— Continuez, miss Johnson, dit Kelsey.
— Donc, j’ai jugé à propos de demander à miss Chadwick de se rendre avec moi au pavillon.
— Pourquoi miss Chadwick ? Une raison particulière ?
— Je ne voulais pas déranger miss Bulstrode, et miss Chadwick est ici depuis si longtemps !
— Donc, vous l’avez réveillée ?
— Oui, et elle fut de mon avis. Le temps de mettre un pull-over et un manteau, et nous partîmes, mais à peine étions-nous arrivées dans l’allée centrale, qu’un coup de feu claqua dans le pavillon. À la suite de quoi nous nous élançâmes dans sa direction. Assez stupidement, nous n’avions emporté aucune lampe de poche et à deux reprises, nous faillîmes tomber. Enfin sur place, nous vîmes que la porte était ouverte et nous avons allumé…
— Aucune lumière quand vous êtes arrivées ?
— Non. L’intérieur était plongé dans l’obscurité… Puis nous aperçûmes…
— Cela suffira, intervint Kelsey, avec bienveillance. Je vais me rendre au pavillon. Au fait, n’avez-vous rencontré personne, sur votre chemin ?
— Non.
— Ou entendu quelqu’un s’enfuir ?
— Aucun bruit.
L’inspecteur se tourna vers miss Bulstrode :
— Le coup de feu a-t-il alerté quelqu’un dans l’école même ?
— Pas que je sache. Je n’ai reçu aucun témoignage à cet égard. Le pavillon se trouve assez loin et, à cette heure… c’est le profond sommeil.
— Je comprends. Eh bien ! il me reste à me rendre compte sur le lieu même.
— Je vous accompagne, déclara miss Bulstrode.
— Désirez-vous ma présence ? déclara miss Johnson. Il est stupide de chercher à éviter les émotions, quand le devoir l’exige.
— Aucune nécessité dans ce cas, répondit Kelsey. Inutile de vous bouleverser une fois de plus.
Une pièce assez grande, le vestiaire. Un casier pour chaque élève, avec son nom. Dans le fond, des aménagements pour les raquettes, et autres accessoires. Une porte donnait sur la salle des douches, près des cabines où ces demoiselles se changeaient. Les assistants de Kelsey s’affairaient. L’un achevait de prendre des photos, tandis que l’autre s’efforçait de relever des empreintes.
Kelsey se dirigea vers le docteur, agenouillé près du corps :
— La balle a été tirée à environ trois mètres, et a atteint le cœur. Mort presque instantanée, dit le praticien.
— Quand ?
— Disons environ une heure.
Kelsey se retourna pour regarder miss Chadwick qui avait découvert le crime avec miss Johnson, et s’appuyait au mur ; son attitude évoquait assez bien celle d’un chien de garde. Cinquante-cinq ans environ, pensa l’inspecteur. Front large, bouche révélant l’obstination, des cheveux gris quelque peu en désordre ; aucune trace d’affolement. Le genre de femme sur laquelle on pouvait compter, au cours d’événements exceptionnels, bien qu’insignifiante lorsqu’il s’agissait de la routine de chaque jour.
— Miss Chadwick ? s’enquit Kelsey.
— Oui, monsieur.
— Vous étiez avec votre collègue quand le corps a été découvert ?
— Exact. Il était exactement comme vous le voyez maintenant.
— L’heure ?
— J’ai regardé ma montre quand miss Johnson m’a réveillée : oh50.
« Voilà qui concorde à peu de chose près, avec le témoignage de miss Johnson », se dit le policier qui se pencha sur la victime. Ses cheveux acajou étaient coupés court. Un visage couvert de taches de rousseur ; le menton proéminent. Les formes révélaient la pratique de l’athlétisme. Elle portait une jupe en drap écossais et un pull-over noir. Aux pieds, des sandales ; pas de bas.
— Aucune trace de l’arme ? demanda Kelsey.
L’un des assistants répondit :
— Pas la moindre, monsieur.
— Et la torche dont le meurtrier a dû se servir pour s’éclairer ?
— Il y en a une dans le coin à gauche, mais les empreintes sont celles de la victime.
— Ah !… Donc, c’est elle qui l’a apportée ! répondit Kelsey, dont les sourcils se froncèrent.
« Pourquoi ? » se dit-il, pensif. Puis, s’adressant tant à ses aides qu’à miss Bulstrode et à miss Chadwick, il reprit :
— Avez-vous une quelconque idée ?
Ce fut miss Chadwick qui répondit :
— Peut-être pensait-elle avoir oublié quelque chose dans le pavillon et voulait-elle s’en assurer… mais cela n’est guère probable, à une heure aussi avancée.
— Quoi qu’il en soit, s’il en a été ainsi, il devait s’agir de quelque chose d’important.
L’inspecteur porta son regard dans toutes les directions. Tout était dans un ordre parfait, sauf les raquettes ; dans un coin, plusieurs gisaient sur le plancher.
— Il est possible qu’elle aussi ait vu une lumière, dit soudain miss Chadwick.
— Ce n’est pas exclu, répondit Kelsey. Un détail cependant : se serait-elle risquée à sortir seule, à cette heure indue ?
