— Non, aucune plaie apparente. Comme je vous l’ai déjà dit, on s’est servi d’une matraque ou d’un boudin.
— Une sorte de joujou professionnel, en somme.
— Probablement. Le coupable s’est rapproché de la victime qui lui tournait le dos et l’a frappée sans qu’elle sache qui l’attaquait.
— Et que faisait-elle donc ?
— Elle s’était plus que probablement agenouillée devant ce casier.
L’inspecteur l’examina avec soin.
— Le nom inscrit sur une étiquette — Shaila – est celui de la princesse égyptienne, n’est-ce pas ?
Tourné vers Adam, il ajouta :
— Étrange coïncidence !… Cette jeune personne est précisément celle dont on nous a signalé la disparition en fin d’après-midi.
— Exact, monsieur, répondit un assistant. Elle est partie dans une voiture supposée avoir été envoyée par son oncle qui réside à Londres, au Claridge.
— Aucune nouvelle ?
— Non, mais on a tendu des souricières et Scotland Yard s’en occupe.
— Un enlèvement très simple, intervint Adam. Aucune lutte, aucun cri. Il suffisait de savoir que la princesse attendait une voiture et d’arriver avant celle-ci. La jeune fille n’a eu aucun soupçon.
— A-t-on trouvé une auto abandonnée où que ce soit ?
— Pas encore. Les Services spéciaux effectuent des recherches.
— Ce qui tend à accréditer qu’il s’agit d’un imbroglio politique ! Mais pas un instant je ne croirai qu’on réussira à la faire sortir d’Angleterre.
— Et dans quel but l’a-t-on kidnappée ? demanda le docteur.
— Dieu seul le sait ! répondit Kelsey. Elle m’avait confié sa crainte d’être enlevée, et je suis confus d’avoir à reconnaître que j’ai cru à un débordement d’imagination.
— Et moi, de même, concéda Adam.
Un regard circulaire, et Kelsey reprit :
— Il ne semble pas qu’il y ait autre chose à faire ici, pour le moment. Mieux vaut se rendre à l’école même.
Là, il fut reçu par miss Johnson. Bouleversée, mais sachant se maîtriser :
— Une fatalité, inspecteur ! Deux de nos professeurs tués, et la pauvre miss Chadwick fait pitié !
— Je désirerais la voir au plus vite, répondit Kelsey.
— Le docteur lui a donné un calmant, et elle est moins agitée, maintenant. Dois-je vous l’amener ?
— Dans un instant. D’abord, donnez-moi tous les détails possibles sur votre dernière rencontre avec miss Vansittart.
— Je ne l’avais pas vue de la journée. J’étais en congé ; rentrée peu avant vingt-trois heures, je me suis couchée immédiatement.
— Auparavant, avez-vous par hasard regardé, par votre fenêtre, dans la direction du pavillon des sports ?
— Je n’en ai même pas eu l’idée, ne pensant qu’aux quelques heures passées avec ma sœur que je ne n’avais pas vue depuis longtemps. J’ai lu pendant un moment, avant d’éteindre ma lampe et de m’endormir. Puis, soudain, miss Chadwick a surgi devant moi, blanche comme un linge, et toute tremblante…
— À propos, miss Vansittart n’a quitté Meadowbank à aucun moment ?
— Non. Elle remplaçait miss Bulstrode, partie pendant le week-end.
— Et d’autres professeurs assuraient également la permanence ?
— Outre miss Chadwick, Mlle Blanche et miss Rowan.
— Eh bien ! Je pense qu’il est temps d’aller voir miss Chadwick.
Celle-ci était assise dans sa chambre. Bien que la nuit fût douce, le chauffage électrique donnait à plein et une couverture couvrait les jambes de « Chaddy ». Elle tourna un visage macabre vers son visiteur.
— Est-elle vraiment morte ?… murmura-t-elle. Aucun espoir qu’elle puisse survivre ?…
Lentement, Kelsey secoua la tête.
— Horrible ! gémit-elle. Surtout en l’absence de miss Bulstrode.
