Contes d’entre chien et loup

B. 24

B. 24.

J’ai dit mon histoire quand j’ai été pris, etpersonne n’a voulu m’écouter. Alors je l’ai répétée auprocès : en entier, exactement comme cela s’est passé, sans yajouter ni retrancher un mot. J’ai dit toute la vérité, je lejure ! Tout ce qu’avait dit et fait Lady Mannering, tout ceque j’avais dit et fait, je l’ai raconté sans changer une virgule.Et qu’y ai-je gagné ? « Le prisonnier s’est lancé dansune déposition diffuse et invraisemblable, incroyable par sesdétails, et ne reposant sur aucun commencement de preuvecorroborative. » Voilà ce qu’a publié un journal deLondres ; d’autres journaux ont fait comme si je ne m’étaispas défendu. Et cependant, j’ai vu de mes propres yeux LordMannering assassiné, et je suis aussi innocent de ce crime quen’importe quel membre du jury qui m’a condamné.

Vous êtes, Monsieur, celui qui reçoit lessuppliques des prisonniers. Tout dépend de vous. Je ne vous demandequ’une chose : lire la mienne, simplement la lire, et puisfaire une petite enquête sur le caractère de cette« Lady » Mannering, si elle a conservé le nom qu’elleportait il y a trois ans, quand je l’ai rencontrée pour ma peine etpour ma ruine. Vous pourriez charger de cette enquête un détectiveprivé ou un homme de loi ; vous en apprendriez vite assez pourcomprendre que mon histoire est vraie. Pensez à la gloire que vousacquerriez si tous les journaux annonçaient qu’un intolérable dénide justice aurait été commis sans votre persévérance et votreflair ! Ce serait votre récompense, puisque je suis pauvre etque je ne peux rien vous offrir. Mais si vous ne bougez pas, alorspuissiez-vous ne jamais trouver le sommeil dans votre lit !Qu’aucune nuit ne s’écoule sans que vous soyez hanté par la penséede l’homme qui pourrit en prison parce que vous ne vous êtes pasacquitté du devoir pour lequel vous êtes appointé ! Mais vousl’accomplirez, Monsieur, j’en suis sûr. Faites simplement une oudeux petites enquêtes, en vous rappelant que la seule personne quiait profité du crime a été Lady Mannering, puisqu’il a fait d’unemalheureuse femme une jeune veuve fortunée. Je vous remets entreles mains une extrémité du fil ; vous n’avez qu’à lesuivre ; vous verrez où il vous mènera.

Remarquez bien, Monsieur, que je ne me plainspas de ce qui concerne le cambriolage. Je ne me lamente pas sur ceque j’ai mérité, et jusqu’ici je n’ai pas reçu plus que je neméritais. Il y avait effectivement cambriolage, et mes trois ans deprison l’ont payé. Il a été indiqué au procès que j’avais participéà l’affaire de Merton Cross, et que j’avais déjà passé un an sousles verrous pour cette histoire ; voilà pourquoi madéclaration a été si mal accueillie. Un récidiviste est toujourssuspect. Je reconnais le cambriolage ; mais quand on me parledu meurtre qui m’a valu une condamnation à perpétuité (et n’importequel magistrat, en dehors de Sir James, aurait aussi bien pum’envoyer à l’échafaud) alors je réponds que je n’ai rien à voirdans cette affaire et que je suis innocent. À présent, je vaisrevenir à cette nuit du 13 décembre 1894, et je vais vous raconterexactement ce qui s’est passé ; que la main de Dieu s’abattesur moi si je m’écarte un tant soit peu de la vérité !

J’étais allé à Bristol dans le courant del’été pour chercher du travail, mais l’idée me vint que je pourraisme débrouiller à Portsmouth, car j’étais un bon mécanicien ;j’ai donc traversé le sud de l’Angleterre en acceptant del’embauche sur ma route chaque fois que j’en trouvais. J’essayaisde ne pas avoir d’ennuis, car j’avais déjà purgé un an dans laprison d’Exeter, et cela me suffisait. Mais rien n’est plusdifficile que de trouver du travail quand on a son nom accolé d’unecroix noire ; j’ai bien failli mourir de faim. Finalement,après avoir passé dix jours à couper du bois et à casser descailloux pour un salaire de famine, je suis arrivé près deSalisbury avec deux shillings en poche, et une patience en aussimauvais état que mes souliers. Il y avait sur la route, entreBlandford et Salisbury, un cabaret à l’enseigne de la « BonneVolonté ». Ce soir-là j’y ai loué un lit. J’étais assis toutseul dans l’estaminet, un peu avant l’heure de la fermeture, quandle cabaretier, un nommé Allen, est venu s’installer à côté de moiet a commencé à me débiter les potins du pays. C’était un homme quiaimait parler et avoir quelqu’un qui l’écoutât. Moi, qui n’avaisrien à faire, je suis resté là à fumer devant un pot de bière qu’ilm’avait servi. Je l’ai écouté d’une oreille distraite, jusqu’aumoment où il s’est mis à bavarder (comme le diable l’aurait fait)sur les richards de Mannering Hall.

– C’est la grande maison sur la droiteavant d’arriver au village ? ai-je demandé. Celle qui estsituée au milieu d’un parc privé ?

– Exactement…

Je vais vous répéter toute notre conversationafin que vous sachiez que je vous dis la vérité et que je ne vouscache rien.

– …La longue maison blanche avec lescolonnes. À côté de la route de Blandford.

Oui, je l’avais remarquée en passant ; jem’étais dit tout bêtement que ce serait une maison bien facile àcambrioler avec sa longue suite de grandes fenêtres et de portesvitrées. J’avais chassé cette idée, et voilà que le cabaretier mela rappelait avec son histoire de richards qui habitaient ManneringHall. Je n’ai rien dit, mais j’ai dressé l’oreille et, comme unfait exprès, il est revenu sur le sujet.

– Jeune, il était avare déjà !Alors, vous pensez qu’avec l’âge il ne s’est pas amélioré. Quandmême, avec son argent, il a fait des choses pas mal.

– Qu’a-t-il pu faire, avec de l’argentqu’il ne dépense pas ? ai-je demandé.

– Hé bien, il a pu acheter la plus joliefemme d’Angleterre ! Ce n’était déjà pas si mal. Elles’imaginait qu’elle aurait la jouissance de l’argent : elleest bien désabusée aujourd’hui.

– Qui était-elle donc ?

Je posais mes questions, juste pour direquelque chose.

– Une rien du tout avant que le vieuxLord en ait fait sa Lady. Elle vient de Londres. Certains assurentqu’elle était actrice, mais personne ne l’a prouvé. Le vieux Lords’est absenté pendant un an ; quand il est revenu, il a ramenéune jeune femme qui n’a pas bougé, depuis, du Hall. Stephens, lemaître d’hôtel, m’a raconté une fois qu’elle était la lumière de lamaison quand elle est arrivée, mais qu’avec les manières mesquineset prétentieuses de son mari, avec la solitude qui l’entoure (caril déteste recevoir) et avec la langue acérée du Lord (car il a unelangue comme le dard d’un frelon) toute vie semble maintenantl’avoir fuie : elle serait devenue toute pâle, silencieuse, etelle broie du noir en arpentant les sentiers de la campagne. Il yen a aussi qui disent qu’elle aimait un autre homme, qu’elle asuccombé à la tentation de l’argent, et qu’à présent elle seconsume de chagrin parce qu’elle a perdu son amant sans avoir lafortune : en dépit de l’argent du mari, elle est la femme laplus pauvre de la paroisse.

Vous comprenez bien, Monsieur, que ceshistoires de querelle entre un Lord et une Lady ne me faisaient nichaud ni froid ! Que pouvait m’importer qu’elle haït le son dela voix de son mari ou qu’il l’accablât de sarcasmes dans l’espoirde lui démolir l’âme, ou qu’il lui parlât comme jamais il n’auraitosé parler à l’un de ses domestiques ? Le cabaretier m’araconté des tas de choses là-dessus, mais elles me sont sorties del’esprit, car elles ne m’intéressaient pas. Ce que je voulaisapprendre, par contre, c’était en quoi consistait la fortune deLord Mannering. Des titres, des actions ne sont que des papiers etune source de dangers, bien davantage que de profits, pour l’hommequi s’en empare. Par contre du métal et des bijoux valent lerisque. Comme s’il devinait toutes mes pensées, le cabaretier m’aparlé de la grande collection de médailles d’or de LordMannering ; il m’a dit qu’il n’y en avait pas une pareille aumonde ; on avait calculé que si on les mettait dans un sac, leplus costaud de la paroisse ne parviendrait pas à le soulever.Là-dessus, sa femme l’a appelé pour qu’il aille se coucher ;nous nous sommes séparés.

Je ne suis pas en train de plaider pourmoi-même, mais je vous prie, Monsieur, de réfléchir aux faits, etde vous demander si un homme pouvait être plus cruellement tentéque moi. J’affirme que peu auraient résisté. Je me suis étendu surmon lit cette nuit-là, sans espoir ni travail, avec mon derniershilling en poche. J’avais essayé d’être honnête : leshonnêtes gens m’avaient tourné le dos ; ils me reprochaientd’avoir été un voleur, et en même temps ils me poussaient à leredevenir. J’étais engagé dans le courant ; je ne pouvais pasen sortir. Et puis je tenais là une telle chance ! Une grandemaison avec toutes ses fenêtres, des médailles d’or qui seraientfacilement fondues… C’était comme placer une miche de pain devantun homme affamé en escomptant qu’il ne la dévorera pas. J’airésisté un moment, mais en vain. Je me suis mis sur mon séant, etj’ai juré que, cette nuit même, ou bien je serais riche etj’acquerrais les moyens de dire adieu pour toujours au crime, oubien les menottes se refermeraient une nouvelle fois sur mespoignets. J’ai enfilé mes vêtements, j’ai mis un shilling sur latable (car le cabaretier m’avait bien traité, et je ne voulais pasl’escroquer) je suis sorti par la fenêtre et je me suis trouvé dansle jardin du cabaret.

Un mur élevé le ceinturait ; j’ai eu dumal à l’escalader ; mais une fois de l’autre côté tout étaitfacile. Je n’ai pas rencontré âme qui vive sur la route, et lagrille de l’allée était ouverte. Personne n’a bougé chez lesconcierges. La lune brillait ; je distinguais la grande maisonblanche à travers une voûte d’arbres. J’ai marché pendant quatrecents mètres environ, et je suis arrivé en face de la porte, aubord de l’allée ; caché dans l’ombre, j’ai examiné la longuebâtisse dont les fenêtres scintillaient sous la lumière argentée.Je me suis demandé où je trouverais l’accès le plus facile. Lafenêtre d’angle m’a donné l’impression qu’elle était la mieuxabritée, parce que du lierre pendait en grappes épaisses toutautour. Je me suis dirigé vers cette fenêtre en restant sous lesarbres, puis j’ai rampé à l’ombre de la maison. Un chien a aboyé, aagité sa chaîne ; j’ai attendu qu’il se soit calmé ; jeme suis remis en route, furtivement, et je suis arrivé enfin sousla fenêtre que j’avais repérée.

C’est étonnant comme les gens sont insouciantsà la campagne ! À croire que loin des villes, on ne pensejamais aux cambrioleurs… C’est vraiment tenter un pauvre diablequand sa main, se posant sur une porte, l’ouvre sans la moindredifficulté. Dans mon cas, ce n’était pas tout à fait aussi simple.Mais la fenêtre (une fenêtre à guillotine) n’était pasverrouillée : je l’ai ouverte en faisant jouer la lame de moncouteau. Je l’ai soulevée, j’ai introduit mon couteau entre lesvolets, je les ai poussés devant moi et j’ai atterri dans lapièce.

– Bonsoir, Monsieur ! Soyez le trèsbienvenu ! a lancé une voix.

Il m’est arrivé de sursauter au cours de monexistence, mais jamais je n’ai fait un saut pareil. À portée de mesdoigts, juste devant l’ouverture des volets, une femme se tenaitimmobile, une petite bougie à la main. Elle était grande,mince ; elle se dressait de toute sa hauteur ; elle avaitun beau visage blanc qui aurait pu être taillé dans dumarbre ; mais ses cheveux et ses yeux étaient noirs comme lanuit. Elle était vêtue d’une sorte de robe de chambre blanche quitombait jusqu’à ses pieds. Avec cette robe et cette figureégalement blanches, elle ressemblait à un fantôme qui seraitdescendu de là-haut pour se placer devant moi. Mes genouxs’entrechoquaient, j’ai dû me soutenir à un volet pour ne pasm’effondrer. Si j’avais eu la force, j’aurais fait demi-tour et jeme serais enfui, mais je ne pouvais que la regarder, bouchebée.

Elle m’a promptement ramené aux réalités.

– N’ayez pas peur… ! m’a-t-elledit.

C’étaient là des mots étranges pour unemaîtresse de maison s’adressant à un cambrioleur !

– …Je vous ai vu de la fenêtre de machambre à coucher pendant que vous vous cachiez sous les arbres. Jesuis descendue et je vous ai entendu de l’autre côté de la fenêtre.Je vous aurais volontiers ouvert si vous aviez attendu un peu, maisau moment où j’arrivais, vous vous étiez déjà débrouillé toutseul.

J’avais encore à la main le long couteau àcran d’arrêt avec lequel j’avais ouvert le volet. Je n’étais pasrasé et j’avais sur les joues la poussière de huit jours sur lesroutes. Peu de gens auraient osé me regarder en face, seul à seul,à une heure du matin. Cette femme par contre, si elle avait eurendez-vous avec son amant, ne l’aurait pas considéré d’un œil plusaimable. Elle a posé une main sur mon bras, et elle m’a attiré àl’intérieur de la pièce.

– Que veut dire cela, Madame ?N’essayez pas sur moi vos petites séductions !…

J’avais pris ma grosse voix, et je peux avoirl’air très mauvais quand je m’y force.

– …Si vous voulez me jouer un tour, tantpis pour vous !

Je lui ai montré mon couteau.

– Je ne veux pas vous jouer de tours,m’a-t-elle répondu. Au contraire, je suis votre amie et je veuxvous aider.

– Excusez-moi, Madame, mais j’ai du mal àle croire ! Pourquoi voudriez-vous m’aider ?

– Pour des raisons personnelles…

Tout à coup, avec ses yeux noirs embrasés dansson visage blanc, elle m’a presque crié :

– …Parce que je le hais, que je le hais,que je le hais ! Vous comprenez, maintenant ?…

Je me suis souvenu de ce que m’avait dit lecabaretier, et alors j’ai compris. J’ai regardé sa tête : oui,je pouvais la croire ! Elle voulait se venger de son mari.Elle voulait le frapper à l’endroit le plus sensible : auportefeuille. Elle le haïssait au point qu’elle s’abaisserait àmettre dans sa confidence un homme comme moi si elle pouvaitatteindre son but. Il m’est arrivé de haïr des gens dans ma vie,mais je ne pense pas que j’avais compris ce qu’était la haine,avant d’avoir vu son visage à la lueur de la bougie.

– …Vous avez confiance en moimaintenant ? m’a-t-elle demandé en posant encore une fois samain caressante sur mon bras.

– Oui, Votre Grâce.

– Vous me connaissez donc ?

– Je devine qui vous êtes.

– Je sais que mon malheur est la fable dupays.

Mais s’en soucie-t-il ? Il ne se soucieque d’une chose au monde, et cette chose-là, vous allez la luidérober cette nuit même. Avez-vous un sac ?

– Non, Votre Grâce.

– Fermez les volets. Personne ne pourravoir la lumière. Vous êtes tout à fait en sécurité. Les domestiquesdorment dans l’autre aile. Je vais vous montrer où sont les objetsqui ont la plus grande valeur. Vous ne pourrez pas toutemporter : vous choisirez les plus beaux…

La pièce où je m’étais introduit était longueet basse de plafond ; des tapis, des fourrures jonchaient unbeau parquet bien ciré. Il y avait des petites vitrines. Les mursétaient décorés de lances, d’épées, de pagaies et d’autres objetsqui ont leur place dans des musées. Il y avait aussi des vêtementsbizarres qui avaient été rapportés de pays étrangers ; la dames’est penchée et a ramassé un grand sac de cuir noir.

– …Ce sac de couchage fera l’affaire,a-t-elle dit. Suivez-moi ; je vais vous montrer où sont lesmédailles…

C’était comme dans un rêve : cette grandefemme en blanc, qui était la maîtresse de maison, et qui m’aidait àcambrioler chez elle !… J’aurais volontiers éclaté de rire sisur son visage blême je n’avais décelé quelque chose qui glaçait lerire sur mes lèvres. Elle est passée devant moi comme un esprit,avec sa bougie à la main, et je l’ai suivie avec mon sac jusqu’àune porte au fond de ce musée. Elle était fermée à clef, mais laclef était dans la serrure ; elle a ouvert et nous sommesentrés.

La pièce attenante était petite, drapée derideaux peints. Sur l’un il y avait une chasse au cerf, je m’ensouviens bien, et à la lueur de la bougie on aurait juré que leschiens et les chevaux surgissaient des murs. La seule autre chosedans la pièce était une rangée de vitrines en noyer, avec desornements de cuivre et des dessus en verre. Du premier coup d’œilj’ai aperçu toute une quantité de médailles d’or, bien alignées,dont certaines étaient aussi grosses que des assiettes et avaientbien trois ou quatre centimètres d’épaisseur : elles étaientposées sur du velours rouge ; leur dorure brillait dansl’obscurité. J’avais les doigts qui me démangeaient et j’ai glissémon couteau sous la serrure de l’une des vitrines pour la fairesauter.

– …Attendez ! m’a-t-elle dit enrecommençant à poser sa main sur mon bras. Vous pouvez trouvermieux.

– Ceci me suffit amplement, ai-jerépondu. Et je remercie infiniment Votre Grâce pour son aide.

– Je vous dis qu’il y a mieux !a-t-elle insisté. Des souverains en or vous seraient plusprofitables que ces médailles.

– Ma foi oui ! Des souverains en or,on ne fait rien de mieux.

– Bien. Il dort juste au-dessus de nostêtes. Il n’y a qu’à gravir un petit escalier. Sous son lit, ilcache une caissette qui contient assez d’argent pour remplir votresac.

– Mais comment le prendrais-je sans leréveiller ?

– Quelle importance s’il seréveille ?…

Elle m’a regardé fixement en disant cela.

– …Vous sauriez bien l’empêcherd’appeler, non ?

– Oh non, Madame ! Pas de ça !Rien à faire !

– Comme vous voudrez ! Au premierabord je vous avais pris pour un dur, mais je m’aperçois que je mesuis trompée. Si vous craignez un vieillard, alors évidemment tantpis pour l’or qui est sous son lit ! Vous êtes meilleur jugeque moi de vos propres affaires, mais je pense que vous feriezmieux de choisir un autre métier.

– Je ne veux pas avoir un meurtre sur laconscience.

– Vous pourriez le maîtriser sans luifaire de mal. Je n’ai jamais parlé de meurtre. L’argent se trouvesous le lit. Mais si vous avez peur, mieux vaut que vousn’entrepreniez rien.

Voilà comment elle opérait sur moi : enpartie avec son ironie, en partie avec cet or qu’elle faisaitmiroiter. Je crois que j’aurais cédé et que je me serais risquéchez le vieux Lord si je n’avais pas remarqué ses yeux : ilsassistaient à mon combat intérieur avec une expression si rusée, siméchante, que j’ai compris qu’elle s’efforçait de faire de moil’instrument de sa vengeance, et qu’elle ne me laisserait pasd’autre alternative que de mettre son mari hors d’état de nuire oude me laisser capturer par lui. Elle a bien senti qu’elle s’étaittrahie, et elle m’a aussitôt dédié un bon sourire amical ;mais il était trop tard ; j’avais eu mon avertissement.

– Je ne veux pas monter ! ai-jedéclaré. J’ai ici tout ce qu’il me faut.

Elle m’a foudroyé de son mépris.

– Très bien. Vous pouvez emporter cesmédailles. Je préfèrerais que vous commenciez par ce côté-là. Sansdoute sont-elles toutes de même valeur, une fois fondues, maiscelles-ci sont les plus rares, donc les plus précieuses à ses yeux.Inutile de forcer les serrures. En pressant ce bouton de cuivre,vous ferez jouer un ressort secret. Là ! Prenez d’abordcelle-ci : c’est la prunelle de son œil…

Elle avait ouvert une vitrine ; tous cesbeaux objets s’étalaient devant moi. J’avais déjà la main sur lamédaille qu’elle m’avait indiquée, quand tout à coup j’ai vu sonvisage changer, et elle a levé un doigt en l’air.

– …Chut ! Qu’est cela ?…

Dans le silence de la maison nous avonsentendu un bruit étouffé de pas traînants. Elle a immédiatementrefermé la vitrine.

– …C’est mon mari ! Ne vousinquiétez pas ! Tout ira bien. Je vais arranger les choses.Ici ! Vite, derrière la tapisserie !…

Elle m’a poussé derrière les rideaux peints,moi et mon sac vide à la main. Puis elle a pris sa bougie et estrepartie rapidement dans le musée d’où nous étions venus. De là oùje me tenais, je pouvais la voir par la porte ouverte.

– …Est-ce vous, Robert ? a-t-ellecrié.

La lueur d’une bougie a brillé derrière laporte du musée ; le bruit de pas s’est rapproché. Puis j’ai vus’encadrer sur le seuil une grande figure lourde, toute en rides eten plis graisseux, avec un nez fortement busqué et chaussé delunettes en or. Il était très grand, très gros ; dans sa robede chambre il bouchait la porte. Il avait des cheveux gris bouclés,mais il ne portait pas de barbe. Sa bouche petite, mince, pincée,fuyait sous l’avancée du nez dominateur. Il se tenait immobile,examinait sa femme d’un regard étrange, méchant. Du premier coupd’œil j’ai compris qu’il éprouvait pour elle les sentiments qu’ellelui vouait.

– Que signifie cela ? lui a-t-ildemandé. Un nouveau caprice ? Pourquoi cette promenadenocturne dans la maison ? Comment se fait-il que vous ne soyezpas couchée ?

– Je ne pouvais pas dormir…

Elle avait pris un ton las, languissant. Sielle était jadis montée sur les planches, elle n’avait pas oubliésa vocation.

– Pourrais-je vous suggérer, a-t-ilrepris de la même voix moqueuse, qu’une bonne conscience aidepuissamment à dormir ?

– J’en doute, a-t-elle répondu, puisquevous jouissez d’un très bon sommeil.

– Dans toute ma vie, je n’ai à rougir qued’une seule chose…

Ses cheveux se sont hérissés de colère :il avait l’air d’un vieux cacatoès.

– …Vous savez mieux que quiconque de quoije parle. Et le châtiment a suivi la faute.

– Pour moi, ç’a été la même chose :ne l’oubliez pas !

– De quoi vous plaindriez-vous ?C’est moi qui me suis abaissé ; vous, vous vous êtesélevée.

– Élevée !

– Parfaitement ! Je suppose que vousne contesterez pas que vous vous êtes élevée en passant dumusic-hall à Mannering Hall. J’ai eu bien tort de vous enlever àvotre véritable milieu !

– Si vous le pensez vraiment, pourquoi nenous séparons nous pas ?

– Parce qu’un malheur privé vaut mieuxqu’une humiliation publique. Parce qu’il est plus facile desouffrir d’une faute que de l’avouer. Parce que, aussi, j’aime vousavoir sous les yeux et savoir que vous ne pouvez pas retourner àlui.

– Scélérat ! Lâche !

– Mais oui, Milady. Je connais votreambition secrète, mais de mon vivant elle ne se réalisera pas, etil se pourrait même que je prenne mes dispositions pour qu’après mamort je veille encore à ce que vous alliez le rejoindre sans unsou. Vous et le cher Edward, vous n’aurez jamais la satisfaction dedilapider mes économies ; il faudra vous faire à cette idée,Milady. Pourquoi les volets et la fenêtre sont-ilsouverts ?

– Je trouvais que la pièce sentait lerenfermé.

– Ce n’est pas prudent. Qui sait si unvagabond ne se promène pas par ici ? Vous rendez-vous compteque ma collection de médailles vaut davantage que n’importe quellecollection au monde ? Vous avez laissé également la porteouverte. Qu’est-ce qui pourrait empêcher un voleur de mecambrioler ?

– J’étais ici.

– Je le savais. Je vous ai entenduemarcher dans le cabinet des médailles ; voilà pourquoi je suisdescendu. Que faisiez-vous ?

– Je regardais les médailles.Qu’aurais-je pu faire d’autre ?

– Nouvelle, cette curiosité !

Il lui a décoché un regard soupçonneux, et ilest entré dans le cabinet des médailles ; elle marchait à côtéde lui.

C’est à ce moment que j’ai vu quelque chosequi m’a fait trembler. J’avais posé mon couteau à cran d’arrêtouvert sur le dessus d’une vitrine ; il s’étalait là, visibleà l’œil nu. Elle l’a remarqué avant lui, et avec toute l’astuced’une femme elle a levé sa bougie afin que la flamme s’interposeentre le couteau et les yeux de Lord Mannering. Puis de la maingauche elle a pris le couteau et l’a plaqué contre sa robe dechambre sans qu’il l’ait vue. Il a examiné ses vitrines,successivement ; à un moment donné j’aurais pu poser ma mainsur son long nez. Comme rien n’indiquait qu’on avait touché à sesmédailles, il est reparti en traînant les pieds vers la grandepièce.

Et maintenant il me faut parler d’une choseque j’ai entendue plus que je ne l’ai vue, mais je vous jure, aussivrai que j’aurai à me présenter un jour devant le Maître, que jevais vous dire la vérité.

Quand ils sont passés dans le musée, je l’aivu qui posait sa bougie sur le coin d’une table, puis il s’estassis, mais juste en dehors de mon champ visuel. Elle se tenaitdans son dos, comme j’ai pu m’en rendre compte parce que la bougieprojetait l’ombre du vieux Lord sur le plancher devant lui. Ils’est mis alors à lui reparler de cet homme qu’il appelaitEdward ; chaque mot qu’il prononçait était une goutte devitriol. Il parlait à voix basse, et je ne comprenais pas tout.Mais d’après ce que j’ai entendu, c’était comme si elle étaitflagellée à coups de fouet. D’abord elle lui a répondu par quelquesphrases fort vives, puis elle s’est tue ; il a continué à lablesser, à l’insulter, à la tourmenter de sa voix froide etmoqueuse ; je me demandais comment elle pouvait garder lesilence en l’écoutant. Tout à coup je l’ai entendu qui disait d’unevoix perçante : « Ne restez pas derrière moi !Laissez mon col ! Comment ? Vous voudriez mefrapper ? » Effectivement j’ai entendu un bruit semblableà un coup, une sorte de son mat et léger, et puis je l’ai entenducrier : « Mon Dieu, mais c’est du sang ! » Il aremué les pieds comme s’il voulait se lever ; j’ai alorsentendu un nouveau coup, et il s’est exclamé : « Oh, ladiablesse ! » Et le silence est tombé, après une chutesur le plancher et un bruit de liquide qui coulait.

Je me suis précipité hors de ma cachette etj’ai couru dans la grande pièce ; je tremblais de tous mesmembres ; j’étais horrifié. Le vieux Lord avait glissé à basde sa chaise, et sur son dos la robe de chambre faisait une bosseaffreuse. Sa tête, qui n’avait pas perdu ses lunettes, avait roulésur le côté ; il avait sa petite bouche ouverte comme unpoisson mort. Je n’ai pas vu d’où coulait le sang, mais jel’entendais tambouriner sur le plancher. Et elle ? Hé bien,elle avait les lèvres crispées, les yeux brillants, et ses joues àprésent étaient roses. Il ne lui avait manqué que cette légèrecoloration pour être la plus jolie femme que j’aie jamais vue.

– Vous l’avez tué ! ai-jebalbutié.

– Oui, m’a-t-elle répondu avec son calmehabituel. Maintenant, je l’ai tué.

– Qu’allez-vous faire ? ai-jedemandé. Aussi sûr que deux et deux font quatre, vous allez êtrearrêtée pour meurtre !

– Ne vous inquiétez pas pour moi. Je n’airien dans l’existence qui m’intéresse ; la vie ne m’importepas. Donnez-moi un coup de main pour le remettre sur la chaise. Ilest affreux à voir comme ça !

Je l’ai aidée. J’étais glacé rien qu’à letoucher. Un peu de sang a coulé sur ma main. J’ai eu la nausée.

– Maintenant, m’a-t-elle déclaré, autantque ce soit vous qu’un autre qui preniez les médailles. Servez-vouset partez !

– Je ne les veux pas. Je veux m’en aller,tout simplement. Jamais je n’ai été mêlé à une affairepareille.

– Ce serait idiot ! Vous étiez venupour les médailles ; elles sont là à votre disposition.Pourquoi ne vous serviriez-vous pas ? Personne ne vous enempêchera.

J’avais encore à la main le sac vide. Elle aouvert la vitrine ; à nous deux nous avons bien jeté unecentaine de médailles dans le sac. Elles provenaient de la mêmevitrine ; je n’ai pas voulu attendre davantage. Je me suisdirigé vers la fenêtre, car l’air de la maison m’empoisonnait,après ce que j’avais vu et entendu. Je me suis retourné. Je l’aivue debout, mince, grande, gracieuse, avec sa bougie, tout à faitcomme je l’avais aperçue la première fois. Elle a agité une mainpour me dire au revoir. Je lui ai répondu par le même signe. J’aisauté par la fenêtre dans l’allée de graviers.

Je remercie Dieu de pouvoir, la main sur lecœur, jurer que je n’ai jamais commis de crime ; maispeut-être n’aurais-je pas pu le jurer, si j’avais lu dans la têtede cette femme. Il y aurait eu alors deux cadavres dans la pièce aulieu d’un seul, si j’avais deviné ce que cachait son derniersourire. Mais je ne pensais qu’à une chose : m’échapper sansêtre pris. J’étais loin de supposer qu’elle était en train de mepasser la corde au cou. Je n’avais pas fait cinq pas au dehors enlongeant la maison et en m’abritant dans l’ombre que j’ai entenduun hurlement capable de réveiller toute la paroisse ; puis undeuxième, et encore un troisième.

– Au meurtre ! criait-elle. Aumeurtre ! Au secours ! Sa voix a résonné dans le calme dela nuit et l’écho s’en est répandu à travers tout le pays. Il m’atroué la tête, ce cri terrible ! En quelques instants deslumières sont apparues, se sont agitées et des fenêtres se sontouvertes : non seulement dans la maison derrière moi, maisdans la loge et aux écuries sur mon chemin. Comme un lapinépouvanté, je me suis élancé dans l’avenue et j’ai couru de toutela vitesse de mes jambes ; mais la grille s’est refermée avantque j’aie pu l’atteindre. J’ai caché mon sac de médailles sous untas de fagots, et j’ai essayé de fuir à travers le parc ; maisquelqu’un m’a aperçu, et bientôt j’ai eu une demi-douzaine d’hommesavec des chiens sur les talons. Je me suis blotti derrière desbuissons ; mais les chiens se sont jetés sur moi, et j’ai étébien content quand les hommes sont arrivés : j’allais êtredévoré tout vif. Ils se sont emparés de moi et m’ont ramené dans lapièce d’où je m’étais enfui.

– Est-ce l’homme, Votre Grâce ? ademandé le plus âgé.

J’ai su depuis que c’était le maîtred’hôtel.

Elle était penchée au-dessus du cadavre, ellese tamponnait les yeux avec un mouchoir, elle s’est tournée versmoi, elle avait le visage d’une furie. Oh, quelleactrice !

– Oui, c’est bien lui ! a-t-ellecrié. Oh, le bandit ! Le cruel ! Traiter ainsi unvieillard !

Il y avait dans l’assistance un homme quiavait, l’air du policier du village. Il a posé une main sur monépaule.

– Qu’avez-vous à répondre à cela ?m’a-t-il demandé.

– C’est elle qui l’a tué ! mesuis-je exclamé en la désignant.

Elle n’a point sourcillé. Elle continuait à mefixer de son regard de braise.

– Allons ! Allons ! Trouvez unautre truc ! a dit le policier.

L’un des domestiques m’a administré un grandcoup de poing.

– Je vous dis que je l’ai vuefaire ! Elle l’a poignardé à deux reprises avec un couteau.D’abord elle m’avait aidé à le cambrioler ; puis elle l’atué.

Le domestique a voulu me frapper une deuxièmefois, mais elle a retenu sa main.

– Ne lui faites pas de mal, a-t-ellemurmuré. Je crois que la loi se chargera de le châtier.

– J’y veillerai, Votre Grâce ! arépondu le policier. Votre Grâce a bien assisté au crime, n’est-cepas ?

– Oui, oui ! Je l’ai vu de mespropres yeux. Ç’a été horrible. Nous avions entendu du bruit etnous étions descendus. Mon pauvre mari marchait le premier. L’hommeavait ouvert une vitrine, et il était en train de remplir un sac decuir noir qu’il tenait à la main. Il a voulu s’enfuir, mais monmari l’a rattrapé ; ils se sont battus, et il l’a frappé dedeux coups de poignard. Regardez : il a encore du sang sur lesmains. Si je ne me trompe pas, son couteau se trouve toujours dansle dos de Lord Mannering.

– Regardez ; elle a les mainspleines de sang ! me suis-je écrié.

– Elle soutenait la tête de SaSeigneurie, infâme menteur ! a protesté le maître d’hôtel.

– Et voici le sac dont Sa Grâce parlaittout à l’heure, a dit le policier à qui un groom venait d’apporterle sac que j’avais lâché dans ma fuite. Et les médailles sont àl’intérieur. En voilà assez pour moi. Nous allons le garder icicette nuit et demain nous l’emmènerons à Salisbury.

– Le pauvre diable ! a dit la femme.Pour ma part je lui pardonne le mal qu’il m’a fait. Qui sait quelletentation l’a poussé au crime ? Sa conscience et la loi lepuniront suffisamment pour que mes reproches lui soientépargnés.

Je n’ai rien pu répondre. Je vous assure,Monsieur, que je n’ai rien pu répondre. J’étais confondu par letoupet de cette femme. Comme mon silence semblait confirmer tout cequ’elle avait dit, j’ai été traîné par le policier dans la cave oùj’ai été enfermé pour la nuit.

Voilà, Monsieur. Je vous ai dit toutel’histoire des événements qui ont abouti au meurtre de LordMannering par sa femme au cours de la nuit du 14 septembre 1894.Peut-être récuserez-vous ma version des faits, comme le policier àMannering Hall, comme le juge aux assises du comté. Ou peut-êtretrouverez-vous un accent de vérité qui vous troublera, et vousassurerez-vous à jamais la réputation d’un homme qui ne reculedevant rien pour faire éclater la vérité et la justice. Je ne puism’adresser qu’à vous, Monsieur ; si vous lavez mon nom decette accusation mensongère, je vous bénirai jusqu’à la fin de mesjours. Mais si vous m’abandonnez, alors je vous jure que je mependrai, dans un mois d’ici, au barreau de ma fenêtre, et qu’àpartir de ce jour je reviendrai vous tirer par les pieds toutes lesnuits et que je vous empoisonnerai autant que peut le faire unrevenant. Ce que je vous demande est très simple. Faites procéder àune enquête sur cette femme, surveillez-la, fouillez son passé,renseignez-vous sur ce qu’elle fait de l’argent dont elle a hérité,vérifiez s’il n’y a pas dans sa vie actuelle un Edward comme jevous l’ai indiqué. Si votre enquête vous révèle sa véritablenature, si elle paraît corroborer l’histoire que je viens de vousraconter, alors je suis sûr que je pourrai me fier à votre bon cœuret que vous sauverez un innocent.

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