Ange Pitou – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 13Le roi est si bon, la reine est si bonne

Maintenant, que nos lecteurs nous permettent de les mettre aucourant des principaux événements politiques qui s’étaient passésdepuis l’époque où, dans notre dernière publication, nous avonsabandonné la cour de France.

Ceux qui connaissent l’histoire de cette époque, ou ceux quel’histoire pure et simple effraiera, peuvent passer ce chapitre, lechapitre suivant s’emboîtant juste avec celui qui précède, et celuique nous hasardons ici n’étant qu’à l’usage des esprits exigeantsqui veulent se rendre compte de tout.

Depuis un an ou deux, quelque chose d’inouï, d’inconnu, quelquechose venant du passé et allant vers l’avenir, grondait dansl’air.

C’était la Révolution.

Voltaire s’était soulevé un instant dans son agonie, et, accoudésur son lit de mort, il avait vu luire, jusque dans la nuit où ils’endormait, cette fulgurante aurore.

C’est que la Révolution, comme le Christ, dont elle était lapensée, devait juger les vivants et les morts.

Lorsque Anne d’Autriche arriva à la régence, dit le cardinal deRetz, il n’y eut qu’un mot dans toutes les bouches : Lareine est si bonne !

Un jour, le médecin de madame de Pompadour, Quesnay, qui logeaitchez elle, voit entrer Louis XV. Un sentiment en dehors du respectle trouble à ce point qu’il tremble et pâlit.

– Qu’avez-vous ? lui demande madame du Hausset.

– J’ai, répond Quesnay, qu’à chaque fois que je vois le roi, jeme dis : « Voilà cependant un homme qui peut me fairecouper la tête ! »

– Oh ! il n’y a pas de danger, répond madame duHausset : Le roi est si bon !

C’est avec ces deux phrases : Le roi est si bon !La reine est si bonne ! qu’on a fait la Révolutionfrançaise.

Quand Louis XV mourut, la France respira. On était débarrassé,en même temps que du roi, des Pompadour, des du Barry, duParc-aux-Cerfs.

Les plaisirs de Louis XV coûtaient cher à la nation, ilscoûtaient seuls plus de trois millions par an.

Heureusement, on avait un roi jeune, moral, philanthrope,presque philosophe.

Un roi qui, comme l’Émile de Jean-Jacques, avait appris un état,ou plutôt trois états.

Il était serrurier, horloger, mécanicien.

Aussi, effrayé de l’abîme sur lequel il se penche, le roicommence-t-il par refuser toutes les faveurs qu’on lui demande. Lescourtisans frémissent. Heureusement une chose les rassure :c’est que ce n’est pas lui qui refuse, c’est Turgot ; c’estque la reine n’est peut-être pas reine encore, et par conséquent nepeut avoir ce soir l’influence qu’elle aura demain.

Enfin, vers 1777, elle acquiert cette influence tantattendue : la reine devient mère ; le roi, qui était déjàsi bon roi, si bon époux, va pouvoir être bon père.

Comment rien refuser maintenant à celle qui a donné un héritierà la couronne ?

Et puis, ce n’est pas le tout : le roi est encore bonfrère ; on connaît l’anecdote de Beaumarchais sacrifié aucomte de Provence : et encore le roi n’aime-t-il pas le comtede Provence qui est un pédant.

Mais, en revanche, il aime fort M. le comte d’Artois, ce typed’esprit, d’élégance et de noblesse française.

Il l’aime tant, que s’il refuse parfois à la reine ce que lareine demande, le comte d’Artois n’a qu’à se joindre à la reine, etle roi n’a plus la force de refuser.

Aussi est-ce le règne des hommes aimables. M. de Calonne, un deshommes les plus aimables du monde, est contrôleur général ;c’est lui qui dit à la reine : » Madame, si c’estpossible, c’est fait ; si c’est impossible, cela sefera. »

À partir du jour où cette charmante réponse circule dans lessalons de Paris et de Versailles, le livre rouge, que l’on croyaitfermé, s’est rouvert.

La reine achète Saint-Cloud.

Le roi achète Rambouillet.

Ce n’est plus le roi qui a des favorites, c’est la reine :Mesdames Diane et Jules de Polignac coûtent aussi cher à la Franceque la Pompadour et la du Barry.

La reine est si bonne !

