Contes d’entre chien et loup

UNE MOSAÏQUE LITTÉRAIRE

CyprianOverbeck Wells : a Literary Mosaic.

J’ai depuis mon enfance la convictionirrésistible que ma véritable vocation est la littérature. Maisj’éprouve des difficultés quasi insurmontables à faire partager cepoint de vue à une personne qualifiée. Certes, des amis personnels,après avoir écouté mes épanchements, sont allés jusqu’às’écrier : « Réellement, Smith, ce n’est pas simal ! » ou : « Vous voulez mon avis, monvieux ? Hé bien, envoyez donc cela à une revuequelconque ! » Seulement je n’ai jamais eu le couraged’informer mon donneur d’avis que l’article en question avait étédéjà expédié à presque toutes les publications de Londres, etm’avait été retourné avec une célérité et une précision tout à lagloire de nos services postaux.

Si mes manuscrits avaient été des boomerangsen papier, ils ne seraient pas revenus avec une exactitude plusgrande à leur malheureux expéditeur. Oh, la bassesse, la vilenie del’instant où le petit cylindre de feuillets remplis d’une écritureserrée et qui semblaient si prometteurs quelques jours plus tôtm’est rendu par un postier sans pitié ! Et la dépravationmorale qui transparaît derrière le ridicule prétexte invoqué par lerédacteur en chef : un « manque de place » !Quittons ce sujet pénible ; il constitue d’ailleurs unedigression par rapport à ce que j’avais l’intention d’écrire.

Depuis l’âge de dix-sept ans jusqu’àvingt-trois, j’ai été un volcan littéraire en éruption perpétuelle.Poèmes ou contes, articles ou manifestes, rien ne rebutait maplume. Du grand serpent de mer à l’hypothèse nébulaire, j’étaisprêt à écrire sur n’importe quoi, et je peux à bon droitm’enorgueillir d’avoir rarement traité un problème sans l’avoirassorti d’un éclairage neuf. La poésie et le roman ont eu toujourspour moi un attrait spécial. Comme j’ai pleuré sur le pathos de meshéroïnes ! Comme j’ai ri aux morceaux de bravoure de mesbouffons ! Hélas ! Je ne parvenais pas à trouverquelqu’un qui partageât mes appréciations, et l’admirationsolitaire de soi, toute sincère qu’elle est, devient lassante aubout d’un certain temps. Mon père me reprochait des dépensesexcessives et il me faisait également grief de perdre montemps : j’ai donc été contraint de renoncer à mes rêvesd’indépendance littéraire et de me faire employé de bureau dans unefirme commerciale qui faisait du négoce avec l’AfriqueOccidentale.

Même lorsque je fus condamné aux tâchesprosaïques qui étaient mon lot au bureau, je suis demeuré fidèle àmon premier amour. J’ai introduit des phrases imagées et léchéesdans les plus banales lettres d’affaires ; il paraît qu’ellesétonnaient beaucoup leurs destinataires. Mon sarcasme raffiné afait se tordre de douleur des fournisseurs défaillants. De temps àautre, comme le grand Silas Wegg, je me laissais aller à la poésie,ce qui me permettait de hausser le ton de la correspondance. Ainsi,quoi de plus élégant que ma façon de transmettre les instructionsde la société à l’un des capitaines de nos navires ? Jugezplutôt :

« D’Angleterre, capitaine, vous mettrez

Directement lecap sur Madère,

Vousdébarquerez les boucauts de bœuf salé,

Puis en routepour Ténériffe.

Soyez, s’ilvous plaît, attentif, froid, prudent

Avec lesmarchands des Canaries.

Quand vousappareillerez, suivez

Les meilleursvents alizés jusqu’à la côte.

Descendezensuite si vous devez aller

Vers la terrede Calabar,

Et de là vouspoursuivrez

Sans désemparerjusqu’à Fernando Po… »

Il y en avait quatre pages. Le capitaine, aulieu de serrer ce petit trésor, s’est rendu le lendemain auxbureaux, a demandé avec une chaleur excessive ce que signifiait unepareille lettre ; j’ai été forcé de la retraduire en prose.Mon patron m’a sévèrement réprimandé : il était, vous levoyez, complètement dépourvu de goûts littéraires !

Tout cela, néanmoins, ne constitue qu’unpréambule pour aboutir au fait qu’après une dizaine d’années debesognes fastidieuses j’ai hérité d’un legs qui, bien que petit,suffisait à mes besoins modestes. Ma première manifestationd’indépendance a été de louer une maison tranquille, éloignée duvacarme de Londres, où je me suis installé avec l’ambition deproduire une grande œuvre qui me singulariserait dans la vastefamille des Smith, et qui immortaliserait ma réputation. Dans cebut j’ai acheté plusieurs cahiers de papier ministre, une boîte deplumes d’oie, une bouteille d’encre ; après quoi j’ai consignéma porte, et je me suis mis en quête d’un sujet convenable.

Cette quête s’est prolongée pendant plusieurssemaines. Au bout de ce laps de temps, j’ai constaté qu’à force degrignoter mes plumes j’en avais déjà dévoré un grand nombre, et quej’avais gaspillé mon encre en taches, pâtés, et essaisavortés : l’encre était partout, sauf dans la bouteille. Pource qui était de l’œuvre même, la facilité de ma jeunesse m’avaitabandonné : le vide, un grand vide, régnait dans matête ; il m’était impossible d’inciter mon imagination stérileà évoquer un caractère ou un événement.

