AGATHA CHRISTIE LE CHAT ET LES PIGEONS

— Le fait demeure que cette dame ne vous a pas dit la vérité.

— Évidemment, répondit-elle, sans plus.

— Voyons : êtes-vous tout à fait certaine qu’elle était une inconnue pour vous ? Il aurait pu s’agir de l’une des pensionnaires, déguisée, ou de l’une des maîtresses ?

— Déguisée…, répéta Jennifer, enfin intéressée.

Poirot lui mit sous les yeux l’une des esquisses retouchées par miss Rich : celle de Mlle Blanche.

— Ne serait-ce pas cette femme ? demanda-t-il.

Jennifer hésita :

— Cela peut lui ressembler… mais je n’ai nullement l’impression que ce soit elle.

La jeune fille ne se doutait nullement que l’esquisse était celle de la Française.

— À la vérité, reprit Jennifer, je ne me suis pas attardée à contempler le visage de la personne qui vous intéresse tant. Elle semblait étrangère, et, surtout, j’avais ma raquette.

Il était clair que Jennifer n’avait eu d’yeux que pour celle-ci.

— Passons à autre chose, décida Poirot. Auriez-vous remarqué à Meadowbank une personne rencontrée à Ramat ?

— À Ramat ?… Oh ! non… du moins je ne le crois pas.

Cette incertitude frappa Poirot :

— Mais vous n’en êtes pas convaincue, mademoiselle Jennifer.

Perplexe, celle-ci se frotta le front :

— On se trouve souvent face à des gens qui ressemblent à quelqu’un d’autre, sans savoir exactement à qui. Parfois même, ce sont des personnes que vous avez connues, mais vous ne vous souvenez plus d’elles. Leurs noms et l’endroit où vous les avez rencontrées vous échappent.

— Conclusion : vous n’avez pas le sentiment d’avoir aperçu, à Meadowbank, une personne déjà connue de vous ?

— Il y a tant de visages qui ne retiennent pas l’attention… ce qui n’est pas le cas de miss Rich…

Poirot ne cilla pas :

— Pas possible ? dit-il sur un ton dégagé. Pensez-vous l’avoir vue ailleurs qu’à l’école, à Ramat, par exemple ?

Jennifer hésita, avant de répondre :

— Tout compte fait, non. Il a dû s’agir d’une personne qui lui ressemblait. Mais elle était beaucoup plus grosse qu’elle.

« Plus grosse… curieux », pensa Poirot.

— Impossible d’imaginer Rich, sous les apparences d’une femme imposante, reprit Jennifer, qui se prit à glousser. Elle est tout en os. D’ailleurs, elle n’aurait pu se trouver à Ramat, car, le trimestre dernier, elle était malade.

— Et les pensionnaires ? En connaissiez-vous une, avant votre arrivée à l’école ?

— Peut-être une ou deux. Pour les autres, je ne les reconnaîtrais pas, si je les revoyais demain.

— Vous devriez être plus perspicace, dit sévèrement Poirot.

— Impossible de tout noter, répliqua Jennifer. Quoi qu’il en soit, si Meadowbank reste ouvert, je voudrais y retourner. Pouvez-vous intervenir auprès de maman ?… Toutefois, je crains que papa ne soit la pierre d’achoppement. Terrible d’être obligée de rester ici, à la campagne ! Je n’ai aucune chance de m’entraîner convenablement au tennis !

— Soyez certaine que je ferai l’impossible, assura Poirot.

*

* *

— Je désirerais vous parler, Eileen, dit miss Bulstrode.

Miss Rich suivit la directrice dans son bureau. Meadowbank était étrangement calme. Quelque vingt-cinq élèves s’y trouvaient encore ; des jeunes filles que leurs parents n’avaient pu reprendre auprès d’eux, ou dont la présence dans leur famille n’avait pas été jugée désirable.

