Ange Pitou – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 30Un roi et une reine

La reine, après un coup d’œil donné autour d’elle, reçut lesalut de son époux et le lui rendit amicalement.

Puis il lui tendit la main.

– Et à quel bon hasard, demanda Marie-Antoinette, dois-je leplaisir de votre visite ?

– À un vrai hasard, vous dites bien, madame ; j’airencontré Charny qui m’a appris qu’il allait, de votre part, dire àtous nos belliqueux de se tenir tranquilles. Cela m’a fait si grandplaisir que vous ayez pris une si belle résolution, que je n’ai pasvoulu passer devant votre appartement sans vous remercier.

– Oui, dit la reine, j’ai réfléchi en effet, et j’ai pensé que,décidément, mieux valait que vous laissiez les troupes en repos, etne donniez pas prétexte aux guerres intestines.

– Eh bien ! à la bonne heure, dit le roi, je suis enchantéde vous voir de cet avis. Je savais bien d’ailleurs que je vous yramènerais.

– Votre Majesté voit qu’elle n’a pas eu grand-peine à arriver àce but, puisque c’est en dehors de son influence que je me suisdécidée.

– Bon ! cela prouve que vous êtes à peu près raisonnable,et quand je vous aurai communiqué quelques réflexions, vous leserez tout à fait.

– Mais si nous sommes du même avis, Sire, ces réflexions meparaissent tout à fait inutiles.

– Oh ! soyez tranquille, madame, ce n’est point unediscussion que je veux entamer ; vous savez bien que je ne lesaime pas plus que vous ; ce sera une conversation. Voyons,est-ce que vous n’êtes pas aise de causer de temps en temps avecmoi des affaires de la France, comme deux bons époux font deschoses de leur ménage ?

Ces derniers mots furent prononcés avec cette bonhomie parfaiteque Louis XVI avait dans la familiarité.

– Oh ! Sire, au contraire, toujours, répondit lareine ; mais le moment est-il bien choisi ?

– Mais, je crois que oui. Vous désirez qu’on n’entame pas leshostilités, m’avez-vous dit là tout à l’heure, n’est-cepas ?

– Je vous l’ai dit.

– Mais vous ne m’avez pas exposé votre raison.

– Vous ne me l’avez pas demandée.

– Eh bien ! je vous la demande.

– L’impuissance !

– Ah ! vous voyez bien ; si vous espériez être la plusforte, vous feriez la guerre.

– Si j’espérais être la plus forte, je brûlerais Paris.

– Oh ! que j’étais bien sûr que vous ne vouliez pas laguerre par les mêmes motifs que moi !

– Alors, voyons les vôtres.

– Les miens ? demanda le roi.

– Oui, répondit Marie-Antoinette, les vôtres.

– Je n’en ai qu’un.

– Dites-le.

– Oh ! ce sera bientôt fait. Je ne veux pas engager laguerre avec le peuple, parce que je trouve que le peuple araison.

Marie-Antoinette fit un mouvement de surprise.

– Raison ! s’écria-t-elle ; le peuple a raison des’insurger ?

– Mais oui.

– Raison de forcer la Bastille, de tuer le gouverneur, demassacrer le prévôt des marchands, d’exterminer vossoldats ?

– Eh !… mon Dieu ! oui.

– Oh ! s’écria la reine voilà vos réflexions, et c’est deces réflexions-là que vous voulez me faire part !

– Je vous les dis comme elles me sont venues.

– En dînant ?

– Bon ! dit le roi, voilà que nous allons retomber sur lechapitre de la nourriture. Vous ne pouvez me pardonner demanger ; vous me voudriez poétique et vaporeux. Quevoulez-vous ! dans ma famille on mange. Non seulement Henri IVmangeait, mais il buvait sec ; le grand et poétique Louis XIVmangeait à en rougir ; le roi Louis XV, pour être sûr de lesmanger et de le boire bons, faisait ses beignets lui-même, etfaisait faire son café par madame du Barry. Moi, quevoulez-vous ! quand j’ai faim, je ne puis résister ; ilfaut alors que j’imite mes aïeux Louis XV, Louis XIV et Henri IV.Si c’est une nécessité chez moi, soyez indulgente ; si c’estun défaut, pardonnez-le-moi.