On propose une économie sur les gros traitements. Quelques-unsen prennent leur parti. Mais un familier du château refuseobstinément de se laisser réduire ; c’est M. de Coigny :il rencontre le roi dans un corridor, lui fait une scène entre deuxportes. Le roi se sauve, et dit en riant le soir :

– En vérité, je crois que si je n’eusse cédé, Coigny m’eûtbattu.

Le roi est si bon !

Puis, les destinées d’un royaume tiennent parfois à bien peu dechose, à l’éperon d’un page, par exemple.

Louis XV meurt ; qui succédera à M. d’Aiguillon ?

Le roi Louis XVI est pour Machaut. Machaut, c’est un desministres qui ont soutenu le trône déjà chancelant. Mesdames, c’està dire les tantes du roi, sont pour M. de Maurepas, qui est siamusant et qui fait de si jolies chansons. Il en a fait àPontchartrain trois volumes, qu’il appelle sesMémoires.

Tout ceci est une affaire de steeple-chase. Quiarrivera le premier, du roi et de la reine à Arnouville, ou deMesdames à Pontchartrain ?

Le roi a le pouvoir entre les mains, les chances sont donc pourlui. Il se hâte d’écrire :

« Partez à l’instant même pour Paris. Je vousattends. »

Il glisse la dépêche dans une enveloppe, et sur l’enveloppe ilécrit :

« Monsieur le comte de Machaut, à Arnouville. »

Un page de la grande écurie est appelé, on lui remet le pliroyal ; on lui ordonne de partir à franc étrier.

Maintenant que le page est parti, le roi peut recevoirMesdames.

Mesdames, les mêmes que leur père appelait, comme on l’a vu dansBalsamo, Loque, Chiffe et Graille, trois noms éminemmentaristocratiques, Mesdames attendent à la porte opposée à celle parlaquelle le page sort, que le page soit sorti.

Une fois le page sorti, Mesdames peuvent entrer.

Elles entrent, supplient le roi en faveur de M. de Maurepas –tout cela est une question de temps – le roi ne veut pas refuserMesdames. Le roi est si bon !

Il accordera quand le page sera assez loin… pour qu’on nerattrape pas le page.

Il lutte contre Mesdames, les yeux sur la pendule – unedemi-heure lui suffit – la pendule ne le trompera point, c’est lapendule qu’il règle lui même.

Au bout de vingt minutes, il cède :

– Qu’on rattrape le page, dit-il, et tout sera dit !

Mesdames s’élancent ; on montera à cheval, on crèvera uncheval, deux chevaux, dix chevaux, mais on rattrapera le page.

C’est inutile, et l’on ne crèvera rien du tout.

En descendant, le page a accroché une marche et casse sonéperon. Le moyen d’aller ventre à terre avec un seuléperon !

D’ailleurs, le chevalier d’Abzac est chef de la grande écurie,et il ne laisserait pas monter un courrier à cheval, lui qui passel’inspection des courriers, si ce courrier devait partir d’unemanière qui ne fît pas honneur à l’écurie royale.

Le page ne partira donc qu’avec les deux éperons.

Il en résulte qu’au lieu de rattraper le page sur la routed’Arnouville – courant à franc étrier – on le rattrapera dans lacour du château.

Il était en selle et prêt à partir dans une tenueirréprochable.

On lui reprend le pli, on laisse le texte qui était aussi bonpour l’un que pour l’autre. Seulement, au lieu d’écrire surl’adresse : « À monsieur de Machaut, à Arnouville »,Mesdames écrivent : « À monsieur le comte de Maurepas, àPontchartrain. »

L’honneur de l’écurie royale est sauvé, mais la monarchie estperdue.

Avec Maurepas et Calonne, tout va à merveille, l’un chante,l’autre paie ; puis après les courtisans, il y a encore lesfermiers généraux, qui font bien aussi leur office.

Louis XIV commença son règne par faire pendre deux fermiersgénéraux sur l’avis de Colbert ; après quoi il prend LaVallière pour maîtresse et fait bâtir Versailles. La Vallière nelui coûtait rien.

Mais Versailles, où il voulait la loger, lui coûtait cher.

Puis en 1685, sous prétexte qu’ils sont protestants, on chasseun million d’hommes industrieux de la France.