Elle se prit à sangloter, avant d’ajouter :
— L’école sera ruinée !… Je n’y résisterai pas !
L’inspecteur s’assit à ses côtés.
— Je sais, dit-il avec sympathie, combien le choc a été terrible pour vous, mais je veux que vous soyez assez courageuse, miss Chadwick, pour me confier tout ce que vous savez. Plus tôt nous découvrirons le coupable, et moins il y aura de publicité !
— Je le conçois. Voyez-vous, je m’étais mise au lit de bonne heure, pensant pouvoir prendre un long repos. Mais impossible de m’endormir : j’étais tourmentée…
— À propos de l’école ?
— Oui, entre autres, au sujet de l’absence de Shaila… et je craignais que l’assassinat de miss Springer ne poussât des parents à retirer leurs filles, pour le prochain trimestre.
— Compréhensible. Mais continuez votre récit ; vous ne pouviez trouver le sommeil, disiez-vous…
— … Aussi me suis-je levée pour prendre un calmant et, après, j’ai tiré les rideaux, peut-être parce que mes pensées se portaient sur miss Springer… alors, j’ai vu une lumière… là-bas.
— Quelle sorte de lumière ?
— Une lueur qui dansait, oserais-je dire… une torche électrique qu’on agitait, certainement. Comme ce fut le cas quand, pour la première fois, miss Johnson et moi-même…
— Oui… et ensuite ?
— Ensuite, répondit miss Chadwick dont la voix prenait de la consistance, j’étais décidée cette fois, à découvrir qui se trouvait dans le pavillon, et pourquoi. Aussi, me suis-je précipitée au-dehors…
— Vous n’avez pas jugé à propos d’alerter quelqu’un ?
— Non. Je voulais agir au plus vite, ne pas donner le temps au visiteur de s’enfuir…
— Alors ?
— J’ai couru et, arrivée près de la porte, j’ai marché sur la pointe des pieds pour éviter de donner l’alerte. Cette porte étant entrebâillée, je l’ai poussée discrètement, et j’ai jeté un regard à l’intérieur… elle était allongée, face contre terre…
Miss Chadwick tremblait de tous ses membres. Déjà, Kelsey reprenait la parole :
— À propos, il y avait une crosse de hockey gisant non loin du corps.
— Une crosse de hockey ? répéta-t-elle sans sembler comprendre. Je ne m’en souviens pas… oh ! si : je crois que je l’ai ramassée dans un coin du hall, avant de sortir de l’école… oui, pour le cas où je me serais trouvée dans l’obligation de m’en servir. Quand j’ai aperçu la pauvre Eleanor, j’ai dû la laisser tomber dans le vestiaire du pavillon. Enfin j’ai pu rejoindre miss Johnson. Dieu sait comment…
Une crise nerveuse s’ensuivit ; aussi miss Johnson interpella-t-elle Kelsey :
— Découvrir deux crimes, voilà qui dépasse les forces d’une personne de son âge. J’espère que vous n’avez plus de questions à lui poser ?
L’inspecteur acquiesça d’un geste. Alors qu’il redescendait l’escalier, il aperçut des boudins de sable et des seaux, placés dans une alcôve. Souvenirs des raids de la guerre, se dit-il, mais une pensée inquiétante vint à son esprit : à savoir que quelqu’un logé dans l’école, quelqu’un désirant éviter que le claquement d’une détonation ne donne l’alerte une deuxième fois, avait très bien pu se saisir d’un objet apparemment inoffensif, mais, en réalité, fort dangereux. Peut-être même, l’avait-on remis soigneusement à sa place.
*
* *
« Son cerveau est en ébullition, mais elle n’en laisse rien paraître », pensa Adam. Il regardait miss Bulstrode et, jamais, l’attitude d’une femme ne l’avait impressionné à un tel point : il l’admirait, tout simplement. Elle était assise, digne et gardant tout son sang-froid, alors que l’œuvre de toute sa vie s’effondrait. De temps à autre, le téléphone résonnait : chaque fois, des parents l’avisaient du retrait d’une élève.
