Contes d’entre chien et loup

JOUER AVEC LE FEU

Playing withFire.

Je n’ai pas la prétention de dire ce qui a eulieu exactement le 14 avril dernier au 17 de Badderly Gardens.Transcrites noir sur blanc, mes suppositions sembleraient tropgrotesques pour être prises au sérieux. Et pourtant quelque chose abien eu lieu ; quelque chose de si particulier que nous nousen souviendrons jusqu’à la fin de nos jours ; voilà qui estaussi sûr que peut être sûr le témoignage de cinq personnes. Je neme laisserai pas entraîner dans des discussions ni dans desspéculations. Je me contente de faire une sorte de déposition queje soumettrai à John Moir, à Harvey Deacon et à MadameDelamere ; je ne la publierai qu’après avoir obtenu leurconfirmation de chaque détail. Je serai obligé de me passer del’imprimatur de Paul Le Duc, car il a quitté l’Angleterre.

C’est John Moir, premier associé de la célèbrefirme Moir, Moir et Sanderson, qui avait le premier sollicité notreattention sur les problèmes de l’occultisme. Comme beaucoupd’hommes d’affaires très durs et pratiques, il avait un côtémystique qui l’avait conduit à l’examen et, le cas échéant, àl’acceptation de ces phénomènes insaisissables que l’on rassemble,en compagnie de beaucoup de stupidités et de fraudes, sousl’étiquette du spiritisme. Il avait commencé ses recherches avec unesprit libre ; elles prirent bientôt figure de dogmes ;il devint alors aussi positif, aussi fanatique que le premier bigotvenu. Dans notre petit groupe il représentait les mystiques quiavaient élaboré une nouvelle religion d’après ces phénomènessinguliers.

Madame Delamere, notre médium, était sa sœur,et aussi la femme du sculpteur Delamere. L’expérience nous avaitappris que travailler ces problèmes sans médium était aussi vainque si un astronome avait voulu faire des observations sanstélescope. D’un autre côté, nous n’aurions jamais voulu introduireparmi nous un médium payé : de toute évidence, un médiumprofessionnel aurait été tenté de nous en donner pour notre argent,et de se laisser aller à la supercherie ; comment nous fier àdes phénomènes produits au tarif d’une guinée l’heure ? Moirheureusement avait découvert que sa sœur avait des dons de médium,autrement dit qu’elle était une pile de cette force magnétiqueanimale qui est la seule forme d’énergie assez subtile pour êtreexercée du plan spirituel aussi bien que de notre propre planmatériel. Naturellement, quand je dis cela, je n’entends nullementsupposer vrai ce qui est en question : je fais simplementallusion aux théories grâce auxquelles nous expliquions, à tort ouà raison, ce que nous voyions. Cette dame venait donc, pas tout àfait avec l’approbation de son mari ; bien qu’elle ne donnâtjamais l’impression d’une très grande force psychique, nousparvenions néanmoins à obtenir ces communications habituelles quisont à la fois puériles et inexplicables. Tous les dimanches soir,nous nous rencontrions dans le studio de Harvey Deacon à BedderlyGardens, la maison qui fait l’angle de Merton Park Road.

Le talent imaginatif que Harvey Deaconprodiguait dans son art prédisposait n’importe qui à le considérercomme un amateur ardent de tout ce qui était outré et sensationnel.Le pittoresque certain qui existe dans l’étude des sciencesoccultes l’avait d’abord attiré ; mais son intérêt s’étaitvite porté sur quelques-uns des phénomènes que j’ai mentionnés, etil aboutissait déjà à la conclusion que ce qu’il avait pris pourune aventure romanesque et amusante, pour un divertissementd’après-dîner était en vérité une réalité très formidable. Douéd’un cerveau remarquablement clair et logique, il figurait dansnotre petit cercle l’élément critique, l’homme sans préjugés quiest prêt à suivre les faits tant qu’il les voit et qui refused’émettre une théorie en avance sur ses informations. Sa prudencecontrariait Moir, tout comme la foi robuste de celui-ci amusaitDeacon ; mais à leur manière ils étaient tous deux desenragés.

