidémie générale de typhus de l’épuisement ou du typhus exanthématique, et, littéralement, tous sont malades.L’infirmière raconte : « Quand on entre dans une isba,voici ce que l’on voit : tout le monde y est malade :tout le monde est dans le délire ; l’un rit, l’autre grimpe au mur ; dans les isbas c’est une infection. Personne pour apporter de l’eau, ni en donner aux malades, et, pour toute nourriture, des pommes de terre gelées. » L’infirmière et Sobole (c’est notre médecin du zemstvo), que peuvent-ils lorsque,avant tout médicament, il faudrait du pain, qu’ils n’ont pas. La commission du zemstvo se récuse parce que ces paysans ne font plus partie de ce gouvernement, et que, d’ailleurs, elle n’a pas d’argent.

« Vous informant de cela et connaissant votre humanité, jevous prie de ne pas nous refuser votre concours le plus prompt.

« À bon entendeur, salut ! »

Il était évident que ce devait être l’infirmière elle-même quiavait écrit cela ou ce médecin, au nom de bête dont il étaitparlé[1] . Les médecins du zemstvo et lesinfirmières se convainquent chaque jour, depuis nombre d’années,qu’ils ne peuvent rien faire, et pourtant leursappointements leur proviennent de gens qui ne se nourrissent que depommes de terre gelées, et ils se croient néanmoins en droit, on nesait pour quelle raison, de juger si je suis ou ne suis pas un êtrehumain.

Inquiété par cette lettre anonyme, par le fait que des paysansvenaient chaque matin dans la cuisine des domestiques, et s’ymettaient à genoux en suppliant ; par le fait, aussi, qu’onavait volé dans mon dépôt, pendant la nuit, vingt sacs de blé,après avoir démoli le mur, et, enfin, inquiété par la pénibleimpression générale qui se maintenait grâce aux conversations, auxjournaux, au mauvais temps ; inquiet de tout cela, jetravaillais mollement et sans succès.

J’écrivais une Histoire des chemins de fer pourlaquelle il fallait lire une quantité de livres russes etétrangers, de brochures, d’articles de journaux ; il fallaitpousser le boulier[2] ,feuilleter les tables de logarithmes, réfléchir et écrire, puislire encore, calculer et réfléchir. Mais à peine prenais-je unlivre ou commençais-je à penser, mes idées s’embrouillaient, mesyeux se fermaient. Je me levais de mon bureau en soupirant et memettais à marcher dans les grandes pièces de ma solitaire maison decampagne.

Quand je m’ennuyais de marcher, je m’arrêtais près de la fenêtreet regardais, par delà ma vaste cour, l’étang et le bois de jeunesbouleaux dépouillés et un vaste champ couvert d’une neige récemmenttombée et fondante. Je voyais à l’horizon, sur une colline, un tasd’isbas noirâtres, d’où dévalait, en ruban irrégulier, au long duchamp blanc de neige, une route boueuse et noire. C’était Pestrôvo,le village dont me parlait mon correspondant anonyme.

N’eussent été les corbeaux, qui, prévoyant de la pluie ou de laneige, volaient en croassant, au-dessus de l’étang et du champ, etn’eussent été les coups de marteaux venant du hangar oùtravaillaient des charpentiers, ce petit monde, dont on parlaittant actuellement, aurait ressemblé à la Mer morte ; tout yétait silencieux, immobile, inanimé et ennuyeux.

L’inquiétude m’empêchait de travailler et de me concentrer. Jene savais pas ce qui m’arrivait ; je voulais croire quec’était du désenchantement. En effet, j’avais quitté mon service auministère des Voies de communication, et j’étais venu ici, à lacampagne, pour vivre tranquillement et écrire des ouvrages sur desquestions sociales. C’était mon rêve ancien et favori. Et voilàqu’il fallait dire adieu à mon repos et à mes publications, toutabandonner, et ne m’occuper que des paysans.

Et c’était inévitable ! Car, moi excepté, il n’y avait,dans le district, absolument personne de capable, – j’en étaisconvaincu – de porter secours aux affamés.

J’étais entouré de gens sans instruction, peu intelligents,indifférents, malhonnêtes pour la plupart, ou honnêtes, maisirréfléchis, pas sérieux, comme était, par exemple, ma femme. On nepouvait pas compter sur de pareilles gens et on ne pouvait pas nonplus abandonner les paysans à leur sort. Il restait donc à sesoumettre à la nécessité et à s’occuper soi-même de mettre leschoses en ordre.

Je commençai par décider de faire un don de cinq milleroubles-argent au profit des affamés. Mais cela ne diminua pas monanxiété, tout au contraire ; quand je me tenais à la fenêtreou que je parcourais mes chambres, une question nouvelle metorturait : quel usage faire de cet argent ?

Donner l’ordre d’acheter du blé ? aller distribuer du paind’isba en isba ? Cela dépassait les forces d’un homme seul,sans compter qu’on risque, en agissant à la hâte, de donner dessecours à quelqu’un qui ne manque de rien ou à un exploiteur depaysans deux fois plus souvent qu’à un affamé.

Je n’avais pas confiance non plus dans l’administration. Tousces administrateurs territoriaux, ces inspecteurs descontributions, étaient des jeunes gens, et je m’en méfiais comme detoute la jeunesse moderne, matérialiste et sans idéal. Lacommission du zemstvo, les bureaux, et en général toutes lesadministrations de district, ne m’inspiraient également aucun désirde m’adresser à eux. Je savais que toutes ces administrations,ayant pris goût aux gâteaux du zemstvo et de l’État, ouvraienttoutes chaque jour leurs bouches plus grandes pour s’affriander àquelque autre lippée supplémentaire.