Soudain, miss Bulstrode prit une décision. S’excusant auprès des policiers, elle appela Ann Shapland et lui dicta une note brève, annonçant que l’école serait fermée jusqu’à la fin du trimestre. Cependant, les familles qui, pour une quelconque raison, ne jugeraient pas opportun de reprendre leurs filles, pourraient les laisser à Meadowbank où elles recevraient toute l’attention voulue.
— Téléphonez immédiatement à tous les intéressés, dit ensuite la directrice à sa secrétaire, et confirmez votre communication par l’envoi du texte que vous aurez tapé.
— Oui, miss Bulstrode, répondit Ann Shapland.
Déjà, la secrétaire allait sortir quand, se retournant, elle se prit à parler avec précipitation :
— Veuillez m’excuser, miss Bulstrode, mais… votre décision n’est-elle pas prématurée ? Je veux dire… qu’après le premier choc, les gens auront le temps de penser… et peut-être vous laisseront-ils les élèves…
Le regard de la directrice s’attarda sur Ann :
— Vous croyez, dit-elle enfin, que j’accepte trop facilement ma défaite ?
— Je sais que vous me jugez indiscrète, mais… c’est exact.
— Vous avez du cran, et je suis heureuse de le constater. Mais vous vous trompez : je n’accepte pas la défaite ; j’agis selon mes connaissances de la nature humaine : que j’oblige les gens à venir chercher leur progéniture, et ils ne le désireront pas – du moins, pas autant. Beaucoup trouveront même des raisons pour la laisser ici. Ou, au pire, ils la ramèneront au prochain trimestre – s’il y en a un…
Elle fronça les sourcils, avant de s’adresser à Kelsey :
— Cela dépend de vous : faites la lumière sur ces crimes ; saisissez-vous du responsable… et tout reviendra dans l’ordre !
L’inspecteur hésita :
— Nous ferons de notre mieux, finit-il par répondre.
Après le départ d’Ann Shapland, miss Bulstrode reprit la parole :
— Intelligente, cette fille, et loyale.
Mais cette remarque n’était qu’une diversion toute provisoire. La directrice se fit plus pressante :
— N’avez-vous vraiment aucune idée, aucun soupçon ? Pourtant, vous le devriez, à ce stade. Et cet enlèvement qui couronne le tout ! J’ai une part de responsabilité, car Shaila avait fait allusion à des personnes qui voulaient la kidnapper. Dieu me pardonne, je croyais qu’elle voulait se rendre intéressante, et, maintenant…
Une courte pause, et elle ajouta, d’un ton acerbe :
— En somme, pas le moindre indice ?
— Pas encore. Mais il convient de ne pas désespérer. L’affaire a été confiée aux Services spéciaux, et vingt-quatre, ou trente heures au plus, leur suffiront pour retrouver Shaila. Nous avons l’avantage de vivre dans une île : tous les ports, les aérodromes sont en état d’alerte, et, dans tous les comtés, la police est sur pied. Certes, il est relativement facile d’enlever une personne, mais le problème est de la cacher.
— Espérons que vous la retrouverez saine et sauve. Il semble que nous ayons affaire à des gens qui ne sont pas très scrupuleux quand il s’agit d’une vie humaine.
Adam intervint :
— S’ils avaient eu l’intention de supprimer Shaila, pourquoi l’enlever ? La tuer ici même eût été facile.
Remarque malheureuse.
— Nous en avons eu la preuve avec d’autres, répliqua sèchement miss Bulstrode.
De nouveau, le téléphone retentit ; elle prit l’écouteur :
— Pour vous, inspecteur.
Adam et miss Bulstrode ne quittaient pas Kelsey des yeux. Il grommela, prit une note ou deux, puis répondant à son interlocuteur, dit :
— Je vois : domaine d’Alderton, dans le Wallshire… Oui, chef, je continue ici.
Comme perdu dans ses pensées, il déposa lentement l’écouteur, puis interpella Adam :
— L’émir a reçu un message, ce matin même. Tapé avec une machine à écrire portative. Timbre de la poste : Portsmouth, mais je parierais que c’est une couverture. On exige une rançon.
