Contes d’entre chien et loup

LE PROFESSEUR DE LEA HOUSE

The Usher ofLea House School

Monsieur Lumsden, l’un des directeurs del’agence de placement pour professeurs, Lumsden et Westmacott,était un petit bonhomme tiré à quatre épingles : il avait desmanières abruptes, un regard critique, un ton incisif.

– Comment vous appelez-vous,Monsieur ? me demanda-t-il.

Il trempa sa plume dans l’encrier : ungros registre à rayures rouges était ouvert devant lui.

– Harold Weld.

– Oxford ouCambridge ?

– Cambridge.

– Diplômes ?

– Non, Monsieur.

– Athlète ?

– Pas très remarquable, je leregrette.

– Jamais sélectionné ?

– Oh non !

Monsieur Lumsden hocha la tête d’un airdécouragé, puis il haussa les épaules d’une façon qui réduisirentmes espoirs à zéro.

– Pour les postes de professeurs, lacompétition est très sévère, Monsieur Weld ! me dit-il. Desvacances se produisent rarement, et les postulants sontinnombrables. Un athlète de première catégorie, un championd’aviron ou un bon joueur de cricket, ou un homme qui a brillammentdécroché quelques diplômes trouve généralement un emploi. Un bonjoueur de cricket ne chôme jamais dans l’enseignement. Mais l’hommemoyen (si vous me permettez ce qualificatif, Monsieur Weld)rencontre de très grandes difficultés, pour ne pas dire desdifficultés insurmontables. Nous avons déjà plus d’une centaine denoms d’hommes moyens sur nos listes : si vous pensez que jedoive ajouter le vôtre, j’espère que d’ici quelques années nouspourrons vous trouver un débouché qui…

Il s’interrompit parce qu’on avait frappé à saporte.

Un employé lui apporta une lettre. MonsieurLumsden décacheta l’enveloppe.

– …Hé bien, Monsieur Weld, voici unecoïncidence particulièrement intéressante. Je crois avoir comprisque votre spécialité était le latin et l’anglais, et que pendantquelque temps vous accepteriez une place dans un cours élémentaireoù vous auriez du temps pour vos travaux personnels ?

– En effet.

– Cette lettre est une requête qui émanede l’un de nos vieux clients, le docteur Phelps McCarthy, de WillowLea House Academy, West Hampstead : il me demande de luiadresser tout de suite un jeune homme qualifié pour enseigner lelatin et l’anglais à une petite classe de garçons âgés de moins dequatorze ans. Ce poste me paraît correspondre exactement à ce quevous cherchiez. Les conditions ne sont pas extraordinaires :soixante livres, pension complète, blanchissage. Mais le travailn’a rien d’exorbitant : vous pourriez donc disposer de vossoirées pour vous-même.

– Cela ferait l’affaire !m’écriai-je avec toute l’avidité d’un homme qui trouve enfin dutravail après plusieurs mois de recherches vaines.

– Je me demande si j’agis correctementenvers les gentlemen dont les noms figurent sur mon registre !murmura Monsieur Lumsden en jetant un coup d’œil à sa listeimposante. Mais la coïncidence est si frappante qu’il me semble queje dois vous accorder la priorité.

– J’accepte, Monsieur ! Et je voussuis infiniment reconnaissant !

– La lettre du Docteur McCarthy renfermeune petite condition. Il stipule que le candidat doit avoir très,très bon caractère.

– J’ai très, très bon caractère !affirmai-je avec conviction.

– Hé bien, dit Monsieur Lumsden aprèsquelque hésitation, j’espère que votre caractère est aussi bon quevous le prétendez, car j’ai l’impression que vous en aurezbesoin !

– Je suppose que tout professeur dans uncours élémentaire doit avoir bon caractère.

– Oui, Monsieur. Mais je tiens à vousavertir que votre situation risque de comporter quelquescirconstances assez éprouvantes. Le docteur McCarthy n’aurait pasposé cette condition sans un motif pressant et valable.

Sa voix avait pris une intonation solennellequi refroidit légèrement ma joie.

– Puis-je vous prier de m’éclairer sur lanature de ces circonstances ? demandai-je.

– Nous nous efforçons de tenir la balanceégale entre nos clients, et d’être absolument loyaux envers chacund’eux. Si je voyais des objections quant à votre personne, je lescommuniquerais certainement au docteur McCarthy. Je n’éprouve doncaucune hésitation à agir de même envers vous…

Il feuilleta son registre.