Cependant, aucun membre du corps enseignant n’était parti. Miss Johnson s’agitait en vain : il ne lui convenait guère de n’avoir presque rien à faire. Paraissant vieille et pitoyable, miss Chadwick errait çà et là, dans une sorte de coma. Elle était beaucoup plus affectée que miss Bulstrode qui, selon toutes apparences, ne laissait voir aucune trace de dépression. Les maîtresses plus jeunes semblaient apprécier leurs nombreuses heures de repos. Elles se baignaient dans la piscine, écrivaient de longues lettres, ou se plaisaient à étudier les brochures de nombreux centres de tourisme. Pour sa part, Ann Shapland passait une grande partie de son temps à jardiner, révélant une expérience inattendue. Qu’elle préférât s’adresser à Adam plutôt qu’au vieux Briggs, n’avait rien de surprenant.

— À votre disposition, miss Bulstrode, répondit Eileen Rich.

— Voici : j’ignore encore si cette école reprendra ou non son activité, dit la directrice. Peut-être serai-je obligée de la fermer complètement…

— Non…, interrompit miss Rich.

Elle frappa du pied, et son chignon commença à se défaire :

— … Vous ne devez pas abandonner, s’écria-t-elle, ce serait un crime !

— Vous vous exprimez avec beaucoup de vivacité, répliqua miss Bulstrode.

— Parce que je sais l’importance de l’école, alors que tant de choses sont inutiles.

— Combattre pour un idéal ne vous fait donc pas peur ? Eh bien ! J’aime les personnes braves. Croyez que, pour ma part, je ne suis pas disposée à céder facilement. Quand les choses marchent trop bien, on s’endort sur ses lauriers… ou, mieux, on se lasse. Ce qui n’est pas mon cas pour le moment : je lutterai de toutes mes forces, risquant jusqu’au dernier penny. Et, maintenant, au fait : si Meadowbank survit, voulez-vous vous associer avec moi ?

— Moi ?… s’écria miss Rich, stupéfaite.

— Oui, vous.

— Je ne le pourrais pas ; je suis trop jeune et n’ai pas l’expérience que vous êtes en droit d’exiger.

— Il m’incombe, et à moi seule, de savoir ce que j’exige. Oh ! pour le moment, mon offre n’est guère brillante, et vous réussiriez sans doute mieux ailleurs. Cependant, je tiens à vous dire que, même avant la mort déplorable de miss Vansittart, j’avais déjà pensé que vous pourriez être la personne qualifiée.

Eileen Rich fixa son interlocutrice :

— Je croyais, avec toutes les autres, que miss Vansittart…

— Il n’y avait rien de définitif à son sujet. Je reconnais que je pensais à elle, depuis deux ans. Mais, en fin de compte, j’avais décidé qu’elle ne me convenait pas.

— Toutefois, elle remplissait toutes les conditions voulues et elle aurait dirigé Meadowbank exactement comme vous, en s’inspirant des mêmes principes.

— Exactement ce qu’il n’aurait pas fallu faire. On ne peut vivre avec le passé. Des traditions, soit, mais sans exagérer : il faut une école pour les enfants d’aujourd’hui, et non pour ceux d’il y a cinquante ou trente ans. Je n’étais guère plus âgée que vous quand j’ai créé Meadowbank. Rappelez-vous ce qui est écrit dans la Bible : « Les vieux rêvent, les jeunes ont des visions. » Ici, foin des rêves ; il nous faut des visions, des visions de l’avenir. Voilà pourquoi j’ai été finalement convaincue que vous étiez celle que je cherchais, et non Eleanor Vansittart.

— C’eût été merveilleux ! s’écria Eileen Rich. Le poste que j’aurais aimé par-dessus tout !

Miss Bulstrode prit soin de ne pas extérioriser la gêne qu’elle éprouvait, face à l’attitude crispée de la jeune maîtresse.

— Oui, je comprends, dit-elle posément. Ce ne serait plus merveilleux, maintenant.