– Sire, enfin, vous m’avouerez…

– Que je ne dois pas manger quand j’ai faim ? non, dit leroi en secouant tranquillement la tête.

– Je ne vous parle plus de cela, je vous parle du peuple.

– Ah !

– Vous m’avouerez que le peuple a eu tort.

– De s’insurger ? pas davantage. Voyons, passons en revuetous nos ministres. Depuis que nous régnons, combien y en a-t-ilqui se soient occupés réellement du bonheur du peuple ?Deux : Turgot et M. de Necker. Vous et votre coterie me lesavez fait exiler. On a fait pour l’un une émeute, peut-être va-t-onfaire pour l’autre une révolution. Parlons des autres un peu.Ah ! voilà des hommes charmants, n’est-ce pas ? M. deMaurepas, la créature de mes tantes, un faiseur de chansons !Ce ne sont pas les ministres qui doivent chanter, c’est le peuple.M. de Calonne ? Il vous a dit un mot charmant, je le saisbien, un mot qui vivra. Un jour que vous veniez pour lui demanderje ne sais plus quoi, il vous a dit : « Si c’estpossible, c’est fait ; si c’est impossible, cela sefera. » Ce mot-là a peut-être coûté cent millions au peuple.Ne vous étonnez donc pas qu’il le trouve un peu moins spirituel quevous ne le trouvez, vous. En vérité, comprenez donc cela,madame ; si je garde tous ceux qui tondent le peuple, si jerenvoie tous ceux qui l’aiment, ce n’est pas un moyen de le calmeret de l’affriander à notre gouvernement.

– Bien ! Alors c’est un droit que l’insurrection ?Proclamez ce principe ! Allez ! en vérité, je suis bienheureuse que vous me disiez de pareilles choses en tête à tête. Sil’on vous entendait !

– Oh oui ! oui ! répliqua le roi, vous ne m’apprenezrien de nouveau. Oui, je sais bien que si vos Polignac, vosDreux-Brézé, vos Clermont-Tonnerre, vos Coiguy m’entendaient, ilshausseraient les épaules en arrière de moi, je le sais bien ;mais ils me font bien autrement pitié, eux, ces Polignac qui vousgrugent et qui vous affichent, à qui vous avez un beau matin donnéle comté de Fénétrange qui vous a coûté douze cent millelivres ; votre Sartine, à qui je fais déjà une pension dequatre-vingt-neuf mille livres, et qui vient de recevoir de vousdeux cent mille livres à titre de secours ; le prince desDeux-Ponts, à qui vous me forcez d’accorder neuf cent quarante-cinqmille livres pour l’acquittement de ses dettes ; Marie deLaval et madame de Magnenville, qui touchent chacune quatre-vingtmille livres de pension ; Coigny, qui est comblé de toutefaçon, et qui, un jour où je voulais faire une réduction sur sesappointements, m’a pris entre deux portes, et m’eût battu, jecrois, si je n’avais fait selon son désir. Ce sont vos amis tousces gens-là, n’est-ce pas ? Eh bien ! moi, je vous disune chose, et vous ne la croirez pas, attendu que c’est unevérité : si, au lieu d’être à la cour, vos amis eussent été àla Bastille, eh bien ! le peuple l’eût fortifiée au lieu de ladémolir.

– Oh ! fit la reine en laissant échapper un mouvement derage.

– Dites tout ce que vous voudrez, c’est comme cela, répliquatranquillement Louis XVI.

– Oh ! votre peuple bien-aimé, eh bien ! il n’aura paslongtemps encore sujet de haïr mes amis, car ils s’exilent.

– Ils partent ! s’écria le roi.

– Oui, ils partent.

– Polignac ? Les femmes ?

– Oui.

– Oh ! tant mieux, s’écria le roi, tant mieux ! Dieusoit béni !

