Contes d’entre chien et loup

L’ANNEAU DE THOTH

The Ring ofThoth.

Monsieur John Vansittart Smith, membre de laRoyal Society, habitant 147 A Gower Street, possédait une énergieet une clarté intellectuelle qui auraient pu le hisser au toutpremier rang des observateurs de la Science. Mais il était victimed’une ambition universelle qui l’incitait à vouloir se distinguerdans de nombreux domaines plutôt qu’à exceller en un seul. Jeuneencore, il avait montré d’étonnantes dispositions pour la zoologieet la botanique ; ses amis le prenaient déjà pour un deuxièmeDarwin quand, n’ayant plus qu’à décrocher le professorat, ilrenonça brusquement à cette carrière et se laissa captiver par lachimie où ses recherches sur les spectres des métauxl’introduisirent à la Royal Society. Feu de paille ! Ils’absentait pendant un an de son laboratoire. À son retour, iladhérait à la Société Orientale et publiait une communication surles inscriptions d’El Kab. Décidément, il était aussi versatile quetalentueux.

Le plus volage, cependant, finit toujours parse laisser capturer ; John Vansittart Smith ne devait paséchapper à la règle. Plus il avançait son sillon dans le champ del’égyptologie, plus il était impressionné par le vaste terrain quis’offrait à lui, et par l’extrême importance d’un sujet qui nepouvait apporter que des lueurs sur les premiers germes de lacivilisation humaine, et sur l’origine de la majeure partie de nosarts et de nos sciences. Monsieur Smith était tellement envoûtéqu’il épousa une jeune étudiante en égyptologie qui avait écrit unethèse sur la sixième dynastie. S’étant ainsi assuré une solide basede manœuvres, il se mit en quête de matériaux destinés à un ouvrageréunissant la recherche de Lepsius avec l’ingéniosité deChampollion. La préparation de ce magnum opus comportaitde nombreuses visites aux magnifiques collections égyptiennes duLouvre. La dernière eut lieu au milieu du mois d’octobredernier ; elle fut l’occasion d’une aventure peu banale, digned’être relatée.

Les trains avaient été lents et la Manche trèsmauvaise : notre savant était arrivé à Paris, le corps fébrileet l’esprit brumeux. À l’Hôtel de France, rue Laffitte, il s’étaitétendu pendant deux heures sur un canapé ; mais ne parvenantpas à trouver le sommeil, il avait résolu malgré sa fatigue de serendre au Louvre, de vérifier le détail pour lequel il s’étaitdéplacé, et de reprendre le train du soir pour Dieppe. Il a doncpris son grand manteau, car il pleuvait, et il s’en est allé à piedpar le boulevard des Italiens et l’avenue de l’Opéra. Au Louvre, ilse sentait comme chez lui ; il s’est rapidement dirigé vers lacollection de papyrus qu’il avait l’intention de consulter.

Les admirateurs les plus forcenés de JohnVansittart Smith auraient hésité à déclarer qu’il était bel homme.Son grand nez en bec d’aigle et son menton proéminent donnaient uneidée de l’acuité et du caractère incisif de son intelligence. Ilportait la tête comme un oiseau, et, comme un oiseau aussi, ildonnait volontiers des coups de bec quand, dans la conversation, illançait ses objections et ses répliques. Tel qu’il se tenait cejour-là au Louvre, avec le col haut de son grand manteau relevéjusqu’aux oreilles, il a peut-être constaté, en se regardant dansles carreaux de la vitrine qu’il inventoriait, qu’il avait un airvraiment peu ordinaire. Il n’en a pas moins été violemment choquéquand, derrière lui, une voix anglaise s’est exclamée d’une manièretrès audible :

– Drôle de mortel !

Le savant n’était pas dépourvu devanité ; elle se manifestait par une indifférence parfaite àl’égard de toutes considérations personnelles. Il a serré leslèvres en fixant son rouleau de papyrus, mais son cœur s’est remplid’amertume contre toute la race des Anglais en vacances.

– Oui, a approuvé une autre voix. C’estvraiment un type !

– On pourrait presque croire, a repris lepremier, que, à force de contempler des momies, ce bonhomme estdevenu lui-même une demi-momie.

– Il a en effet la physionomie etl’allure d’un Égyptien.

John Vansittart Smith a pivoté sur ses talonsavec l’intention de faire rougir ses compatriotes par une ou deuxobservations corrosives. Il a été surpris, et soulagé, de découvrirque les deux jeunes Anglais qui bavardaient lui tournaient le dos,et que leurs propos visaient l’un des gardiens du Louvre quiastiquait un cuivre de l’autre côté de la salle.

– Carter va nous attendre auPalais-Royal, a dit l’un des touristes en regardant sa montre.

Ils se sont éloignés, laissant le savant à sestravaux.

« Je serais curieux de savoir ce que cesécervelés appellent une physionomie et une allured’Égyptien ! » a pensé John Vansittart Smith. Il s’estdéplacé légèrement afin d’apercevoir le visage du gardien, et iln’a pu s’empêcher de sursauter quand il l’a vue. C’était en véritéle visage que ses études lui avaient rendu familier. Les traitsréguliers et immobiles, le front large, le menton arrondi, le teintbistré étaient l’exacte reproduction d’innombrables statues, detableaux qui ornaient les murs de son appartement. Le faitsurpassait toute coïncidence… L’homme devait être un Égyptien.L’angularité de ses épaules et l’étroitesse de ses hanches auraientd’ailleurs suffit pour identifier sa nationalité.

