Robinson Crusoé – Tome II

THOMAS JEFFRYS PENDU

Bref, touts me laissèrent, excepté un auquel,non sans beaucoup de difficultés, je persuadai de rester. Ainsi lesubrécargue et moi, et cet homme, nous regagnâmes la chaloupe où,leur dîmes-nous, nous allions les attendre et veiller pourrecueillir ceux d’entre eux qui pourraient s’en tirer ; –« Car, leur répétai-je, c’est une mauvaise chose que vousallez faire, et je redoute que la plupart de vous ne subissent lesort de Thomas Jeffrys. »

Ils me répondirent, en vrais marins, qu’ilsgageaient d’en revenir, qu’ils se tiendraient sur leur garde,et cætera ; et ils partirent. Je les conjurai deprendre en considération le navire et la traversée ; je leurreprésentai que leur vie ne leur appartenait pas, qu’elle était enquelque sorte incorporée au voyage ; que s’il leur mésarrivaitle vaisseau serait perdu faute de leur assistance et qu’ilsseraient sans excuses devant Dieu et devant les hommes. Je leur disbien des choses encore sur cet article, mais c’était comme sij’eusse parlé au grand mât du navire. Cette incursion leur avaittourné la tête ; seulement ils me donnèrent de bonnes paroles,me prièrent de ne pas me fâcher, m’assurèrent qu’ils seraientprudents, et que, sans aucun doute, ils seraient de retour dans uneheure au plus tard, car le village indien, disaient-ils, n’étaitpas à plus d’un demi-mille au-delà. Ils n’en marchèrent pas moinsdeux milles et plus, avant d’y arriver.

Ils partirent donc, comme on l’a vu plus haut,et quoique ce fût une entreprise désespérée et telle que des fousseuls s’y pouvaient jeter, toutefois, c’est justice à leur rendre,ils s’y prirent aussi prudemment que hardiment. Ils étaientgalamment armés, tout de bon, car chaque homme avait un fusil ou unmousquet, une bayonnette et un pistolet. Quelques-uns portaient degros poignards, d’autres des coutelas, et le maître d’équipageainsi que deux autres brandissaient des haches d’armes. Outre toutcela, ils étaient munis de treize grenades. Jamais au mondecompagnons plus téméraires et mieux pourvus ne partirent pour unmauvais coup.

En partant, leur principal dessein était lepillage : ils se promettaient beaucoup de trouver del’or ; mais une circonstance qu’aucun d’eux n’avait prévue,les remplit du feu de la vengeance, et fit d’eux touts des démons.Quand ils arrivèrent aux quelques maisons indiennes qu’ils avaientprises pour la ville, et qui n’étaient pas éloignées de plus d’undemi-mille, grand fut leur désappointement, car il y avait là toutau plus douze ou treize cases, et où était la ville, et quelleétait son importance, ils ne le savaient. Ils se consultèrent doncsur ce qu’ils devaient faire, et demeurèrent quelque temps sanspouvoir rien résoudre : s’ils tombaient sur ces habitants, ilfallait leur couper la gorge à touts ; pourtant il y avait dixà parier contre un que quelqu’un d’entre eux s’échapperait à lafaveur de la nuit, bien que la lune fût levée, et, si un seuls’échappait, qu’il s’enfuirait pour donner l’alerte à toute laville, de sorte qu’ils se verraient une armée entière sur les bras.D’autre part s’ils passaient outre et laissaient ces habitants enpaix, – car ils étaient touts plongés dans le sommeil, – ils nesavaient par quel chemin chercher la ville.

Cependant ce dernier cas leur semblant lemeilleur, ils se déterminèrent à laisser intactes ces habitations,et à se mettre en quête de la ville comme ils pourraient. Aprèsavoir fait un bout de chemin ils trouvèrent une vache attachée à unarbre, et sur-le-champ il leur vint à l’idée qu’elle pourrait leurêtre un bon guide : – « Sûrement, se disaient-ils, cettevache appartient au village que nous cherchons ou au hameau quenous laissons, et en la déliant nous verrons de quel côté elleira : si elle retourne en arrière, tant pis ; mais sielle marche en avant, nous n’aurons qu’à la suivre. » – Ilscoupèrent donc la corde faite de glayeuls tortillés, et la vachepartit devant. Bref, cette vache les conduisit directement auvillage, qui, d’après leur rapport, se composait de plus de deuxcents maisons ou cabanes. Dans quelques-unes plusieurs famillesvivaient ensemble.

Là régnait partout le silence et cettesécurité profonde que pouvait goûter dans le sommeil une contréequi n’avait jamais vu pareil ennemi. Pour aviser à ce qu’ilsdevaient faire, ils tinrent de nouveau conseil, et, bref, ils sedéterminèrent à se diviser sur trois bandes et à mettre le feu àtrois maisons sur trois différents points du village ; puis àmesure que les habitants sortiraient de s’en saisir et de lesgarrotter. Si quelqu’un résistait il n’est pas besoin de demanderce qu’ils pensaient lui faire. Enfin ils devaient fouiller le restedes maisons et se livrer au pillage. Toutefois il était convenu quesans bruit on traverserait d’abord le village pour reconnaître sonétendue et voir si l’on pouvait ou non tenter l’aventure.

La ronde faite, ils se résolurent à hasarderle coup en désespérés ; mais tandis qu’ils s’excitaient l’unl’autre à la besogne, trois d’entre eux, qui étaient un peu plus enavant, se mirent à appeler, disant qu’ils avaient trouvéThomas Jeffrys. Touts accoururent, et ce n’était quetrop vrai, car là ils trouvèrent le pauvre garçon pendu tout nu parun bras, et la gorge coupée. Près de l’arbre patibulaire il y avaitune maison où ils entrevirent seize ou dix-sept des principauxIndiens qui précédemment avaient pris part au combat contre nous,et dont deux ou trois avaient reçu des coups de feu. Nos hommess’apperçurent bien que les gens de cette demeure étaient éveilléset se parlaient l’un l’autre, mais ils ne purent savoir quel étaitleur nombre.

La vue de leur pauvre camarade massacré lestransporta tellement de rage, qu’ils jurèrent touts de se venger etque pas un Indien qui tomberait sous leurs mains n’aurait quartier.Ils se mirent à l’œuvre sur-le-champ, toutefois moins follementqu’on eût pu l’attendre de leur fureur. Leur premier mouvement futde se mettre en quête de choses aisément inflammables ; maisaprès un instant de recherche, ils s’apperçurent qu’ils n’enavaient que faire, car la plupart des maisons étaient basses etcouvertes de glayeuls et de joncs dont la contrée est pleine. Ilsfirent donc alors des artifices en humectant un peu de poudre dansla paume de leur main ; et au bout d’un quart d’heure levillage brûlait en quatre ou cinq endroits, et particulièrementcette habitation où les Indiens ne s’étaient pas couchés. Aussitôtque l’incendie éclata, ces pauvres misérables commencèrent às’élancer dehors pour sauver leur vie ; mais ils trouvaientleur sort dans cette tentative, là, au seuil de la porte où ilsétaient repoussés, le maître d’équipage lui-même en pourfendit unou deux avec sa hache d’arme. Comme la case était grande et remplied’Indiens, le drôle ne se soucia pas d’y entrer, mais il demanda etjeta au milieu d’eux une grenade qui d’abord les effraya ;puis quand elle éclata elle fit un tel ravage parmi eux qu’ilspoussèrent des hurlements horribles.

Bref, la plupart des infortunés qui setrouvaient dans l’entrée de la hutte furent tués ou blessés parcette grenade, hormis deux ou trois qui se précipitèrent à la porteque gardaient le maître d’équipage et deux autres compagnons, avecla bayonnette au bout du fusil, pour dépêcher touts ceux quiprendraient ce chemin. Il y avait un autre logement dans la maisonoù le Prince ou Roi, n’importe, et quelques autres, setrouvaient : là, on les retint jusqu’à ce que l’habitation,qui pour lors était tout en flamme, croula sur eux. Ils furentétouffés ou brûlés touts ensemble.

Tout ceci durant, nos gens n’avaient pas lâchéun coup de fusil, de peur d’éveiller les Indiens avant que depouvoir s’en rendre maître ; mais le feu ne tarda pas à lesarracher au sommeil, et mes drôles cherchèrent alors à se tenirensemble bien en corps ; car l’incendie devenait si violent,toutes les maisons étant faites de matières légères etcombustibles, qu’ils pouvaient à peine passer au milieu desrues ; et leur affaire était pourtant de suivre le feu pourconsommer leur extermination. Au fur et à mesure que l’embrasementchassait les habitants de ces demeures brûlantes, ou que l’effroiles arrachait de celles encore préservées, nos lurons, qui lesattendaient au seuil de la porte, les assommaient en s’appelant eten se criant réciproquement de se souvenir de ThomasJeffrys.

Tandis que ceci se passait, je dois confesserque j’étais fort inquiet, surtout quand je vis les flammes duvillage embrasé, qui, parce qu’il était nuit, me semblaient toutprès de moi.

À ce spectacle, mon neveu, le capitaine, queses hommes réveillèrent aussi, ne fut guère plus tranquille, nesachant ce dont il s’agissait et dans quel danger j’étais, surtoutquand il entendit les coups de fusil : car nos aventurierscommençaient alors à faire usage de leurs armes à feu. Millepensées sur mon sort et celui du subrécargue et sur nous toutsoppressaient son âme ; et enfin, quoiqu’il lui restât peu demonde disponible, ignorant dans quel mauvais cas nous pouvionsêtre, il prit l’autre embarcation et vint me trouver à terre, à latête de treize hommes.

Grande fut sa surprise de nous voir, lesubrécargue et moi, dans la chaloupe, seulement avec deux matelots,dont l’un y avait été laissé pour sa garde ; et bienqu’enchanté de nous retrouver en bon point, comme nous il séchaitd’impatience de connaître ce qui se passait, car le bruitcontinuait et la flamme croissait. J’avoue qu’il eût été bienimpossible à tout homme au monde de réprimer sa curiosité de savoirce qu’il était advenu, ou son inquiétude sur le sort des absents.Bref, le capitaine me dit qu’il voulait aller au secours de seshommes, arrive qui plante. Je lui représentai, comme je l’avaisdéjà fait à nos aventuriers, la sûreté du navire, les dangers duvoyage, l’intérêt des armateurs et des négociants, etcætera, et lui déclarai que je voulais partir, moi et deuxhommes seulement, pour voir si nous pourrions, à distance,apprendre quelque chose de l’événement, et revenir le lui dire.

J’eus autant de succès auprès de mon neveu quej’en avais eu précédemment auprès des autres : – « Non,non ; j’irai, répondit-il ; seulement je regrette d’avoirlaissé plus de dix hommes à bord, car je ne puis penser à laisserpérir ces braves faute de secours : j’aimerais mieux perdre lenavire, le voyage, et ma vie et tout !… » – Il partitdonc.

Alors il ne me fut pas plus possible de resteren arrière qu’il m’avait été possible de les dissuader de partir.Pour couper court, le capitaine ordonna à deux matelots deretourner au navire avec la pinace, laissant la chaloupe à l’ancre,et de ramener encore douze hommes. Une fois arrivés, six devaientgarder les deux embarcations et les six autres venir nousrejoindre. Ainsi seize hommes seulement devaient demeurer àbord ; car l’équipage entier ne se composait que desoixante-cinq hommes, dont deux avaient péri dans la premièreéchauffourée.

Nous nous mîmes en marche ; à peine,comme on peut le croire, sentions-nous la terre que nous foulions,et guidés par la flamme, à travers champs, nous allâmes droit aulieu de l’incendie. Si le bruit des fusillades nous avait surprisd’abord, les cris des pauvres Indiens nous remuèrent bien autrementet nous remplirent d’horreur. Je le confesse, je n’avais jamaisassisté au sac d’une cité ni à la prise d’assaut d’une ville.J’avais bien entendu dire qu’Olivier Cromwell aprèsavoir pris Drogheda en Irlande, y avait fait massacrerhommes, femmes et enfants. J’avais bien ouï raconter que le comtede Tilly au saccagement de la ville de Magdebourgavait fait égorger vingt-deux mille personnes de tout sexe ;mais jusqu’alors je ne m’étais jamais fait une idée de la chosemême, et je ne saurais ni la décrire, ni rendre l’horreur quis’empara de nos esprits.

Néanmoins nous avancions toujours et enfinnous atteignîmes le village, sans pouvoir toutefois pénétrer dansles rues à cause du feu. Le premier objet qui s’offrit à nosregards, ce fut les ruines d’une maison ou d’une hutte, ou plutôtses cendres, car elle était consumée. Tout auprès, éclairés enplein par l’incendie, gisaient quatre hommes et trois femmestués ; et nous eûmes lieu de croire qu’un ou deux autrescadavres étaient ensevelis parmi les décombres en feu.

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