Dans cette impasse, j’ai décidé de consacrermes loisirs à parcourir les ouvrages des principaux romanciersanglais, depuis Daniel Defoë jusqu’aux contemporains. J’espéraisstimuler mes idées latentes et connaître à fond la tendancegénérale de la littérature. Depuis quelque temps j’avais évitéd’ouvrir un livre d’imagination, car l’un des pires défauts de majeunesse avait été d’imiter invariablement autant qu’inconsciemmentle style du dernier auteur que j’avais lu. Mais à présent j’avaisrésolu de rechercher la sécurité au sein d’une multitude et, enconsultant tous les classiques anglais, de conjurer le péril d’enimiter un de trop près. Au moment où commence mon récit, je venaisde parcourir la plus grande partie des romans courants.

Donc, le 4 juin 1886, vers dix heures moinsvingt du soir, après avoir avalé un welsh rarebit et une pinte debière, je me suis assis dans mon fauteuil, j’ai calé mes pieds surun tabouret et j’ai allumé ma pipe, conformément à mes habitudes.Mon pouls et ma température étaient très certainement normaux.J’aurais volontiers indiqué la mesure de la pression barométrique,mais mon baromètre malchanceux avait fait une chute de cent deuxcentimètres (distance d’un clou au plancher) et il n’était plusdigne de crédit. Nous vivons à un âge scientifique, et je me flattede ne pas être en retard sur mon époque.

Dans le confortable état léthargique quiaccompagne à la fois la digestion et l’empoisonnement par nicotine,je me suis tout à coup rendu compte d’un événementextraordinaire : mon petit salon était devenu un grand salon,et mon humble table avait grandi en proportion. Autour de sonacajou massif, un grand nombre de personnes étaient assises ;elles parlaient sérieusement devant des livres et des brochureséparpillés. Je n’ai pu faire autrement que remarquer qu’ellesétaient habillées de costumes très divers ; les plus prochesde moi portaient des perruques, de hautes cravates et de lourdesbottes en cuir noble ; la majorité à l’autre bout était vêtueà la mode d’aujourd’hui ; j’ai identifié, avec étonnement,plusieurs gens de lettres éminents que j’avais l’honneur deconnaître. Il y avait deux ou trois femmes dans l’assistance. Je meserais bien levé pour accueillir mes hôtes imprévus, mais toutefaculté de me mouvoir semblait m’avoir déserté ; je ne pouvaisque demeurer tranquille et écouter leur conversation qui, je n’aipas tardé à le comprendre, me concernait exclusivement.

– Morbleu ! s’est écrié un hommerude et bronzé qui fumait une longue pipe de terre à une extrémitéde ma table. Mon cœur s’attendrit sur lui. Voyons, mes compères,nous aussi nous avons connu les mêmes difficultés ! Par mafoi, jamais mère ne s’est fait autant de souci pour son fils aînéque moi, quand Rory Random est sorti pour faire son chemin dans lemonde !

– Très juste, Tobias, très juste ! acrié un autre homme qui était assis tout près de moi. Je jure quej’ai perdu plus de graisse sur le pauvre Robinson sur son île quesi j’avais eu deux fois la fièvre quarte. L’histoire était presqueterminée quand milord de Rochester entre d’un air glorieux ;c’était un joyeux drôle, quelqu’un qui pouvait faire ou défaired’un mot une réputation littéraire. « Alors, Defoë, me dit-il,vous avez un conte en train ? – C’est vrai, milord. – Un contebien gai, j’espère ? Parlez-moi un peu de l’héroïne,Dan ! Une jolie fille, n’est-ce pas ? – Non,milord ; il n’y a pas d’héroïne dans cette affaire. – Ne jouezpas sur les mots ; vous pesez chaque mot comme un avouééchaudé. Parlez-moi du principal personnage féminin, qu’elle soitune héroïne ou pas. – Milord, il n’y a pas de personnage féminin. –Alors, allez au diable, et votre livre aussi ! Vous feriezmieux de le brûler ! » Sur quoi il sort fort courroucé.Je me mets à me lamenter sur mon pauvre roman : autant direqu’il était condamné à mort avant d’avoir vu le jour. Et pourtant,pour un homme qui a entendu parler de milord de Rochester, il y ena bien mille qui ont entendu parler de Robinson et de sonVendredi !

– C’est vrai, Defoë ! a déclaré unhomme au visage bienveillant et en habit rouge qui était assisparmi les modernes. Mais tout cela n’aidera nullement notre bon amiSmith à démarrer son histoire ; or je crois que c’était làjustement l’objet de notre réunion.

– Pickwick a bien parlé ! a lancéson voisin.

Tout le monde s’est mis à rire, y comprisl’homme au visage bienveillant qui s’est écrié :

– Charley Lamb. Charley Lamb, vous nechangerez jamais ! Vous nous ferez toujours rire, même si pourcela vous deviez être pendu !

– Ce qui serait un motif dechangement ! a répliqué l’autre sous de nouveaux rires.