— Détails ?
— Une enveloppe contenant la somme – vingt mille livres – devra être déposée à l’endroit désigné, à deux heures, demain matin. Cet endroit se trouve à trois kilomètres du domaine d’Alderton, dans les landes désertes. Le tout me semble assez digne d’un amateur !
— Et qu’allez-vous faire ? demanda miss Bulstrode.
Kelsey parut réservé. La soudaine réticence d’un « officiel », sans doute :
— Nous avons nos méthodes, madame.
— Digne d’un amateur, avez-vous dit ? insista la directrice. Je me demande… franchement, inspecteur, puis-je me fier à mon personnel, plus exactement à ce qu’il en reste ?
Kelsey semblant chercher ses mots, miss Bulstrode revint à la charge :
— Vous craignez, sans doute, qu’apprenant le nom d’une collaboratrice prêtant à soupçon, mon attitude à son égard serait différente ? Dans ce cas, vous vous tromperiez.
— Je n’en doute pas, répondit Kelsey. Cependant, je n’ai pas l’impression que ce soit parmi votre personnel que nous devons chercher. Du moins à en juger par les renseignements déjà obtenus. Nous nous sommes surtout occupés des nouvelles : Mlle Blanche, miss Springer et votre secrétaire, miss Shapland. Les antécédents de celle-ci sont parfaits : elle est la fille d’un général en retraite, et a vraiment rempli les fonctions indiquées par elle ; ses ex-employeurs ne lui décernent que des éloges. En outre, elle a un alibi pour la nuit dernière. Au moment où miss Vansittart a été tuée, miss Shapland se trouvait dans un cabaret en compagnie d’un Mr Dennis Rathbone, qui jouit d’une excellente réputation. Le passé de Mlle Blanche a été également épluché : elle a enseigné le français dans une école du nord de l’Angleterre, et dans deux pensionnats en Allemagne ; à elle aussi, on n’adresse que des compliments. On la dit excellent professeur.
— Pas d’après mes conceptions, dit miss Bulstrode, avec quelque dédain.
— Et nous avons également reçu de France toutes les informations voulues. Satisfaisantes. Notre enquête n’a pas été tout à fait aussi concluante en ce qui concerne miss Springer. Elle a vraiment fait ses études à l’endroit indiqué par elle, mais depuis, il y a eu, entre ses différents emplois, des creux qu’on n’a pu combler. Toutefois, elle est morte, et, de ce fait, hors-jeu.
— Je conçois, dit miss Bulstrode, plutôt ironique, que, décédées, miss Springer et miss Vansittart ne soient plus en cause, mais soyons sensés : en dépit de son passé sans reproche, Mlle Blanche, par exemple, est-elle susceptible d’être soupçonnée, simplement parce qu’elle est encore en vie ?
— Elle aurait pu commettre les deux assassinats, du fait qu’elle était à Meadowbank aux heures voulues. Certes, elle a affirmé s’être couchée de bonne heure, et n’avoir rien entendu jusqu’au moment où l’alarme a été donnée. Incontrôlable, mais aucune preuve du contraire, et nous n’avons rien relevé contre elle… Cependant, miss Chadwick a affirmé qu’elle était sournoise.
Avec impatience, miss Bulstrode écarta ce témoignage :
— Miss Chadwick s’est toujours plainte des professeurs français ! Antipathie, sans doute. Et vous, monsieur Adam, que pensez-vous ?
— J’estime qu’elle fourre son nez partout. Un penchant naturel, sans doute. Ou… autre chose. Impossible de préciser. Certes, elle n’a rien d’une criminelle, mais sait-on jamais ?