– …Je lis ici qu’au cours des douzederniers mois, nous n’avons pas fourni à Willow Lea House Academymoins de sept professeurs de latin. Quatre d’entre eux ont quittéleur poste si brusquement qu’ils n’ont pas touché leur premier moisd’appointements : aucun n’est resté plus de huit semaines.

– Et les autres professeurs ?Sont-ils restés ?

– Il n’y a qu’un autre professeurrésidant là-bas. Il ne semble pas qu’il ait changé. Vous pouvezcomprendre, Monsieur Weld, que des départs aussi rapides ne sontpas recommandables, du point de vue d’un directeur, quoi que puissedire en leur faveur un agent qui travaille à la commission. Je nesais absolument pas pourquoi ces gentlemen ont renoncé à leuremploi. Je ne puis que vous indiquer les faits, et vous conseillerd’aller voir immédiatement le docteur McCarthy et de prendreensuite votre décision en toute indépendance.

Grande est la force de celui qui n’a rien àperdre ! Ce fut donc en toute sérénité, mais aiguillonné parune vive curiosité, que je sonnai au début de l’après-midi à laWillow Lea House Academy. Le collège était un bâtiment massif,carré, laid, édifié au centre d’un domaine privé ; une largeallée y conduisait de la route. Il se dressait à bonne hauteur, eton y avait vue d’un côté sur les toits gris et les clochetons dunord de Londres, de l’autre sur la région boisée et agréable quiborde la lisière de la capitale. La porte me fut ouverte par ungroom, qui m’introduisit dans un bureau bien meublé où le directeurdu collège ne tarda pas à me rejoindre.

Les avertissements et les insinuations del’agent m’avaient donné à penser que j’allais me trouver devant unpersonnage coléreux et insupportable, dont le comportement devaitêtre une suite de provocations intolérables à l’égard de sessubordonnés. La réalité se révéla toute différente. Le directeurétait doux, frêle, légèrement voûté, rasé, et il affectait unecourtoisie presque excessive. Ses cheveux en brosse étaientgrisonnants ; il devait avoir une soixantaine d’années. Ilparlait d’une voix suave, et son allure ne manquait pas dedistinction. Il avait tout à fait l’allure d’un professeurbienveillant, bien plus à son affaire dans ses livres que dans lesdifficultés pratiques de l’existence.

– Nous serons très heureux de bénéficierde votre concours, Monsieur Weld, me dit-il après quelquesquestions professionnelles. Monsieur Percival Manners m’a quittéhier, et je souhaiterais vivement que vous assuriez votre servicedès demain.

– S’agirait-il de Monsieur PercivalManners, de Selwyn ? m’enquis-je.

– En effet. Vous leconnaissiez ?

– Oui. C’est l’un de mes amis.

– Excellent professeur, mais un peu vifde caractère. C’était là son seul défaut. Maintenant, venons-en àvous, Monsieur Weld : gardez-vous bien le contrôle de vosnerfs ? Supposons, pour l’amour de l’argumentation, que jem’oublie jusqu’à être impoli envers vous, ou à vous parler avecrudesse, ou à choquer d’une manière ou d’une autre vos propressentiments ; pourrions-nous nous fier à votre contrôle sur vosréactions ?

Je souris en pensant que ce petit être doux etcourtois pourrait m’exaspérer.

– Je crois que je puis en répondre,Monsieur.

– Les disputes me sont très pénibles,dit-il. Je désire que sous mon toit l’harmonie soit totale. Je neconteste pas que Monsieur Percival Manners ait été provoqué, maisje tiens à avoir ici quelqu’un qui sache s’élever au-dessus desprovocations et qui soit capable de sacrifier, le cas échéant, sessentiments personnels dans l’intérêt de la paix et de laconcorde.

– Je ferai de mon mieux, Monsieur.

– Vous ne pouvez rien ajouter de plus,Monsieur Weld. Je vous attendrai donc ce soir, si ce court laps detemps vous suffit pour préparer vos affaires.

Non seulement il me suffit pour faire mavalise mais il me permit de me rendre au Benedict Club à Piccadillyoù je savais trouver Manners s’il était resté dans la capitale. Jele découvris en effet au fumoir, et j’en profitai pour lui demanderpour quel motif il avait renoncé à son emploi.

– Vous n’allez tout de même pasm’annoncer que vous allez au collège du docteur McCarthy ?s’écria-t-il stupéfait. Mon cher ami, inutile d’essayer ! Vousne pourrez certainement pas y rester.