— Non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, reprit vivement Eileen Rich. Je ne puis m’expliquer en détail, pour le moment, mais si vous m’aviez parlé une quinzaine de jours plus tôt, je vous aurais répondu qu’il m’était tout à fait impossible d’accepter votre offre. La seule raison qui pourrait la rendre acceptable, maintenant, c’est que la tâche serait ardue. Voulez-vous me permettre de réfléchir, miss Bulstrode ?

— Volontiers ! répondit simplement celle-ci.

Elle demeurait sous le coup de la surprise.

« Décidément, pensait-elle, on ne connaît jamais le fond de la pensée des autres. »

*

* *

— Regardez Eileen Rich, avec sa tignasse en désordre, dit Ann Shapland, interrompant un petit travail, dans un parterre de fleurs. Si elle n’arrive pas à se coiffer décemment, elle devrait, du moins, faire raccourcir ses cheveux. Sa tête a de jolis contours.

— Pourquoi ne pas le lui conseiller, vous-même ?

— Nos rapports ne sont pas assez suivis. Au fait, pensez-vous que cette école pourra rouvrir ?

— Difficile à prévoir, répondit Adam. Et je ne suis guère qualifié pour…

— Aussi qualifié que n’importe qui, oserais-je dire. Possible que tout s’arrange, après tout. Le vieux « taureau », comme les élèves l’appellent, est tenace. Entre-temps, ce premier mois de fermeture m’a paru une année.

— Resterez-vous si les choses s’arrangent ?

— Non, répliqua Ann sans hésiter. Je suis sevrée des écoles pour le restant de mes jours. Il me déplaît d’être claquemurée avec des femmes. Et, franchement, je n’apprécie pas les crimes. On se complaît à en lire le récit dans les journaux, avant de s’endormir dans son lit, mais vivre dans leur atmosphère même, voilà qui me dépasse.

Une courte pause.

— Je crois, reprit la secrétaire, qu’à ma sortie d’ici, j’épouserai Dennis et créerai un foyer.

— Dennis ? Celui dont vous m’avez déjà parlé ? Si j’ai bonne mémoire, il s’agit de ce jeune homme appelé par son emploi en Birmanie, en Malaisie, ou encore au Japon. Drôle de perspective pour créer un foyer ?

Ann se prit à rire :

— Peut-être avez-vous raison.

— Je crois que vous pourriez trouver mieux que Dennis.

— Est-ce une offre personnelle ?

— Certainement pas. Vous êtes ambitieuse, et un aide jardinier ne vous conviendrait guère.

— Je me demandais si un mariage… dans le Service spécial serait de mon goût.

— Le Service spécial ? Je n’en fais pas partie.

— Naturellement, répondit Ann sans sourciller. Épargnons-nous les susceptibilités de langage : vous n’êtes pas attaché aux Services ; Shaila n’a pas été enlevée, et le jardin est magnifique…

Un regard autour d’elle et Ann ajouta :

— Cependant, je ne comprends rien à cette histoire d’un retour de Shaila en Suisse. Du moins, est-ce ce qu’on nous raconte, maintenant. Vous et vos gens n’avez pas dû être très attentifs, puisque, si c’est exact, on a réussi à la faire sortir d’Angleterre.

— Bouche cousue, répliqua Adam.

— Je supposerai plutôt que vous ne connaissez pas le premier mot de cette affaire.

— Allez plutôt demander des éclaircissements à M. Hercule Poirot.

— Quoi ? Ce drôle de petit bonhomme qui a ramené Julia Upjohn à Meadowbank et s’est entretenu avec miss Bulstrode ?

— Oui. Il affirme être un détective consultant.

— Impossible de comprendre le but de ses activités. Il est même allé voir ma mère… ou l’un de ses amis s’en est chargé.

— Votre mère ?… Pourquoi, elle ?