— Exactement, reprit Kelsey. Le fait est qu’il y a, ici, un tueur, et un tueur impitoyable puisqu’il a commis deux crimes… Mais, je le répète, on a peine à croire qu’il appartienne à votre personnel enseignant. Miss Johnson se trouvait, hier, auprès de sa sœur, à Limeston-sur-Mer. D’autre part, vous la connaissez depuis sept ans. Miss Chadwick, elle, vous assiste depuis l’ouverture de l’école. Je sais que miss Rich a passé la nuit à l’Alton Grange Hôtel, à trente-deux kilomètres d’ici, et que miss Blake s’est rendue auprès d’amis à Littleport. Quant à miss Rowan, sa réputation est excellente. Et je ne vois rien qui puisse être reproché à vos domestiques. Nullement l’allure d’assassins ; toutes sont nées dans le pays même.
Miss Bulstrode acquiesça :
— Complètement d’accord avec vous. Mais alors… aucun suspect…
Un silence, et elle dévisagea Adam :
— Si, reprit-elle, il reste l’aide-jardinier, vous !
Adam parut stupéfié.
— Oui, ajouta miss Bulstrode. N’étiez-vous pas sur place, libre d’aller et venir… donc on peut vous soupçonner. Vos références sont de premier ordre, mais que cachent-elles ?
L’interpellé s’était ressaisi :
— Vraiment, miss Bulstrode, dit-il avec une pointe d’admiration, vous pensez à tout !
*
* *
— Bonté divine ! s’écria Mrs Sutcliffe, au cours du breakfast… Henry !
Elle venait de déplier son journal. Plongé dans la lecture d’un rapport financier, son mari ne répondit pas.
— Henry ! répéta sa femme, avec indignation.
Impératif, ce second appel le fit sursauter :
— Que se passe-t-il, Joan ?
— Vous le demandez ? Eh bien ! un autre crime à Meadowbank… l’école de Jennifer !
— Quoi ? Montrez-moi cela !
Il se pencha et arracha le journal des mains de sa femme.
— C’est incroyable, gémit Mrs Sutcliffe. Un pensionnat aussi réputé !
Mr Sutcliffe lut rapidement :
— Miss Eleonor Vansittart… au pavillon des sports… l’endroit même où miss Springer…
Il n’hésita pas :
— Une seule chose à faire : aller immédiatement chercher Jennifer.
— Et elle ne reviendra plus à Meadowbank, voulez-vous dire ?
— Exactement.
— Ne pensez-vous pas que ce soit trop précipité, après tous les efforts de sa tante Rosamonde pour la faire accepter ?
— Vous ne serez pas la seule à retirer votre fille. Il y aura bientôt beaucoup de places disponibles à Meadowbank ! Vous irez aujourd’hui même.
— Je suppose que vous avez raison, mais où envoyer Jennifer ?
— Dans une école secondaire appropriée. On n’assassine pas dans ces sortes d’institutions.
— Erreur, Henry ! J’ai lu dans un hebdo qu’un écolier a tué son professeur de sciences, sans aucune hésitation.
— Je me demande où va l’Angleterre, rugit Mr Sutcliffe.
Il jeta sa serviette sur la table et sortit en hâte.
*
* *
Adam était seul dans le pavillon des sports. Ses doigts agiles fouillaient dans tous les coins des casiers des élèves. Guère probable qu’il pût trouver quoi que ce soit après les perquisitions de la police, mais c’était un risque à courir. Kelsey n’avait-il pas dit que chaque service avait sa propre technique ?
Quel lien pouvait-il y avoir entre ce bâtiment, neuf et presque luxueux, et des morts violentes ? L’idée d’un lieu de rendez-vous était à exclure, du moins pour le deuxième crime ; personne ne se complaît à choisir l’endroit où un premier assassinat a été découvert. En conséquence, il fallait encore revenir à la version selon laquelle il s’y trouvait quelque chose dont on voulait s’emparer. Des bijoux cachés ? Peu probable : aucun tiroir truqué, aucune trappe, et le contenu des casiers était tellement anodin ! Des secrets, certes, mais des secrets d’écolières : photos d’acteurs en vogue, paquets de cigarettes, romans défendus. Adam s’attarda devant le casier de Shaila ; c’est en se penchant sur celui-ci que miss Vansittart avait été tuée, semblait-il. Que s’était-elle attendue à y trouver ? Et avait-elle réussi ? Son agresseur avait-il retiré l’objet convoité de l’une de ses mains, avant de s’enfuir juste à temps pour ne pas être surpris par miss Chadwick ? Dans ce cas, inutile de chercher.
Un bruit de pas, au-dehors, l’arracha à ses pensées. Il allumait posément une cigarette au milieu du vestiaire, quand Julia Upjohn fit son apparition. Elle semblait hésitante :
— Désirez-vous quelque chose ? s’enquit Adam.
— Je me demandais si je pourrais prendre ma raquette de tennis, répondit-elle.
— Je ne vois pas ce qui vous en empêcherait. Le policeman de garde vient de me quitter, mentit-il effrontément ; il lui fallait aller chercher quelque chose au commissariat, paraît-il, et il m’a ordonné de rester ici.
— Pour voir s’il reviendrait, je suppose ?
— Le policeman ?
— Non, voyons, l’assassin. Car un coupable est toujours tenté de revoir l’endroit où il a tué, paraît-il.
Adam haussa les épaules et jeta un coup d’œil sur les raquettes minutieusement rangées :
— Où se trouve la vôtre ?
— À la lettre « U » ; à droite, tout au bout. Au reste, nos noms sont inscrits…
L’ayant trouvée, Adam la tendit à la jeune fille.
— Elle a beaucoup servi, remarqua-t-il, mais on voit qu’elle était d’excellente qualité.
— Me serait-il permis d’avoir celle de Jennifer, nous allons jouer.
— Toute neuve, opina Adam en la lui donnant.
— Exact ! La tante de ma camarade lui en a fait cadeau tout récemment… Entre nous, pensez-vous vraiment qu’on le surprendra ici ?
— … Qui ?… Oh ! vous voulez encore parler de l’assassin. Eh bien ! ce n’est pas mon impression. Un tantinet risqué, ne croyez-vous pas ?
— Donc, selon vous, ces gens-là ne sont pas irrésistiblement poussés à revenir sur place ?
— Sauf quand le coupable craint d’avoir oublié quelque chose…
— Ou d’avoir laissé des indices. La police en a-t-elle trouvé ?
— Elle ne me le dirait certainement pas.
— Je le suppose. Vous intéressez-vous aux crimes ?
Comme elle le regardait intensément, il se mit à la dévisager. Rien d’une femme, dans l’attitude. Elle devait être à peu près du même âge que Shaila, mais ses yeux n’exprimaient qu’une curiosité juvénile.
— Je crois que oui. Dans une certaine limite, nous sommes tous intéressés par un drame.
Julia approuva :
— Certes. Mais, moi, je m’efforce à trouver toutes sortes de solutions… la plupart sont plus ou moins fantaisistes. Très amusant, en vérité !
— Vous aimiez miss Vansittart ?
— Oh ! je n’ai jamais fait beaucoup attention à elle. Elle paraissait agréable et ressemblait au taureau – je veux dire miss Bulstrode – sans son allure, toutefois. Plutôt une doublure, comme au théâtre.
Elle prit congé, emportant ses deux raquettes, tandis qu’Adam revenait dans le pavillon.
— Que diable a-t-il pu se passer ici ? murmura-t-il.
*
* *
Sur le court, Jennifer eut un sursaut, manqua un coup droit de Julia et poussa une exclamation.
Les deux jeunes filles s’arrêtèrent de jouer pour regarder une personne très agitée — Mrs Sutcliffe – qui se hâtait dans leur direction, en compagnie de miss Rich.
— Encore des ennuis, soupira Jennifer. Les crimes, sans doute. Il est heureux pour vous, Julia, que votre mère voyage dans un bus, en Anatolie !
— Il me reste tante Isabelle !
— Oui, mais les tantes ne sont pas aussi pointilleuses… Hullo ! maman ! ajouta-t-elle, alors que Mrs Sutcliffe lui faisait face.
— Préparez-vous à quitter Meadowbank, Jennifer, dit celle-ci, d’emblée.
— Je reviens à la maison ?