– Comment, tant mieux ! Comment, Dieu soit béni ! Etvous ne les regrettez pas ?

– Non ! il s’en faut. Manquent-ils d’argent pour leurdépart ? Je leur en donnerai. Celui-là ne sera pas malemployé, je vous en réponds. Bon voyage, messieurs ! Bonvoyage, mesdames ! dit le roi avec un sourire charmant.

– Oh oui ! oui ! dit la reine, je conçois que vousapprouviez des lâchetés.

– Voyons, entendons-nous ; vous leur rendez donc justiceenfin ?

– Ils ne partent pas, s’écria la reine, ils désertent !

– Peu m’importe ! pourvu qu’ils s’éloignent.

– Et quand on pense que ces infamies, c’est votre famille quiles conseille !

– Ma famille conseille à tous vos favoris de s’en aller ?Je ne croyais pas ma famille si sage. Et, dites-moi, quels sont lesmembres de ma famille qui me rendent ce service, afin que je les enremercie ?

– Votre tante Adélaïde, votre frère d’Artois.

– Mon frère d’Artois ! Est-ce que vous croyez qu’ilsuivrait pour son compte le conseil qu’il donne ? Est-ce quevous croyez qu’il partirait aussi ?

– Pourquoi pas ? s’écria Marie-Antoinette, essayant depiquer le roi.

– Que le bon Dieu vous entende ! s’écria Louis XVI ;que M. d’Artois s’en aille, je lui dirai ce que j’ai dit auxautres : « Bon voyage, mon frère d’Artois, bonvoyage ! »

– Ah ! votre frère ! s’écria Marie-Antoinettestupéfaite.

– Avec cela qu’il est regrettable ! Un bon petit garçon quine manque ni d’esprit ni de courage, je le sais bien, mais qui n’apas de cervelle ; qui joue au prince français comme un raffinédu temps de Louis XIII ; un brouillon, un imprudent, qui vouscompromet, vous, la femme de César.

– César ! murmura la reine avec une sanglante ironie.

– Ou Claude, si vous l’aimez mieux, répondit le roi ; carvous savez, madame, que Claude était un César comme Néron.

La reine baissa la tête. Ce sang-froid historique laconfondait.

– Claude, poursuivit le roi – puisque vous préférez le nom deClaude à celui de César –, Claude fut forcé un soir, vous le savez,de faire fermer la grille de Versailles, afin de vous donner uneleçon lorsque vous rentriez trop tard. Cette leçon, c’était M. lecomte d’Artois qui vous la valait. Je ne regretterai donc pas M. lecomte d’Artois. Quant à ma tante, eh bien ! on sait ce qu’onsait sur elle. En voilà encore une qui mérite d’être de la familledes Césars ! Mais je ne dis rien, parce qu’elle est ma tante.Aussi, qu’elle parte, et je ne la regretterai pas non plus. C’estcomme M. de Provence, croyez-vous que je le regrette, lui ? M.de Provence part-il ? Bon voyage !

– Oh ! lui ne parle pas de s’en aller.

– Tant pis ! Voyez-vous, ma chère, M. de Provence sait tropbien le latin pour moi ; il me force de parler anglais pourlui rendre la pareille. M. de Provence, c’est lui qui nous a misBeaumarchais sur le dos, en le faisant fourrer à Bicêtre, auFor-l’Évêque, je ne sais où, de son autorité privée, et celui-lànous l’a bien rendu aussi, M. de Beaumarchais. Ah ! il resteM. de Provence ! Tant pis, tant pis ! Savez-vous unechose, madame, c’est que près de vous je ne connais qu’un honnêtehomme, M. de Charny.

La reine rougit et se détourna.

– Est-ce qu’il part aussi celui-là ? demanda le roi.Ah ! celui-là ce serait dommage et je le regretterais.

La reine ne répondit rien.

– Nous parlions de la Bastille…, continua le roi après un courtsilence, et vous déploriez qu’elle fût prise.

– Mais asseyez-vous au moins, Sire, répondit la reine, puisquevous paraissez avoir encore beaucoup de choses à me dire.

– Non, merci ; j’aime mieux parler en marchant ; enmarchant, je travaille pour ma santé dont personne nes’occupe ; car si je mange bien, je digère mal… Savez-vous ceque l’on dit dans ce moment-ci ? On dit : « Le roi asoupé, le roi dort. » Vous le voyez bien, vous, comme je dors.Je suis là, tout debout, essayant de digérer en causant politiqueavec ma femme. Ah ! madame, j’expie ! j’expie !…

– Et qu’expiez-vous, s’il vous plaît ?

– J’expie les péchés d’un siècle dont je suis le boucémissaire ; j’expie madame de Pompadour, madame du Barry, leParc-aux-Cerfs ; j’expie ce pauvre Latude, pourrissant pendanttrente ans dans les cachots, et s’immortalisant par la souffrance.Encore un qui a fait détester la Bastille ! Pauvregarçon ! Ah ! que j’ai fait de sottises, madame, enlaissant passer les sottises des autres ! Les philosophes, leséconomistes, les savants, les gens de lettres, j’ai aidé àpersécuter tout cela. Eh ! mon Dieu ! ces gens-là nedemandaient pas mieux que de m’aimer. S’ils m’eussent aimé, ilseussent fait la gloire et le bonheur de mon règne. M. Rousseau, parexemple, cette bête noire de Sartine et des autres, eh bien !je l’ai vu un jour, moi, le jour où vous l’avez fait venir àTrianon, vous savez bien. Il avait les habits mal brossés, c’estvrai, la barbe longue, c’est encore vrai ; mais, au demeurant,c’était un brave homme. Si j’eusse mis mon gros habit gris, mes basdrapés, et que j’eusse dit à M. Rousseau :« Allons-nous-en donc chercher des mousses dans les bois deVille-d’Avray… »

– Eh bien ! quoi ? interrompit la reine avec unsuprême mépris.

– Eh bien ! M. Rousseau n’eût pas écrit le Vicairesavoyard et le Contrat social.

– Oui, oui, je le sais bien, voilà comme vous raisonnez, ditMarie-Antoinette ; vous êtes homme prudent, vous craignezvotre peuple comme le chien craint son maître.

– Non, mais comme le maître craint son chien ; c’estquelque chose que de savoir qu’on ne sera pas mordu par son chien.Madame, quand je me promène avec Médor, le molosse des Pyrénées quem’a donné le roi d’Espagne, je suis tout fier de son amitié. Riezsi vous voulez, il n’en est pas moins vrai que Médor, s’il n’étaitpas mon ami, me mangerait avec ses grosses dents blanches. Ehbien ! je lui dis : « Petit Médor, bon Médor »,et il me lèche. J’aime mieux la langue que les crocs.

– Soit, flattez les révolutionnaires, caressez-les, jetez-leurdu gâteau.

– Eh ! eh ! ainsi ferai-je ; je n’ai pas d’autredessein, je vous prie de le croire. Oui, c’est décidé, je vaisamasser un peu d’argent, et je traiterai tous ces messieurs commedes Cerbères. Eh ! tenez, M. de Mirabeau…

– Ah ! oui, parlez-moi de cette bête féroce.

– Avec cinquante mille livres par mois ce sera un Médor, tandisque si nous attendons, il lui faudra peut-être un demi-million parmois.

La reine se mit à rire de pitié.

– Oh ! flatter de pareils gens ! dit elle.

– M. Bailly, continua le roi, M. Bailly devenant ministre desarts, c’est un ministère que je m’amuserai à créer, M. Bailly seraun autre Médor. Pardon de ne pas être de votre avis, madame ;mais je suis de l’avis de mon aïeul Henri IV. C’était un politiquequi en valait bien un autre et je me rappelle ce qu’il disait.

– Et que disait-il ?

– On ne prend pas les mouches avec du vinaigre.

– Sancho aussi disait cela, ou quelque chose d’approchant.

– Mais Sancho eût rendu le peuple de Barataria fort heureux, siBarataria eût existé.

– Sire, votre aïeul Henri IV, que vous invoquez, prenait lesloups aussi bien que les mouches : témoin le maréchal de Bironà qui il a fait couper le cou. Il pouvait donc dire tout ce qui luiplaisait. En raisonnant comme lui et en agissant comme vous faites,vous ôtez tout prestige à la royauté, qui ne vit que deprestige ; vous dégradez le principe : que deviendra lamajesté ? La majesté, c’est un mot, je le sais bien ;mais dans ce mot tendent toutes les vertus royales :« Qui respecte aime, qui aime obéit ».

– Ah ! parlons-en de la majesté, interrompit le roi avec unsourire ; oui, parlons-en. Vous, par exemple, vous êtes aussimajestueuse que qui que ce soit ; et je ne connais personne enEurope, pas même votre mère Marie-Thérèse, qui ait poussé aussiloin que vous la science de la majesté.

– Je comprends ; vous voulez dire, n’est-ce pas, que lamajesté n’empêche point que je sois abhorrée du peuplefrançais.

– Je ne dis pas abhorrée, ma chère Antoinette, dit le roi avecdouceur ; mais, enfin, vous n’êtes peut-être pas aussi aiméeque vous méritez de l’être.

– Monsieur, répliqua la reine profondément blessée, vous vousfaites l’écho de tout ce qui se dit. Je n’ai fait de mal à personnecependant ; du bien, au contraire, souvent j’en ai fait.Pourquoi me haïrait-on comme vous dites ? Pourquoi nem’aimerait-on pas, si ce n’était qu’il y a des gens occupés toutela journée à répéter : « La reine n’est pasaimée ! » Savez-vous bien, monsieur, qu’il suffit d’unevoix qui dise cela pour que cent voix le répètent ; cent voixen font éclore dix mille. Alors, d’après ces dix mille voix, toutle monde répète : « La reine n’est pasaimée ! » Et l’on n’aime pas la reine uniquement parcequ’une personne a dit : « La reine n’est pasaimée. »

– Eh ! mon Dieu ! murmura le roi.

– Eh ! mon Dieu ! interrompit la reine, je tiens fortpeu à la popularité ; mais je crois aussi qu’on exagère monimpopularité. Les louanges ne pleuvent pas sur moi, c’estvrai ; mais enfin on m’a adorée, et, pour m’avoir trop adorée,voilà qu’il se trouve qu’on me hait trop.

– Tenez, madame, dit le roi, vous ne savez pas toute la vérité,et vous vous illusionnez encore ; nous parlions de laBastille, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien ! il y avait à la Bastille une grande chambrepleine de toutes sortes de livres écrits contre vous. Je supposequ’on aura brûlé tout cela.

– Et que me reprochait-on dans ces livres ?

– Ah ! vous comprenez bien, madame, que je ne me fais pasplus votre accusateur que je ne voudrais être votre juge. Quandtous ces pamphlets-là paraissent, je fais saisir toute l’édition etengouffrer le tout à la Bastille. Mais quelquefois ces libelles metombent à moi-même dans les mains. Ainsi, par exemple, dit le roien frappant sur la poche de son habit, j’en ai un là, il estabominable.

– Montrez-le-moi, s’écria la reine.

– Je ne peux pas, dit le roi, il y a des gravures.

– Et vous en êtes là, dit-elle ; vous en êtes à ce pointd’aveuglement, de faiblesse, que vous ne cherchiez point à remonterà la source de toutes ces infamies ?

– Mais on ne fait que cela, remonter aux sources ; tous meslieutenants de police y ont blanchi.

– Alors vous connaissez l’auteur de ces indignités ?

– J’en connais un du moins, l’auteur de celui-là, M. Furth,puisque voilà un reçu de 22500 livres de lui ; quand cela envaut la peine, vous voyez que je ne regarde pas au prix.

– Mais les autres ! les autres !

– Ah ! souvent ce sont de pauvres diables d’affamés quivégètent en Angleterre ou en Hollande. On est mordu, on est piqué,on s’irrite, on cherche, on croit qu’on va trouver un crocodile ouun serpent, le tuer, l’écraser : pas du tout, on ne trouvequ’un insecte, si petit, si bas, si sale, qu’on n’ose point ytoucher, même pour le punir.

– À merveille ! Mais si vous n’osez pas toucher auxinsectes, accusez en face celui qui les fait naître. En vérité,monsieur, on dirait que Philippe d’Orléans est le soleil…

– Ah ! s’écria le roi en frappant ses mains l’une contrel’autre ; ah ! nous y voilà ; M. d’Orléans !Allez, allez, cherchez à me brouiller avec lui.

– Vous brouiller avec votre ennemi, Sire, ah ! le mot estjoli.

Le roi haussa les épaules.

– Voilà, dit-il, voilà le système des interprétations. M.d’Orléans ! Vous attaquez M. d’Orléans, qui vient se mettre àmes ordres pour combattre les révoltés ! Qui quitte Paris etqui accourt à Versailles. M. d’Orléans est mon ennemi !Vraiment, madame, vous avez contre les d’Orléans une haineinconcevable !

– Oh ! il est venu, savez-vous pourquoi ? parce qu’ila peur que son absence ne soit remarquée au milieu del’empressement général ; il est venu parce qu’il est unlâche.

– Bien ! nous allons recommencer, dit le roi ; c’estun lâche qui a inventé cela. Vous, vous qui avez fait écrire celadans vos gazettes qu’il avait eu peur à Ouessant, vous l’avez vouludéshonorer. Eh bien ! c’est une calomnie, madame. Philippe n’apas eu peur. Philippe n’a pas fui. S’il avait fui, il ne serait pasde la famille. Les d’Orléans sont braves. C’est connu. Le chef dela famille, qui avait plus l’air de descendre de Henri III que deHenri IV, était brave, malgré son d’Effiat et son chevalier deLorraine. Il l’avait prouvé à la bataille de Cassel. Le régentavait bien quelques petites choses à se reprocher du côté desmœurs ; mais il s’était battu à Steinkerque, à Nerwinde et àAlmanza comme le dernier soldat de son armée. Ne disons que lamoitié du bien qui existe, si vous le voulez, madame, mais nedisons point de mal qui n’existe pas.

– Votre Majesté est en train de blanchir tous lesrévolutionnaires. Vous verrez, vous verrez tout ce que vaudracelui-là. Oh ! si je regrette la Bastille, c’est pourlui ; oui, je me repens qu’on y ait mis des criminels, quandcelui-là n’y était pas.

– Eh bien ! s’il y eût été à la Bastille, M. d’Orléans,nous serions aujourd’hui dans une belle situation ! dit leroi.

– Que fût-il donc arrivé, voyons ?

– Eh ! vous n’êtes pas sans savoir, madame, que l’on apromené son buste couronné de fleurs avec celui de M. deNecker ?

– Oui, je le sais.

– Eh bien ! une fois hors de la Bastille, M. d’Orléans eûtété roi de France, madame.

– Et peut-être eussiez-vous trouvé cela juste ! ditMarie-Antoinette avec une amère ironie.

– Ma foi ! oui. Haussez les épaules tant qu’il vousplaira ; pour bien juger les autres, je me mets à leur pointde vue, moi. Ce n’est pas du haut du trône qu’on voit bien lepeuple ; moi, je descends jusqu’à lui, et je me demande si,bourgeois ou manant, j’eusse supporté qu’un seigneur me comptâtparmi ses poulets et ses vaches comme un produit ! Si,cultivateur, j’eusse supporté que les dix mille pigeons d’unseigneur mangeassent chaque jour dix grains de blé, d’avoine ou desarrazin, c’est-à-dire deux boisseaux environ, le plus clair de monbénéfice, tandis que ses lièvres et ses lapins broutaient mesluzernes, tandis que ses sangliers retournaient mes pommes deterre, tandis que ses percepteurs dîmaient mon bien, tandis que luimême caressait ma femme et mes filles, tandis que le roi m’enlevaitmes fils pour la guerre, tandis que le clergé damnait mon âme dansses moments de colère.

– Allons, allons, monsieur, interrompit la reine avec un regardfoudroyant, prenez une pioche, et allez aider à la démolition de laBastille.

– Vous croyez rire, répondit le roi. Eh bien ! j’irais, surma parole ! s’il n’était ridicule qu’un roi prît la pioche,lorsque d’un seul trait de plume il peut faire le même ouvrage.Oui, je prendrais la pioche, et l’on m’applaudirait, commej’applaudis à ceux qui peuvent accomplir cette besogne. Ils merendent un fameux service, allez, madame, ceux qui me démolissentla Bastille, et ils vous en rendent un bien plus grand à vous,madame ; oui, à vous, qui ne pouvez plus faire jeter, selonles caprices de vos amis, les honnêtes gens dans un cachot.

– Les honnêtes gens à la Bastille ! moi, j’ai fait mettreles honnêtes gens là ! C’est peut-être M. de Rohan qui étaitun honnête homme ?

– Oh ! ne parlez pas plus de celui-là que je n’en parlemoi-même. La chose ne nous a pas réussi de l’y mettre, puisque leparlement l’en a fait sortir. D’ailleurs, ce n’était point là laplace d’un prince de l’Église, puisque aujourd’hui on met lesfaussaires à la Bastille ; en vérité, je vous le demande, desfaussaires et des voleurs, qu’ont-ils à faire là ? N’ai-jepoint à Paris des prisons qui me coûtent fort cher, pour entretenirces malheureux-là ? Encore passe pour les faussaires et lesvoleurs. Mais le pis est qu’on y mettait les honnêtes gens.

– Les honnêtes gens ?

– Eh ! sans doute, j’en ai vu un aujourd’hui, un honnêtehomme qui y a été enfermé, et qui en est sorti il n’y a paslongtemps.

– Quand cela ?

– Ce matin.

– Vous avez vu ce soir un homme qui est sorti ce matin de laBastille ?

– Je le quitte.

– Qui cela ?

– Dame ! quelqu’un de votre connaissance.

– De ma connaissance, à moi ?

– Oui.

– Et comment appelez-vous ce quelqu’un ?

– Le docteur Gilbert.

– Gilbert ! Gilbert ! s’écria la reine. Quoi !celui qu’Andrée a nommé en revenant à elle ?

– Précisément ; ce doit être celui-là ; j’en jurerais,du moins.

– Cet homme a été à la Bastille ?

– En vérité, on dirait que vous l’ignorez, madame.

– Je l’ignore tout à fait.

Et la reine, apercevant sur le visage du roi une expressiond’étonnement :

– À moins, dit-elle, que quelque raison que j’ai oubliée…

– Ah ! voilà, s’écria le roi ; il y a toujours à cesinjustices une raison que l’on oublie. Mais si vous avez oublié etcette raison et le docteur, madame de Charny n’a oublié ni l’un nil’autre, je vous en réponds.

– Sire ! Sire ! s’écria Marie-Antoinette.

– Il faut qu’il se soit passé entre eux des choses…, continua leroi.

– Sire, de grâce ! fit la reine, en regardant avec anxiétédu côté du boudoir, d’où Andrée, cachée, pouvait entendre tout ceque l’on disait.

– Ah ! oui, dit le roi en riant ; vous craignez queCharny ne vienne et ne s’instruise. Pauvre Charny !

– Sire, je vous en supplie. Madame de Charny est une femmepleine de vertus, et j’aime mieux croire, je vous l’avoue, que ceM. Gilbert…

– Bah ! interrompit le roi, accusez-vous cet honnêtegarçon ? Je sais ce que je sais, et, ce qu’il y a de pis,c’est que, sachant beaucoup de choses, je ne sais pas encoretout.

– En vérité, vous me glacez avec votre assurance, dit la reineen regardant toujours du côté du cabinet.

– Oh ! mais, continua Louis XVI, je suis tranquille, je neperdrai rien pour attendre. Le commencement me promet une finagréable, et cette fin, je la saurai de Gilbert lui-même, à présentqu’il est mon médecin.

– Votre médecin ! cet homme-là est votre médecin ?Vous confiez au premier venu la vie du roi ?

– Oh ! répliqua froidement le roi, j’ai confiance en moncoup d’œil, et j’ai lu, je vous en réponds, dans l’âme decelui-là.

La reine laissa échapper un frémissement de colère et dedédain.

– Haussez les épaules tant qu’il vous plaira, dit le roi ;vous ne ferez pas que Gilbert ne soit un savant homme.

– Engouement !

– Je voudrais bien vous voir à ma place. Je voudrais bien savoirsi M. Mesmer n’a pas fait sur vous et sur madame de Lamballe uneimpression quelconque.

– M. Mesmer ? fit la reine en rougissant.

– Oui, quand il y a quatre ans vous allâtes déguisée à l’une deses séances. Oh ! ma police est bien faite, allez, et je saistout, moi.

Et le roi, tout en prononçant ces paroles, souritaffectueusement à Marie-Antoinette.

– Vous savez tout, Sire, dit la reine ; alors vous êtesbien dissimulé, puisque jamais vous ne m’avez parlé de cela.

– À quoi bon ! la voix des nouvellistes et la plume desgazetiers vous avaient suffisamment reproché cette petiteimprudence. Mais j’en reviens à Gilbert et à Mesmer à la fois. M.Mesmer vous plaçait autour d’un baquet, vous touchait avec uneverge d’acier, s’entourait de mille fantasmagories, comme uncharlatan qu’il était. Gilbert, lui, ne fait pas tant defaçons ; il étend la main sur une femme, à l’instant même elledort, et endormie elle parle.

– Elle parle ! murmura la reine avec épouvante.

– Oui, répliqua le roi, qui ne dédaignait point de prolonger lapetite souffrance de sa femme ; oui, endormie par Gilbert,elle parle, et, croyez-moi, les choses qu’elle dit son fortétranges.

La reine pâlit.

– Madame de Charny aurait dit des choses fort étranges !murmura-t-elle.

– Au dernier point, ajouta le roi. Il est même bien heureux pourelle…

– Chut ! chut ! interrompit Marie-Antoinette.

– Pourquoi chut ! Je dis qu’il est même bien heureux pourelle que, seul, je l’aie entendue dans son sommeil.

– Oh ! par grâce ! Sire, pas un mot de plus.

– Je le veux bien, car je tombe de fatigue ; et, de mêmeque je mange quand j’ai faim, je me couche quand j’ai envie dedormir. Bonsoir donc, madame ; que de toute notre conversationil vous reste une impression salutaire !

– Laquelle, Sire ?

– Le peuple a eu raison de défaire ce que nous et nos amis nousavons fait, témoin mon pauvre médecin Gilbert. Adieu, madame :croyez qu’après avoir signalé le mal, j’aurai le courage del’empêcher. Dormez bien, Antoinette !

Et le roi se dirigea vers la porte de sa chambre.

– À propos, dit-il en revenant sur ses pas, prévenez madame deCharny qu’elle ait à faire sa paix avec le docteur, si toutefois ilen est temps encore. Adieu.

Et il s’éloigna lentement, en fermant lui-même les portes avecla satisfaction du mécanicien qui sent jouer sous ses doigts debonnes serrures.

Le roi n’avait pas fait dix pas dans le corridor que la comtessesortit du cabinet, courut aux portes et en poussa les verrous, auxfenêtres et en tira les rideaux.

Tout cela vivement, violemment, avec l’énergie de la démence etde la rage.

Puis, s’étant assurée que nul ne pouvait voir ni entendre, ellerevint vers la reine avec un sanglot déchirant, et tomba sur sesdeux genoux en s’écriant :

– Sauvez-moi, madame ; au nom du ciel,sauvez-moi !

Puis, après une pause suivie d’un soupir :

– Et je vous dirai tout ! ajouta-t-elle.

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