— Aucune idée. Parler aux mamans semble lui donner une joie morbide. N’a-t-il pas rendu visite à celle de Jennifer ?

— A-t-il interviewé les mères de miss Rich et de Chaddy ?

— Je ne crois pas que miss Rich ait encore la sienne, sinon elle n’aurait pas été oubliée. La mère de miss Chadwick vit à Cheltenham ; elle doit avoir dans les quatre-vingts ans. Pauvre Chaddy ! Elle paraît presque avoir le même âge. Justement, elle vient vers nous.

Adam jeta un coup d’œil :

— Elle a encore vieilli, cette dernière semaine.

De fait, miss Chadwick s’approchait lentement ; toute sa vivacité avait disparu :

— Voulez-vous venir voir miss Bulstrode ? dit-elle à Adam. Elle a des instructions à vous donner au sujet des fleurs.

— Il me faut d’abord faire quelques rangements, répondit l’aide-jardinier, et il s’éloigna en direction d’une serre.

Ann et miss Chadwick reprirent le chemin de l’école.

— Tout semble vide, dit miss Shapland, tout en regardant autour d’elle. On dirait une salle de théâtre à peu près déserte et où les rares spectateurs ont été placés de façon à atténuer les vides.

— Horrible ! gémit Chaddy. Horrible de penser que Meadowbank en est arrivé là. Je ne puis m’y faire. La nuit, le sommeil me fuit. Tout le travail de nombreuses années en ruine !

— Tout s’arrangera peut-être, répondit Ann, affectant une gaieté de circonstance. Les gens ont la mémoire courte, savez-vous ?

— Pas aussi courte qu’on pourrait le croire, murmura miss Chadwick.

Ann ne répondit pas, mais elle était plutôt d’accord avec Chaddy.

*

* *

Mlle Blanche venait de terminer son cours de littérature française. Elle jeta un coup d’œil sur sa montre. Oui, elle aurait le temps d’accomplir ce qu’elle se proposait. Avec si peu d’élèves, les heures disponibles ne manquaient pas.

Elle monta dans sa chambre et mit un chapeau. Mlle Blanche n’était pas de celles qui se promènent nu-tête. Puis elle se regarda dans une glace. Aucune tendance à s’admirer : une absence totale de personnalité, une femme qui n’attire pas l’attention. Elle sourit : voilà qui, parfois, était utile ! De fait, son physique lui avait permis de se servir des certificats de sa défunte sœur, le type même de la pédagogue. Même la photo du passeport n’avait soulevé aucune contestation.

Certes, « faire la classe » était intolérable ; en revanche, les appointements dépassaient largement tout ce qu’elle avait gagné auparavant… sans oublier l’incroyable évolution des événements en sa faveur. L’avenir, pensait-elle, serait très différent, grâce à la transformation qui deviendrait possible à bref délai. Elle se voyait déjà à Cannes ou à Monte-Carlo, habillée avec élégance et maquillée avec art. Que ne peut-on faire avec beaucoup d’argent ? Oui, la vie serait belle, et ce séjour insipide dans une école détestée aurait, du moins, servi à quelque chose !

Mlle Blanche se saisit de son sac à main et, une fois hors de sa chambre, s’engagea rapidement dans le long corridor qui conduisait à l’escalier. Au passage, elle vit une nouvelle femme de charge qui, agenouillée, s’affairait.

Une indicatrice chargée de renseigner la police, se dit Mlle Blanche. Et cette police était vraiment sotte, si elle croyait qu’on ne s’en doutait pas.

Un sourire ironique sur les lèvres, elle sortit de l’école, et gagna l’arrêt de l’autobus. Peu de passants sur cette route de campagne. Un homme était penché sur le capot de sa voiture ; un autre individu semblait attendre l’autobus ; à proximité, une bicyclette accolée à une haie. Sans doute, l’une de ces deux personnes s’apprêtait-elle à filer la jeune femme. Mise en scène, naturellement, et Mlle Blanche s’en souciait peu. On pouvait la suivre, surtout là où elle allait se rendre.