— Oui, et sur-le-champ !
— Mais…
— Ne posez pas de question !
— Je suppose que le sort de miss Springer et de miss Vansittart est responsable de ce départ précipité. Cependant, aucune des élèves n’a été tuée. La grande fête des sports a lieu dans trois semaines et j’ai les plus grandes chances de remporter des prix…
— Assez ! Vous partirez avec moi aujourd’hui même. Votre père le veut.
Déjà, Mrs Sutcliffe s’éloignait, quand Jennifer interpella de nouveau son amie :
— Au revoir, Julia ! Ma famille a pris peur. Inouï comme les parents peuvent être parfois contrariants ! Mais je vous écrirai !
— Moi également, pour vous tenir au courant de l’enquête.
— J’espère que Chaddy ne sera pas la prochaine victime ! S’il en faut une troisième, je préfère que ce soit Mlle Blanche !
— Moi aussi. On peut facilement se passer d’elle. À propos, avez-vous remarqué l’attitude de miss Rich ?
— Elle n’a pas prononcé un mot, et doit être furieuse de mon départ !
— Peut-être va-t-elle essayer de faire changer d’avis votre mère. Elle est très énergique. Aucune ressemblance avec ses collègues.
— Elle me fait penser à une autre femme, mais celle-ci était très grosse.
Une voix impérative s’éleva à distance :
— Jennifer !…
— Je viens, répondit la jeune fille.
— Dépêchez-vous ! s’écria Mrs Sutcliffe.
— Insupportable ! dit Jennifer à Julia. Quelle chance vous avez que…
— … Ma mère soit en voyage, vous l’avez déjà dit. Mais le fait est que, pour le moment, je préférerais la savoir plus près de moi…
— Jennifer !
L’appel était encore plus impératif ; Jennifer obéit.
Laissée seule, Julia prit lentement le chemin du pavillon des sports. Elle marchait de moins en moins vite, et, finalement, s’arrêta complètement, comme perdue dans ses pensées.
La cloche annonçait le déjeuner, mais elle l’entendit à peine, occupée qu’elle était à examiner la raquette qu’elle tenait toujours à la main. Puis, elle fit encore deux pas vers le pavillon, avant de se retourner et de prendre rapidement la direction de l’école même.
Elle entra par la porte principale – interdite aux élèves – et évita ainsi de rencontrer l’une de ses camarades. Personne dans le vestibule. Elle escalada l’escalier conduisant à sa petite chambre, jeta un regard à droite et à gauche, puis, rentrée dans la pièce, elle cacha la raquette sous son matelas. Le temps de remettre ses cheveux en ordre, et, l’air dégagé, descendit à la salle à manger.
*
* *
Cette nuit-là, les élèves allèrent se coucher avec plus de calme qu’à l’accoutumée. Ne fût-ce que parce qu’un grand nombre d’entre elles avaient été retirées de l’école. Celles qui restaient réagissaient selon leur état d’esprit respectif. Quelque agitation, ou des petits rires purement nerveux. Certaines demeuraient silencieuses, plongées dans leurs pensées.
Julia Upjohn fut l’une des premières à monter l’escalier. Elle rentra immédiatement dans sa chambre et ferma la porte. Derrière celle-ci, elle écouta, pendant un moment les murmures et les « bonne nuit » échangés par ses camarades. Puis, le silence vint, pas tout à fait encore, cependant : quelques allées et venues dans les salles de bains.
Aucune clef à la porte. Aussi, procédé classique, Julia poussa-t-elle une chaise, de façon à l’encastrer dans la poignée, dispositif qui l’alerterait si quelqu’un voulait entrer. Guère probable, car il était strictement défendu aux pensionnaires de se rendre des visites nocturnes. Seule, la surveillante générale, miss Johnson, avait cette latitude.
Rassurée, Julia se dirigea vers son lit, et, soulevant le matelas, se saisit de la raquette. Elle avait décidé de faire sa propre enquête, et sans tarder : la lumière filtrait sous la porte et, après vingt-deux heures, tout devait être éteint.