Il me vint à l’idée d’inviter chez moi des voisins de propriétéset de leur proposer d’organiser dans ma maison une sorte de comitéoù se centraliseraient les secours et d’où partiraient les ordrespour tout le district. Une pareille organisation, qui permettraitdes réunions particulières et un large et libre contrôle, répondaitentièrement à mes vues. Mais je m’imaginai aussi les lunchs, lesdîners et soupers, le bruit, le désœuvrement, les bavardages et lemauvais ton qu’apporterait inévitablement chez moi cette disparatesociété de district ; et je m’empressai d’abandonner monidée.

Je pouvais, moins que de personne, attendre des miens la moindreaide ou le moindre appui. De ma famille directe, jadis nombreuse etbruyante, il ne restait qu’une gouvernante,Mlle Marie, ou comme on l’appelait maintenant,Maria Guérâssimovna, personne tout à fait nulle. Cette petitevieille, septuagénaire, soignée, vêtue d’une robe gris clair etcoiffée d’un bonnet à rubans blancs, ressemblait à une poupée deporcelaine. Elle était toujours assise au salon à lire un livre.Quand je passais près d’elle, elle disait chaque fois, connaissantl’objet de mes préoccupations :

– Que voulez-vous, Pâcha[3]  ? Jevous avais bien dit qu’il en serait ainsi. Vous en pouvez jugerd’après vos domestiques.

– Ah ! lui criais-je, déjà arrivé dans une autrepièce, ne dites pas de bêtises !

Ma seconde famille, autrement dit, ma femme, NathâliaGavrîlovna, habitait le rez-de-chaussée et en occupait toutes lespièces.

Elle prenait ses repas, dormait, et recevait ses invités chezelle, sans s’intéresser, le moins du monde, à la façon dont jemangeais, dormais et qui je recevais. Nos relations étaientsimples : non pas tendues, mais froides, vides et ennuyeuses,comme celle de gens éloignés l’un de l’autre depuis longtemps, ensorte que leur vie à des étages superposés, ne ressemblait pas mêmeà du voisinage.

L’amour passionné, inquiet, tantôt doux, tantôt amer commel’absinthe, que réveillait jadis en moi Nathâlia Gavrîlovnan’existait plus. Il n’existait plus les anciens emportements, lesconversations montées, les reproches, les plaintes et lesexplosions de haine, qui finissaient habituellement chez ma femmepar un voyage à l’étranger ou auprès des siens, et, de mon côté,par des envois d’argent, fréquents, mais par petites sommes, afinde piquer plus fréquemment l’amour-propre de mon épouse.

Ma fière et orgueilleuse femme et sa parenté vivaient à mesdépens ; et ma femme, malgré tout son désir, ne pouvait pas sepasser de mon argent. Ne lui envoyer que de petites sommes mefaisait plaisir et était mon unique consolation.

Lorsque, maintenant, nous nous rencontrions par hasard en bas,dans le couloir, ou dans la cour, je la saluais ; ma femme mesouriait aimablement ; nous parlions du temps qu’il faisait,de ce qu’il fallait déjà apparemment mettre les doubles fenêtrespour l’hiver, ou de ce qu’une voiture avec des grelots était passéesur la digue.

Et, pendant ce temps-là, je lisais sur ses traits :

« Je vous suis fidèle ; je ne ridiculise pas votrehonorable nom, que vous aimez tant ; vous êtes intelligent etme laissez en paix : nous sommes quittes. »

Je m’assurais que l’amour était depuis longtemps desséché en moiet que le travail m’avait pris trop profondément pour que je pussesonger sérieusement à mes relations avec ma femme. Mais ce n’étaitlà qu’une illusion.

Quand, en effet, ma femme, chez elle, en bas, parlait à hautevoix, je prêtais attentivement l’oreille, bien qu’on ne pût pasdistinguer une seule parole. Quand elle jouait du piano, je melevais et j’écoutais. Quand on lui amenait la voiture ou un chevalde selle, je m’approchais de la fenêtre, et attendais qu’ellesortît ; puis, je la regardais monter en voiture ou à cheval,et sortir de la cour.

Je sentais que quelque chose d’étrange se passait dans mon âme,et je craignais que l’expression de mon regard et de mon visage neme trahissent. J’accompagnais ma femme des yeux et attendaisensuite son retour, pour revoir par la fenêtre sa figure, sesépaules, sa pelisse, son chapeau. J’étais ennuyé, triste ; jeregrettais indéfiniment quelque chose et avais envie de pousser unepointe en son absence dans son appartement. Et je voulais que laquestion, que moi et ma femme n’avions pas su résoudre, en raisonde l’incompatibilité de nos humeurs, se résolût au plus vited’elle-même, d’une façon naturelle : à savoir, que cette bellejeune femme de vingt-sept ans, devînt vieille au plus vite, et quema tête devînt au plus vite grise ou chauve.

Un jour, pendant le déjeuner, mon intendant, VladîmirPrôkhorytch m’annonça que les paysans de Pestrôvo en étaient déjàréduits à arracher le chaume de leurs toits pour nourrir le bétail.Maria Guérâssimovna me regarda avec perplexité et effroi.

– Qu’y puis-je ? lui dis-je. Un seul homme sur unchamp de bataille ne fait pas une armée et je n’ai jamais encoreéprouvé une si grande solitude que maintenant. Je payerais cherpour trouver dans le district un homme sur lequel je pussecompter.

– Faites donc venir Ivane Ivânytch, m’insinua MariaGuérâssimovna.

– En effet ! me rappelai-je avec joie… C’est uneidée !

« C’est raison… me mis-je à fredonner, en merendant dans mon cabinet pour écrire une lettre à Ivane Ivânytch,c’est raison, c’est raison…[4]

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