Déjà le bus arrivait. Un quart d’heure plus tard, Mlle Blanche descendait dans le centre de la ville ; elle ne prit même pas la peine de regarder derrière elle, mais se dirigea vers un grand magasin, dans les vitrines duquel les robes soi-disant à la nouvelle mode étaient exposées. Banales, juste bonnes pour la province, pensa-t-elle, esquissant une grimace. Cependant, elle les regarda pendant un moment, donnant l’impression d’être fortement intéressée.

Puis elle se décida à pénétrer à l’intérieur. Après avoir fait quelques menus achats, elle se rendit au salon de correspondance réservé aux dames et où se trouvait une cabine téléphonique. Le temps de composer un numéro et elle attendit. Ayant constaté que la voix était celle de la personne appelée, elle appuya sur le bouton et parla :

— Ici, Maison Blanche… Je dis bien Maison Blanche. Il s’agit d’un compte dont le solde n’a pas été payé. Dernier délai, demain soir… Oui, demain soir. Le montant doit être versé au compte Maison Blanche, à l’agence du Crédit National, Ledbury Street, à Londres. Ce montant, je vous le rappelle.

Elle donna le chiffre avant d’ajouter :

— Si cette somme n’est pas payée, je serai dans l’obligation de faire part aux personnes intéressées de mes découvertes, au cours de la nuit du 12. La référence est – notez-la bien – miss Springer. Vous avez un peu plus de vingt-quatre heures.

Elle raccrocha et revint dans le salon. Une femme venait d’y entrer ; une cliente, ou… De toute façon, elle était arrivée trop tard pour écouter quoi que ce soit. Le temps de passer aux toilettes, et Mlle Blanche gagna le rayon des blouses, discuta avec une vendeuse – sans rien acheter – puis elle sortit du magasin, toute rayonnante. Un arrêt devant une librairie et elle reprit le bus pour Meadowbank. En somme, tout s’était bien passé. La somme demandée n’était pas excessive, donc facile à payer en temps voulu. Cela suffirait… pour le moment du moins. Car il y aurait d’autres demandes. Une source de revenus appréciables.

Mlle Blanche n’éprouvait aucun remords.

Elle ne considérait pas comme un devoir de révéler à la police ce qu’elle savait, et avait vu. Cette Springer était une femme détestable, mal élevée, et elle espionnait. Donc, elle méritait son sort.

Rentrée à l’école, Mlle Blanche resta un long moment devant la piscine. Eileen Rich se baignait, puis ce fut le tour d’Ann Shapland, excellente plongeuse. À proximité, des pensionnaires riaient et poussaient de petits cris. Soudain, la cloche sonna et Mlle Blanche alla faire son cours. Les élèves étaient inattentives et fatigantes au possible. Qu’importait ? Cette servitude allait prendre fin.

Après la classe, elle monta dans sa chambre pour se préparer, avant le dîner. Elle eut la vague impression – sans plus – que, contrairement à son habitude, elle avait laissé son manteau de jardin sur une chaise, au lieu de l’accrocher dans la penderie.

Elle se pencha devant son miroir pour se farder quelque peu.

Le geste fut si rapide qu’elle n’eut pas le temps de se ressaisir : aucun bruit ! Le manteau placé sur la chaise sembla se rassembler sur lui-même, avant de glisser sur le plancher. En un clin d’œil, une main tenant un boudin se leva derrière Mlle Blanche et, avant que celle-ci n’ait eu le temps de pousser un cri, le boudin la frappa durement sur la nuque.

*

* *

Mrs Upjohn était assise sur le côté de la route qui dominait un profond ravin. Elle parlait en français, faisant force gestes, face à une imposante femme turque qui s’efforçait de lui décrire tant la difficulté de voyager dans le pays que les incidents qui avaient précédé la naissance de ses neuf enfants – dont huit garçons. Sans oublier cinq fausses couches dont elle était aussi fière que de ses accouchements normaux.

