Robinson Crusoé – Tome II

LE VAISSEAU INCENDIÉ

Ils avaient des voiles, des rames et uneboussole, et se préparaient à mettre le cap en route surTerre-Neuve, le vent étant favorable, car il soufflait un jolifrais Sud-Est quart-Est. Ils avaient en les ménageant assez deprovisions et d’eau pour ne pas mourir de faim pendant environdouze jours, au bout desquels s’ils n’avaient point de mauvaistemps et de vents contraires, le capitaine disait qu’il espéraitatteindre les bancs de Terre-Neuve, où ils pourraient sans doutepêcher du poisson pour se soutenir jusqu’à ce qu’ils eussent gagnéla terre. Mais il y avait dans touts les cas tant de chances contreeux, les tempêtes pour les renverser et les engloutir, les pluieset le froid pour engourdir et geler leurs membres, les ventscontraires pour les arrêter et les faire périr par la famine, ques’ils eussent échappé c’eût été presque miraculeux.

Au milieu de leurs délibérations, comme ilsétaient touts abattus et prêts à se désespérer, le capitaine meconta, les larmes aux yeux, que soudain ils avaient été surprisjoyeusement en entendant un coup de canon, puis quatre autres.C’étaient les cinq coups de canon que j’avais fait tirer aussitôtque nous eûmes apperçu la lueur. Cela les avait rendus à leurcourage, et leur avait fait savoir, – ce qui, je l’ai ditprécédemment, était mon dessein, – qu’il se trouvait là un bâtimentà portée de les secourir.

En entendant ces coups de canon ils avaientcalé leurs mâts et leurs voiles ; et, comme le son venait duvent, ils avaient résolu de rester en panne jusqu’au matin.Ensuite, n’entendant plus le canon, ils avaient à de longsintervalles déchargé trois mousquets ; mais, comme le ventnous était contraire, la détonation s’était perdue.

Quelque temps après ils avaient été encoreplus agréablement surpris par la vue de nos fanaux et par le bruitdu canon, que j’avais donné l’ordre de tirer tout le reste de lanuit. À ces signaux ils avaient forcé de rames pour maintenir leursembarcations debout-au-vent, afin que nous pussions les joindreplus tôt, et enfin, à leur inexprimable joie, ils avaient reconnuque nous les avions découverts.

Il m’est impossible de peindre les différentsgestes, les extases étranges, la diversité de postures, parlesquels ces pauvres gens, à une délivrance si inattendue,manifestaient la joie de leurs âmes. L’affliction et la crainte sepeuvent décrire aisément : des soupirs, des gémissements etquelques mouvements de tête et de mains en font toute lavariété ; mais une surprise de joie, mais un excès de joieentraîne à mille extravagances. – Il y en avait en larmes, il y enavait qui faisaient rage et se déchiraient eux-mêmes comme s’ilseussent été dans la plus douloureuse agonie ; quelques-uns,tout-à-fait en délire, étaient de véritables lunatiques ;d’autres couraient çà et là dans le navire en frappant dupied ; d’autres se tordaient les mains, d’autres dansaient,plusieurs chantaient, quelques-uns riaient, beaucoupcriaient ; quantité, absolument muets, ne pouvaient proférerune parole ; ceux-ci étaient malades et vomissaient, ceux-làen pâmoison étaient près de tomber en défaillance ; – un petitnombre se signaient et remerciaient Dieu.

Je ne veux faire tort ni aux uns ni auxautres ; sans doute beaucoup rendirent grâces par la suite,mais tout d’abord la commotion, trop forte pour qu’ils pussent lamaîtriser, les plongea dans l’extase et dans une sorte defrénésie ; et il n’y en eut que fort peu qui se montrèrentgraves et dignes dans leur joie.