– Mais je l’ai vu ! il m’a semblé dugenre paisible, inoffensif. Je n’ai jamais vu mouton plusbêlant.

– Lui ? Oh, il est parfait !Avec lui, rien à craindre.

Avez-vous aperçu Theophilus St.James ?

– Jamais entendu ce nom-là ! Quiest-ce ?

– Votre collègue. L’autre professeur.

– Non, je ne l’ai pas vu.

– C’est lui la terreur ! Si vousparvenez à le supporter, de deux choses l’une : ou bien vousêtes un chrétien modèle, ou bien vous êtes un moins que rien. Iln’y a pas plus mal élevé et prétentieux que lui.

– Mais pourquoi McCarthy letolère-t-il ?

Mon ami me considéra un instant derrière lafumée de sa cigarette, et haussa les épaules.

– Vous conclurez vous-même. Moi, j’aitiré ma conclusion presque tout de suite, et rien n’est venu lamodifier.

– Vous me rendriez grand service en m’enfaisant part.

– Quand vous voyez un homme qui chez luisupporte que son affaire aille à vau-l’eau, que sa tranquillitésoit détruite, que son autorité soit constamment tenue en échec parl’un de ses subordonnés, qui se soumet calmement à cet état defaits sans le moindre mot de protestation, quelle peut être votreconclusion ?

– Que le subordonné a prise sur ledirecteur.

Percival Manners fit un signe de têteaffirmatif.

– Vous y êtes ! Vous avez touchéjuste du premier coup. Il me semble qu’il n’y a pas d’autreexplication. À une période quelconque de son existence, le petitdocteur McCarthy a fait un faux pas. Errare humanum est.Nous avons tous fait des bêtises. Mais la sienne a été grave, etl’autre, qui a été au courant, le fait chanter. Voilà la vérité. Aufond, l’histoire se résume à un chantage. Mais comme il n’avaitaucune prise sur moi et comme il n’existait aucune raison pour que,moi, je supporte son insolence, je suis parti, et je m’attends à ceque vous fassiez de même dans très peu de temps.

Je ne me trouvais donc pas dans desdispositions d’esprit fort plaisantes quand je me trouvai face àface avec l’individu sur le compte duquel je venais d’apprendretant de mal. Le docteur McCarthy nous réunit dans son bureau pournous présenter l’un à l’autre dès le premier soir.

– Voici votre nouveau collègue, MonsieurSt. James, annonça-t-il d’un ton fort amène. J’espère que vous vousentendrez bien tous les deux, et que je ne trouverai sous ce toitque de la sympathie et de l’estime réciproques.

Je partageais certes l’espoir du docteurMcCarthy, mais les perspectives ne me parurent guère encourageantesquand je procédai à l’examen attentif de mon collègue. Il devaitavoir trente ans ; il avait les yeux et les cheveux noirs, uncou de taureau : tout semblait indiquer qu’il était doué d’unevigueur physique exceptionnelle. Cependant il avait une tendancenette à l’embonpoint, ce qui prouvait que ce sportif était à coursd’entraînement. Il avait un visage boursouflé, grossier, brutal, etses petits yeux noirs étaient profondément enfoncés dans leursorbites. Sa lourde mâchoire, ses oreilles décollées, ses jambesarquées et musclées complétaient un portrait aussi peu flatteurqu’impressionnant.

– Il paraît que vous n’avez jamaisenseigné ? me dit-il avec brusquerie. Croyez-moi, c’est untriste métier ! Beaucoup de travail, des appointements defamine… Vous comprendrez vite !

– Mais il y a quelques compensations,intervint le directeur. Vous en conviendrez bien, n’est-ce pas,Monsieur St. James ?

– Vous trouvez ? Moi, je n’ai jamaispu en découvrir. Qu’appelez-vous compensations ?

– Se trouver constamment en présence dejeunes enfants est un privilège : il permet de rester jeunesoi-même, car on bénéficie du reflet de leur ardeur et de leurpassion de vivre.

– Des petits animaux, oui ! cria moncollègue.

– Allons, allons, Monsieur St.James ! Vous les jugez trop sévèrement.

– Leur spectacle m’exaspère ! Si jepouvais faire un feu de joie d’eux-mêmes, de leurs maudits cahiers,de leurs livres et de leurs ardoises, je le ferais dès cesoir !

– Voilà la façon de parler de MonsieurSt. James, me dit le principal en m’adressant un sourire légèrementnerveux. Ne la prenez pas trop au pied de la lettre. Vous savez oùest votre chambre, Monsieur Weld ? Vous avez certainementquelques petits rangements à effectuer. Plus tôt vous vous yattellerez, plus vite vous vous sentirez chez vous.

J’eus l’impression qu’il souhaitait m’épargnertout de suite l’influence de ce collègue extraordinaire, et je fusheureux de sortir : la conversation avait pris un tourembarrassant.

Ainsi commença une période de ma vie,probablement la plus singulière qu’il m’ait été donné de traverser.À de nombreux points de vue, le collège me parut excellent. Ledocteur Phelps McCarthy était un directeur idéal. Il usait deméthodes modernes, rationnelles. L’organisation était impeccable.Et cependant au sein de cette machine perfectionnée, l’impossibleMonsieur St. James apportait une indicible confusion, du fait deses incongruités multiples. Il avait pour tâche d’enseignerl’anglais et les mathématiques ; j’ignore comment il s’enacquittait, car nos classes avaient lieu dans des salles séparées.Ce dont j’étais sûr cependant, c’était que les enfants lecraignaient et le détestaient ; ils avaient de bons motifspour cela, car il arrivait souvent que mon cours fût interrompu pardes rugissements de colère, et même par le bruit des coups qu’ildistribuait. Le docteur McCarthy passait la majeure partie de sontemps dans sa classe, plutôt pour surveiller le maître que lesélèves, et pour apaiser son humeur quand elle menaçait de devenirdangereuse.

Le comportement de mon collègue vis-à-vis dudirecteur était régulièrement odieux. La première conversation quej’ai relatée était vraiment typique de leurs relations. Il letyrannisait avec brutalité. Devant les enfants, il ne se gênait paspour le contredire ouvertement. Il ne lui témoignait jamais lamoindre marque de respect, et j’avoue que la moutarde me montait aunez quand j’assistais au paisible acquiescement du docteurMcCarthy, et à la patience qu’il opposait à ce traitement indigne.Cependant je ne pouvais en même temps me défendre d’une certainehorreur en réfléchissant à la thèse émise par mon ami : sielle était exacte (et je n’entrevoyais aucune autre explication),fallait-il que la « bêtise » du vieux directeur eût éténoire pour lui faire courber la tête devant cet individu et, parcrainte d’une révélation publique, l’obliger à supporter deshumiliations semblables ! Ce doux vieillard était peut-êtrehypocrite jusqu’au fond de l’âme : un criminel, un faussaire,un empoisonneur ?… Seul un secret de cette taille pouvaitjustifier sa soumission totale devant un jeune homme. Sinon,pourquoi admettait-il dans son collège une présence aussihaïssable, et une influence aussi pernicieuse ? Pourquoiacceptait-il des outrages qui soulevaient l’indignation destémoins ?

S’il en était ainsi, force m’était d’avouerque le directeur jouait son rôle avec une duplicité extraordinaire.Jamais il ne montrait par la parole ou par signes que la présencede mon collègue lui était antipathique. Certes je le vis peinéaprès telle ou telle scène désobligeante, mais c’était surtout, àmon avis, par rapport aux enfants ou à moi-même, non à cause delui. Il parlait de St. James ou il lui parlait avecindulgence ; il souriait de choses qui me faisaient bouillir.Dans sa façon d’être avec lui, aucune trace de ressentiment :plutôt une sorte de bonne volonté timide et suppliante. Ilrecherchait volontiers sa compagnie, et ils passaient de nombreusesheures ensemble dans son bureau ou au jardin.

Quant à mes relations avec Theophilus St.James, j’avais résolu dès le début de garder mon sang-froid, et jem’y tins fermement. Si le docteur McCarthy choisissait de tolérerce manque de respect et de pardonner à ses insultes, c’était aprèstout son affaire et non la mienne. Il ne désirait évidemment qu’unechose : que la paix régnât entre nous : or le plus grandconcours que je pouvais lui apporter était d’exaucer ce vœu. Pour yparvenir le mieux était d’éviter mon collègue. Quand le hasard nousréunissait, j’étais calme, poli, distant. De son côté, il ne metémoignait pas de mauvaise volonté systématique, mais il affectaitune jovialité bourrue, une familiarité déplaisante comme s’ilvoulait s’insinuer dans mes bonnes grâces. Il multipliait desavances pour m’attirer le soir dans sa chambre, dans le but deboire et de jouer aux échecs.

– Ne vous souciez pas du vieuxMcCarthy ! me disait-il. N’ayez pas peur de lui. Agissonscomme bon nous semble : je vous jure qu’il n’y verra aucuninconvénient.

Je me rendis chez lui une seule fois. Quelletriste soirée ! Quand je partis, mon hôte ronflait ivre-mortsur son lit. Par la suite je prétextai mes études personnelles, etje passai mes soirées dans ma chambre.

J’aurais bien voulu savoir depuis quelle datedurait ce manège. Quand St. James avait-il assuré sa prise sur ledocteur McCarthy ? Il me fut impossible de tirer de l’un ou del’autre le moindre renseignement me permettant de calculerl’arrivée de mon collègue à Lea House. Les questions que je posai àce sujet se trouvèrent éludées, ou ignorées d’une manière simarquée, que j’en conclus que tous deux désiraient dissimuler lavérité sur ce point. Mais un soir, en bavardant avec Madame Carter,l’intendante (le directeur était veuf) j’obtins l’information queje cherchais. Je n’eus guère besoin de la cuisiner pour lui tirerles vers du nez, car la situation actuelle l’indignait, et elledétestait mon collègue.

– C’est il y a trois ans, Monsieur Weld,me dit-elle, qu’il a souillé ce seuil pour la première fois. Ah,ç’a été pour moi trois années terribles, vous pouvez mecroire ! Le collège avait cinquante enfants : aujourd’huiil n’en compte plus que vingt-deux. Voilà le résultat de ces troisannées. Trois de plus, et il n’y aura plus personne. Et le docteurMcCarthy, cet ange de patience ! Vous voyez comment il esttraité, alors que l’autre ne serait pas digne de lui lacer seschaussures ! S’il n’y avait pas le docteur McCarthy, vouspouvez être sûr que je ne serais pas restée une heure sous le mêmetoit qu’un individu pareil. D’ailleurs je le lui ai dit en face,moi, Monsieur Weld ! Si seulement le docteur McCarthy lecantonnait dans son travail… Mais je crois que je parle plus que jene devrais !

Elle s’arrêta avec effort, et ne revint plussur ce thème. Elle s’était rappelée que je venais d’arriver aucollège, et elle redoutait de ma part une indiscrétion.

Deux ou trois détails me parurent bizarres. Jeremarquai d’abord que mon collègue prenait rarement de l’exercice.Il n’allait jamais au-delà du terrain de sport, qui était situédans l’enceinte du collège. Si les enfants sortaient en promenade,c’était moi ou le docteur McCarthy qui les accompagnait. St. Jamesdonnait comme prétexte qu’il s’était abîmé le genou quelques annéesplus tôt, et que la marche lui était pénible. J’accusais, moi, saparesse. D’ailleurs par deux fois je le vis de ma fenêtre sortirfurtivement de la propriété à une heure tardive ; la deuxièmefois je l’aperçus qui rentrait au petit matin et se glissait parune fenêtre ouverte dans la maison. Il ne fit jamais la moindreallusion à ces escapades, qui démentaient en tout cas la fable deson genou, mais qui ajoutèrent encore à la répulsion qu’ilm’inspirait.

Je notai un autre point, insignifiant maissuggestif : il ne recevait presque jamais de lettres :les seules qui lui étaient adressées étaient de toute évidence desfactures de commerçants. Comme je me lève généralement tôt, j’avaisl’habitude de prendre moi-même mon courrier dans un tas de lettresqui était posé sur la table du hall. Je pouvais donc constaterqu’il n’y avait presque jamais rien pour Monsieur Theophilus St.James. Cette particularité me semblait de mauvais augure. Quelhomme était-ce donc pour n’avoir pas d’amis en trente années devie ? Et malgré tout, le directeur et lui étaientintimes ! Plus d’une fois, en entrant dans une pièce, je lestrouvai en train d’échanger des confidences : alors ilss’éloignaient bras dessus bras dessous pour prendre l’air dans lejardin mais surtout pour continuer leur conversation. J’étaisdevenu si curieux de savoir de quelle nature était le lien qui lesunissait que cette curiosité prit le pas sur tous les autres butsde mon existence. Au collège, hors du collège, je ne m’occupaisplus que de surveiller le docteur Phelps McCarthy et MonsieurTheophilus St. James, afin d’élucider le mystère qui lesenveloppait.