Et moi ? Comment me définirais-je ?Je n’étais pas un dévot. Je n’étais pas le critique scientifique.Mettons que j’étais le citadin dilettante, ravi de me trouver dansle courant de la mode, reconnaissant de toute nouvelle sensationqui m’arrachait à moi-même et m’ouvrait des débouchés neufs sur lavie. Je ne suis pas personnellement un enthousiaste, mais j’aime lasociété des enthousiastes. Les propos de Moir me donnaientl’impression que nous possédions un passe-partout spécial pourouvrir la porte de la mort et me remplissaient d’une sorte desatisfaction. Je trouvais fort agréable l’atmosphère apaisante dela séance avec les lumières tamisées. En un mot, la chosem’amusait ; voilà pourquoi j’étais là ce 14 avril, présent àla scène très étrange que je vais maintenant raconter.

J’étais le premier arrivé des hommes, maisMadame Delamere se trouvait déjà dans le studio de Deacon, car elleavait pris le thé avec Madame Harvey Deacon. Les deux dames etHarvey Deacon se tenaient devant un tableau inachevé posé sur lechevalet. Je ne suis pas un expert en peinture, et je n’ai jamaisprétendu comprendre le sens des tableaux de Deacon ; toutefoisdans ce cas précis j’ai vu que c’était très joli, très fantastique,plein de fées, d’animaux et de figures allégoriques de toutessortes. Les dames le louaient fort ; l’effet de couleur étaitvraiment très remarquable.

– Qu’en pensez-vous, Markham ?m’a-t-il demandé.

– Ma foi, cela me dépasse ! ai-jerépondu. Ces bêtes… Quelles sont-elles ?

– Des monstres mythiques, des créaturesimaginaires, des emblèmes héraldiques. Une sorte de processionbizarre, mystérieuse.

– Avec un cheval blanc en tête !

– Ce n’est pas un cheval !

Il a protesté d’un ton sévère, qui m’a étonnécar il avait très bon caractère et ne se prenait pas trop ausérieux.

– Qu’est-ce donc ?

– Ne voyez-vous pas la corne sur lefront ? C’est une licorne. Je vous avais dit que c’étaient desanimaux héraldiques. Ne seriez-vous pas capable d’en reconnaître unseul ?

– Je suis désolé, Deacon…

Il semblait vivement contrarié, mais il s’estmis à rire.

– Pardonnez-moi, Markham ! m’a-t-ildit. Le fait est que j’ai eu un travail fou avec cette bête. Toutela journée je l’ai peinte et repeinte, en essayant d’imaginer àquoi ressemblerait une vraie licorne vivante. Finalement j’y suisarrivé, je crois. Du moins je l’espérais, mais quand vous ne l’avezpas reconnue, j’ai été piqué au vif.

– Évidemment, c’est une licorne ! mesuis-je écrié avec conviction tant je le voyais irrité par monaveuglement. Je distingue très bien la corne ; mais je n’avaisjamais vu de licorne, sauf à côté des armes royales, et je nepensais absolument pas à cette bête. Les autres sont des griffons,des basilics et des dragons de toutes sortes, n’est-cepas ?

– Oui ; avec eux je n’ai eu aucunedifficulté ; c’est la licorne qui m’a donné du mal. Bref, envoilà assez jusqu’à demain.

Il a retourné le tableau sur le chevalet, etnous avons entamé un autre sujet de conversation.

Moir était ce soir-là en retard ; nousavons eu la surprise de le voir arriver en compagnie d’un Françaispetit et robuste, qu’il nous a présenté sous le nom de MonsieurPaul Le Duc. Je dis que nous avons été étonnés, car nous soutenionsla thèse qu’une intrusion dans notre cercle de spirites modifieraitles conditions et introduirait un élément suspect. Nous savions quenous pouvions nous fier les uns aux autres, mais tous nos résultatsrisquaient d’être remis en question par la présence de quelqu’un del’extérieur. Moir toutefois nous a vite rassurés. Monsieur Paul LeDuc était un célèbre adepte de l’occultisme, un voyant, un médiumet un mystique. Il voyageait en Angleterre, muni d’une lettred’introduction pour Moir du président des Frères parisiens de laRose-Croix. Il était donc tout à fait normal qu’il eût été convié ànotre petite séance ; nous nous sentions même honorés de saprésence.

Comme je l’ai dit, il était petit et robuste,sans rien de distingué en apparence ; son large visage rasén’avait de remarquable que deux grands yeux de velours brun. Ilétait bien habillé, il avait les manières d’un gentleman, et ilparlait l’anglais avec un accent qui faisait sourire les dames.Madame Deacon, qui n’aimait pas nos recherches, a quitté lestudio ; nous avons baissé la lumière, comme d’habitude, etnous avons rapproché nos chaises de la table carrée en acajou quise trouvait au milieu de la pièce. L’éclairage était faible, maissuffisant pour que nous puissions nous voir les uns les autres trèsdistinctement. Je me rappelle que j’ai même pu remarquer que leFrançais avait des petites mains dodues aux doigts carrés.

– Comme c’est amusant ! nous a-t-ildit. Je ne m’étais pas assis de cette façon depuis de nombreusesannées, et pourtant j’aime beaucoup cela. Madame est médium ?Est-ce que Madame pratique la transe ?

– Pas tout à fait, a répondu MadameDelamere. Mais je suis toujours consciente d’une extrêmesomnolence.

– C’est le premier stade. Il suffit del’encourager, et alors survient la transe. Quand la transesurvient, alors votre petit esprit s’en va et un autre petit espritarrive pour prendre sa place ; c’est ainsi que vous avez lelangage ou l’écriture automatique. Vous laissez à un autre le soind’actionner votre machine. Hein ? Mais qu’est-ce que leslicornes ont affaire avec nous ?…

Harvey Deacon a sursauté. Le Français tournaitlentement la tête et scrutait les ombres qui drapaient lesmurs.

– …Comme c’est amusant ! a-t-ilmurmuré. Toujours des licornes. Qui a pensé avec tant d’intensité àun sujet aussi bizarre ?

– C’est merveilleux ! s’est écriéDeacon. Toute la journée j’ai essayé d’en peindre une. Commentl’avez-vous su ?

– Vous avez pensé aux licornes dans cettepièce ?

– Certainement !

– Mais les pensées sont des choses, monami. Quand vous imaginez une chose, vous fabriquez une chose. Vousne le saviez pas, hein ? Mais moi, je peux voir vos licornesparce que ce n’est pas seulement avec mes yeux que je peuxvoir.

– Voudriez-vous dire par là que je créeune chose qui n’a jamais existé rien qu’en pensant àelle ?

– Mais évidemment ! C’est le faitqui existe sous tous les autres faits. Voilà pourquoi une mauvaisepensée est aussi un danger.

– Elles sont, je suppose, sur le planastral ? a interrogé Moir.

– Ah, ce ne sont que des mots, monami ! Elles sont là, quelque part, partout, je ne saurais ledire. Je les vois. Je pourrais les toucher.

– Vous ne pourriez pas nous les fairevoir.

– Il suffirait de les matérialiser.Écoutez, ce serait une expérience. Mais il faudrait du pouvoir.Mesurons d’abord le pouvoir dont nous disposons ; puis nousverrons ce que nous pourrons faire. Puis-je vous placer selon mondésir ?

– Vous êtes sûrement meilleur expert quenous, a répondu Deacon. Je voudrais que vous preniez la directiondes opérations.

– Il se peut que les conditions ne soientpas bonnes. Mais nous ferons ce que nous pourrons. Madame resteraoù elle est assise ; je me placerai à côté d’elle, et cegentleman viendra à côté de moi. Monsieur Moir s’asseoira del’autre côté de Madame, parce qu’il est préférable d’alterner brunset blonds. Là ! Et à présent, avec votre autorisation, je vaiséteindre toutes les lumières.

– Quel est l’avantage del’obscurité ? ai-je demandé.

– La force avec laquelle nous avonsaffaire est une vibration de l’éther, tout comme la lumière. Nousavons maintenant les fils uniquement pour nous-mêmes,comprenez-vous ? Vous n’aurez pas peur dans le noir,Madame ? Comme c’est amusant, une séance pareille !…

Au début l’obscurité nous a paru totale ;mais au bout de quelques minutes nos yeux s’y sontaccoutumés : nous pouvions discerner nos silhouettes, trèsvaguement et très confusément, je dois le dire. J’étais incapablede voir autre chose dans le studio. Tous nous étions beaucoup plussérieux que nous ne l’avions jamais été.

– …Voudriez-vous placer vos mains devantvous ? Nous n’avons aucune chance de nous toucher, puisquenous sommes si peu nombreux autour d’une table de cette taille.Vous pouvez vous préparer, Madame ; si le sommeil vous gagne,ne lui résistez pas. Et maintenant, restons assis en silence etattendons, hein ?

Nous nous sommes donc installés dans lesilence et nous avons attendu, en interrogeant l’obscurité devantnous. Dans le couloir, une horloge faisait tic-tac. Au loin unchien aboyait par intermittences. À deux ou trois reprises desfiacres ont cahoté dans la rue, et les lueurs de leurs lanternespassant par l’entrebâillement des rideaux ont été d’agréablesintermèdes dans notre veillée nocturne. Je ressentais les symptômesphysiques avec lesquels m’avaient familiarisé les séancesprécédentes : les pieds glacés, les mains pleines de fourmis,la sensation d’une douce chaleur aux paumes et d’un vent froid dansle dos, d’étranges petits élancements dans les avant-bras (etspécialement dans l’avant-bras gauche, qui était le plus près denotre visiteur) dus sans doute à un désordre du système vasculaire,mais néanmoins dignes d’être notés. En même temps j’éprouvais unsentiment tendu d’attente anxieuse, presque douloureuse. À en jugerpar le silence rigide, absolu de mes compagnons, ils avaient lesnerfs aussi tendus que moi.

Et puis tout à coup un son a surgi del’obscurité : un son sifflant, grave ; c’était larespiration rapide et légère d’une femme, de plus en plus rapide,de plus en plus légère, comme si elle passait entre des dentscrispées ; et puis nous avons entendu un hoquet assez violent,accompagné d’un bruissement d’étoffe.

– Qu’est-ce ? Est-ce normal ? ademandé quelqu’un dans le noir.

– Parfaitement normal, a répondu leFrançais. C’est Madame. Elle est entrée en transe. Maintenant,Messieurs, si vous voulez bien attendre paisiblement, vous verrezquelque chose, je crois, qui vous intéressera grandement.

Encore le tic-tac dans le couloir. Encore larespiration, mais plus profonde, plus pleine maintenant, du médium.Encore les lueurs, mieux accueillies que jamais, des lanternes desfiacres. Quel abîme nous étions en train de combler ! D’uncôté le voile de l’éternel à demi-soulevé, de l’autre les voituresde Londres. La table vibrait d’une pulsation puissante. Elleoscillait régulièrement, en cadence, se soulevait, retombaitlégèrement sous nos doigts. De petits craquements, des coups secsse faisaient entendre dans son bois : on aurait dit un fagotpétillant dans une cheminée par une nuit d’hiver.

– Il y a beaucoup de pouvoir ! amurmuré le Français. Regardez sur la table !…

J’avais cru que j’étais le jouet d’unehallucination personnelle, mais tous voyaient la même chose quemoi. Une lueur phosphorescente jaune verdâtre (je ferais mieux dedire une vapeur lumineuse plutôt qu’une lueur) reposait sur lasurface de la table. Elle roulait, ondulait, se tordait en plisscintillants et imprécis qui tournaient et tournoyaient comme desnuages de fumée. À cette lumière impressionnante, je pouvais voirles mains blanches et les doigts carrés du Français.

– …Splendide ! s’est-il écrié. Commec’est amusant !

– Réclamerons-nous l’alphabet ? ademandé Moir.

– Mais non ! Nous pouvons obtenirbeaucoup mieux ! a répondu notre visiteur. Ce n’est qu’unenfantillage de faire basculer la table pour chaque lettre del’alphabet ; avec un médium comme Madame, nous devrions fairedavantage !

– Oui, vous ferez davantage, a déclaréune voix.

– Qui a parlé ? Était-ce vous,Markham ?

– Non, je n’ai pas parlé.

– C’est Madame qui a parlé.

– Mais ce n’était pas sa voix.

– Était-ce vous, MadameDelamere ?

– Ce n’est pas le médium, mais c’est lepouvoir qui utilise l’organe du médium, a répondu la voix graveinconnue.

– Où est Madame Delamere ? Cela nelui fera aucun mal, j’espère ?

– Le médium est heureux dans un autreplan de l’existence. Elle a pris ma place, comme j’ai pris lasienne.

– Qui êtes-vous ?

– Peu importe, pour vous. Je suisquelqu’un qui a vécu comme vous vivez maintenant, et qui est mortcomme vous mourrez un jour.

Nous avons entendu grincer la roue d’un fiacrequi s’arrêtait devant la porte voisine. Dehors on a discuté sur leprix de la course, et en repartant le cocher a grogné unegrossièreté. Le nuage jaune vert tournoyait encore au-dessus de latable, terne sur toute sa surface, sauf dans la direction du médiumoù il brillait avec une faible luminosité. C’était comme s’ils’entassait devant elle. Mon cœur s’est glacé de froid et de peur.Il me semblait que nous approchions avec légèreté et désinvolturedu sacrement le plus réel et le plus auguste : la communionavec les morts, dont avaient parlé les Pères de l’Église.

– Vous ne croyez pas que nous allons troploin ? Ne devrions-nous pas interrompre cette séance ? mesuis-je écrié.

Mais les autres avaient bien trop envie d’envoir la fin. Mes scrupules les ont fait rire.

– Tous les pouvoirs sont créés pour qu’ons’en serve, m’a répondu Harvey Deacon. Si nous pouvons le faire,nous devons le faire. Tous les nouveaux points de départ de laconnaissance ont été déclarés illégaux à leurs débuts. Il est justeet raisonnable que nous cherchions à nous renseigner sur la naturede la mort.

– C’est juste et raisonnable, a dit lavoix.

– Là ! Que pouviez-vous demander deplus ? a crié Moir très énervé. Faisons un test. Voudriez-vousnous donner un test que vous êtes réellement ici ?

– Quel test demandez-vous ?

– Voyons… J’ai un peu de petite monnaiedans ma poche. Pouvez-vous me dire combien ?

– Nous revenons dans l’espoir d’enseigneret d’élever, mais pas pour élucider des énigmes puériles.

– Ah, ah, Monsieur Moir, vous voilà bienattrapé ! a crié le Français. Mais le contrôle a parfaitementraison.

– C’est une religion et non un jeu, adéclaré la voix froide et dure.

– Exactement. Je professe la mêmeopinion ! s’est exclamé Moir. Je regrette beaucoup d’avoirposé une pareille question. Vous ne voulez pas me dire qui vousêtes ?

– Que vous importe ?

– Y a-t-il longtemps que vous êtes unesprit ?

– Oui.

– Combien de temps ?

– Nous ne calculons pas le temps commevous. Nos conditions de vie sont différentes.

– Êtes-vous heureux ?

– Oui.

– Vous ne désireriez pas revenir surterre ?

– Non. Certainement pas !

– Êtes-vous très occupé ?

– Nous ne pourrions pas être heureux sinous n’étions pas très occupés.

– Que faites-vous ?

– J’ai dit que nos conditions étaienttout à fait différentes.

– Pouvez-vous nous donner une idée devotre travail ?

– Nous travaillons pour notre propreprogrès, et pour l’avancement des autres.

– Aimez-vous venir ici ce soir ?

– Je suis heureux d’être venu si ma venuepeut faire du bien.

– Donc, faire du bien est votreobjectif ?

– C’est l’objectif de la vie sur tous lesplans.

– Vous voyez, Markham ; voilà quirépond à vos scrupules.

Effectivement. Mes doutes avaientdisparu ; j’étais prodigieusement intéressé.

– Connaissez-vous des souffrances dansvotre vie ? ai-je demandé.

– Non. La souffrance est une chose ducorps.

– Avez-vous des douleursmentales ?

– Oui On peut toujours être triste ouanxieux.

– Rencontrez-vous les amis que vous avezlaissés sur terre ?

– Quelques-uns.

– Pourquoi seulementquelques-uns ?

– Seulement ceux qui sontsympathiques.

– Les maris rencontrent-ils leursfemmes ?

– Ceux qui ont véritablement aimé.

– Et les autres ?

– Ils ne sont rien l’un à l’autre.

– Existe-t-il un lienspirituel ?

– Bien sûr !

– Ce que nous faisons est-ilbien ?

– Si vous le faites dans le bonesprit.

– Qu’appelez-vous mauvaisesprit ?

– La curiosité et la légèreté.

– Du mal peut-il en provenir ?

– Beaucoup de mal.

– Quelle sorte de mal ?

– Vous pouvez faire surgir des forces surlesquelles vous n’avez pas de contrôle.

– Des forces mauvaises ?

– Des forces non-développées.

– Vous dites qu’elles sont dangereuses.Dangereuses pour le corps ou pour l’esprit ?

– Parfois pour les deux.

Un silence est tombé. L’obscurité semblaitplus noire, tandis que le brouillard vert jaune tourbillonnaitau-dessus de la table.

– Y a-t-il des questions que vousaimeriez poser, Moir ? a demandé Harvey Deacon.

– Une seule : priez-vous dans votremonde ?

– On doit prier dans tous les mondes.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est le moyen de connaîtreles forces qui sont en dehors de nous.

– Quelle religion pratiquez-vouslà-bas ?

– Nous en pratiquons plusieurs, toutcomme vous.

– Vous n’avez pas de connaissancecertaine ?

– Nous avons seulement la foi.

– Ces questions de religion, a dit leFrançais, intéressent les Anglais qui sont gens sérieux ; maiselles ne sont guère divertissantes. Il me semble qu’avec le pouvoirqui est ici nous pourrions bénéficier d’une grande expérience,hein ? De quelque chose dont nous pourrions parler.

– Mais rien ne saurait être plusintéressant que cela ! a objecté Moir.

– Alors, si vous y tenez, trèsbien ! a répondu le Français d’un ton maussade. Pour ma part,j’ai déjà entendu cela auparavant, et il me semblait que ce soir ilvoudrait mieux essayer autre chose, grâce à tout le pouvoir quinous est donné. Mais si vous avez d’autres questions,posez-les ; quand vous aurez fini, nous essaierons autrechose.

Hélas, le charme était rompu. Nous avonsinterrogé, interrogé sans succès : le medium était assis ensilence sur sa chaise. Seule sa respiration profonde, régulière,montrait qu’elle était là. Le brouillard tournoyait encore sur latable.

– Vous avez détruit l’harmonie. Elle neveut pas répondre.

– Mais nous avons appris déjà tout cequ’elle peut nous dire, hein ? Pour ma part je désirerais voirquelque chose que je n’ai jamais vu.

– Quoi donc !

– Voulez-vous me laisseressayer ?

– Que voudriez-vous faire ?

– Je vous ai dit que les pensées étaientdes choses, des objets. À présent je veux vous le prouver et vousmontrer ce qui n’est qu’une pensée. Oui, je peux le faire, et vousverrez. Je vous demande pour l’instant de rester tranquilles et dene rien dire, et même de garder vos mains en repos sur latable.

La pièce était plus noire, plus silencieuseque jamais. Le même sentiment d’appréhension qui avait lourdementpesé sur moi au début de la séance accablait à nouveau mon cœur.J’avais des fourmillements à la racine des cheveux.

– Ça marche ! s’est écrié leFrançais.

Le brouillard lumineux s’est déporté lentementà l’écart de la table ; il a voleté toujours en ondoyant àtravers le studio. Il s’est dirigé vers le coin le plus sombre oùil s’est tassé en prenant de l’éclat ; bientôt il s’est durcien une sorte de noyau lumineux et clair, en une tache fuyante derayonnement qui n’éclairait pas et qui ne diffusait pas de rayonsdans l’obscurité. Sa couleur passait du jaune verdâtre à un rougeterne un peu bistré. Autour de ce noyau s’enroulait une substancesombre et fumeuse, qui s’épaississait, devenait de plus en plusdense et noire. Et puis la lueur s’est éteinte, comme étouffée parce qui l’entourait.

– Il est parti.

– Chut ! Il y a quelque chose dansla pièce.

Ce quelque chose, nous l’avons entendu dans lecoin où la lueur s’était déplacée. Quelque chose qui soufflait etremuait.

– Qu’est-ce ? Le Duc, qu’avez-vousfait ?

– Tout va bien. Il ne se passera rien demal.

La voix du Français tremblaitd’énervement.

– Grands dieux, Moir, il y a un grosanimal dans la pièce. Le voici, tout contre ma chaise !Allez-vous en ! Allez-vous en !

C’était la voix de Harvey Deacon ; puisnous avons entendu le bruit d’un coup tombant sur un objet dur. Etpuis… Et puis… Comment vous dire ce qui est arrivé !

Un objet volumineux s’est précipité contrenous dans l’obscurité. Une chose qui se cabrait, qui tapait dupied, qui sautait, qui s’ébrouait, qui était capable d’écraser toutsur son passage. La table a volé en éclats. Nous avons étédispersés dans toutes les directions. La chose faisait un bruitd’enfer, nous bousculait, se ruait d’un angle à l’autre de la pièceavec une énergie atroce. Nous hurlions tous d’épouvante, nousétions tombés à quatre pattes pour essayez de nous mettre hors del’atteinte de la chose. Je ne sais quoi a marché sur ma main ;j’ai senti mes os craquer sous le poids.

– De la lumière ! a criéquelqu’un.

– Moir, vous avez des allumettes ?Des allumettes !

– Non, je n’en ai pas. Deacon, où sontles allumettes ? Des allumettes, pour l’amour deDieu !

– Je ne peux pas les trouver. Holà, vous,le Français, arrêtez cela !

– C’est hors de mon pouvoir. Oh, monDieu, je ne peux rien arrêter ! La porte ! Où est laporte ?

Par hasard ma main est tombée sur la poignéede la porte tandis que je tâtonnais dans l’obscurité. La chose ausouffle rude s’est élancée à côté de moi et a tapé avec un bruithorrible contre la cloison de chêne. J’ai tourné la poignée et noussommes tous sortis en refermant la porte derrière nous. Àl’intérieur le vacarme effroyable continuait sans désemparer.

– Qu’est-ce ? Au nom du Ciel, quelleest cette chose ?

– Un cheval. Je l’ai vu quand la porte aété ouverte. Mais Madame Delamere ?…

– Il faut que nous retournions lachercher. Allons-y, Markham ; plus nous attendrons, moins nousaimerons cela.

Il a ouvert tout grand la porte, et nous noussommes précipités dans le studio. Madame Delamere gisait par terreparmi les débris de sa chaise. Nous l’avons saisie et tiréerapidement dehors ; une fois arrivés sur le seuil, j’ai jetéun coup d’œil derrière moi. Dans l’obscurité deux yeux étrangesétincelaient en nous regardant ; je n’ai eu que le temps declaquer la porte ; de l’autre côté a retenti un coupterrible ; la porte s’est fendue du haut en bas.

– Il va traverser la porte ! Levoici !

– Courez ! Courez si vous tenez àvotre vie ! a crié le Français.

Un autre bruit formidable a précédé le passagede quelque chose par la fente de la porte. C’était une longue corneblanche, qui brillait à la lumière. Pendant un moment elle estrestée là devant nous, puis avec un coup sec elle a disparu.

– Vite ! Vite ! Par ici !a crié Harvey Deacon. Portez-la ici ! Vite !

Nous nous sommes réfugiés dans la salle àmanger, et nous avons refermé derrière nous la lourde porte enchêne. Nous avons étendu sur le canapé la femme sansconnaissance ; Moir, le coriace homme d’affaires, est tombéévanoui sur la carpette du foyer. Harvey Deacon, blanc comme uncadavre, se contorsionnait et sautait comme un épileptique. Dans unfracas affreux, la porte du studio a volé complètement enéclats ; nous avons entendu piaffer et hennir dans le couloir,aller et venir ; la maison tremblait sous cette fureur. LeFrançais, la tête dans les mains, sanglotait comme un enfantépouvanté.

– Que faire ?… lui demandai-je en lesecouant rudement par l’épaule. Un fusil peut-il être utile dans uncas pareil ?

– Oh non ! mais le pouvoir vadisparaître. Ce sera fini.

– Vous auriez pu nous tuer tous, vous,indicible fou, avec vos expériences de l’enfer !

– Je ne savais pas. Comment pouvais-jeprévoir qu’il aurait été effrayé ? Il est fou de terreur. Toutest de sa faute : il l’a frappé.

Harvey Deacon a sursauté.

– Grands dieux !…

Un hurlement a retenti dans toute lamaison.

– …C’est ma femme ! Me voici !Je sors ! Le diable en personne ne m’empêcherait pas desortir !

Il avait ouvert la porte et il s’était élancédans le couloir. Au pied de l’escalier, Madame Deacon gisaitinanimée, foudroyée par ce qu’elle avait vu. Mais il n’y avaitpersonne d’autre.

Les yeux exorbités par l’horreur, nous avonsregardé autour de nous, mais tout était parfaitement calme. Je mesuis approché du carré noir de la porte du studio ; jem’attendais à chaque pas à en voir jaillir une silhouetteformidable. Mais rien n’est sorti ; à l’intérieur du studio lecalme régnait. Avec précaution, nous avons avancé vers le seuil etnous avons fouillé l’obscurité. Le silence était total ; maisdans un angle il y avait autre chose que de l’obscurité : unnuage lumineux, rougeâtre, avec un centre incandescentflottait ; ses contours perdaient de leur précision ; saconsistance s’amincissait, se diluait ; bientôt il n’est restédans ce coin que le noir épais et velouté qui remplissait toute lapièce. Quand la dernière lueur s’est éteinte, le Français a pousséun cri de joie.

– Comme c’est amusant ! Personne n’ade mal ; il n’y a qu’une porte brisée, et les dames ont eupeur. Mais, mes amis, nous avons fait ce qui n’avait jamais étéfait auparavant !

– Et dans les limites de mon pouvoir, adit Harvey Deacon, nous ne le referons plus jamais !

Voilà ce qui s’est passé le 14 avril dernierau 17 de Badderly Gardens. J’ai dit plus haut qu’il seraitgrotesque de dogmatiser sur ce qui a réellement eu lieu. Mais jecommunique mes impressions, nos impressions (puisque nous avons eules mêmes, Harvey Deacon, John Moir et moi), pour ce qu’ellesvalent. Vous pouvez, si cela vous plaît, imaginer que nous avonsété les victimes d’une mystification compliquée et extraordinaire.Ou bien vous pouvez penser comme nous que nous avons subi uneexpérience très réelle et très terrible. Mais peut-être vous yconnaissez-vous plus que nous en ces sortes d’affaires etpourrez-vous nous faire part d’aventures similaires ? Dans cecas, une lettre adressée à William Markham, 146M, The Albany, nousaiderait à voir clair dans ce qui demeure pour nous trèsobscur.

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