— Et vous ? demanda-t-elle à son interlocutrice.

— Une fille, répondit Mrs Upjohn.

— Et combien de garçons ?

Se rendant compte qu’elle risquait de perdre l’estime de l’autochtone, et poussée par l’orgueil national, la mère de Julia n’hésita pas à mentir :

— Cinq ! s’écria-t-elle avec fierté.

— Parfait, ponctua la matrone.

Les autres voyageurs étaient dispersés à proximité, occupés à grignoter des restes de victuailles sortis du fond de leurs paniers. Plutôt en mauvais état, le bus était accolé à un rocher, dangereusement penché sur la route. Plongeant dans le capot, le chauffeur et son assistant s’affairaient.

Mrs Upjohn perdait la notion du temps. Des inondations avaient bloqué deux routes, et les détours s’étaient succédé. Plus une panne de sept heures, dans l’attente de la décrue des eaux. Sans doute, serait-il possible d’atteindre Ankara, dans un avenir encore incertain. Entretemps, Mrs Upjohn s’efforçait d’écouter les propos incohérents de sa compagne du moment, ne sachant trop quand elle devait sourire, ou incliner la tête en témoignage de sympathie.

Soudain, une voix s’éleva, presque incongrue dans un pareil décor :

— Mrs Upjohn, je pense ?

L’interpellée se retourna et aperçut, à courte distance, une petite voiture. L’homme qui en était descendu s’avançait allègrement. De toute évidence, un Anglais, portant un complet de flanelle grise, par ailleurs fort élégant.

— Juste ciel ! s’écria Mrs Upjohn, le docteur Livingstone !

— Pas tout à fait, répondit le nouveau venu esquissant un sourire. Mon nom est Atkinson, et je viens du consulat britannique d’Ankara. Nous avons essayé d’entrer en contact avec vous depuis trois jours, mais les routes sont coupées.

— Et pourquoi ?…

Mrs Upjohn se leva d’un bond :

— … Julia ? demanda-t-elle, angoissée. Lui serait-il arrivé quelque chose ?

— Non, coupa Atkinson. Elle se porte très bien. En revanche, il y a eu de sérieux ennuis à Meadowbank, et je vais vous conduire à Ankara où vous prendrez l’avion sur-le-champ.

D’abord tentée de demander des explications, Mrs Upjohn se ravisa :

— N’oubliez pas ma valise, là, sur le toit du bus… La bleue, dit-elle simplement.

Après avoir pris congé de la matrone turque et lancé un cordial « au revoir » aux autres, elle suivit Atkinson sans poser une question. L’envoyé du consulat pensa que cette femme était vraiment sensée.

*

* *

Miss Bulstrode jeta un long regard sur les personnes qu’elle avait convoquées dans une classe : les membres du corps enseignant – du moins celles qui restaient : miss Chadwick, miss Johnson, miss Rich et les deux jeunes maîtresses. Assise à proximité, Ann Shapland tenait son bloc-notes. À côté de miss Bulstrode, se tenaient Kelsey et Hercule Poirot. À quelque distance, Adam occupait une place discrète. Un dernier coup d’œil et miss Bulstrode prit la parole, sur ce ton décisif qui lui était coutumier :

— En tant que collaboratrices intéressées au sort de l’école, vous avez le droit de savoir, je pense, jusqu’à quel point l’enquête a progressé. L’inspecteur Kelsey m’a informé de certains faits. De son côté, M. Hercule Poirot a obtenu, grâce à ses relations internationales, une aide appréciable en Suisse.