— Certainement ; une autre eût réveillé quelqu’un, mais miss Springer était sûre d’elle.
— Autre détail : quand vous êtes sortie de l’école avec miss Johnson pour vous rendre au pavillon, la porte que vous avez empruntée était-elle fermée à clef ?
— Non.
— Probablement laissée ainsi par miss Sprinter ?
— Déduction logique !
— Donc, admettons que miss Springer a voulu percer un mystère. Résultat : on l’a tuée.
L’inspecteur fit face à miss Bulstrode :
— Cette version vous paraît-elle acceptable ?
Miss Bulstrode n’hésita pas :
— Pas tout à fait. Certes, j’admets que miss Springer a pu repérer la lumière, et qu’elle a tenu à faire sa petite enquête. En revanche, que la personne ainsi dérangée ait éprouvé le besoin de la supprimer, voilà qui me dépasse. Pourquoi pénétrer dans le pavillon avec un pistolet puisqu’il n’y avait pratiquement rien à voler, rien qui puisse justifier un crime ? Et pourtant, on a tué !
Kelsey toussota avant de reprendre la parole :
— Insinuez-vous que miss Springer a troublé un rendez-vous ?
— Probablement l’explication la plus sensée, répondit miss Bulstrode. Cependant, cela ne résout pas le problème posé par le crime. Mes élèves ne se promènent pas avec des pistolets et le jeune homme que l’une d’elles eût pu être tentée de rencontrer ne se serait pas présenté avec une arme à la main !
Kelsey acquiesça :
— Logique, mais il y a une alternative : disons que miss Springer est venue ici pour rencontrer un homme…
Un rire étouffé et miss Chadwick s’écria :
— Oh ! pas miss Springer !
— Je ne pense pas nécessairement à un rendez-vous d’amour, riposta l’inspecteur, d’un ton sec. Je suggère que le crime a été prémédité, que quelqu’un entendait tuer miss Springer. On s’est arrangé pour la rencontrer ici même, et on l’a abattue.
*
* *
Lettre de Jennifer Sutcliffe à sa mère :
Nous avons eu un assassinat, la nuit dernière : Miss Springer, le professeur de gym. La police est là depuis ce matin et pose des questions à tout le monde.
Miss Chadwick nous a interdit d’en informer qui que ce soit, mais j’ai pensé que vous aimeriez être au courant.
*
* *
L’importance de Meadowbank était suffisante pour justifier l’attention toute personnelle des hautes autorités policières. Tandis que l’enquête suivait son cours, miss Bulstrode ne demeurait pas inactive. Elle téléphona à un gros bonnet de la presse et au ministre de l’Intérieur, tous deux des amis personnels. Le résultat fut que les journaux furent discrets : un professeur de gymnastique avait été trouvé mort dans le gymnase même ; tué accidentellement… ou non : on ne pouvait encore préciser. La plupart des courtes informations publiées ressemblaient fort à des excuses : en somme, on avait l’impression, ou presque, que la victime avait manqué de tact en se faisant abattre dans de telles circonstances.
Ann Shapland, la secrétaire, passa toute sa journée à taper des lettres aux parents. Il convenait de faire vite : inutile, pensa miss Bulstrode, de conseiller aux élèves d’être discrètes. C’eût été une perte de temps. Des récits plus ou moins fantaisistes seraient envoyés aux familles. Aussi la directrice entendait-elle expédier tout de suite un rapport mesuré sur la tragédie, rapport qui parviendrait aux intéressés, en même temps que les lettres enflammées de leur progéniture.
En fin d’après-midi, miss Bulstrode tint une sorte de conférence en compagnie de Mr Stone, commissaire divisionnaire et de l’inspecteur Kelsey. Le fait que la presse tenait l’affaire en sourdine permettait de poursuivre les recherches, en paix.
— Ce crime est plus que regrettable, dit le commissaire. Je suppose qu’il vous affecte profondément.
— Un assassinat est toujours une mauvaise chose, répondit miss Bulstrode. Et encore davantage dans une école de jeunes filles. Mais inutile de s’étendre sur ce point. Nous y ferons face : n’avons-nous pas résisté à d’autres tempêtes ? Tout ce que j’espère, c’est que l’affaire sera clarifiée au plus vite.
— Et pourquoi ne le serait-elle pas ? répondit Stone qui se tourna vers Kelsey.
— Peut-être l’enquête sera-t-elle facilitée, quand nous en saurons davantage sur miss Springer… risqua l’inspecteur.
— Le pensez-vous vraiment ? coupa miss Bulstrode d’une voix sèche.
— Quelqu’un pouvait en vouloir à la victime.
Miss Bulstrode demeura silencieuse.
— Vous pensez que le crime est lié à Meadowbank même ? s’enquit le commissaire.
— L’inspecteur Kelsey le croit vraiment, déclara miss Bulstrode. Mais il s’efforce de m’éviter une nouvelle émotion, je pense.
— Oui, mon opinion est qu’il y a un lien avec Meadowbank, reprit lentement Kelsey. Comme tous les autres membres du personnel, miss Springer avait des moments de loisirs, et, si elle le désirait, elle pouvait donner un rendez-vous à n’importe quel endroit. Mais pourquoi choisir le gymnase, et le milieu de la nuit ?