Pendant ce temps, j’avais commencé à mesurerconfusément dans ma cervelle engourdie l’honneur immense quim’était fait. Les plus grands maîtres du roman à toutes les époquesde la littérature anglaise s’étaient apparemment donné rendez-vouschez moi afin de me secourir dans mes difficultés. J’étaisincapable de mettre un nom sur tous les visages réunis autour de matable ; mais quand je considérais attentivement certains demes hôtes, je les reconnaissais d’après des tableaux ou de simplesdescriptions. Ainsi, entre les deux premiers causeurs, quis’étaient révélés comme étant Defoë et Smollett, un vieil hommecorpulent, brun, sombre avait des traits rudes et accusés ;j’étais sûr que c’était l’auteur célèbre de Gulliver. À l’autrebout de la table, j’ai cru identifier Fielding et Richardson, demême que j’étais prêt à jurer que ces joues creuses et cette figurecadavérique appartenaient à Lawrence Sterne. En remontant parmicette noble assistance, je distinguais le grand front de Sir WalterScott, les traits virils de George Eliott et le nez aplati deThackeray. Chez les vivants, j’ai aperçu James Payn, Walter Besant,la femme de lettres connue sous le nom de « Ouida »,Robert Louis Stevenson, ainsi que plusieurs autres écrivains demoindre réputation. Jamais sans doute auparavant, tant de beauxesprits ne s’étaient retrouvés sous le même toit.

– Hé bien, est intervenu Sir Walter Scottavec un fort accent, vous connaissez, Messieurs, le chant duménestrel :

« Johnstone le Noir avec ses dix soldats

Pouvait glacerun cœur d’effroi.

Mais Johnstonetout seul

Était craintdix mille fois moins. »

« Les Johnstone étaient l’une desfamilles de Redesdale, cousins au deuxième degré des Armstrong, etparents par mariage des…

– Peut-être, Sir Walter, a interrompuThackeray, voudriez-vous prendre la responsabilité de dictervous-même à ce jeune aspirant littéraire le commencement d’unehistoire ?

– Na, na ! s’est écrié Sir Walter.Je ferai ma part, mais voici Charlie là-bas, qui est aussi pleind’esprit qu’un radical peut l’être de forfaiture. C’est à lui dedonner le branle.

Dickens a secoué la tête ; il allait sansdoute refuser cet honneur, quand parmi les modernes une voix que jen’ai pas identifiée s’est élevée.

– Et si nous commencions au bout de latable en faisant le tour, chacun apportant sa contribution au gréde sa fantaisie ?

– Adopté ! ont crié toutes lesvoix.

Les regards se sont alors tournés versDefoë : il paraissait gêné ; il remplissait sa pipe enplongeant dans une grande tabatière placée devant lui.

– Non, voyons ! a-t-il protesté. Ily a ici d’autres écrivains plus dignes…

Mais il a été interrompu par des« Non ! » répétés, et Smollett a crié :

– Allez-y, Dan ! Allez-y !Vous, moi et le Dean, nous courrons chacun une petite bordée pourle faire sortir du port ; ensuite il voguera où bon luisemblera.

Ainsi encouragé, Defoë s’est éclairci lagorge.

– Mon père était un petit propriétaire duCheshire fort à son aise. Il s’appelait Cyprian Overbeck ;mais quand il s’est marié vers 1617, il a accolé à son nom celui dela famille de sa femme, Wells. Voilà pourquoi moi, leur fils aîné,je m’appelle Cyprian Overbeck Wells. La ferme avait des terres trèsfertiles, ainsi que les meilleurs pâturages du pays ; mon pèrea donc été en mesure de mettre de côté un millier de couronnesqu’il a engagées dans une spéculation risquée aux Indes, avec uneréussite si merveilleuse qu’en moins de trois ans il s’est trouvé àla tête d’une somme quatre fois plus élevée. Fier de ce résultat,il a acheté une part de propriété du navire qui faisait lanavette ; il l’a rempli une fois de plus de toutes les denréesqui étaient les plus recherchées, par exemple des vieux mousquets,des haches, de la verroterie, des aiguilles, etc. Et il m’a placé àbord en subrécargue afin de veiller à ses intérêts.

« Nous avons eu un vent favorablejusqu’au Cap Vert ; là, avec le concours de bons alizés dunord-ouest, nous avons gentiment descendu la côte africaine. Endehors d’un pirate barbaresque que nous avons aperçu de loin, augrand désespoir de nos mariniers qui se voyaient déjà vendus commeesclaves, nous avons eu de la chance. Mais à cent lieues du Cap deBonne Espérance, le vent a tourné et a soufflé du sud avec unegrande violence ; la mer se soulevait à une telle hauteur quel’extrémité de la grand’vergue trempait dans l’eau ; le maîtred’équipage a déclaré devant moi que depuis quarante-cinq ans qu’ilétait marin il n’avait jamais vu chose pareille et qu’ils’attendait au pire. Je me suis tordu les mains, je me suis mis àgenoux, je me suis lamenté ; le mât s’en est allé par-dessusbord dans un grand fracas ; j’ai cru que le navire était fenduen deux ; je me suis évanoui de peur et je suis tombé dans lesdalots ou je suis demeuré comme mort, ce qui a été mon salut, commeon le verra par la suite. Les mariniers en effet, abandonnant toutespoir de sauver le bateau et s’attendant à le voir sombrer à toutmoment, ont mis à l’eau le grand canot de sauvetage où je crainsqu’ils n’aient trouvé la mort à laquelle ils voulaient échapper,car je n’ai plus jamais entendu parler d’eux. Quant à moi, ayantrepris connaissance, j’ai découvert que, par un effet de laProvidence, la mer s’était calmée, et que j’étais tout seul à borddu bateau. Cette dernière constatation m’a consterné ; j’airecommencé à me tordre les mains et à gémir sur mon malheureuxsort ; finalement, comparant ma condition à celle de mesmalheureux camarades, je suis descendu dans le petit salon où je mesuis réconforté avec les provisions qui se trouvaient dans lecoffre du capitaine.

À cet endroit, Defoë a fait observer qu’à sonavis il avait donné un bon départ, et il a transmis la suite auxsoins du Dean Swift qui, après avoir déclaré qu’il aurait eu pourla mer les mêmes sentiments que maître Cyprian Overbeck Wells,reprit à sa manière le récit.

– Pendant deux jours, j’ai vogué à ladérive. Je craignais un retour de la tempête, et je passais montemps à espérer que mes anciens compagnons me donneraient signe devie. Le troisième jour, vers le soir, j’ai constaté avec un vifétonnement que le bateau se trouvait emporté par un courant trèspuissant, qui le poussait vers le nord-ouest avec une telle forcequ’il avançait tantôt de la proue, tantôt de la poupe ; il luiarrivait même de se présenter de biais comme un crabe et de sedéplacer à une vitesse que j’estimais à douze ou quinze nœuds àl’heure. Pendant plusieurs semaines j’ai été déporté de cettefaçon, jusqu’à ce qu’un matin, pour ma plus grande joie, j’aieaperçu une île sur tribord. Le courant me l’aurait sans doute faitdépasser si, bien que tout seul, je ne m’étais arrangé pourdisposer le clinfoc afin de faire virer la proue ; puis,mettant de la toile à la livarde, à la bonnette et à la misaine,j’ai cargué les voiles sur bâbord et poussé le gouvernail en pleinsur tribord, le vent étant alors nord-est-demi-est…

À cette description de manœuvre nautique, j’airemarqué un large sourire de Smollett, tandis qu’un gentleman quiétait assis au plus haut bout de la table en uniforme de la RoyalNavy et que je soupçonnais être le capitaine Marryat semblait mal àl’aise et s’agitait sur sa chaise.

– …Par ce moyen j’ai pu sortir du courantet me diriger jusqu’à moins de quatre cents mètres du rivage. Enfait, j’aurais pu approcher davantage ; mais, étant excellentnageur, j’ai jugé préférable d’abandonner le navire qui était pleind’eau et de nager jusqu’au rivage.

« J’ignorais absolument si cette îleétait habitée ou non ; mais en me hissant au sommet d’unegrosse vague j’ai aperçu plusieurs silhouettes sur la plage, quisans doute me guettaient, moi et mon navire. Toutefois ma joies’est trouvée notablement amoindrie quand, parvenu auprès durivage, je me suis rendu compte que ces silhouettes étaient cellesd’animaux qui rôdaient par petits groupes et qui se jetaient àl’eau pour aller à ma rencontre. À peine avais-je mis le pied surla grève que j’ai été entouré d’une foule surexcitée de cerfs, dechiens, d’ours sauvages, de buffles et d’autres bêtes. Aucun de cesanimaux ne manifestait la moindre peur ; au contraire, toussemblaient éprouver une vive curiosité en même temps, je dois ledire, qu’une certaine aversion.

– Une deuxième édition, a chuchotéLawrence Sterne à son voisin. Gulliver servi froid.

– Vous disiez quelque chose,Monsieur ? a interrogé Swift avec une grande fermeté.

Il avait évidemment surpris le murmure deSterne.

– Je ne m’adressais pas à vous,Monsieur ! a répondu Sterne qui paraissait un peu effrayé.

– Ce n’en était pas moins uneinsolence ! a rugi Swift. Monsieur l’Abbé aurait volontiersfait du récit un nouveau Voyage Sentimental, et trouverait dupathos, j’en suis sûr, dans un âne mort… Il est vrai que personnene pourrait vous, blâmer de pleurer vos amis et parents !

– Cela vaudrait mieux que se vautrer dansles ordures du Yahooland, a répliqué Sterne.

Une querelle aurait certainement éclaté sansl’intervention de toute la compagnie. Mais Swift a refusé avecindignation de poursuivre plus avant le récit, et Sterne a déclaréen ricanant qu’il ne se sentait pas capable d’ajuster une bonnelame à un manche aussi médiocre. D’autres choses désagréablesauraient pu être proférées si Smollett n’avait rapidement enchaîné,en employant toutefois la troisième personne du singulier au lieude la première et en changeant de temps.

– Notre héros, fort alarmé par cetteréception, préféra ne pas rester sur cette terreinhospitalière : il se rejeta dans la mer et regagna sonbateau, convaincu que les éléments lui seraient moins défavorablesque les habitants de cette île étrange. Il se montra fort avisé enprenant cette décision, car avant la tombée de la nuit son navirefut rattrapé par un navire de ligne anglais, le Lightning,et il fut hissé à bord. Ce gros vaisseau revenait des IndesOccidentales où il avait fait partie de la flotte que commandaitl’amiral Benbow. Le jeune Wells, garçon capable, bien élevé etcourageux, fut immédiatement engagé comme valet d’officier ;métier dans lequel il réussit fort bien, à cause de la liberté deses manières, et qui lui permit de se livrer à quelques farces oùil gagna une grande réputation.

« Parmi les timoniers duLightning, il y en avait un qui s’appelait JedediahAnchorstock et dont l’allure était si extraordinaire qu’elleéveilla rapidement l’attention de notre héros. Âgé de cinquanteans, il était presque noir tant il avait été exposé aux intempérieset au grand air ; et il était si grand que lorsqu’il passaitdans l’entrepont il devait se plier en deux. Cependant laparticularité la plus frappante de cet individu était que, dans sonjeune âge, quelqu’un de malintentionné lui avait tatoué des yeuxpartout sur la tête, et avec une telle habileté que même à courtedistance il était difficile de découvrir les vrais au milieu detant de contrefaçons exactes. Voilà l’étrange personnage sur lequelmaître Cyprian voulut exercer ses talents. Il le choisit d’autantplus volontiers qu’il avait appris que le timonier étaitextrêmement superstitieux, et aussi qu’il avait laissé à Portsmouthune épouse dont la forte tête lui inspirait une terreur mortelle.Il se saisit de l’un des moutons qui étaient destinés à la tabledes officiers, lui fit ingurgiter une bonne quantité de rhum et leréduisit à un état d’ivresse avancée. Il le porta ensuite sur lacouchette d’Anchorstock et, avec l’aide de quelques autresespiègles, le vêtit d’une robe, le coiffa d’un bonnet de nuit et lecouvrit de couvertures.

« Quand le timonier revint de son quart,notre héros le héla à la porte de sa couchette d’une voixtremblante. « Monsieur Anchorstock, lui dit-il, se peut-il quevotre femme soit à bord ? – Ma femme ! gronda le marinstupéfait. Que veux-tu dire, propre à rien à peau blanche ? –Si elle n’est pas sur le bateau, ce doit être alors sonfantôme ! dit Cyprian en hochant lugubrement la tête. – Sur lebateau ! Comment diable serait-elle sur le bateau ? Mafoi, mon maître, je crois qu’il faut que tu sois bien faible de latête pour penser une chose pareille. Ma Polly est amarrée étrave etpoupe du côté de Portsmouth, à plus de deux mille millesd’ici ! – Ma parole, reprit notre héros fort sérieusement,j’ai vu une femme qui regardait à la porte de votre cabine il n’y apas plus de cinq minutes. – Oui, oui, Monsieur Anchorstock !confirmèrent plusieurs conspirateurs. Tous ici nous l’avons vue. Unbeau morceau de petit navire, avec un mantelet de sabord sur uncôté ! – Ça ne m’étonne pas, dit Anchorstock ébranlé par unetelle accumulation de témoignages. L’œil bâbord de ma Polly a étéfermé pour toujours par le grand Sue Williams. Mais si elle estici, je dois la voir, qu’elle soit fantôme ou en vie ! »Sur quoi le brave marin, plutôt troublé et tremblant de tous sesmembres, entra dans la cabine en brandissant devant lui unelanterne. Le hasard voulut que le mouton, qui avait sombré dans lesommeil à la suite de libations dont il n’avait pas l’habitude, futréveillé par le bruit de pas et, effrayé de se trouver dans uneposture aussi anormale, bondit hors de la couchette et se rua versla porte, bêlant sauvagement et roulant comme un brick dans latempête tant à cause des vêtements dont il avait été affublé que deson intoxication alcoolique. Quand Anchorstock vit cette apparitionfoncer sur lui, il poussa un cri et tomba le visage contreterre ; il était d’autant plus persuadé qu’il avait affaireavec un visiteur surnaturel que les complices de maître Cyprian semirent à gémir et à hurler, ce qui accrut le désordre. La farcetoutefois dépassa presque son but, car le timonier gisait commemort, et ce ne fut qu’au prix des plus grands efforts qu’il putêtre ramené à une plus saine appréciation des choses. Néanmoinsjusqu’au bout du voyage il affirma qu’il avait vu la lointaineMadame Anchorstock ; avec force jurons il déclarait qu’ilavait eu trop peur pour avoir bien regardé son visage, mais qu’illui était impossible de se tromper, étant donné l’odeur de rhumdont sa couchette était imprégnée et qui était le parfum habituelde sa moitié.

« Peu après cette plaisanterie, ce futl’anniversaire du roi. À bord du Lightning, cet événements’accompagna du décès du commandant, qui mourut dans descirconstances singulières. Cet officier, véritable marin d’eaudouce qui différenciait difficilement la quille de la poupe, avaitobtenu son commandement par des recommandations parlementaires, etil l’exerçait avec tant de cruauté et de tyrannie qu’il étaituniversellement exécré. Il devint même si impopulaire que lorsquetout l’équipage ourdit un complot pour punir de mort ses mauvaisesactions, il ne trouva pas un seul ami parmi les six cents âmes deson navire pour l’avertir du péril qu’il courait. À bord desbâtiments de guerre, la coutume voulait que le jour del’anniversaire royal tout l’équipage se rendît sur le pont et qu’àun signal donné il déchargeât en l’air une salve de mousqueterie enl’honneur de Sa Majesté. Ce jour-là les hommes s’étaient passésecrètement le mot de mettre dans leur fusil un lingot au lieud’une cartouche à blanc. Quand le maître d’équipage donna son coupde sifflet, les hommes se rassemblèrent sur le pont et se mirent enrangs. Le commandant, se tenant devant eux, prononça quelques motsbien sentis : « Quand je donnerai l’ordre, conclut-il,vous déchargerez tous vos fusils, et, nom d’un tonnerre, si l’un devous tire une seconde trop tôt ou trop tard, je le pendrai de mesmains à cette vergue ! » Là-dessus, il cria :« Feu ! » Les hommes alors le visèrent tous à latête et appuyèrent sur la gâchette. Ils avaient si bien visé et ladistance était si réduite que cinq cents balles le frappèrentsimultanément, et lui réduisirent en bouillie la tête et une partiedu corps. Il y avait trop d’hommes impliqués dans cette affaire, etil était impossible de l’attribuer à un seul. Les officiers nepunirent donc personne ; d’ailleurs les manières hautaines etle manque de cœur du commandant lui avait aliéné ses camaradesautant que les matelots.

« Par le charme naturel qui émanait delui, notre héros gagna si bien tous les cœurs qu’en arrivant enAngleterre son départ suscita d’unanimes regrets. Le devoir filial,cependant, l’obligeait à rentrer chez lui et à se présenter à sonpère. Dans ce but il prit la poste de Portsmouth à Londres, avecl’intention de pousser ensuite vers le Shropshire. Par hasard uncheval se cassa une patte en traversant Chichester ; il ne putêtre remplacé ; Cyprian se trouva donc dans l’obligation depasser la nuit à l’hôtellerie de la Couronne et du Taureau.

« Et moi, a poursuivi Smollett en riant,je n’ai jamais pu passer devant une hôtellerie confortable sansm’arrêter. Aussi, avec votre permission, je m’arrête ici, et jelaisse à qui voudra le soin de mener l’ami Cyprian vers d’autresaventures. S’il vous plaît, Sir Walter, donnez-nous une pincée devotre Sorcellerie du Nord !

Smollett, a tiré une pipe, l’a remplie enpuisant dans la tabatière de Defoë, et il a attendu patiemment lasuite de l’histoire.

– Puisque je le dois, je le ferai !a déclaré l’illustre Écossais en prenant une prise. Mais je doisvous demander l’autorisation de reporter Monsieur Wells cent ans enarrière, car j’affectionne particulièrement l’atmosphère médiévale.Je prends donc la suite.

« Notre héros désirait vivementpoursuivre son voyage ; mais apprenant qu’un certain tempss’écoulerait avant que la voiture pût repartir, il décida depousser en avant tout seul, sur son beau destrier gris. À cetteépoque il était particulièrement dangereux de se déplacer : endehors des dangers banaux qui menacent les usagers des routes, larégion méridionale de l’Angleterre était dans un état de confusionqui frisait l’insurrection. Le jeune homme donc, s’étant assuré queson épée pouvait, le cas échéant, jaillir du fourreau, partitjoyeusement au galop en se guidant le mieux possible à la lumièrede la lune qui se levait.

« Avant d’avoir franchi beaucoup deterrain, il comprit que les avertissements que lui avait prodiguésl’hôtelier et qu’il avait mis au compte d’un intérêt bien entendu,n’étaient que trop justifiés. À un endroit où la route étaitparticulièrement mauvaise et traversait un marais, il aperçut à peude distance une ombre noire ; ses yeux exercés distinguèrentaussitôt un groupe d’hommes embusqués. Il arrêta son cheval àquelques mètres, enroula sa cape autour de son bras, et les invitaà se lever.

« – Comment, mes maîtres !s’écria-t-il. Les lits sont donc si rares que vous encombriez lagrand’route du Roi avec vos corps ? Allons, par sainte Ursule,que se dressent ceux qui pensent que les oiseaux de nuit chassentdu plus gros gibier que la poule d’eau ou la bécasse !

« – À vos lames et à vos boucliers,camarades ! cria un grand gaillard en sautant au milieu de laroute avec plusieurs compagnons et en se plantant devant le chevalarrêté. Qui est ce matamore qui empêche de dormir les loyaux sujetsde Sa Majesté ? Un soldat, par ma foi ! Attention,Monsieur, ou Milord, ou Votre Grâce, ou je ne sais quoi qui vousconvienne ! Vous allez modérer votre jeu de langue ;sinon, par les sept sorcières de Gambleside, vous pourriez vousretrouver dans un triste état.

« – Je vous requiers de bien vouloirme dire qui vous êtes, répondit notre héros, et si vos desseinspeuvent recueillir l’approbation d’un honnête homme. Pour ce quiest de vos menaces, elles s’émoussent sur mon cœur tout commes’émousseraient vos misérables armes sur mon haubert de Milan.

« – Non, Allen ! interrompitl’un des hommes s’adressant à celui qui semblait être le chef debande. Voici un garçon plein de feu, comme en souhaite notre braveJack. Mais nous ne leurrons pas les faucons avec des mains vides.Comprenez, Monsieur, que du gibier a été levé, et qu’il seraitpeut-être souhaitable que de bons chasseurs hardis dans votre genrele poursuivent. Venez avec nous boire un verre de vin des Canaries,et nous trouverons pour votre épée un meilleur usage que de labagarre et du sang versé pour son propriétaire. Car, je le jure,Milan ou pas Milan, si ma hache s’attaquait à votre morion, ceserait un jour fâcheux pour le fils de votre père !

« Notre héros hésita : ferait-ilmieux de suivre les traditions de la chevalerie et de s’élancercontre ces ennemis, ou d’accepter leur invitation ? Laprudence, combinée à une vive curiosité, l’emporta ; il sautaà bas de son cheval et déclara qu’il était prêt à suivre sesravisseurs.

« – Parlé comme un homme ! criacelui qu’ils appelaient Allen. Jack Cade sera rudement contentd’une telle recrue. Sang et charogne, mais vous avez les musclesd’un jeune bœuf ! Dites donc, si vous n’aviez pas écoutél’appel de la raison, vous nous auriez donné du fil àretordre !

« – Pas tant que cela, Allen !Pas tant…

« L’homme qui avait parlé était trèspetit ; il était demeuré à l’arrière-plan quand il y avait euun risque de bagarre, mais à présent il s’était faufilé au premierrang.

« – …Si vous aviez été seul,peut-être auriez-vous eu du mal ; mais un épéiste expert peutdésarmer sans se fatiguer un jeune homme comme ce chevalier. Je merappelle bien comment dans le Palatinat j’ai fendu jusqu’à l’échinele baron von Slogstaff. Il m’avait frappé, regardez, commeça ; mais moi, avec l’écu et la lame, j’ai détourné lecoup ; ensuite, contrant en quarte, j’ai riposté en tierce, etainsi… Que sainte Agnès nous sauve ! Qui vient là ?

« L’apparition qui épouvantait le petitbavard était suffisamment inquiétante pour glacer un cœur commecelui du chevalier. Une silhouette gigantesque avait surgi ;par-dessus les têtes, une voix rude troua le silence de lanuit.

« – Attention à vous, ThomasAllen ! Et maudit soit votre destin si vous avez abandonnévotre poste sans un motif impérieux et valable. Par saint Anselme,mieux vaudrait que vous ne fussiez jamais né plutôt que d’encourirma mauvaise humeur cette nuit. Que se passe-t-il pour que vous etvos hommes vous vous promeniez sur la lande comme un troupeaud’oies à la veille de la saint-Michel ?

« – Bon capitaine, répondit Allen enretirant son bonnet (tous les autres l’imitèrent), nous avonscapturé un brave jeune homme sur la route de Londres. Nous pensionsque quelques mots de félicitations nous étaient dus, et non desmenaces ou des réprimandes.

« – Allons, ne le prenez pas à cœur,hardi Allen ! s’écria leur chef qui n’était autre que le grandJack Cade en personne. Vous savez depuis longtemps que je suiscoléreux, et que ma langue n’est pas graissée de cet onguent quihuile la bouche des hypocrites seigneurs du pays. Et vous,ajouta-t-il en se tournant soudainement vers notre héros, êtes-vousrésolu à embrasser la grande cause qui rendra l’Angleterre tellequ’elle était sous le règne du savant Alfred ? Attention,l’ami ! Parlez, et sans phrases !

« – Je suis résolu à faire tout cequi convient à un chevalier et à un gentilhomme ! déclarafermement le soldat.

« – Les impôts serontsupprimés ! cria Cade. La boîte à sel et le coffre à farine dupauvre seront aussi libres que le cellier du noble. Ah, qu’endites-vous ?

« – Ce ne serait que juste, réponditnotre héros.

« – Oui, mais on nous sert lajustice du faucon sur le levraut ! rugit l’orateur. Il faut enfinir avec eux, avec eux tous ! Les nobles et les juges, lesprêtres et le Roi, finissons-en avec eux tous !

« – Non ! dit Sir OverbeckWells en se redressant de toute sa taille et en posant sa main surla garde de son épée. Là je ne peux pas vous suivre ; je vousdéfierais plutôt comme un traître et un fainéant, puisque je voisque vous n’êtes pas un homme fidèle, que vous voudriez usurper lesdroits de notre maître le Roi, que la Vierge daigne protégerlongtemps encore !

« Devant ces mots hardis et le défiqu’ils lançaient, les rebelles parurent un instantdéconcertés ; mais encouragés par un cri de leur chef, ilsbrandirent leurs armes et se préparèrent à tomber sur le chevalierqui adopta une attitude défensive et attendit leur assaut.

« Là ! a crié Sir Walter en sefrottant les mains et en riant. J’ai mis l’enfant dans un petitcoin bien chaud, et nous allons voir lequel d’entre vous, modernes,pourra l’en sortir ! Vous ne me tirerez plus un mot pourl’aider d’une façon ou d’une autre.

– À vous, James, essayez ! ontproposé plusieurs voix.

L’auteur en question avait à peine commencé àfaire une allusion à un cavalier solitaire qui approchait du lieude la bagarre, quand il s’est trouvé interrompu par un grandgentleman assis un peu plus loin, qui semblait assez nerveux et quiétait atteint d’un léger bégaiement.

– Excusez-moi, a-t-il dit, mais je penseque je peux être ici d’une quelconque utilité. Certaines de mesproductions modestes ont été comparées aux meilleures de SirWalter, et je suis incontestablement plus fort que vous tous. J’aipu dépeindre la société moderne aussi bien que l’ancienne ;quant à mes pièces de théâtre, hé bien Shakespeare n’a jamais euautant de popularité que moi avec ma « Lady ofLyons » ! Voici une petite chose…

Il a fourragé dans un grand tas de papiersétalés devant lui.

– …Ah ! Voici un rapport de moiquand j’étais aux Indes… Non, c’est l’un de mes discours auxCommunes. Cela, c’est ma critique sur Tennyson ; ne l’ai-jepas réchauffé ? Je ne peux pas trouver ce que je désirais,mais bien sûr vous avez tous lu « Rienzi », et« Harold » et « The Last of the Barons ».Chaque écolier les sait par cœur, comme aurait dit le pauvreMacaulay. Permettez-moi de vous donner un échantillon :

« En dépit du courage du chevalier, lecombat était trop inégal. Son épée se brisa et il fut projeté surle sol. Il s’attendait à être mis à mort sur-le-champ, mais lesbandits qui l’avaient capturé ne parurent pas avoir l’intention dele tuer. Il fut placé sur le dos de son destrier et dirigé ainsi,pieds et poings liés, à travers la lande, vers le repaire où secachaient les brigands.