Sur la pointe des pieds, John Vansittart Smiths’est avancé vers le gardien pour lui parler. N’étant pas habituéaux conversations vulgaires, il lui était difficile de trouver lanote juste, à mi-chemin entre la brusquerie du supérieur et labienveillance d’un égal. Le gardien s’est tourné de biais.Vansittart Smith, fixant ses regards sur la peau du présuméÉgyptien, a eu l’impression qu’elle avait un aspect anormal. Surles tempes et les pommettes, elle était aussi satinée et brillanteque du parchemin. Les pores étaient invisibles. Impossibled’imaginer une goutte d’humidité sur cette surface aride. Parcontre, elle était sillonnée, du front au menton, par des milliersde rides fines qui se coupaient et se recoupaient dans un dessincompliqué.

– Où est la collection de Memphis ?a demandé le savant en français.

Il avait l’air gauche de quelqu’un qui poseune question uniquement dans le but d’entamer une conversation.

– Par là ! a répondu le gardien d’unton brusque en faisant un signe de tête vers l’autre côté de lasalle.

– Vous êtes Égyptien, n’est-cepas ?

Le gardien a levé la tête et a braqué ses yeuxsur son interlocuteur. Ils étaient sombres, vitreux, secs,embrumés ; Smith n’en avait jamais vu de pareils. Pendantqu’il les examinait, il a remarqué dans leurs eaux profondesl’essor d’une émotion forte, ressemblant à un mélange de haine etd’horreur.

– Non, Monsieur. Je suisFrançais !

Le gardien s’est détourné et s’est à nouveaucourbé sur l’objet qu’il astiquait. Le savant, fort étonné, l’aregardé quelques instants sans mot dire ; puis il est allés’asseoir sur une chaise placée dans un coin retiré, derrière l’unedes portes, afin de noter quelques résultats de ses recherches surles papyrus. Mais son esprit renâclait devant l’ordre habituel deses préoccupations, se reportait constamment sur l’énigmatiquegardien au visage de sphinx et à la peau parcheminée.

« Où ai-je donc vu des yeuxsemblables ? se demandait Vansittart Smith. Ils ont quelquechose d’un saurien, d’un reptile ; les serpents ont unemembrane nictitante qui leur donne un effet brillant. Mais dans ceregard humain il y a quelque chose de plus. Il y a une expressionde puissance, de sagesse, de lassitude profonde, et de désespoirineffable. Est-ce mon imagination qui s’emballe ? Il faut queje les, examine encore une fois ! »

Il s’est levé, et il a fait le tour des salleségyptiennes ; mais le gardien avait disparu.

Il est donc revenu s’asseoir dans son cointranquille. Il avait trouvé le renseignement qu’il cherchait surles papyrus ; il ne lui restait plus qu’à l’écrire pendantqu’il avait sa mémoire fraîche. Pendant quelque temps son crayon avolé sur du papier ; mais bientôt les lignes sont allées toutde travers, et finalement le crayon est tombé par terre tandis quela tête du savant s’affaissait sur sa poitrine. Éreinté par sonvoyage, il s’est endormi d’un sommeil si profond, dans le coinisolé derrière une porte, qu’il n’a été réveillé ni par les rondesdes gardiens, ni par les propos échangés par les touristes, ni mêmepar la sonnerie prolongée qui annonçait la fermeture.

Le crépuscule s’était approfondi en nuit, lebruit de la circulation dans la rue de Rivoli avait décru,Notre-Dame avait sonné lourdement les douze coups de minuit, maisVansittart Smith n’avait pas bougé. C’est seulement vers une heuredu matin qu’il a ouvert les yeux. D’abord il s’est imaginé qu’ils’était endormi chez lui dans son bureau. Mais à travers les vitressans volets la lune brillait et, lorsqu’il a distingué les rangéesde momies et de vitrines, il s’est rappelé où il était et commentil se trouvait là. Étirant ses membres rouillés, il a regardé samontre, et il a gloussé de joie en lisant l’heure. Le savantn’avait rien d’un nerveux, et il possédait cet amour d’unesituation nouvelle qui est l’une des caractéristiques de sa race.L’épisode serait une admirable anecdote à introduire dans unprochain article ; quelque chose qui aérerait des spéculationsplus sérieuses, plus graves. Il n’avait pas très chaud, mais il sesentait bien reposé. Il ne s’est pas étonné que les gardiens nel’aient pas remarqué : la porte projetait son ombre juste surlui. Un voleur n’aurait pu rêver meilleure cachette.

Le silence était total. Nulle part, dedans oudehors, le moindre craquement, le plus léger bruit. Il était seul,avec les morts d’une civilisation morte. Et cependant, de l’autrecôté des murs, la ville exhalait tous les violents poisons et lescharmes crus du dix-neuvième siècle. Mais, dans cette salle, il n’yavait pratiquement rien, depuis l’épi de blé hâlé jusqu’à la boîteà couleurs du peintre, qui ne se fût maintenu depuis quatre milleans. Il se trouvait parmi les épaves ramenées de cet empirelointain par le grand océan du temps : de la majestueuseThèbes, de l’aristocratique Louqsor, des grands templesd’Héliopolis, d’une centaine de tombeaux violés. Le savant apromené ses yeux sur les formes humaines réduites depuis silongtemps au silence et, méditant sur tous ces êtres qui avaienttant travaillé et qui reposaient à présent dans la mort, il s’estlaissé envahir par un profond sentiment de respect. Il a réfléchisur les inconséquences de sa jeunesse, sur sa propre insignifiance.Adossé contre sa chaise, il a regardé rêveusement la longueenfilade de salles, éclairées par la lumière argentée de la lune,qui occupaient toute l’aile du grand bâtiment. Et soudain il aaperçu la lueur jaune d’une lanterne.

John Vansittart Smith s’est redressé sur sonsiège. La lanterne avançait lentement, s’immobilisait par instants,puis reprenait sa marche en avant. Son porteur se déplaçait sansbruit. Ses pas ne troublaient pas le silence ambiant. L’Anglais apensé qu’il s’agissait peut-être de cambrioleurs, et il s’estrecroquevillé dans son coin. La lanterne se balançait dans ladeuxième salle en face de lui ; elle pénétrait dans la salleattenante, toujours sans le moindre bruit. Vaguement effrayé, lesavant a aperçu une tête, qui avait l’air de flotter dans l’air,derrière la lueur de la lanterne. La tête était drapée d’ombre,mais bien éclairée. Il ne pouvait pas se tromper : ces yeuxmétalliques, cette peau cadavérique appartenaient au gardien à quiil avait parlé.

Le premier mouvement de Vansittart Smith a étéde se lever et d’aller le trouver. Quelques mots d’explicationsuffiraient et il pourrait sortir par une porte latérale etregagner son hôtel. Mais quand le gardien a pénétré dans la salle,il a remarqué dans ses gestes quelque chose de furtif qui a modifiéses intentions. Visiblement le gardien ne faisait pas saronde ; il avait aux pieds des chaussons à semelle feutrée, etil regardait autour de lui en respirant d’une manière précipitée.Vansittart Smith s’est rencoigné pour le surveiller ; il étaitpersuadé que le gardien n’était revenu que dans un but secret etprobablement malveillant.

En tout cas il ne faisait montre d’aucunehésitation. Il s’est dirigé à pas rapides vers l’une des grandesvitrines, a tiré une clef de sa poche, et l’a ouverte. De l’étagèresupérieure il a fait descendre une momie ; il l’a posée avecbeaucoup de soins et même de sollicitude sur le sol. À côté d’elle,il a placé sa lanterne ; puis, accroupi à la mode orientale,il a commencé avec des doigts longs et tremblants à défaire lestoiles d’embaumement et les bandes qui la ligotaient. Au fur et àmesure qu’elles se déroulaient, une forte odeur aromatiséeremplissait la salle ; des fragments de bois parfumé etd’épices s’éparpillaient sur les dalles du plancher.

John Vansittart Smith s’est bien rendu compteque cette momie n’avait jamais été démaillotée. L’opération avaitdonc de quoi l’intéresser passionnément. De son poste d’observationderrière la porte, il a pointé son grand nez avec une curiosité deplus en plus manifeste. Quand le dernier bandage est tombé d’unetête qui avait quatre mille ans d’âge, il a étouffé un cri destupéfaction. D’abord une cascade de longues tresses noiresluisantes s’était répandue sur les mains et les bras dugardien ; puis étaient apparus un front blanc et bas, orné dedeux sourcils délicatement arqués, deux yeux brillants aux longscils, un nez droit, une douce bouche sensible et charnue, enfin unmenton merveilleusement incurvé. Ce visage, d’une beautéextraordinaire, n’avait qu’un seul défaut : au milieu du frontune tache irrégulière, couleur de café. Mais quel chef-d’œuvre del’art d’embaumement ! Vansittart Smith, les yeux exorbités, agazouillé de satisfaction.

L’effet produit par ce spectacle surl’égyptologue était peu de chose pourtant, comparativement à celuiqu’a ressenti l’étrange gardien. Il a levé les bras au ciel, il amurmuré des paroles incompréhensibles, puis, se jetant à platventre à côté de la momie, il l’a enlacée, l’a embrassée àplusieurs reprises sur les lèvres et sur le front.

– Ma petite ! gémissait-il enfrançais. Ma pauvre petite !

Sous l’émotion, sa voix chavirait ; maisle savant a pu constater grâce à la lanterne que ses yeux étaientaussi secs que deux grains d’acier. Il est demeuré ainsi plusieursminutes, la figure convulsée, à pousser de petits gémissementsplaintifs au-dessus de la belle tête de femme. Et puis il a ébauchéun sourire, il a prononcé quelques mots dans une langue inconnue,et il s’est relevé d’un bond avec la vigueur de quelqu’un qui seraidit pour un effort suprême.

Au centre de la salle, une grande vitrineronde contenait (le savant le savait bien) une magnifiquecollection d’anneaux égyptiens et de pierres précieuses. Le gardiens’est approché d’elle et l’a ouverte. Sur le rebord latéral il aposé sa lanterne et, à côté de celle-ci, un petit récipient enterre qu’il avait sorti de sa poche. Il a retiré ensuite de lavitrine une poignée d’anneaux et, le visage empreint d’une grandegravité, il les a enduits à tour de rôle d’une substance liquidequi se trouvait dans le pot de terre, puis il les a promenés devantla lumière. Le premier lot d’anneaux l’a certainement déçu, car illes a rejetés pêle-mêle dans la vitrine et il en a pris d’autres.Il a choisi d’abord un anneau massif, serti d’un gros cristal, pourle soumettre à l’épreuve du liquide mystérieux. Instantanément il apoussé un cri de joie et il a levé les bras. Son geste brusque arenversé le pot en terre ; le liquide s’est répandu jusqu’auxpieds de l’Anglais. Le gardien a tiré un mouchoir rouge de saveste, s’est baissé pour éponger les dalles, et il s’est trouvéface à face avec John Vansittart Smith.

– Excusez-moi ! a dit l’Anglais avectoute la politesse imaginable. J’ai eu la malchance de m’endormirderrière la porte.

– Et vous m’avez surveillé ?

Le gardien s’était exprimé en anglais ;son visage cadavérique avait une expression venimeuse.

Le savant ne savait guère mentir.

– J’avoue, a-t-il répondu, que j’aiobservé vos mouvements, et qu’ils ont éveillé ma curiosité au plushaut point.

L’homme a alors tiré de son sein un longcouteau ouvert.

– Vous l’avez échappé belle ! a-t-ilmurmuré. Si je vous avais découvert dix minutes plus tôt, je vousaurais ouvert le cœur. Quoi qu’il en soit, si vous me touchez ou sivous me gênez de quelque manière que ce soit, vous êtes un hommemort.

– Je ne désire pas vous gêner. Maprésence ici est purement accidentelle. Tout ce que je vous demandeest d’avoir l’extrême obligeance de me faire sortir du musée.

Il a parlé d’un ton extrêmement suave, car legardien pressait la pointe de son couteau contre la paume de samain comme s’il voulait en éprouver le tranchant ; saphysionomie arborait toujours la même méchanceté.

– Si je croyais… a-t-il proféré d’unevoix sourde. Mais non ! Peut-être est-ce aussi bien… Commentvous appelez-vous ?

L’Anglais le lui dit.

– Vansittart Smith ? a répétél’autre. Êtes-vous le Vansittart Smith qui a écrit un article surEl Bak dans une revue de Londres ? J’en ai lu un extrait. Vosconnaissances sur ce sujet sont méprisables.

– Monsieur ! a protestél’égyptologue.

– Elles sont cependant supérieures àcelles de bien des savants qui affichent des prétentions plusgrandes. Pour comprendre notre vie antique en Égypte, ni lesinscriptions, ni les monuments n’ont d’importance ; ce quicompte, c’est notre alchimie et la science mystique qui vous ontpratiquement échappé.

– Notre vie antique ! a répété lesavant en ouvrant de grands yeux. Oh mon Dieu, regardez le visagede la momie !

L’étrange gardien s’est retourné et, projetantla lueur de sa lanterne sur le cadavre, il a laissé échapper unlong cri de douleur. L’action de l’air avait déjà anéanti toutl’art de l’embaumeur. La peau s’était affaissée, les yeux avaientsombré en arrière, les lèvres décolorées s’étaient entrouvertes etexhibaient des dents jaunes ; la marque brune sur le frontindiquait néanmoins qu’il s’agissait bien du même visage qui avaitrévélé quelques minutes plus tôt tant de jeunesse et de beauté.

Le gardien s’est tordu les mains de chagrin etd’horreur. Puis il s’est ressaisi et il a braqué à nouveau ses yeuxdurs sur l’Anglais.

– C’est sans importance, a-t-il murmuréd’une voix brisée. Vraiment sans importance ! Je suis venu icice soir avec un dessein bien arrêté. Il est accompli. Tout le restene compte pas. La vieille malédiction ne joue plus. Je peux larejoindre. À quoi bon m’attarder sur son enveloppe inanimée puisqueson esprit m’attend de l’autre côté du voile !

– Propos étranges ! a commentéVansittart Smith qui était de plus en plus persuadé qu’il setrouvait en face d’un fou.

– Le temps presse ; je dois partir,a repris l’autre. Le moment que j’ai attendu si longtemps estproche. Mais il faut que d’abord je vous fasse sortir.Suivez-moi…

Il a saisi la lanterne, est sorti de la salleen grand désordre, et il a conduit le savant à travers les salleségyptiennes, assyriennes et persanes. Au bout de la dernière sallepersane, il a poussé une petite porte encastrée dans le mur et il adescendu un escalier en colimaçon. L’Anglais a senti sur son frontl’air frais de la nuit. En face, il y avait une porte qui devaitouvrir sur la rue. À droite, une autre porte entrebâillée laissaitfiltrer un rayon de lumière jaune dans le couloir.

– …Entrez ici ! a commandé legardien.

Vansittart Smith a hésité : il avait cruque son aventure était terminée et qu’il allait se retrouverdehors. Comme sa curiosité était grande, il a eu envie de connaîtrele fin mot de l’énigme ; aussi a-t-il suivi son étrangecompagnon dans la pièce éclairée.