Aussi, en 1707, sous le grand roi encore, Boisguillebert dit-ilen parlant de 1698 :

« Cela allait encore dans ce temps-là ; dans cetemps-là il y avait encore de l’huile dans la lampe. Aujourd’huitout a pris fin faute de matière. »

Que dira-t-on quatre-vingts ans après, mon Dieu ! quand lesdu Barry, les Polignac auront passé sur tout cela ! Aprèsavoir fait suer l’eau au peuple, on lui fera suer le sang. Voilàtout.

Et tout cela avec des formes si charmantes !

Autrefois les traitants étaient durs, brutaux et froids commeles portes des prisons dans lesquelles ils jetaient leursvictimes.

Aujourd’hui ce sont des philanthropes ; d’une main ilsdépouillent le peuple, c’est vrai ; mais de l’autre ils luibâtissent des hôpitaux.

Un de mes amis, grand financier, m’a assuré que sur cent vingtmillions que rapportait la gabelle, les traitants en gardaientsoixante-dix pour eux.

Aussi, dans une réunion où l’on demandait les états de dépenses,un conseiller jouant sur le mot, dit-il : « Ce ne sontpas les états particuliers qu’il faudrait, ce sont les étatsgénéraux. »

L’étincelle tomba sur la poudre, la poudre s’enflamma et fit unincendie.

Chacun répéta le mot du conseiller et les états généraux furentappelés à grands cris.

La cour fixa l’ouverture des états généraux au 1er mai 1789.

Le 24 août 1788, M. de Brienne se retira. C’en était encore unqui avait assez lestement mené les finances.

Mais en se retirant, du moins, donna-t-il un assez bonavis : c’était de rappeler Necker.

Necker rentra au ministère, et l’on respira de confiance.

Cependant, la grande question des trois ordres était débattuepar toute la France.

Sieyès publiait sa fameuse brochure sur le tiers.

Le Dauphiné, dont les états se réunissaient malgré la cour,décidait que la représentation du tiers serait égale à celle de lanoblesse et du clergé.

On refit une assemblée des notables.

Cette assemblée dura trente-deux jours, c’est-à-dire du 6novembre au 8 décembre 1788.

Cette fois Dieu s’en mêlait. Quand le fouet des rois ne suffitpas, le fouet de Dieu siffle à son tour dans l’air et fait marcherles peuples.

L’hiver vint accompagné de la famine.

La faim et le froid ouvrirent les portes de l’année 1789.

Paris fut rempli de troupes, les rues de patrouilles.

Deux ou trois fois les armes furent chargées devant la foule quimourait de faim.

Puis, les armes chargées, lorsqu’il fallut s’en servir on nes’en servit point.

Un matin, le 26 avril, cinq jours avant l’ouverture des étatsgénéraux, un nom circule dans cette foule.

Ce nom est accompagné de malédictions d’autant plus lourdes quece nom est celui d’un ouvrier enrichi.

Réveillon, à ce qu’on assure, Réveillon, le directeur de lafameuse fabrique de papiers du faubourg Saint-Antoine, Réveillon adit qu’il fallait abaisser à quinze sous les journées desouvriers.

Ceci, c’était la vérité.

La cour, ajoutait-on, allait le décorer du cordon noir,c’est-à-dire de l’ordre de Saint-Michel.

Ceci, c’était l’absurdité.

Il y a toujours quelque bruit absurde dans les émeutes. Et ilest remarquable que c’est surtout par ce bruit-là qu’elles serecrutent, qu’elles s’augmentent, qu’elles se font révolution.

La foule fait un mannequin, le baptise Réveillon, le décore ducordon noir, vient l’allumer devant la porte de Réveillon lui-même,et va achever de le brûler sur la place de l’Hôtel-de-Ville, auxyeux des autorités municipales qui le regardent brûler.

L’impunité enhardit la foule, qui prévient que le lendemain,après avoir fait justice de Réveillon en effigie, elle en feraitjustice en réalité.

C’était un cartel dans toutes les règles adressé au pouvoir.

Le pouvoir envoya trente gardes-françaises ; encore ce nefut pas le pouvoir qui les envoya, ce fut le colonel, M. deBiron.

Ces trente gardes-françaises furent les témoins de ce grand duelqu’ils ne pouvaient empêcher. Ils regardèrent piller la fabrique,jeter les meubles par la fenêtre, briser tout, brûler tout. Aumilieu de cette bagarre, cinq cents louis en or furent volés.

On but le vin des caves ; et quand on n’eut plus de vin, onbut les couleurs de la fabrique que l’on prenait pour du vin.

Toute la journée du 27 fut occupée par cette vilenie.

On envoya, au secours des trente hommes, quelques compagnies degardes-françaises, qui d’abord tirèrent à poudre, puis à balles.Aux gardes-françaises vinrent se joindre, vers le soir, les Suissesde M. de Besenval.

Les Suisses ne plaisantent pas en matière de révolution.

Les Suisses oublièrent les balles dans leurs cartouches, etcomme les Suisses sont naturellement chasseurs, et bons chasseurs,une vingtaine de pillards restèrent sur le carreau.

Quelques-uns avaient sur eux leur part des cinq cents louis dontnous avons parlé, et qui, du secrétaire de Réveillon, passèrentdans la poche des pillards, et de la poche des pillards dans celledes Suisses.

Besenval avait tout fait, tout pris sous son chapeau, comme ondit.

Le roi ne l’en remercia, ni ne le blâma.

Or, quand le roi ne remercie pas, le roi blâme.

Le parlement ouvrit une enquête.

Le roi la ferma.

Le roi était si bon !

Qui avait mis ainsi le feu au peuple ? Personne ne put ledire.

N’a-t-on pas vu parfois, dans les grandes chaleurs de l’été, desincendies s’allumer sans cause ?

On accusa le duc d’Orléans.

L’accusation était absurde, elle tomba.

Le 29, Paris était parfaitement tranquille, ou du moinsparaissait l’être.

Le 4 mai arriva, le roi et la reine se rendirent avec toute lacour à Notre-Dame pour entendre le Veni creator.

On cria beaucoup : « Vive le roi ! » etsurtout : « Vive la reine ! »

La reine était si bonne !

Ce fut le dernier jour de paix.

Le lendemain, on criait un peu moins : « Vive lareine ! » et on criait un peu plus : « Vive leduc d’Orléans ! »

Ce cri la blessa fort ; pauvre femme, elle qui détestait leduc au point de dire que c’était un lâche.

Comme s’il y avait jamais eu un lâche dans les d’Orléans, depuisMonsieur, qui gagna la bataille de Cassel, jusqu’au duc de Chartresqui contribua à gagner celle de Jemmapes et de Valmy !

Tant il y a, disons-nous, que la pauvre femme faillits’évanouir ; on la soutint, comme sa tête penchait. MadameCampan raconte la chose dans ses Mémoires.

Mais cette tête penchée se releva hautaine et dédaigneuse. Ceuxqui virent l’expression de cette tête furent guéris à tout jamaisde dire : « La reine est sibonne ! »

Il existe trois portraits de la reine ; l’un peint en 1776,l’autre en 1784, et l’autre en 1788.

Je les ai vus tous trois. Voyez-les à votre tour. Si jamais cestrois portraits sont réunis dans une seule galerie, on liral’histoire de Marie-Antoinette dans ces trois portraits.

Cette réunion des trois ordres, qui devait être un embrassement,fut une déclaration de guerre.

« Trois ordres ! dit Sieyès ; non, troisnations ! »

Le 3 mai, la veille de la messe du Saint-Esprit, le roi reçutles députés à Versailles.

Quelques-uns lui conseillent de substituer la cordialité àl’étiquette.

Le roi ne voulut entendre à rien.

Il reçut le clergé d’abord.

La noblesse ensuite.

Enfin le tiers.

Le tiers avait attendu longtemps.

Le tiers murmura.

Dans les anciennes assemblées, le tiers haranguait à genoux.

Il n’y avait pas moyen de faire agenouiller le président dutiers.

On décida que le tiers ne prononcerait pas de harangue.

À la séance du 5, le roi se couvrit.

La noblesse se couvrit.

Le tiers voulut se couvrir, mais le roi se découvritalors ; alors il aima mieux tenir son chapeau à la main que devoir le tiers couvert devant lui.

Le mercredi 10 juin, Sieyès entra dans l’Assemblée. Il la vitpresque entièrement composée du tiers.

Le clergé et la noblesse s’assemblaient ailleurs.

« Coupons le câble, dit Sieyès ; il esttemps. »

Et Sieyès propose de sommer le clergé et la noblesse decomparaître dans une heure pour tout délai. « Faute decomparution, il sera donné défaut contre les absents. »

Une armée allemande et suisse entourait Versailles. Une batteriede canon était braquée sur l’Assemblée.

Sieyès ne vit rien de tout cela. Il vit le peuple qui avaitfaim.

« Mais le tiers, dit-on à Sieyès, ne peut former à lui seulles états généraux.

– Tant mieux, répondit Sieyès ; il formera l’Assembléenationale. »

Les absents ne se présentant point, la proposition de Sieyès estadoptée ; le tiers s’appelle l’Assemblée nationale, à lamajorité de quatre cents voix.

Le 19 juin, le roi ordonne que la salle où se réunit l’Assembléenationale sera fermée.

Mais le roi, pour accomplir un pareil coup d’État, a besoin d’unprétexte.

La salle est fermée pour y faire les préparatifs d’une séanceroyale qui doit avoir lieu le lundi.

Le 20 juin, à sept heures du matin, le président de l’Assembléenationale apprend qu’on ne se réunira pas ce jour-là.

À huit heures, il se rend à la porte de la salle avec grandnombre de députés.

Les portes sont fermées, et des sentinelles gardent lesportes.

La pluie tombe.

On veut enfoncer les portes.

Les sentinelles ont la consigne, et croisent lesbaïonnettes.

L’un propose de se réunir à la place d’Armes.

L’autre à Marly.

Guillotin propose le Jeu de paume.

Guillotin !

L’étrange chose que ce soit Guillotin, dont le nom, en ajoutantun e à ce nom, sera si célèbre quatre ans plus tard !Quelle chose étrange que ce soit Guillotin qui propose le Jeu depaume !

Ce Jeu de paume nu, délabré, ouvert aux quatre vents.

C’est la crèche de la sœur du Christ ! C’est le berceau dela Révolution !

Seulement, le Christ était fils d’une femme vierge.

La Révolution était fille d’une nation violée.

À cette grande démonstration, le roi répond par le motroyal : « Veto ! »

M. de Brézé est envoyé aux rebelles pour leur ordonner de sedisperser. « Nous sommes ici par la volonté du peuple, ditMirabeau, et nous n’en sortirons que la baïonnette dans leventre. »

Et non pas comme on l’a dit : « Que par la forcedes baïonnettes. » Pourquoi y a-t-il donc toujoursderrière un grand homme un petit rhéteur qui gâte les mots, sousprétexte de les arranger ?

Pourquoi ce rhéteur était-il derrière Mirabeau au Jeu depaume ?

Derrière Cambronne à Waterloo ?

On alla rapporter la réponse au roi.

Il se promena quelque temps de l’air d’un homme ennuyé.

– Ils ne veulent pas s’en aller ? dit-il.

– Non, Sire.

– Eh bien ! alors, qu’on les laisse.

Comme on le voit, la royauté pliait déjà sous la main du peuple,et pliait bien bas.

Du 23 juin au 12 juillet, tout sembla assez tranquille, maistranquille de cette tranquillité lourde et étouffante qui précèdel’orage.

C’était le mauvais rêve d’un mauvais sommeil.

Le 11, le roi prend un parti, poussé par la reine, le comted’Artois, les Polignac, toute la camarilla de Versailles, enfin ilrenvoie Necker. Le 12, la nouvelle parvint à Paris.

On a vu l’effet qu’elle avait produit. Le 13 au soir, Billotarrivait pour voir brûler les barrières.

Le 13 au soir, Paris se défendait ; le 14 au matin, Parisétait prêt à attaquer.

Le 14 au matin, Billot criait : « À laBastille ! » et trois mille hommes, après Billot,répétaient le même cri, qui allait devenir celui de toute lapopulation parisienne.

C’est qu’il existait un monument qui, depuis près de cinqsiècles, pesait à la poitrine de la France – comme le rocherinfernal aux épaules de Sisyphe.

Seulement, moins confiante que le Titan dans ses forces, laFrance n’avait jamais essayé de le soulever.

Ce monument, cachet de la féodalité imprimé sur le front deParis, c’était la Bastille.

Le roi était trop bon, comme disait madame du Hausset, pourfaire couper une tête.

Mais le roi mettait à la Bastille.

Une fois qu’on était à la Bastille, par ordre du roi, un hommeétait oublié, séquestré, enterré, anéanti.

Il y restait jusqu’à ce que le roi se souvînt de lui, et lesrois ont tant de choses nouvelles auxquelles il faut qu’ilspensent, qu’ils oublient souvent de penser aux vieilles choses.

D’ailleurs, il n’y avait pas en France qu’une seulebastille ; il y avait vingt bastilles, que l’on appelait leFor-l’Évêque, Saint-Lazare, le Châtelet, la Conciergerie,Vincennes, le château de la Roche, le château d’If, les îlesSainte-Marguerite, Pignerol, etc…

Seulement, la forteresse de la porte Saint-Antoine s’appelait laBastille, comme Rome s’appelait la Ville.

C’était la bastille par excellence. Elle valait à elle seuletoutes les autres.

Pendant près d’un siècle le gouvernement de la Bastille étaitdemeuré dans une seule et même famille.

L’aïeul de ces élus fut M. de Châteauneuf. Son fils La Vrillièrelui succéda. Enfin, à son fils La Vrillière succéda son petit-filsSaint-Florentin. La dynastie s’était éteinte en 1777.

Pendant ce triple règne, qui s’écoula en grande partie sous lerègne de Louis XV, nul ne peut dire la quantité de lettres decachet qui furent signées. Saint-Florentin en signa à lui seul plusde cinquante mille.

C’était un grand revenu que les lettres de cachet.

On en vendait aux pères qui voulaient se débarrasser de leursfils.

On en vendait aux femmes qui voulaient se débarrasser de leursmaris.

Plus les femmes étaient jolies, moins les lettres de cachetcoûtaient cher.

C’étaient alors entre elles et le ministre un échange de bonsprocédés, voilà tout.

Depuis la fin du règne de Louis XIV, toutes les prisons d’État,et surtout la Bastille, étaient aux mains des jésuites.

On se rappelle les principaux, parmi les prisonniers : leMasque de Fer, Lauzun, Latude.

Les jésuites étaient confesseurs ; ils confessaient lesprisonniers, pour plus grande sûreté.

Pour plus grande sûreté encore, les prisonniers morts étaiententerrés sous de faux noms.

Le Masque de Fer, on se le rappelle, fut enterré sous le nom deMarchialy.

Il était resté quarante-cinq ans en prison.

Lauzun y resta quatorze ans.

Latude, trente-cinq ans.

Mais au moins le Masque de Fer et Lauzun avaient commis degrands crimes, eux.

Le Masque de Fer, frère ou non de Louis XIV, ressemblait à LouisXIV de façon à s’y tromper.

C’est bien imprudent que d’oser ressembler à un roi.

Lauzun avait failli épouser ou même avait épousé la grandeMademoiselle.

C’est bien imprudent d’oser épouser la nièce du roi Louis XIII,la petite-fille du roi Henri IV.

Mais Latude, pauvre diable ! qu’avait-il fait ?

Il avait osé devenir amoureux de mademoiselle Poisson, dame dePompadour, maîtresse du roi.

Il lui avait écrit un billet.

Ce billet, qu’une honnête femme eût renvoyé à celui qui l’avaitécrit, est renvoyé par madame de Pompadour à M. de Sartine.

Et Latude arrêté, fugitif, pris et repris, reste trente ans sousles verrous de la Bastille, de Vincennes et de Bicêtre.

Ce n’était donc pas pour rien que la Bastille était haïe.

Le peuple la haïssait comme une chose vivante ; il en avaitfait une de ces Tarasques gigantesques, une de ces bêtes duGévaudan qui dévorent impitoyablement les hommes.

Aussi l’on comprend la douleur du pauvre Sébastien Gilbertlorsqu’il sut que son père était à la Bastille.

Aussi l’on comprend cette conviction de Billot, que le docteurne sortirait plus de prison si l’on ne l’en tirait de force.

Aussi l’on comprit l’élan frénétique du peuple, lorsque Billotcria : « À la Bastille ! »

Seulement, c’était une chose insensée, comme l’avaient dit lessoldats, que cette idée que l’on pouvait prendre la Bastille.

La Bastille avait des vivres, une garnison, de l’artillerie.

La Bastille avait des murs de quinze pieds à son faîte, dequarante pieds à sa base.

La Bastille avait un gouverneur qu’on appelait M. de Launay, quiavait fait mettre trente milliers de poudre dans ses caves, et quiavait promis, en cas de coup de main, de faire sauter la Bastille,et avec elle la moitié du faubourg Saint-Antoine.

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