Malheureusement, ma curiosité fut un peu tropindiscrète. Je n’avais pas l’art de dissimuler mes soupçons et jemontrai trop nettement ce que je ressentais. Un soir je surprisTheophilus St. James en train de me fixer d’un regard hostile etmenaçant. J’eus le pressentiment qu’un événement fâcheux sepréparait, et je ne fus donc pas étonné d’être convoqué par ledocteur McCarthy le lendemain matin dans son bureau.

– Je suis très désolé, Monsieur Weld, medit-il. Mais je me vois contraint à me passer de vos services.

– Peut-être consentiriez-vous àm’indiquer le motif de ce renvoi ?

Je savais pertinemment que je m’étais acquittéde mon travail à sa grande satisfaction, et je tenais à ce qu’il meprécisât le motif que je soupçonnais.

– Je n’ai pas de faute professionnelle àvous reprocher, me répondit-il en rougissant légèrement.

– Vous me renvoyez à la demande de moncollègue ?

Il détourna son regard.

– Nous ne discuterons pas de ce problème,Monsieur Weld. Il m’est impossible d’en discuter. Pour ne pas vousléser, je vous remettrai un excellent certificat pour votreprochain poste. Je ne peux pas vous en dire davantage. J’espère quevous continuerez votre travail ici jusqu’à ce que vous ayez trouvéà vous placer ailleurs.

L’injustice de la chose me révolta. Maiscomment m’y opposer ? Je me bornai à m’incliner et à quitterle bureau, le cœur lourd et amer.

Ma première idée fut de faire mes valises etde quitter le collège sans délai. Mais le directeur m’avaitautorisé à rester jusqu’à ce que j’eusse trouvé une autre situationet, par ailleurs, St. James désirait que je parte le plus tôtpossible : c’était là une bonne raison pour que je reste. Ah,ma présence le gênait ? Hé bien, je l’en accablerais le pluslongtemps possible ! Je m’étais mis à le haïr : jevoulais absolument prendre ma revanche. S’il avait prise sur ledirecteur, ne pourrais-je pas à mon tour avoir prise sur lui ?Pour qu’il en fût venu à redouter ma curiosité, il fallait qu’il sesentît bien faible. Je me fis réinscrire à l’agence de placement,mais je n’en continuai pas moins à assurer mon service au collègedu docteur McCarthy, ce qui me permit d’assister au dénouement decette situation pour le moins singulière.

Pendant cette semaine-là (car le dénouementsurvint dans les huit jours qui suivirent), j’avais pris l’habitudede sortir après mon travail pour chercher un nouvel emploi. Un soirde mars, froid et venteux, je venais de franchir la porte du hallquand mes yeux se posèrent par mégarde sur un spectacle inattendu.Un homme était recroquevillé devant l’une des fenêtres de la maisonet il avait les yeux collés sur une petite raie de lumière entre lerideau et le châssis de la fenêtre. Celle-ci projetait un carré deluminosité devant elle ; au milieu de ce carré, l’ombre noirede ce visiteur nocturne se dessinait nettement. Je ne le vis qu’uninstant, car il releva la tête, m’aperçut, et se sauva à traversles buissons. J’entendis qu’il prenait le pas de course sur laroute.

Mon devoir consistait évidemment à fairedemi-tour et à mettre au courant le docteur McCarthy. Il était dansson bureau. Je m’attendais à le voir contrarié de l’incident, maissûrement pas à la panique qu’il manifesta dès les premiers mots demon récit. Il recula sur sa chaise, blême, et ouvrit la bouchecomme quelqu’un qui aurait reçu un coup mortel.

– Quelle fenêtre, Monsieur Weld ? medemanda-t-il en s’épongeant le front. Quelle fenêtre, je vousprie ?

– Celle qui fait suite aux fenêtres de lasalle à manger. La fenêtre de Monsieur St. James.

– Mon Dieu ! Ah, vraiment, c’estépouvantable ! Un homme qui regardait par la fenêtre deMonsieur St. James !

Il se tordait les mains. Il avait l’aircomplètement affolé.

– Je dois passer devant le commissariatde police, Monsieur. Voulez-vous que j’y entre et que je fasse unedéposition ?

– Non, non ! cria-t-il en maîtrisantavec difficulté son émoi. Il s’agit certainement d’un vagabond quiavait l’intention de demander l’aumône. Je n’attache aucuneimportance à cet incident. Aucune, vous entendez bien ? Maisje ne veux pas vous retenir, Monsieur Weld, si vous avez àsortir.

Je le quittai. Ses paroles apaisantes étaientdémenties par l’horreur qui se lisait encore sur son visage. Quandje repartis, j’avais de mauvais pressentiments pour mon petitdirecteur. Me retournant vers le carré de lumière qui indiquait lafenêtre de mon collègue, je distinguai tout à coup le profil dudocteur McCarthy passant devant la lampe. Il s’était donc hâté dequitter son bureau pour alerter St. James ! Que signifiaitdonc toute cette atmosphère mystérieuse, cette épouvanteinexplicable, ces confidences entre deux hommes aussidissemblables ? Je méditai tout en marchant vers le centre deLondres, sans toutefois réussir à formuler une conclusion cadrantavec les faits. Je ne me doutais pas que j’étais bien près de lasolution.

Je rentrai très tard : il était presqueminuit. Toutes les lumières étaient éteintes, sauf celle du bureaudu directeur. Je m’introduisis dans le bâtiment avec monpasse-partout, et j’allais pénétrer dans ma chambre quandj’entendis le petit cri aigu d’un homme en peine. Je m’immobilisaiet attendis, une main sur le loquet de ma porte.

Dans la maison tout était silencieux, sauf unlointain murmure de voix qui provenait, je le savais, du bureau dudirecteur. Je me glissai furtivement dans le couloir. Le murmure sesubdivisa nettement en deux voix : la voix rude et puissantede St. James et la voix plus douce du docteur McCarthy : moncollègue avait l’air d’insister : le directeur discutait,plaidait. Quatre raies minces de lumière dans l’obscuritéindiquaient la porte du bureau ; je m’en approchai à pas deloup. La voix de St. James grondait de plus en plus fort ; sesparoles se détachaient avec netteté.

– Je veux tout l’argent ! Si vous neme le donnez pas, je le prendrai. Entendez-vous ?

La réponse du docteur McCarthy futinaudible : mais la voix irritée s’éleva à nouveau.

– Vous laisser sans un sou ? Je vousabandonne cette petite mine d’or qu’est le collège. Je suppose quecela suffit à un vieillard, non ? Comment partirais-je pourl’Australie sans argent ? Dites-le donc !

La voix apaisante du docteur McCarthy se fitentendre indistinctement : mais sa réponse ne fit qu’accroîtrela fureur de son compagnon.

– Ce que vous avez fait pour moi ?Qu’avez-vous fait, que vous n’étiez obligé de faire ? Vous nevous êtes soucié que de votre bonne réputation, mais vous n’avezjamais agi pour ma propre sécurité. Assez de bavardages ! Ilfaut que je parte avant le jour. Voulez-vous ouvrir votre coffre,ou non ?

– Oh, James, comment pouvez-vous metraiter de la sorte ! cria une voix gémissante.

Tout de suite après cette sorte de soupir,j’entendis un petit cri de souffrance. Cet appel au secours me fitperdre le sang-froid dont je m’étais vanté. Un homme ne pouvaitplus rester objectivement neutre, si on usait de violences !J’avais encore à la main ma canne de promenade. Je me précipitaidans le bureau. Au même moment j’entendis un véhément coup desonnette à la porte d’entrée.

– Bandit ! Scélérat !m’écriai-je. Laissez-le tranquille ! Lâchez-le !

Les deux hommes se tenaient devant un petitcoffre qui était placé contre un mur du bureau directorial. St.James avait saisi le vieil homme par le poignet, et il lui tordaitle bras pour l’obliger à lui remettre la clef. Mon petit directeur,livide mais résolu, se débattait furieusement sous l’étreinte del’athlète. Celui-ci me regarda par-dessus son épaule ; je lussur ses traits autant d’épouvante que de rage. Mais quand il eutcompris que j’étais seul, il lâcha sa victime et se rua surmoi.

– Maudit espion ! cria-t-il. Je vaism’occuper de vous, avant de partir !

Comme je ne suis pas très robuste, je tentaide le maintenir à distance. À deux reprises, je lui assénai un coupde canne, mais il parvint à déborder ma garde maladroite, et il mesaisit au collet en poussant un rugissement. Je tombai en arrière,l’entraînai dans ma chute : il continuait à me serrer lagorge ; je sentis que la vie m’abandonnait. Ses yeux méchants,cruels, jaunes, fixaient les miens à quelques centimètres :mes tempes se mirent à battre et mes oreilles à bourdonner :au moment où je perdis connaissance, j’entendis à nouveau lasonnette de l’entrée qui résonnait bruyamment.

Quand je revins à moi, j’étais allongé sur lecanapé du bureau du docteur McCarthy, et le directeur était assis àcôté de moi. Sans doute me surveillait-il avec anxiété ; quandj’ouvris les yeux, il poussa un grand cri de soulagement.

– Merci, mon Dieu !s’exclama-t-il.

– Où est-il ? demandai-je enregardant autour de moi.

Je m’aperçus alors que les meubles étaient engrand désordre, et que le bureau présentait les traces d’une luttebeaucoup plus violente que celle dont j’avais été la victime.

Le docteur McCarthy enfouit son visage entreses mains.

– Ils l’ont repris, gémit-il. Après cesannées d’épreuves, ils l’ont repris. Mais je rends grâce à Dieu queses mains n’aient pas été une nouvelle fois souillées desang !

Pendant que le directeur parlait, je me rendiscompte qu’un homme en tenue réglementaire d’officier de police setenait sur le seuil et me souriait.

– Oui, Monsieur, me dit-il. Vous l’avezéchappé belle ! Si nous n’avions pas sauté sur lui à l’ultimeseconde, vous ne seriez pas ici pour bavarder. Je ne crois pasavoir jamais vu quelqu’un si près de la mort !

Je me redressai en portant mes mains à magorge.

– Docteur McCarthy ! m’écriai-je.Pour moi le mystère est encore total. Je serais heureux si vouspouviez m’expliquer qui est cet homme, et pourquoi vous l’avezsupporté si longtemps dans votre maison.

– Je vous dois une explication, MonsieurWeld. D’autant plus que vous avez presque fait le sacrifice devotre vie, d’une manière très chevaleresque, pour me défendre. Jen’ai plus rien à cacher maintenant. En un mot, Monsieur Weld, levéritable nom de ce malheureux est James McCarthy, et il est monfils unique.

– Votre fils ?

– Hélas, oui ! Quel péché ai-je pucommettre pour mériter un châtiment pareil ? Depuis sa plustendre enfance, il a été le malheur de ma vie : violent,emporté, égoïste, dépourvu de principes. À dix-huit ans, il étaitdéjà un criminel. À vingt ans, dans une crise de colère, il a tuéun de ses compagnons de débauche et il a été condamné pour meurtre.Il a échappé de peu à la potence, mais une peine de travaux forcésà perpétuité lui a été infligée. Trois ans plus tard il a réussi às’évader et à gagner ma maison, à travers mille obstacles. Sacondamnation avait brisé le cœur de ma femme. Comme il s’étaitprocuré des vêtements civils, personne ici ne pouvait lereconnaître. Pendant des mois il s’est caché dans une mansarde enattendant que la police ait terminé ses premières recherches. Puisje lui ai donné un emploi au collège, bien que par la grossièretéde ses manières il m’ait rendu l’existence impossible, à moi et àses différents collègues. Vous êtes ici depuis quatre mois,Monsieur Weld ; aucun de vos prédécesseurs n’a tenu aussilongtemps. Je vous présente maintenant toutes mes excuses pour ceque vous avez dû endurer, mais mettez-vous à ma place : quepouvais-je faire d’autre ? En souvenir de sa mère décédée, jene pouvais pas permettre qu’il lui arrivât malheur tant qu’il meserait possible de le lui épargner. Il n’y avait que chez moi qu’ildisposait d’un refuge : comment le garder sans susciter decommentaires, si je ne lui trouvais pas un emploi ? J’en aifait, par conséquent, un professeur d’anglais, et je l’ai protégépendant trois années. Vous avez sans doute remarqué qu’il nesortait jamais pendant le jour. Vous en comprenez la raisonaujourd’hui. Mais quand cette nuit, vous m’avez rapporté laprésence d’un homme qui regardait par sa fenêtre, j’ai compris quesa retraite avait été découverte. Je lui ai demandé de partirimmédiatement : mais il avait bu, le malheureux, et il faisaitla sourde oreille. Quand enfin il s’est décidé à partir, il a voulume prendre mon argent, jusqu’au dernier shilling que je possédais.C’est votre entrée qui m’a sauvé, et c’est ensuite l’arrivée de lapolice qui vous a sauvé à votre tour. Je me suis mis encontravention avec la loi en hébergeant un prisonnier évadé :je reste ici sous la garde de l’inspecteur ; mais la prison mefait moins peur que les trois années que j’ai passées ici.

– Il me semble, intervint l’inspecteur,que, si vous vous êtes mis en contravention avec la loi, vous avezdéjà été suffisamment puni !

– Dieu le sait ! cria le docteurMcCarthy en fondant en larmes.

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