C’était une petite chambre, comparable à uneloge de concierge. Un feu de bois pétillait dans l’âtre. D’un côtéil y avait un lit à roulettes ; de l’autre, une chaise enbois ; au milieu, une table portant encore les reliefs d’unrepas. L’Anglais n’a pu se défendre d’un frémissement : tousles petits détails de la chambre semblaient sortis d’une échoppeantique. Les chandeliers, les vases sur la cheminée, les chenêts,les ornements sur les murs évoquaient un passé révolu. Le gardiens’est laissé tomber sur le bord du lit, et il a invité son hôte às’asseoir sur la chaise.

– Peut-être tout cela n’est-il pas dû auhasard, a-t-il commencé en excellent anglais. Peut-être est-ildécrété que je dois laisser derrière moi un avertissement destinéaux mortels téméraires qui voudraient dresser leur intelligencecontre les lois de la nature. Je vais vous le confier.

Vous en ferez ce que vous voudrez. Je vousparle, maintenant, du seuil de l’autre monde.

« Je suis, comme vous l’avez deviné, unÉgyptien. Non pas l’un de ces spécimens de la race d’esclaves quihabite à présent le delta du Nil ; mais un survivant du peupleplus fort et plus fier qui a mâté les Hébreux, repoussé lesÉthiopiens dans les déserts du sud, et construit les puissantsouvrages qui ont rempli les générations ultérieures d’envie etd’admiration. J’ai vu la lumière du jour sous le règne deTuthmosis, seize cents ans avant la naissance du Christ. Vousreculez ? Attendez un peu : vous vous apercevrez bienvite que je suis plus à plaindre qu’à redouter.

« Je m’appelais Sosra. Mon père avait étéle grand-prêtre d’Osiris dans le temple d’Abaris. J’ai été élevédans le temple, et exercé dans tous les arts dont parle votreBible. J’étais un bon élève. À seize ans, je savais déjà tout ceque le plus sage des prêtres était capable de m’apprendre. Dès lorsj’ai étudié tout seul les secrets de la nature, et je n’aicommuniqué mon savoir à personne.

« Parmi tous les problèmes qui mepassionnaient, ceux qui ont davantage accaparé mon attentionavaient trait à la nature de la vie. J’ai exploré profondément leprincipe vital. Le but de la médecine était de chasser la maladiequand elle apparaissait : il me semblait quant à moi qu’uneméthode pourrait être inventée en vue de fortifier le corps, detelle sorte que toute faiblesse, et même la mort, l’épargnât. Ilserait inutile que je vous raconte toutes mes recherches : sije m’y hasardais, vous seriez incapable de les comprendre. Je lesai poursuivies tantôt sur des animaux, tantôt sur des esclaves,tantôt sur ma personne. Qu’il me suffise de vous dire que leurrésultat m’a permis d’obtenir une substance qui, une fois injectéedans le sang, dotait le corps d’une force lui permettant derésister aux effets du temps, de la violence ou de la maladie. Ellene conférait pas l’immortalité, mais son pouvoir embrassait denombreux millénaires. Je l’ai expérimentée sur un chat, et ensuiteje lui ai administré le poison le plus mortel ; ce chat vitencore actuellement en Basse-Égypte. Ne pensez pas à de la magie.Il s’agit seulement d’une découverte chimique, qui peutparfaitement être refaite.

« L’amour de la vie est puissant chez unjeune homme. Il me semblait alors que j’étais débarrassé de toutsouci humain, puisque j’avais banni la souffrance et repoussé lamort à une échéance si lointaine. D’un cœur léger, j’ai injectécette maudite substance dans mes veines. Puis j’ai cherché autourde moi quelqu’un que je pourrais faire bénéficier de ma trouvaille.Un jeune prêtre de Thoth, qui s’appelait Parmes, avait gagné mabienveillance par le sérieux de son caractère et de ses études. Jelui ai confié mon secret ; à sa requête, je lui ai injecté monélixir. J’avais réfléchi que j’aurais ainsi un compagnon qui auraittoujours le même âge que moi.

« Après cette grande découverte, je mesuis légèrement relâché dans mes travaux, mais Parmes a poursuiviles siens avec une énergie redoublée. Chaque jour, je le voyaismanier ses flacons et son distillateur dans le temple de Thoth,mais il ne me livrait pas les résultats de ses recherches. Pour mapart, je me promenais dans la ville et je regardais autour de moid’un air de triomphe en réfléchissant que tout ce que je voyaisétait destiné à passer mais que moi je survivrais. Les habitantss’inclinaient quand ils me rencontraient, car ma réputation desavoir s’était répandue.

« Une guerre se déroulait à cette époque,et le Grand Roi avait envoyé ses soldats sur la frontière orientalepour chasser les Hyksos. Un gouverneur arriva à Abaris afin degarder notre ville au monarque. J’avais entendu vanter l’extrêmebeauté de la fille de ce gouverneur. Un jour, me promenant avecParmes, nous l’avons rencontrée, portée sur les épaules de sesesclaves. Ç’a été un coup de foudre. Du premier regard je l’aiaimée. Mon cœur a défailli. J’ai failli me jeter aux pieds de sesporteurs. Elle était « ma » femme. Vivre sans elle meserait impossible. J’ai juré par la tête de Horus qu’ellem’appartiendrait. Je l’ai juré au prêtre de Thoth. Il m’a tourné ledos ; son front s’est rembruni, assombri comme à minuit.

« Je n’ai pas besoin de vous conter lesprémices de notre amour. Elle m’a aimée comme je l’aimais. J’aiappris que Parmes l’avait déjà vue et lui avait fait comprendrequ’il l’aimait aussi ; mais je pouvais sourire de cettepassion, car je savais qu’elle m’avait donné son cœur. La pesteblanche s’était déclarée dans la ville ; beaucoup d’habitantsétaient malades, mais j’imposais mes mains sur leurs fronts et jeles soignais sans crainte. Elle s’émerveillait de mon audace. Alorsje lui ai chuchoté mon secret, et je l’ai suppliée de me laisserexercer mon art sur sa personne.

« – Songez que votre fleur ne seflétrira jamais, Atma ! lui disais-je. D’autres chosespasseront, mais vous et moi, ainsi que notre grand amour mutuel,survivront au tombeau du roi Cheops.

« Mais elle m’opposait des objectionstimides, charmantes.

« – Est-ce bien ? medemandait-elle. N’est-ce pas enfreindre la volonté des dieux ?Si le grand Osiris avait désiré que nous vivions aussi longtemps,n’aurait-il pas donné lui-même cet élixir aux vivants ?

« Avec des mots d’amour et des phrasestendres, j’ai fini par vaincre ses craintes. Pourtant elle hésitaitencore. C’était un gros problème ! soupirait-elle. Elle yréfléchirait toute la nuit. Au matin elle me ferait connaître sadécision. Sûrement une nuit n’était pas de trop pourréfléchir ? Elle voulait prier Isis pour lui demanderconseil.

« Le cœur en proie à une tristeprémonition, je l’ai laissée avec ses femmes. Le matin, après lepremier sacrifice, je me suis hâté vers sa demeure. Un esclaveépouvanté m’a arrêté sur les marches pour me dire que sa maîtresseétait malade, très malade. Je me suis précipité dans la chambre demon Atma ; elle reposait sur son lit, la tête appuyée sur unoreiller, toute pâle, l’œil vitreux. Sur son front j’ai aperçu unetache rouge. Je connaissais cette vieille trace de l’enfer :c’était la cicatrice de la peste blanche, un arrêt de mort.

« Pourquoi parler de cette époqueterrible ? Pendant des mois j’ai été au bord de lafolie ; j’étais fiévreux ; je délirais ; et je nepouvais pas mourir. Jamais un Arabe mourant de soif n’a languiaprès les puits comme j’ai langui après la mort. Si le poison oul’acier avait pu trancher le fil de mon existence, j’auraisaussitôt rejoint mon amour de l’autre côté de la porte étroite.J’ai essayé. En vain. La maudite influence de l’élixir était tropforte. Une nuit, alors que je gisais sur mon lit, affaibli et las,Parmes, le prêtre de Thoth, est entré dans ma chambre. Il s’estavancé dans le cercle de lumière de ma lampe et il m’a regardé avecdes yeux étincelants de joie.

« – Pourquoi avez-vous laissé mourirla jeune fille ? m’a-t-il demandé. Pourquoi ne l’aviez-vouspas fortifiée comme vous m’aviez fortifié moi-même ?

« – J’ai trop tardé. Mais je n’airien oublié. Vous aussi l’aimiez. Vous êtes mon compagnond’infortune. N’est-il pas affreux de penser que des siècless’écouleront avant que nous la revoyions ? Fous que nous avonsété de prendre la mort pour une ennemie !

« – Vous avez le droit de ledire ! s’est-il écrié en riant sauvagement. Ces mots sontnaturels dans votre bouche. Pour moi, ils n’ont plus aucunsens.

« – Que voulez-vous dire ? mesuis-je exclamé en me soulevant sur un coude. Sûrement, mon ami, lechagrin a dérangé vos esprits !

« La joie illuminait tout sonvisage ; il tremblait, il se contorsionnait comme s’il étaitpossédé du démon.

« – Savez-vous où je vais ?m’a-t-il demandé.

« – Non. Je n’en sais rien.

« – Je vais la rejoindre. Elle estembaumée dans le tombeau le plus éloigné, près des palmiers au-delàde la muraille de la ville.

« – Pourquoi allez-vouslà ?

« – Pour mourir ! a-t-il crié.Pour mourir ! Moi, je ne suis pas retenu par les entraves dela terre.

« – Mais vous avez l’élixir dansvotre sang !

« – Je peux le défier et le vaincre,m’a-t-il déclaré. J’ai découvert un principe plus puissant qui ledétruit. En ce moment même il opère dans mes veines, et dans uneheure je serai un homme mort. Je la rejoindrai. Vous, vous resterezseul.

« En le regardant attentivement, j’aicompris qu’il ne me mentait pas. La lueur trouble de son regardrévélait qu’il échappait déjà au pouvoir de l’élixir.

« – Vous allez m’enseigner votreprincipe ! me suis-je écrié.

« – Jamais !

« – Je vous en supplie ! Par lasagesse de Thoth, par la majesté d’Anubis !

« – Inutile ! m’a-t-il répondufroidement.

« – Alors je ledécouvrirai !

« – Vous n’y arriverez pas ! Jel’ai découvert par hasard. Il y a un ingrédient que vousn’obtiendrez jamais. En dehors de celui qui se trouve dans l’anneaude Thoth, il n’en existe pas.

« – Dans l’anneau de Thoth !ai-je répété. Où est donc l’anneau de Thoth ?

« – Cela non plus, vous ne le saurezjamais ! m’a-t-il répliqué. Vous avez gagné son cœur. Maisqui, en fin de compte, a gagné ? Je vous laisse à votresordide vie terrestre. Mes chaînes sont brisées. Il faut que jeparte !

« Il a fait demi-tour et s’est enfui dema chambre. Le lendemain matin j’ai appris la mort du prêtre deThoth.

« J’ai consacré les jours suivants àétudier. Il me fallait trouver ce poison subtil qui était assezfort pour vaincre l’élixir de vie. Des premières heures du jourjusqu’à minuit, je me penchais sur les tubes à essai et le four.J’avais réuni les papyrus et les flacons du prêtre de Thoth. Hélas,ils m’ont appris peu de choses ! Par instants, je croyaisavoir découvert un détail essentiel, mais en définitive ce n’étaitrien de bon. Pendant des mois et des mois j’ai cherché. Quand jedésespérais, je me dirigeais vers sa tombe près des palmiers. Là,debout à côté du coffre funèbre dont le joyau m’avait été dérobé,je sentais sa douce présence, et je lui jurais que je larejoindrais un jour si une intelligence humaine pouvait éluciderl’énigme.

« Parmes avait dit que sa découverteétait en rapport avec l’anneau de Thoth. Je me rappelais vaguementce petit objet d’ornement. C’était un cercle large et pesant, faitnon pas en or, mais en un métal plus rare et plus lourd, ramené desmines du mont Harbal. Du platine, comme vous l’appelez. L’anneaucomportait, je m’en souvenais, un cristal creux à l’intérieurduquel quelques gouttes de liquide pouvaient être cachées. J’étaiscertain que le secret de Parmes n’avait rien à voir avec le métalseul, car le temple abondait en objets de platine. N’était-il pasplus vraisemblable qu’il eût caché ce précieux poison dans lacavité du cristal ? J’étais à peine parvenu à cette conclusionquand, déchiffrant l’un de ses papiers, j’ai découvert que j’avaisraison et qu’il restait encore un peu de liquide dans le cristal del’anneau de Thoth.

« Mais comment trouver cet anneau ?Parmes ne le portait pas sur lui quand il avait été dévêtu pourêtre embaumé : j’en étais absolument sûr. Il n’était pas nonplus dans ses affaires personnelles. J’ai fouillé vainement toutesles pièces où il allait, toutes les boîtes, tous les vases, tousles meubles qu’il possédait. J’ai passé au tamis le sable dudésert, dans les lieux où il allait volontiers se promener. Maisl’anneau de Thoth demeurait insaisissable. Peut-être mes peines etmes études auraient-elles finalement triomphé des obstacles, si unnouveau malheur n’était survenu.

« La guerre avait été déclarée auxHyksos, mais les armées du Grand Roi avaient été taillées en piècesdans le désert. Les tribus de bergers se sont abattues sur nouscomme des sauterelles les années de sécheresse. À travers tout lepays le sang coulait de jour, et la nuit les incendies faisaientrage. Abaris était le rempart de l’Égypte, mais nous n’avons pas purepousser les sauvages. La cité est tombée. Le gouverneur et lessoldats ont été passés au fil de l’épée. Moi, avec beaucoupd’autres, j’ai été emmené en captivité.

« Pendant des années et des années j’aigardé des troupeaux dans de grandes plaines près de l’Euphrate. Monmaître est mort, son fils aîné vieillissait, mais j’étais toujoursaussi loin de la tombe. J’ai pu enfin m’évader sur un chameaurapide et je suis rentré en Égypte. Les Hyksos s’étaient installésdans le pays qu’ils avaient conquis, et leur Roi régnait surl’Égypte. Abaris avait été rasée, la ville brûlée, et il ne restaitdu grand temple qu’un tertre à peine visible. Partout les tombeauxavaient été violés et les monuments détruits. Du tombeau de monAtma, plus trace. Il était enterré dans les sables du désert ;les palmiers qui en marquaient l’endroit avaient disparu. Lespapiers de Parmes et les restes du temple de Thoth se trouvaientéparpillés dans les déserts de Syrie. Il était vain de lesrechercher.

« À partir de cet instant j’ai renoncé àl’espoir de retrouver un jour l’anneau et de découvrir la droguesubtile. Je me suis mis à vivre aussi patiemment que je le pouvais,en attendant que passe la vertu de l’élixir. Comment pourriez-vouscomprendre l’abomination du temps, vous qui ne connaissez quel’espace réduit qui va du berceau à la tombe ! Je l’ai apprisà mes dépens, en flottant au fil de l’histoire. J’étais vieux quandIlion est tombé. J’étais très vieux quand Hérodote est venu àMemphis. J’étais accablé d’ans quand le nouvel évangile a fait sonapparition sur la terre. Et pourtant vous me voyez encoreaujourd’hui semblable à bien d’autres hommes ; ce mauditélixir m’a protégé contre ce à quoi j’aspirais de toute mon âme.Maintenant enfin, enfin, me voici au terme !

« J’ai voyagé dans tous les pays dumonde ; j’ai habité chez tous les peuples de la terre. Jeparle toutes les langues. Je les ai apprises pour tuer le temps. Jen’ai pas besoin de dire comme les années ont passé lentement,depuis la longue aurore de la civilisation moderne, les annéesterribles du moyen âge, les temps sombres de la barbarie. Tout celaest derrière moi, maintenant. Je n’ai jamais regardé une autrefemme avec amour. Atma sait que je lui suis resté fidèle.

« J’avais pris l’habitude de lire tout ceque les savants publiaient sur l’ancienne Égypte. J’ai connu toutessortes de situations : les unes aisées, les autresmisérables ; mais j’ai toujours eu assez d’argent pour acheterles journaux qui traitaient ce sujet. Il y a neuf mois, j’ai lu àSan Francisco le compte rendu de certaines découvertes faites dansla région d’Abaris. Mon cœur a manqué défaillir. L’article disaitque le spécialiste des fouilles avait exploré des tombeauxrécemment mis à jour. Dans l’un d’eux il avait trouvé une momieintacte avec une inscription établissant qu’il s’agissait de lafille du gouverneur de la ville à l’époque de Tuthmosis. L’articleajoutait qu’en ouvrant le sarcophage, le savant avait découvert ungrand anneau en platine serti d’un cristal qui reposait sur lebuste de la femme embaumée. C’était donc là que Parmes avait cachél’anneau de Thoth ! Certes il avait raison en disant que je nele trouverais jamais, car aucun Égyptien n’aurait souillé son âmeen violant le sarcophage d’un ami enseveli.

« Le soir même je suis parti de SanFrancisco ; quelques semaines plus tard je me trouvais àAbaris, en admettant que quelques tas de sable et de pierresméritent encore de porter le nom de cette cité florissante. Je mesuis précipité vers les Français qui pratiquaient les fouilles, etje leur ai demandé où était l’anneau. Ils m’ont répondu que lamomie et l’anneau avaient été envoyés au musée Boulak au Caire. Jeme suis rendu au Caire, où j’ai appris que Mariette Bey les avaitrevendiqués et les avait embarqués pour le Louvre. Je les aisuivis ; enfin, dans la salle égyptienne, je suis arrivé aprèsun intermède de quatre mille ans, sur les restes de mon Atma, etsur l’anneau que j’avais cherché si longtemps.

« Mais comment les reprendre ?Comment les avoir à moi ? Par hasard un emploi de gardienétait vacant. Je suis allé trouver le directeur. Je l’ai convaincuque je connaissais beaucoup de choses sur l’Égypte. Dans monanxiété j’en ai trop dit. Il m’a déclaré qu’une chaire deprofesseur me conviendrait mieux qu’une loge de concierge. J’ensavais plus long que lui. Ce n’est que fort maladroitement, en luilaissant croire qu’il avait surestimé mes capacités, que j’aiobtenu l’autorisation de loger dans cette pièce mes quelquesaffaires personnelles. C’est ma première et ma dernière nuitici.

« Voilà mon histoire, Monsieur VansittartSmith. Je n’en dirai pas davantage à un homme de votre finesse. Parun étrange concours de circonstances, vous avez vu cette nuit levisage de la femme que j’ai aimée en ces temps si lointains. Lavitrine contenait de nombreux anneaux avec des cristaux sertis, etil fallait que j’éprouve le platine pour trouver celui que jecherchais. Un seul regard m’a montré que le liquide se trouvaiteffectivement dans celui-ci et que je pourrais enfin me délivrer decette maudite santé qui m’a été plus pénible que n’importe quellemaladie. Je n’ai rien de plus à ajouter. Je me sens libéré. Vouspourrez raconter mon histoire ou la tenir secrète : comme ilvous plaira. Je vous dois bien ce dédommagement, car vous avez étéà deux doigts de la mort, cette nuit. J’aurais fait n’importe quoipour ne pas être dérangé. Si je vous avais vu en arrivant, je croisque je vous aurais mis hors d’état de me nuire, de donner l’alarmeou de vous opposer à mon projet. Voici la porte. Elle ouvre sur larue de Rivoli. Bonne nuit !

Sur le trottoir l’Anglais s’est retourné.Pendant quelques secondes la mince silhouette de Sosra l’Égyptiens’est détachée sur le seuil étroit. Puis la porte a claqué, et lebruit d’un verrou grinçant s’est répercuté dans le silence de lanuit.

Le surlendemain de son retour à Londres,Monsieur John Vansittart Smith a lu un entrefilet concis ducorrespondant du Times à Paris :

« Curieux fait-divers au Louvre. – Hiermatin, une étrange découverte a été faite dans la principale salled’Orient. Les employés préposés au nettoyage des salles ont trouvél’un des gardiens étendu sans vie ; ses bras enlaçaient unemomie d’une étreinte si serrée qu’on n’a pu les séparer qu’àgrand’peine. Une vitrine contenant des anneaux et des bagues devaleur avait été ouverte. Les autorités pensent que le gardienétait en train de transporter la momie dans l’intention de lavendre à un collectionneur privé, mais qu’il a été frappé à mortpar la maladie de cœur dont il souffrait depuis longtemps. Ils’agit d’un homme d’un âge incertain et qui avait des habitudesexcentriques ; il ne laisse personne pour pleurer sa findramatique et intempestive. »

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