Miss Bulstrode se tourna vers Kelsey :

— En tant qu’enquêteur officiel, dit-il, il m’est interdit de révéler ce que j’ai appris. Je dois me contenter de vous informer que nous commençons à avoir quelques lumières sur le responsable des trois crimes commis ici même. Mais mon ami, M. Hercule Poirot, qui n’est pas lié par le secret professionnel, est parfaitement libre de vous donner certains détails. Une réserve, cependant : mieux vaut, dans l’intérêt de tous, les tenir secrets. J’insiste sur ce point. Vous avez bien compris ?

Assentiment unanime.

— Alors, monsieur Poirot…

Hercule Poirot se leva avec empressement et lissa soigneusement ses moustaches. Pour éviter de rire, les jeunes maîtresses, lèvres serrées, évitaient de se regarder.

— Il convint, avant tout, de vous assurer combien je comprends votre émotion, dit Poirot. D’abord, la perte de trois de vos collègues, dont l’une était ici depuis très longtemps, miss Vansittart. Évidemment, miss Springer et Mlle Blanche étaient nouvelles, mais je ne doute pas que leur mort a été un grand choc.

« Ensuite, vous avez sûrement éprouvé une appréhension toute personnelle, car tout donnait à penser qu’il existait une sorte de complot contre les professeurs de Meadowbank. Mais, je puis vous assurer – et l’inspecteur Kelsey également – que ce n’est pas le cas. Cependant, à la suite d’une série d’incidents fortuits, Meadowbank est devenu le centre d’intérêts aussi variés qu’indésirables. Le résultat étant qu’il est permis de dire qu’un loup s’est introduit dans la bergerie. Outre les trois crimes, il y a eu un enlèvement. C’est de celui-ci dont je vous entretiendrai en premier, car, dans tous ces drames, la principale difficulté a été de clarifier certains faits qui, bien que répréhensibles, n’avaient aucun lien direct avec les crimes proprement dits et brouillaient la piste principale, celle du tueur qui a pénétré ici.

Il sortit une photographie de sa poche.

— Veuillez la regarder, dit le détective.

Kelsey s’en saisit et la tendit à miss Bulstrode.

Après avoir fait le tour de la salle, elle fut rendue à Poirot qui jeta un coup d’œil sur les visages perplexes, tournés vers lui.

— À tous, je pose la question : reconnaissez-vous la jeune personne qui figure sur cette photo ?

Dénégation générale.

— Eh bien ! reprit Poirot, c’est celle de la princesse Shaila et elle m’a été envoyée de Genève.

— Shaila ! s’écria miss Chadwick, je ne la reconnais pas.

— Vous ne me surprenez nullement, répondit le détective. Écoutez-moi bien : l’affaire a commencé à Ramat, où, vous le savez, un coup d’État a eu lieu, il y a trois mois. Le prince alors au pouvoir, Ali Yusuf, a trouvé la mort, ainsi que son pilote personnel, alors qu’ils s’enfuyaient dans un avion. Un objet de grande valeur, emporté par le prince, n’a pas été retrouvé, et le bruit a couru qu’il avait été apporté en Angleterre. De ce fait, plusieurs groupes de personnes se sont efforcés de s’en emparer. Le fil conducteur leur parut être la princesse Shaila, cousine germaine d’Ali Yusuf, et pensionnaire en Suisse. Si cet objet avait été sorti de Ramat, il paraissait probable qu’on le lui ferait parvenir. Les conspirateurs savaient déjà que Shaila allait quitter la Suisse pour se rendre à Meadowbank. En conséquence, ils décidèrent que le moyen le plus simple d’arriver au but serait d’enlever la princesse et d’envoyer à sa place une quelconque complice qui serait présentée sous son nom. Substitution relativement facile, car oncle par alliance et seul parent vivant de Shaila, l’émir Ibrahim résidait en Égypte, et ne se proposait pas de venir en Angleterre avant la fin de l’été. La bande était parfaitement renseignée, comme vous pouvez le constater. De son côté, miss Bulstrode ne connaissait pas encore sa future élève, les arrangements voulus ayant été mis au point par l’intermédiaire d’une légation à Londres.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer