— La moindre des choses, cher ami. Je connais beaucoup de monde et l’on me fait des confidences. Pourquoi, je ne saurais le dire.
Pikeaway ignora cette modestie :
— Je me doute que vous avez appris la découverte de l’avion du prince Ali Yusuf…
— Mercredi dernier. Le pilote était le jeune Rawlinson. Une dangereuse entreprise, en vérité. Mais la responsabilité du désastre n’incombe pas au pilote : l’appareil avait été saboté par un mécanicien. Un soi-disant homme de confiance. Sous le nouveau régime, il remplit d’importantes fonctions.
— Ainsi, il s’agit vraiment d’un sabotage. Nous n’en étions pas certains. Triste histoire !
— Certes. Toutefois, je ne suppose pas que nous sommes réunis pour parler du… passé. Ce qui nous intéresse, à des titres différents peut-être, c’est ce que le défunt monarque a laissé derrière lui.
— C’est-à-dire… ?
M. Robinson haussa les épaules :
— Un substantiel compte en banque à Genève, un crédit moins important à Londres, des propriétés considérables dans son pays, lesquelles ont été naturellement partagées entre les vainqueurs – non sans disputes – et, finalement, une… petite chose, toute personnelle.
— Petite, dites-vous ?
— J’entends, sur le plan du volume. Une chose qu’on peut porter sur soi.
— Cependant on n’a rien trouvé, paraît-il, dans les vêtements du prince.
— Explicable. Le prince avait confié l’objet à Rawlinson.
— En êtes-vous certain ? demanda le colonel, avec une certaine vivacité.
— Le fait est qu’on ne peut être sûr de rien, répondit M. Robinson, comme pour s’excuser. Dans un palais, on raconte beaucoup d’histoires, et toutes ne peuvent être vraies. Mais, dans ce cas, les rumeurs se sont répétées.
— Soit, mais absolument rien sur Rawlinson.
— Devons-nous en déduire que l’objet a été emporté au-dehors de Ramat par une autre personne, ou grâce à un quelconque subterfuge ?
— Avez-vous une idée à ce sujet ?
— Apres avoir reçu les bijoux – appelons les choses par leur nom — Rawlinson s’est rendu dans un petit café, mais il n’a parlé à personne, et aucun consommateur ne s’est préoccupé de lui. Ensuite, il est allé au Ritz Hôtel. En l’absence de sa sœur, il a jugé bon de monter dans sa chambre, où il est resté pendant une vingtaine de minutes. Du Ritz, il a gagné une banque où il a encaissé un chèque. Quand il en est sorti, l’émeute avait commencé, mais Rawlinson put se rendre à l’aérodrome avec Achmed, son aide.
— Ensuite ?
— Comme convenu, semble-t-il, Ali Yusuf quitta le palais en voiture, soi-disant pour inspecter la construction d’une route, prétexte pour rejoindre Rawlinson, et lui exprimer son désir de survoler les travaux. De fait, l’envol eut lieu, mais l’avion disparut.
— Vos déductions sur l’ensemble de l’affaire ?
— Les mêmes que les vôtres, probablement. Pourquoi Rawlinson est-il resté vingt minutes dans la chambre de sa sœur, absente, alors qu’il savait qu’elle ne reviendrait pas avant la tombée du jour ? Il a laissé un message d’une telle brièveté que deux ou trois minutes auraient dû suffire. Qu’a-t-il fait le reste du temps ?
— Me donnez-vous à entendre qu’il a pu cacher les bijoux dans un endroit approprié, plus exactement dans les bagages de sa sœur ?
— Tout porte à le croire, ne pensez-vous pas ? Le jour même, Mrs Sutcliffe a été évacuée avec d’autres ressortissants britanniques. Elle a quitté l’avion à Aden, avec sa fille, et débarque à Tilbury demain.
— Je le sais, et nous la protégerons.
— Excellente idée, car si elle est en possession des bijoux, elle courra un danger.
M. Robinson cligna des paupières avant d’ajouter :
— J’ai tellement horreur de la violence.
— Vous estimez vraiment que… ?
— Différents clans s’intéressent à l’affaire. Des gens peu désirables…
— Je m’en doute.
— Et, naturellement, ils complotent les uns contre les autres. Ce qui complique tout.
— Concevable. Et… avez-vous un intérêt personnel dans cette affaire ?
Bien que la question eût été posée sur un ton discret, M. Robinson parut un tantinet choqué :
— Je représente un groupe, répondit-il, néanmoins. Et plusieurs des pierres précieuses en question ont été cédées par lui à l’Altesse défunte, à un prix raisonnable, bien entendu. Une raison pour moi de m’intéresser à leur sort. Dois-je ajouter que ce souci eût été approuvé par le malheureux monarque ? Il me déplairait d’en dire davantage. Le sujet est tellement délicat. À propos, savez-vous par hasard qui occupait, au Ritz, la chambre voisine de celle de Mrs Sutcliffe ?
Pikeaway sembla rassembler ses souvenirs avant de répondre :
— Voyons… Ah ! à gauche de cette chambre, résidait, à l’époque, une certaine Angélica de Toredo, une danseuse espagnole engagée dans un cabaret de Ramat. Peut-être n’était-elle pas strictement espagnole, et, de surcroît, ballerine de talent. En revanche, très prisée de la clientèle. De l’autre côté, à droite, se trouvaient un groupe d’institutrices.
M. Robinson eut un large sourire :
— Vous ne changerez pas ! Je viens vers vous pour apporter des renseignements, mais vous les avez déjà obtenus.
— N’exagérons rien !
— Entre nous, vous et moi, sommes au courant de beaucoup de choses.
Leurs regards se croisèrent.
— Du moins, monsieur Robinson, ai-je l’impression que, dans ce cas, nous en savons assez. Pour le moment, du moins…
*
* *
— Vraiment ! s’écria Mrs Sutcliffe, en s’éloignant de la fenêtre de sa chambre d’hôtel, je ne comprendrai jamais pourquoi il pleut à chacun de mes retours en Angleterre. C’est tellement déprimant !
— Pour ma part, répliqua Jennifer, il me plaît d’être de nouveau dans notre pays. Du moins, entend-on parler anglais et, bientôt, on va nous servir un thé délicieux, avec tout ce qui s’ensuit.
— Que vous êtes insulaire, chérie ! Ce n’était vraiment pas la peine de vous avoir fait faire tout ce voyage dans le golfe Persique pour vous entendre parler ainsi.
— Je ne m’en plains pas, mais je suis heureuse d’être ici.
— Soit, mais il me faut compter nos bagages. Depuis la guerre, les gens sont devenus tellement malhonnêtes ! Je suis certaine que si j’avais été distraite, un homme se serait emparé de mon sac vert, à Tilbury et un autre rôdait autour des valises. Je l’ai revu dans le train. Ces individus profitent de la fatigue ou du mal de mer des passagers pour les voler.
— Oh ! maman, vous pensez toujours qu’on ne rencontre que des bandits !
— Il y en a beaucoup !
— Pas en Angleterre !
— En Angleterre ?… Mais c’est pire. D’un Arabe, ou de n’importe quel étranger, on s’attend à tout, mais ici, on ne se méfie plus et les gredins en profitent… Maintenant, vérifions : la grande valise rouge, et la noire… sans oublier les deux marron et le sac vert… Ah ! les clubs de golf, les raquettes de tennis… Voici les trois autres sacs, et la petite caisse en métal achetée en cours de route, soit… quatorze objets au total… Parfait !
— J’ai faim ! s’écria Jennifer.
— Alors, allez prendre le thé en bas. Je vais me reposer… Et votre père qui n’est pas venu ! Insensée cette réunion de directeurs juste pour notre arrivée !
Jennifer s’empressa de sortir. Soudain, le téléphone retentit :
— Allo !… Oui, elle-même à l’appareil, répondit Mrs Sutcliffe. Un moment, je vous prie.
On venait de frapper à la porte.
— Entrez !
Un jeune homme « en bleus » fit son apparition, portant une boîte d’outils :
— Excusez. Je suis l’électricien de l’hôtel. On vient de me dire de vérifier les fils. Le précédent locataire s’était plaint de la lumière. Puis-je aller dans la salle de bains ?
— Faites votre travail, répondit Mrs Sutcliffe.
Puis elle revint au téléphone :
— Je m’excuse. Que désirez-vous ?
— Veuillez m’excuser, mais je désirerais vous voir. C’est au sujet de votre frère.
— De Bob ? Avez-vous des nouvelles ?
— Oui.
— Alors, je vous attends dans ma chambre troisième étage, numéro 110.
Front plissé, elle s’assit sur son lit. Qu’était-il arrivé à Bob ? Déjà, elle se doutait d’un malheur.
Un coup discret à la porte, puis un jeune homme pénétra lentement dans la chambre. L’expression de son visage ne laissait guère de doute.
— Je me nomme Derek O’Connor, et appartiens au Foreign Office, dit le nouveau venu.
— Est-il mort ? demanda aussitôt la sœur du pilote.
Derek inclina la tête avant de répondre :
— Le prince Ali Yusuf était dans son avion quand celui-ci s’est écrasé sur une montagne.
Un léger tressaillement et Mrs Sutcliffe s’exclama :
— Pourquoi ne m’a-t-on pas avisée par radio, à bord du paquebot ?
— Aucune information précise n’avait été encore reçue. On savait seulement que l’appareil était porté manquant et un espoir restait. Depuis, les débris ont été retrouvés. Peut-être la certitude que votre frère n’a pas souffert sera-t-elle une atténuation…
— Cette issue fatale ne me surprend guère, coupa Mrs Sutcliffe.
Sa voix avait tendance à trembler, mais la sœur de Rawlinson se maîtrisait. « Une femme de cran », pensait son interlocuteur. Déjà, elle avait repris la parole :
— Je savais que Bob mourrait jeune. Il était si imprudent, ne cessant de faire des essais. Du moins, me l’a-t-on dit, car je ne l’ai guère vu au cours des dernières années.
Une larme tomba sur son corsage ; Mrs Sutcliffe se raidit :
— Un choc pour moi, et je m’excuse. Du moins est-il certain que mon frère ne pouvait éviter d’aider le cheik. Une autre attitude m’eût déçue. Et je suis sûre que l’accident n’est pas dû à une faute de sa part !
— Exact, madame. La tentative comportait des risques énormes, mais votre frère n’a pas hésité.
— Je comprends, et merci pour votre visite.
Un court silence et O’Connor posa une question :
— M’est-il permis de vous demander si votre frère ne vous a pas confié un quelconque objet, à seule fin que vous le rameniez en Angleterre ?
— Non. Pourquoi pensez-vous qu’il aurait agi de la sorte ?
— Nous avons l’impression qu’il eût pu en être ainsi car il est venu à votre hôtel, juste avant le début de la révolution.
— Je le sais. Il a même laissé un message. Mais sans importance : il m’invitait à une partie de golf ou de tennis. Tout porte à croire qu’à ce moment il ignorait encore qu’il aurait à évacuer le cheik un peu plus tard.
— C’est tout ?
— Le message ?… Oui.
— L’avez-vous conservé ?
— Pour quelle raison ? Il était tellement banal que je l’ai déchiré.
— Évidemment. Toutefois, je me demande si…
— Si… ? répéta Mrs Sutcliffe, agacée.
— Eh bien ! s’il n’y avait pas autre chose dans le message ? Tout compte fait, l’encre invisible existe.
— Invisible !… Vous ne faites certainement pas allusion à cette sorte de produit chimique qu’on mentionne dans les romans d’espionnage !
Apparemment, la sœur de Bob Rawlinson n’appréciait pas le tour pris par la conversation. Vulgaire ! pensait-elle.
— Je crains que si, répondit O’Connor, comme pour s’excuser.
— Ridicule ! Je suis certaine que Bob n’a jamais eu l’idée d’avoir recours à un tel procédé. Il était trop honnête…
De nouveau, une larme coula sur ses joues :
— Oh ! où est mon sac à main ? Il me faut un mouchoir… J’ai dû le laisser dans la salle de bains…
— Je vais aller le chercher.
Déjà, il avait franchi le seuil de la porte de communication, quand il s’arrêta net ; un homme en bleus qui était penché sur une valise se redressa brusquement.
— Je suis l’électricien ! dit-il rapidement. Une réparation urgente.
O’Connor appuya sur un bouton et la pièce s’illumina.
— L’éclairage est normal pourtant, s’étonna-t-il.
— J’ai tout remis en ordre, répondit l’autre, avant de ramasser ses outils et de sortir en vitesse.
Après s’être saisi du sac à main, O’Connor se dirigea vers le téléphone :
— Ici, la chambre n°110. Avez-vous envoyé un électricien faire une réparation ?… J’attends… Non ? Personne n’a été chargé de quoi que ce soit ?… Inutile, aucune panne.
Mrs Sutcliffe s’inquiétait :
— Un voleur, alors ?
— Peut-être.
Affolée, elle inspecta son sac, puis poussa un soupir de soulagement :
— Rien ne manque. Les billets de banque sont intacts.
Cependant, O’Connor semblait préoccupé :
— Êtes-vous absolument certaine, madame, que votre frère n’a rien laissé, outre le message… Par exemple un petit paquet à emporter ?
— Aucun doute !
— Autre possibilité : il a pu dissimuler à votre insu quelque chose dans l’une de vos valises.
— Insensé ! Qu’avait-il à chercher ?
— Il est possible que le prince Ali Yusuf lui ait confié un objet, précieux entre tous, et que Bob Rawlinson ait jugé qu’il serait plus en sécurité dans vos bagages que sur lui.
— Voilà qui me dépasse !
— Quoi qu’il en soit, voulez-vous que nous déballions vos affaires ?
— Vider tout ? demanda Mrs Sutcliffe, affolée.
— Je sais que ce travail est horripilant, mais le résultat peut avoir une grande importance. Et n’ayez aucune crainte, nous remettrons tout en ordre : ma mère disait que je suis le plus ordonné des hommes.
Son charme opérait. Déjà Mrs Sutcliffe se résignait :
— Si la chose est tellement utile, murmura-t-elle.
Derek O’Connor n’hésita plus :
— Alors commençons, conclut-il, tout souriant.
*
* *
Trois quarts d’heure plus tard, Jennifer revint de son thé. Un regard dans la chambre et la surprise fit sursauter la jeune fille.
— Oh ! maman, qu’avez-vous donc fait ?
— Déballé les valises ; ne le voyez-vous pas ? Et, maintenant, nous rangeons le tout. Oh ! J’oubliais. Monsieur O’Connor, voici ma fille, Jennifer.
— Et pourquoi tout ce travail ? reprit celle-ci.
— Il paraîtrait que votre oncle Bob a déposé quelque chose dans nos bagages. Je ne suppose pas qu’il vous ait confié quoi que ce soit ?
— À moi ? Comment l’aurait-il pu ? Mais vous avez également ouvert ma valise personnelle ?
— Tout, répondit gaiement O’Connor. Et, comme nous n’avons rien trouvé, nous remballons. À propos, madame Sutcliffe, je pense que vous devriez vous réconforter. Puis-je commander un thé ou un brandy-soda ?
Il se dirigea vers le téléphone.
— Alors, une tasse de thé, dit Mrs Sutcliffe.
Le thé commandé, O’Connor acheva les rangements avec une dextérité qui émerveilla la sœur de Bob Rawlinson.
— Votre mère avait raison, dit-elle.
— Oh ! mon souci de l’ordre ne lui a pas échappé.
À la vérité, sa mère était morte depuis de nombreuses années, et son adresse à manier le contenu des valises avait été acquise exclusivement au service du colonel Pikeaway.
Son travail enfin terminé, O’Connor toussota avant de s’adresser de nouveau à Mrs Sutcliffe :
— Il y a encore un point sur lequel je désirerais attirer votre attention : soyez très prudente, madame, au cours de vos allées et venues.
— Prudente ? Que voulez-vous dire exactement ?
O’Connor ne tenait pas à donner trop de précisions :
— Les révolutions ont parfois des ramifications à l’extérieur. Vous proposez-vous de rester à Londres pendant un certain temps ?
— Non. Nous partons pour la campagne dès demain. Mon mari viendra nous chercher.
— Voilà qui est parfait ! Mais ne prenez aucun risque inutile. Si quoi que ce soit sortant de l’ordinaire attire votre attention, n’hésitez pas à téléphoner sur-le-champ à 999.
— Oh ! s’écria Jennifer, ravie : 999 ! J’ai toujours eu envie d’appeler un numéro de ce genre !
— Ne soyez pas aussi sotte, coupa sa mère.
*
* *
Extrait d’un journal local :
« Hier, un individu nommé Andrew Bail a comparu devant le juge du district sous l’inculpation d’effraction chez Mr Henry Sutcliffe, dans l’intention de cambrioler. En particulier, la chambre de Mrs Sutcliffe a été mise en piteux état, pendant que les membres de la famille étaient au service religieux du dimanche. Occupés à préparer le déjeuner, les domestiques n’ont rien entendu. L’homme a été appréhendé, alors qu’il s’enfuyait. Selon toutes apparences, il a été pris de panique pour un quelconque motif, car il ne s’est emparé de rien. Interrogé, Andrew Bail a déclaré être sans travail. À noter que les bijoux de Mrs Sutcliffe sont déposés dans une banque. »
— Je vous ai déjà dit que la fenêtre du salon devrait être consolidée, dit Mr Sutcliffe à sa femme après cet accident.
Mrs Sutcliffe fronçait déjà les sourcils, quand Jennifer intervint :
— Je ne comprends pas comment la police a pu se douter qu’on essayait de nous cambrioler, et arriver juste à temps pour arrêter le coupable.
— Il semble extraordinaire qu’il n’ait rien emporté, ajouta Mrs Sutcliffe.
— En êtes-vous tout à fait sûre, Joan ? intervint son mari.
— Le désordre, dans ma chambre, était tel – tous les tiroirs sortis et renversés – qu’il m’a fallu un certain temps avant de m’en convaincre. Toutefois, je n’ai pas retrouvé mon écharpe rouge.
— Je m’excuse, maman. Je l’avais prise à bord du paquebot, et le vent l’a emportée, admit Jennifer.
Sa mère se disposait à prononcer des paroles peu amènes, mais Jennifer sut parer l’offensive :
— Au fait, je n’aime guère aller à Meadowbank. Une de mes amies y a été pensionnaire, et cela lui a fort déplu. On vous apprend à monter dans une Rolls-Royce, ou à en sortir, et comment se comporter si l’on est invité à déjeuner à Buckingham Palace.
— Il suffit, coupa Mrs Sutcliffe. Ignorez-vous qu’on n’admet pas n’importe qui à Meadowbank ? Seules la situation de votre père et la recommandation de votre tante Rosamonde ont facilité l’agrément de la directrice, miss Bulstrode. Et s’il advient que vous soyez invitée à déjeuner avec la reine, du moins saurez-vous comment vous conduire.
*
* *
Dès que Andrew Bail, sans domicile fixe, eut été condamné à trois mois de prison pour violation de domicile, Dereck O’Connor, qui avait discrètement assisté aux débats, s’empressa d’appeler un certain numéro :
— On n’a rien trouvé sur lui, quand nous l’avons appréhendé, après lui avoir laissé tout le temps voulu. Il doit s’agir d’un gars du groupe Gecko. Le genre de types qu’ils emploient pour cette sorte de travail. Peu de cervelle, mais consciencieux dans leurs missions.
— Et il a accepté sa condamnation, comme un agneau ? demanda le colonel Pikeaway, qui, à l’autre bout du fil, grimaçait un sourire.
— Exact, reprit Derek. L’attitude d’un stupide garçon, coincé dans une impasse. On ne l’associerait jamais à un exploit digne de ce nom.
— Et il n’a rien découvert ? Et vous pas davantage ?… Dans ces conditions, il semble que nous nous trompons en supposant que l’objet recherché a été caché par Rawlinson dans les affaires de sa sœur. Qu’en pensez-vous ?
— D’autres semblent le croire également.
— Trop ouvertement ; peut-être voulait-on nous appâter !
— Hum ! Voyez-vous d’autres possibilités ?
— Beaucoup ! L’objet peut être encore à Ramat, caché quelque part dans le Ritz Hôtel même. Autre version : Rawlinson l’a confié à quelqu’un en se rendant à l’aérodrome. Ou, à en croire une allusion de Mr Robinson, une femme s’en est emparé… Enfin, ne sachant pas qu’elle le détenait, Mrs Sutcliffe l’a peut-être jeté à la mer avec un quoi que ce soit dont elle n’avait plus besoin… Et cela vaudrait peut-être mieux pour tous.
— Mais il s’agit d’une véritable fortune !
— Croyez-vous que la vie humaine ne représente rien ?
*
* *
Lettre de Julia Upjohn à sa mère :
Je suis déjà habituée à Meadowbank. Une nouvelle, Jennifer, est devenue ma camarade, et nous jouons beaucoup au tennis. Elle éprouve quelque difficulté, car sa raquette, dit-elle, s’est gondolée en mer. Là-bas, à Ramat, elle a failli assister à une révolution ; on l’a conduite, avec sa mère, à l’ambassade britannique ; puis, elles ont pris l’avion, et ensuite le paquebot.
Sous les apparences d’une colombe, miss Bulstrode, notre directrice, sait être sévère. Nous l’appelons le taureau. Le professeur de littérature, miss Rich, est terrifiante : quand elle nous lit du Shakespeare, nous frissonnons toutes, sauf Jennifer, que rien ne semble affecter.
Le cours de français est fait par Mlle Blanche ; elle ne paraît pas avoir beaucoup d’ordre. Insupportable est le professeur de gymnastique, une certaine miss Springer : elle est rousse, et a une odeur quand il fait chaud.
Miss Chadwick enseigne les mathématiques ; elle est avenante. L’histoire et l’allemand incombent à miss Vansittart ; elle est en quelque sorte l’adjointe de miss Bulstrode.
Il y a beaucoup d’étrangères parmi nous, entre autres deux Italiennes, une Allemande, une Suédoise, et une princesse, mi-turque, mi-iranienne, qui affirme qu’elle aurait épousé le cheik Ali Yusuf, s’il n’avait pas été tué en avion. Jennifer, qui semble tout savoir, affirme qu’elle ment, car le cheik aimait quelqu’un d’autre. Quelle histoire !
Je suppose que vous allez bientôt partir en voyage. N’oubliez pas votre passeport, comme cela fut le cas, la dernière fois…
Lettre de Jennifer à sa mère :
Je me plais mieux à Meadowbank que je ne l’aurais cru. Le temps est splendide. Au fait, pourrais-je avoir une nouvelle raquette de tennis ? Plusieurs d’entre nous iront à Londres demain pour voir un ballet. La nourriture, ici, est un régal.
Vous a-t-on cambriolés de nouveau ?
Lettre de Margaret Gore West à sa mère :
Peu de nouvelles. Le bruit court que miss Bulstrode va prendre sa retraite, et que miss Vansittart la remplacera ; miss Chadwick, à qui j’ai posé la question, m’a répondu, non sans vivacité, que c’était faux, et que je ferais mieux de ne pas écouter les potins…
Miss Rich est toujours aussi charmante, mais on n’aime guère le nouveau professeur de gymnastique, miss Springer…
Lettre d’Ann Shapland, secrétaire de miss Bulstrode, à Dennis Rathbone :
Je n’aurai pas un moment de libre avant la troisième semaine du trimestre. Il me serait très agréable de déjeuner avec vous, mais il faudrait choisir un samedi, ou un dimanche. Je vous aviserai en temps voulu. Travailler dans une école me plaît assez, mais, Dieu merci ! je ne suis pas institutrice, j’en deviendrais folle.
Lettre de miss Johnson, surveillante générale, à sa sœur :
Guère de changements à Meadowbank. Le parc est splendide, et nous avons un nouveau jardinier qui aide Briggs. Un jeune homme bien proportionné. Dommage, car les filles sont parfois stupides.
Lettre de Mlle Blanche, professeur de français, à René Dupont, P. R. à Bordeaux :
Tout se déroule normalement ici ; cependant, je ne puis dire que je m’amuse beaucoup. Les élèves ne sont ni plaisantes, ni bien élevées. Mais je préfère ne pas me plaindre à miss Bulstrode. Avec une telle femme, il convient d’être sur ses gardes.
Lettre de miss Vansittart, professeur d’histoire et d’allemand, à une amie :
Bon début de trimestre. Dans l’ensemble, les pensionnaires sont plaisantes. Shaila, notre petite princesse orientale, est portée à manquer d’assiduité, mais je suppose qu’il fallait s’y attendre. Du moins, est-elle agréable à fréquenter.
Le nouveau professeur de gymnastique, miss Springer, est loin d’être populaire. Elle est trop curieuse. Si Mlle Blanche, chargée du français, paraît aimable, en revanche elle ne vaut pas celle qui l’a précédée.
Miss Bulstrode n’a rien dit de définitif concernant l’avenir, mais son comportement donne à penser qu’elle a pris une décision. Meadowbank est vraiment un succès, et je serai libre d’en continuer les traditions…
Lettre d’Adam Goodman au colonel Pikeaway, transmise par les voies habituelles :
Du moins, puis-je parler d’un homme en périlleuse posture ! Je suis le seul mâle digne de ce nom au milieu de quelque cent quatre-vingt-dix représentantes du beau sexe !
Son Altesse Shaila est arrivée selon le rite : une Cadillac bleu pastel, un officiel en costume oriental… et tout le reste. Le lendemain, je l’ai à peine reconnue, dans l’uniforme de la pension. Aucune difficulté à nouer des relations amicales avec elle. Déjà, elle me demandait le nom de certaines fleurs, quand une Gorgone au visage rempli de taches de rousseur a surgi et, d’une voix pointue, lui a ordonné de s’éloigner. Ce qui ne fut pas facilement accepté. Je sais que les jeunes Orientales obéissent spontanément, mais celle-là doit déjà avoir acquis une certaine expérience du monde ; en Suisse, paraît-il.
La princesse enfin partie, la Gorgone – miss Springer – m’a passé un savon : le personnel du jardin ne devait pas parler aux élèves, etc. Sans doute sous l’effet de mon charme personnel, elle s’est calmée. Même, elle a fini par minauder. Ah ! les femmes !
Moins de succès avec la secrétaire de miss Bulstrode, miss Shapland. Une de ces provinciales affectées ! Le professeur de français semble mieux disposée à… coopérer. Sainte Ni-touche, et… fureteuse, cependant. En outre, un vieux cheval de guerre, appelé miss Chadwick, me jette parfois des regards qu’on pourrait qualifier de circonspects. Aussi suis-je sur mes gardes.
Mon chef, le vieux Briggs, est un homme bourru. Sa conversation porte exclusivement sur les beaux jours du passé. Il se plaint de tout, et des gens en particulier, mais éprouve du respect pour miss Bulstrode. Moi, également. Toutefois, j’ai eu, un moment, l’horrible impression qu’elle savait tout de ma modeste personne. Ses yeux semblent vous transpercer.
Jusqu’à présent, aucun signe de quoi que ce soit de sinistre – mais ne vit-on pas dans l’espoir…
*
* *
La routine à Meadowbank. Ce jour-là, dans la salle privée des professeurs, les deux « nouvelles » répondaient aux questions posées par leurs collègues : d’abord, Mlle Blanche. Était-elle déjà venue en Angleterre ? Dans quelle partie de la France était-elle née ?
Mlle Blanche donna quelques explications. Poliment, mais avec une certaine réserve. Au contraire de miss Springer qui se montra plus empressée, s’exprimant avec emphase. On eût cru, même, assister à une conférence. Sujet : la perfection de l’intéressée, sur le plan professionnel. Miss Springer n’étant pas perspicace, l’humeur rétive de l’auditoire lui échappait :
— Il faut s’attendre à l’ingratitude, disait-elle, sa voix s’enflant au fur et à mesure. L’ennui est que les gens sont si lâches qu’ils évitent de faire face aux faits. Ce dont j’ai horreur, car je vais droit au but, et, souvent, j’ai déterré un scandale plus que déplaisant.
Elle rit à pleine gorge avant d’ajouter :
— Vous seriez surprises si je vous révélais quelques-unes des histoires que j’ai découvertes, à propos de personnes qu’on croyait irréprochables !
— Et tout cela vous faisait plaisir, n’est-ce pas ? demanda Mlle Blanche, un peu ironique.
— Non, naturellement ; en revanche, j’avais la satisfaction de remplir un devoir. Mais on ne m’a pas approuvée. Aussi donnai-je ma démission, en signe de protestation.