Peut-être aussi le caractère particulier de lanation à laquelle ils appartenaient y contribua-t-il ;j’entends la nation française, dont l’humeur est réputée plusvolatile, plus passionnée, plus ardente et l’esprit plus fluide quechez les autres nations. – Je ne suis pas assez philosophe pour endéterminer la source, mais rien de ce que j’avais vu jusqu’alorsn’égalait cette exaltation. Le ravissement du pauvreVendredi, mon fidèle Sauvage, en retrouvant son pèredans la pirogue, est ce qui s’en approchait le plus ; lasurprise du capitaine et de ses deux compagnons que je délivrai desdeux scélérats qui les avaient débarqués dans l’île, y ressemblaitquelque peu aussi : néanmoins rien ne pouvait entrer encomparaison, ni ce que j’avais observé chez Vendredi,ni ce que j’avais observé partout ailleurs durant ma vie.

Il est encore à remarquer que cesextravagances ne se montraient point, sous les différentes formesdont j’ai fait mention, chez différentes personnes uniquement, maisque toute leur multiplicité apparaissait en une brève successiond’instants chez un seul même individu. Tel homme que nous voyionsmuet, et, pour ainsi dire, stupide et confondu, à la minutesuivante dansait et criait comme un baladin ; le momentd’ensuite il s’arrachait les cheveux, mettait ses vêtements enpièces, les foulait aux pieds comme un furibond ; peu après,tout en larmes, il se trouvait mal, il s’évanouissait, et s’iln’eût reçu de prompts secours, encore quelques secondes et il étaitmort. Il en fut ainsi, non pas d’un ou de deux, de dix ou de vingt,mais de la majeure partie ; et, si j’ai bonne souvenance, àplus de trente d’entre eux notre chirurgien fut obligé de tirer dusang.

Il y avait deux prêtres parmi eux, l’unvieillard, l’autre jeune homme ; et, chose étrange ! levieillard ne fut pas le plus sage.

Dès qu’il mit le pied à bord de notre bâtimentet qu’il se vit en sûreté, il tomba, en toute apparence, roide mortcomme une pierre ; pas le moindre signe de vie ne semanifestait en lui. Notre chirurgien lui appliqua immédiatement lesremèdes propres à rappeler ses esprits ; il était le seul dunavire qui ne le croyait pas mort. À la fin il lui ouvrit une veineau bras, ayant premièrement massé et frotté la place pourl’échauffer autant que possible. Le sang, qui n’était d’abord venuque goutte à goutte, coula assez abondamment. En trois minutesl’homme ouvrit les yeux, un quart d’heure après il parla, se trouvamieux et au bout de peu de temps tout-à-fait bien. Quand la saignéefut arrêtée il se promena, nous assura qu’il allait à merveille,but un trait d’un cordial que le chirurgien lui offrit, etrecouvra, comme on dit, toute sa connaissance. – Environ un quartd’heure après on accourut dans la cabine avertir le chirurgien,occupé à saigner une femme française évanouie, que le prêtre étaitdevenu entièrement insensé. Sans doute en repassant dans sa tête lavicissitude de sa position, il s’était replongé dans un transportde joie ; et, ses esprits circulant plus vite que lesvaisseaux ne le comportaient, la fièvre avait enflammé son sang, etle bonhomme était devenu aussi convenable pourBedlam[13]qu’aucune des créatures qui jamais y furent envoyées. En cet étatle chirurgien ne voulut pas le saigner de nouveau ; mais illui donna quelque chose pour l’assoupir et l’endormir qui opéra surlui assez promptement, et le lendemain matin il s’éveilla calme etrétabli.

Le plus jeune prêtre sut parfaitementmaîtriser son émotion, et fut réellement un modèle de gravité et deretenue. Aussitôt arrivé à bord du navire il s’inclina, il seprosterna pour rendre grâces de sa délivrance. Dans cet élancementj’eus malheureusement la maladresse de le troubler, le croyantvéritablement évanoui ; mais il me parla avec calme, meremercia, me dit qu’il bénissait Dieu de son salut, me pria de lelaisser encore quelques instants, ajoutant qu’après son Créateur jerecevrais aussi ses bénédictions.

Je fus profondément contrit de l’avoirtroublé ; et non-seulement je m’éloignai, mais encorej’empêchai les autres de l’interrompre. Il demeura dans cetteattitude environ trois minutes, ou un peu plus, après que je me fusretiré ; puis il vint à moi, comme il avait dit qu’il ferait,et avec beaucoup de gravité et d’affection, mais les larmes auxyeux, il me remercia de ce qu’avec la volonté de Dieu je lui avaissauvé la vie ainsi qu’à tant de pauvres infortunés. Je lui répondisque je ne l’engagerais point à en témoigner sa gratitude à Dieuplutôt qu’à moi, n’ignorant pas que déjà c’était chose faite ;puis j’ajoutai que nous n’avions agi que selon ce que la raison etl’humanité dictent à touts les hommes, et qu’autant que lui nousavions sujet de glorifier Dieu qui nous avait bénis jusque là denous faire les instruments de sa miséricorde envers un si grandnombre de ses créatures.

Après cela le jeune prêtre se donna toutentier à ses compatriotes : il travailla à les calmer, il lesexhorta, il les supplia, il discuta et raisonna avec eux, et fittout son possible pour les rappeler à la saine raison. Avecquelques-uns il réussit ; quant aux autres, d’assez long-tempsils ne rentrèrent en puissance d’eux-mêmes.

Je me suis laissé aller complaisamment à cettepeinture, dans la conviction qu’elle ne saurait être inutile à ceuxsous les yeux desquels elle tombera, pour le gouvernement de leurspassions extrêmes ; car si un excès de joie peut entraînerl’homme si loin au-delà des limites de la raison, où ne nousemportera pas l’exaltation de la colère, de la fureur, de lavengeance ? Et par le fait j’ai vu là-dedans combien nousdevions rigoureusement veiller sur toutes nos passions,soient-elles de joie et de bonheur, soient-elles de douleur et decolère.

Nous fûmes un peu bouleversés le premier jourpar les extravagances de nos nouveaux hôtes ; mais quand ilsse furent retirés dans les logements qu’on leur avait préparésaussi bien que le permettait notre navire, fatigués, brisés parl’effroi, ils s’endormirent profondément pour la plupart, et nousretrouvâmes en eux le lendemain une toute autre espèce de gens.

Point de courtoisies, point de démonstrationsde reconnaissance qu’ils ne nous prodiguèrent pour les bons officesque nous leur avions rendus : les Français, on ne l’ignorepas, sont naturellement portés à donner dans l’excès de ce côté-là.– Le capitaine et un des prêtres m’abordèrent le jour suivant, et,désireux de s’entretenir avec moi et mon neveu le commandant, ilscommencèrent par nous consulter sur nos intentions à leur égard.D’abord ils nous dirent que, comme nous leur avions sauvé la vie,tout ce qu’ils possédaient ne serait que peu en retour du bienfaitqu’ils avaient reçu. Puis le capitaine nous déclara qu’ils avaientà la hâte arraché aux flammes et mis en sûreté dans leursembarcations de l’argent et des objets de valeur, et que si nousvoulions l’accepter ils avaient mission de nous offrir letout ; seulement qu’ils désiraient être mis à terre, sur notreroute, en quelque lieu où il ne leur fût point impossible d’obtenirpassage pour la France.

Mon neveu tout d’abord ne répugnait pas àaccepter leur argent, quitte à voir ce qu’on ferait d’eux plustard ; mais je l’en détournai, car je savais ce que c’étaitque d’être déposé à terre en pays étranger. Si le capitaineportugais qui m’avait recueilli en mer avait agi ainsi envers moi,et avait pris pour la rançon de ma délivrance tout ce que jepossédais, il m’eût fallu mourir de faim ou devenir esclave auBrésil comme je l’avais été en Barbarie, à la seule différence queje n’aurais pas été à vendre à un Mahométan ; et rien ne ditqu’un Portugais soit meilleur maître qu’un Turc, voire même qu’ilne soit pire en certains cas.

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