« Au loin dans cette immensité sauvage,un bâtiment de pierre se dressait ; c’était une ancienne fermetombée en ruines ; elle servait de quartier général à Cade età ses hommes. Près de la ferme une grande étable à vaches avait étéaménagée en dortoir ; on avait grossièrement essayé deprotéger la grande salle du bâtiment principal contre le mauvaistemps en bouchant les trous des murs. Dans cette salle les rebellesprirent un repas frugal, tandis que notre héros, toujours ligoté,attendait dans un appentis vide qu’on eût statué sur son sort.

Sir Walter avait écouté avec une impatiencevisible le récit de Bulwer Lytton ; mais à cet endroit, il l’ainterrompu avec véhémence :

– Nous voulons un échantillon de votrepropre style, mon cher ; lui a-t-il dit. Une sorte de proseanimalo-magnético-électro-hystérico-biologique est tout à faitvotre genre, tandis que pour l’instant vous vous bornez à une pâleimitation du mien, et rien de plus !

Un murmure d’assentiment a parcouru lacompagnie, et Defoë a ajouté :

– En vérité, maître Lytton, il y a unefâcheuse ressemblance dans le style, qui n’est peut-être due qu’auhasard ; mais elle est suffisamment marquée pour justifier laréflexion de notre ami.

– Vous trouverez sans doute que ceciaussi est une imitation ? a dit Lytton avec amertume et enreprenant son récit d’un air maussade. Notre infortuné héros venaitde s’étendre sur la paille qui jonchait le sol, quand une portesecrète s’ouvrit dans le mur : un vieillard majestueux pénétradans l’appentis. Le prisonnier le considéra avec un étonnement quin’était pas dépourvu de crainte, car sur son large front étaitimprimé le sceau de la grande connaissance, d’une connaissance quene peut acquérir aucun fils d’homme. Il était vêtu d’une longuerobe blanche recouverte de devises mystérieuses en caractèresarabes ; une haute tiare écarlate ornée du carré et du cerclerehaussait son aspect vénérable.

« – Mon fils, dit-il en tournantvers Sir Overbeck ses yeux à la fois perçants et rêveurs, touteschoses mènent au néant, et le néant est le fondement de touteschoses. Le cosmos est impénétrable. Donc pourquoiexisterions-nous ?

« Ahuri par cette question considérableet par le langage philosophique du visiteur, notre héros luisouhaita la bienvenue et lui demanda de décliner ses nom etqualités. Le vieillard lui répondit, d’une voix qui s’élevait etredescendait en notes musicales, comme le soupir du vent d’est,tandis qu’une vapeur éthérée et aromatique se répandait dans lapièce.

« – Je suis l’éternel non-ego,répondit-il. Je suis la négation concentrée, l’essence éternelle dunéant. Vous voyez en moi ce qui existait avant le commencement dela matière bien des années avant le commencement du temps. Je suisl’X algébrique qui représente l’infinie divisibilité d’uneparticule finie.

« Sir Overbeck se sentit frémir comme siune main de glace s’était posée sur son front.

« – Quel est votre message ?chuchota-t-il en se prosternant devant son visiteur mystérieux.

« – Je suis venu vous dire que leséternités engendrent le chaos, et que les immensités sont à lamerci du divin ananke. L’infinité se blottit devant unepersonnalité. L’essence changeante est le premier moteur de laspiritualité, et le penseur est impuissant devant l’inanitévibrante. La procession cosmique ne se termine que surl’inconnaissable et l’imprononçable… Puis-je vous demander,Monsieur Smollett, ce que vous trouvez de risible ?

– Parbleu, mon maître, s’est écriéSmollett qui ricanait depuis quelque temps, il me semble que vousn’avez guère à redouter que quelqu’un vous dispute cestyle !

– Il vous appartient en propre, a murmuréSir Walter.

– Et il est très joli ! a ajoutéLawrence Sterne avec un sourire malicieux. S’il vous plaît.Monsieur, quelle langue parlez-vous ?

Lytton est devenu si furieux, d’autant plusque tout le monde semblait approuver les interrupteurs, qu’aprèsavoir essayé de bégayer une riposte, il a complètement perdu sonsang-froid : il a ramassé tous ses papiers et il a quitté lapièce, en laissant tomber à chaque pas des brochures et desdiscours. L’incident a si fort diverti la compagnie que les éclatsde rire ont fusé pendant plusieurs minutes. Progressivement lebruit de leurs rires s’est affaibli dans mes oreilles, la table etla compagnie se sont nimbées de brume, tout a disparu. Je m’étaisassis devant un feu pétillant ; il n’était plus qu’un tas decendres grises ; les rires de l’auguste société se sonttransformés en récriminations féminines : ma femme me secouaitviolemment par l’épaule en m’exhortant à choisir un meilleurendroit pour dormir. Ainsi ont pris fin les merveilleuse aventuresde Maître Cyprian Overbeck Wells ; mais je garde l’espoir quedans un autre rêve les grands maîtres reviendront terminer cequ’ils ont si bien commencé.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer