Contes d’entre chien et loup

L’ASCENSEUR

TheLift.

Le chef d’escadrille Stangate avait tout pourêtre heureux. Il était sorti de la guerre sain et sauf, avec unesolide réputation acquise dans l’arme qui comptait le plus dehéros. Il venait d’avoir trente ans ; une grande et bellecarrière s’ouvrait devant lui. Et surtout, la belle Mary MacLeanmarchait à son bras et elle lui avait promis qu’elle resterait à cebras-là toute sa vie. Que pouvait demander en plus un hommejeune ? Et cependant un poids pesait lourdement sur soncœur.

Il ne parvenait pas à se l’expliquer, et ils’efforçait de se raisonner pour s’en débarrasser. Au-dessus de satête le ciel était bleu, comme était bleue la mer devant lui, ettout autour s’étendaient de beaux jardins avec une foule d’heureuxamateurs de plaisirs. Et surtout, il y avait le doux visage qui setournait vers lui avec une sollicitude interrogative. Pourquoi nepouvait-il participer à une ambiance aussi joyeuse ? Ilfaisait des efforts, mais ils ne suffisaient pas à abuser le promptinstinct d’une amoureuse.

– Qu’y a-t-il, Tom ? luidemanda-t-elle avec anxiété. Je m’aperçois que quelque chose vouschiffonne. Dites-moi si je peux vous aider d’une façon ou d’uneautre.

Il se mit à rire, un peu honteux.

– C’est un tel péché de gâcher notrepetite sortie ! dit-il. Quand j’y pense, j’ai envie de mebattre ! Ne vous inquiétez pas, ma chérie, car je sais que mesnuages vont bientôt se dissiper. Je crois que je suis tout ennerfs ; l’aviation, paraît-il, les brise ou les garantit pourla vie.

– Rien de défini, alors ?

– Non. Rien de défini. Voilà bien lepire ! Si c’était précis, je pourrais lutter plus facilement.C’est juste une lourde dépression ici, dans la poitrine et dans latête. Pardon, ma chérie ! Je suis une brute de vous assombriravec des stupidités pareilles.

– Mais j’aime à partager le plus petit devos ennuis !

– Hé bien, il est parti, disparu,évanoui. N’en parlons plus !

Elle lui lança un coup d’œil pénétrant.

– Non, Tom. Il n’y a qu’à vous regarder.Dites-moi, vous êtes-vous souvent senti ainsi ? Vous neparaissez réellement pas bien. Asseyez-vous ici, mon chéri, àl’ombre, et dites-moi de quoi il s’agit.

Ils s’assirent à l’ombre de la grande Tour quidressait ses deux cents mètres à côté d’eux.

– J’ai une faculté absurde, dit-il. Je necrois pas en avoir déjà parlé à quiconque. Mais quand un dangerimminent me menace, je suis assiégé de pressentiments étranges.Aujourd’hui bien sûr, c’est absurde ! Regardez comme ce coinest paisible… Pourtant ce serait, la première fois que ce malaisem’induirait en erreur.

– Quand l’avez-vous éprouvé,avant ?

– Quand j’étais enfant, je l’ai ressentiun matin : j’ai failli me noyer l’après-midi. Je l’ai eu quandun cambrioleur s’est introduit dans Morton Hall et quand mon habita été traversé par une balle. Puis, pendant la guerre, je l’aiéprouvé deux fois avant d’être attaqué par surprise et de m’ensortir miraculeusement ; il m’a pris au moment où je grimpaisdans mon appareil. Puis il se dissipe tout d’un coup, comme unebrume au soleil. Tenez, il s’en va, il est parti !Regardez-moi ! Est-ce vrai ?…

C’était vrai. En une minute la figure hagardes’était transformée en visage d’enfant rieur. Mary se mit à rire.Visiblement il n’y avait plus dans l’âme de Tom que la joie vivace,dansante, de la jeunesse.

– …Merci, mon Dieu ! cria-t-il. Cesont vos chers yeux, Mary, qui m’ont guéri. Je ne pouvais plussupporter la tristesse songeuse de votre regard. Quel cauchemarstupide ç’a été ! Je ne croirai plus jamais à mespressentiments, maintenant ! Ma chérie, nous avons juste letemps de faire un tour avant le déjeuner. Irons-nous à un spectaclede la foire, ou à la grande roue, ou sur le bateau volant, ouquoi ?

– Que diriez-vous de la Tour ?interrogea-t-elle en levant son joli nez. Cet air magnifique et lepanorama de là-haut chasseraient sûrement les derniers nuages devotre esprit !

Il regarda sa montre.

– Il est midi passé, mais je pense quenous pouvons faire cela en une heure. Tiens, l’ascenseur nefonctionne pas ! Que se passe-t-il, receveur ?

L’employé secoua la tête en montrant un petitgroupe rassemblé devant l’entrée.

– Ils attendent, Monsieur. L’ascenseurétait tombé en panne, mais le mécanisme est en ce moment enrévision, et le signal va être donné d’une minute à l’autre. Sivous rejoignez les autres, je vous promets que ce ne sera paslong.

À peine avaient-ils pris leurs places dans legroupe que la paroi d’acier de l’ascenseur glissa sur lecôté ; il y avait donc de l’espoir pour le proche avenir. Lestouristes s’engouffrèrent par l’ouverture et attendirent sur laplateforme. Ils n’étaient pas très nombreux, car l’affluence semanifestait surtout l’après-midi, mais c’étaient des gens du Nordaimables et gais qui passaient leurs vacances à Northam. Ilsregardaient tous en l’air, et ils surveillaient attentivement unhomme qui descendait le long de la charpente d’acier. Il nes’agissait pas d’un jeu d’enfants, mais il allait aussi vite qu’unsimple mortel sur les marches d’un escalier.

– Ma parole ! fit le receveur quileva la tête lui aussi. Jim s’est dépêché ce matin !

– Qui est-ce ? interrogea lecommandant Stangate.

– Jim Barnes, Monsieur, le meilleurouvrier qui soit jamais grimpé sur un échafaudage. Il vit presqueconstamment là-haut. Tous les écrous, tous les rivets sont sous sasurveillance. C’est un type sensationnel, ce Jim !

– Mais ne discutez pas religion aveclui ! dit quelqu’un dans le groupe.

L’employé se mit à rire.

– Ah, vous le connaissez donc ?dit-il. Non, il vaut mieux que vous ne discutiez pas religion aveclui.

– Pourquoi ? s’enquitl’officier.

– Parce qu’il prend très au sérieux leshistoires religieuses. Il est la lumière de sa secte.

– Rien de difficile à cela ! ditcelui qui avait parlé. On m’a dit qu’ils n’étaient que six dans lesein de son église. Il s’imagine que le ciel n’est pas plus grandque son propre couvent, et il exclut tous les autres.

– Mieux vaut ne pas le lui dire pendantqu’il tient ce marteau à la main ! chuchota le receveur.Hallo, Jim, comment ça va ce matin ?

L’homme glissa rapidement le long des derniersdix mètres, puis se tint en équilibre sur une barre transversalepour regarder le petit groupe dans l’ascenseur. Tel qu’il se tenaitlà, dans son costume de cuir, avec ses pinces et ses autres outilsqui se balançaient à sa ceinture brune, il aurait retenu le regardd’un artiste. Très grand, très maigre, il devait posséder la forced’un géant. Il avait de longs membres souples, un beau visage, à lafois noble et austère, des yeux et des cheveux foncés, un nezbusqué, et une barbe en fleuve. Il se raffermit d’une main noueuse,tandis que l’autre faisait danser sur son genou un marteaud’acier.

– Tout est prêt là-haut, dit-il. Je vaismonter avec vous.

Il sauta de son perchoir et se joignit auxtouristes dans l’ascenseur.

– Je suppose que vous êtes constamment entrain de le surveiller ? dit Mary MacLean.

– C’est pour cela que je suis payé,Mademoiselle.

Du matin au soir, et souvent du soir au matin,je suis ici. Il y a des fois où je me sens comme si je n’étais pasdu tout un homme, mais un oiseau des cieux. Elles volent autour demoi, les bêtes, quand je suis sur les supports, et elles me crientdes tas de choses jusqu’à ce que je me mette moi aussi à criercomme elles.

– C’est une place fort importante !murmura le commandant en regardant le profil d’acier de la Tour quise détachait nettement sur le ciel bleu.

– Hé oui, Monsieur ! Et il n’y a pasune vis ou un écrou qui ne soit sous ma responsabilité. Voici monmarteau pour les faire sonner clair et ma clef à écrous pour lesserrer. Tel le Seigneur sur la terre, je suis moi, oui, moi, sur laTour, avec le pouvoir de vie et le pouvoir de mort. Mais oui, devie et de mort !

Le moteur hydraulique s’était mis enmarche ; l’ascenseur s’ébranla très lentement et commença àmonter. Le magnifique panorama de la côte se découvrit alors demieux en mieux. Les passagers étaient si captivés qu’ils neremarquèrent guère que l’ascenseur s’était brusquement arrêté entreles paliers à quelque cent soixante mètres au-dessus du sol.Barnes, le mécanicien, marmonna qu’il devait y avoir quelque chosequi clochait : il sauta comme un chat le trou béant qui lesséparait du treillis de la charpente métallique et il disparut dansles airs. Le petit groupe suspendu entre ciel et terre perdit unpeu de sa timidité anglaise, étant donné les circonstances, et lestouristes commencèrent à échanger leurs impressions. Un couple,dont les éléments s’appelaient Billy et Dolly, informa la compagniequ’ils étaient les étoiles du programme de l’Hippodrome, et ilsamusèrent leurs voisins avec leur faconde. Une femme fraîche etrondelette, son fils, deux couples mariés constituaient leurauditoire charmé.

– Vous aimeriez être marin ? ditBilly le comédien en répondant à une observation de l’enfant.Attention, gamin ! Vous allez faire un beau cadavre si vous neprenez pas garde. Regardez-le se tenir sur le bord ! À uneheure pareille, je ne peux pas supporter de voir cela.

– À partir de quelle heure en seriez-vouscapable ? demanda un gros voyageur de commerce.

– Mes nerfs ne valent rien avant midi. Mafoi, quand je regarde en bas et que je vois les gens comme despetits points noirs, cela me met tout en émoi. Ils se ressemblenttous, dans ma famille, le matin.

– J’ai l’impression, dit Dolly qui étaitune jeune femme haute en couleurs, qu’ils se ressemblaient déjàtous hier soir.

Tout le monde rit.

– K. O. pour Billy ! déclara lecomédien. Mais si on se moque de ma famille, je quitte lapièce !

– Il serait bien l’heure que nous laquittions en effet, dit le voyageur de commerce qui avait un airirascible. C’est honteux, la façon dont ils nous tiennent enl’air ! J’écrirai à la compagnie.

– Où est le bouton de sonnerie ?demanda Billy. Je vais sonner.

– Et le… le garçon ? demanda MaryMacLean.

– Le receveur, le chauffeur, le je nesais quoi qui fait monter et descendre ce vieil autobus ?Sont-ils en panne d’essence ? Ont-ils cassé le grandressort ? Ou quoi ?

– En tout cas, la vue est belle !dit le commandant.

– Ma foi, j’en ai assez, de la vue !déclara Billy. Je suis pour descendre, moi !

– Je commence à m’énerver ! cria lafemme fraîche et rondelette. J’espère qu’il n’y a rien de cassédans l’ascenseur.

– Dolly, retenez-moi par le pan de monhabit ! Je vais regarder par-dessus bord. Oh, Seigneur, j’ensuis malade, j’ai la nausée ! Il y a un cheval en bas :il n’est pas plus gros qu’une souris. Et je ne vois personne quis’intéresse à nous. Où est le vieil Isaïe le prophète qui est montéavec nous ?

– Il nous a laissés tomber quand il aprévu que nous allions avoir une panne.

– Dites donc, intervint Dolly quisemblait troublée, je ne trouve pas que ce soit trèsagréable ! Nous voici à cent soixante mètres en l’air, et j’ail’impression que nous en avons pour la journée. Je suis attenduepour la matinée à l’Hippodrome. Tant pis pour la compagnie si je neme retrouve pas en bas assez tôt. Je suis affichée dans toute laville pour une nouvelle chanson.

– Une nouvelle chanson ? Laquelle,Dolly ?

– Un vrai pot de gingembre, je lejure ! Ça s’appelle « Sur la route d’Ascot ». Pourla chanter j’ai un chapeau qui a un mètre vingt de diamètre.

– Allons, Dolly, une répétition généralependant que nous attendons !

– Non ! La jeune demoiselle necomprendrait pas.

– Je serais ravie de l’entendre !s’écria Mary Mac Lean. Surtout ne vous gênez pas pourmoi !

– Les paroles sont écrites sur lechapeau. Je ne pourrais pas chanter les vers sans le chapeau. Maisil y a un refrain piquant :

« Si vousvoulez une petite mascotte

Quand vous êtessur la route d’Ascot,

Tâtez de ladame au chapeau en roue de chariot… »

Elle avait une voix agréable et le sens durythme.

– …Tous ensemble, maintenant !cria-t-elle.

Et la petite troupe de rencontre raccompagna àpleins poumons.

– Nous aurions dû réveillerquelqu’un ! dit Billy. Non ? Allons, crions tousensemble !

L’effort fut puissant, mais inefficace. Aucuneréponse, de nulle part. L’administration d’en bas était ouignorante ou impuissante.

Les passagers commencèrent à s’alarmer. Legros voyageur de commerce avait perdu ses couleurs. Billys’efforçait encore à la plaisanterie, mais sans succès. L’officieren tenue bleue le remplaça aussitôt en qualité de chef de groupe.Tous le regardaient, faisaient appel à lui.

– Que nous conseillez-vous,Monsieur ? Vous ne pensez pas qu’il y a un danger de tombertout à coup, n’est-ce pas ?

– Pas le moindre ! Mais tout de mêmeil est désagréable de se sentir bloqués ici. Je pense que jepourrais franchir d’un saut cet espace pour atterrir sur lesupport, et voir ensuite ce qui cloche…

– Non, Tom ! Pour l’amour de Dieu,ne nous quittez pas !

– Il y a des gens qui ont les nerfssolides ! dit Billy. Sauter par-dessus cent soixante mètres devide !

– Je crois que pendant la guerre cegentleman a fait pis que cela !

– Hé bien, moi, je ne le feraispas ! Même s’ils me collaient des lettres grandes comme ça surleurs affiches. C’est le boulot du vieil Isaïe. Je ne voudrais pas,pour rien au monde, le mettre au chômage !

Sur trois côtés, l’ascenseur avait descloisons de bois munies de fenêtres destinées à la contemplation dupaysage. Le quatrième côté, faisant face à la mer, était ouvert.Stangate se pencha par là le plus possible pour regarder en l’air.De plus haut lui vint aux oreilles un bruit sec, particulier,sonore, métallique, comme si une puissante corde de harpe avait étépincée. À une certaine distance au-dessus de lui, à trente mètrespeut-être, il aperçut un long bras brun, musclé, qui s’agitaitfurieusement parmi les câbles. Il ne voyait pas la tête de l’homme,mais il fut fasciné par ce bras nu qui tirait, ployait,enfonçait.

– Tout va bien, annonça-t-il. Quelqu’untravaille là-haut pour remettre les choses en état.

Il y eut un soupir de soulagement général.

– C’est le vieil Isaïe, dit Billy en setordant le cou. Je ne le vois pas, mais son bras est reconnaissableentre mille. Qu’a-t-il dans la main ? On dirait un tourne-vis…Non, par saint George, c’est une lime !

Pendant qu’il parlait, un nouveau bruit sec etsonore résonna dans l’air. Le front de l’officier se plissa.

– C’est extraordinaire ; on diraitle même bruit que celui que faisait notre câble d’acier quand illâchait, brin après brin, à Dixmude. Que trafique donc cetype ? Holà ! Qu’essayez-vous donc de faire ?…

L’homme avait fini son ouvrage ; ilredescendait lentement le long de la charpente de fer.

– …Il arrive, annonça Stangate à sescompagnons étonnés. Tout va bien, Mary ! N’ayez pas peur, vousautres ! Il serait absurde de supposer qu’il cherchait àaffaiblir la corde qui nous retient.

En l’air apparut une paire de souliers. Puisle pantalon de cuir, la ceinture avec les outils quibrinqueballaient, le buste musclé, et enfin la figure farouche,basanée de l’ouvrier. Il avait retiré sa veste, et sa chemiseouverte dénudait son torse velu. Une autre vibration se produisiten haut, toujours aussi sèche, toujours semblable à un claquement.L’homme descendait sans se presser ; il se posta en équilibresur le support transversal, s’appuya de l’épaule contre lacharpente, et demeura là, bras croisés, contemplant les passagersentassés sur la plateforme.

– Hallo ! appela Stangate. Qu’ya-t-il !…

L’homme resta impassible et silencieux ;son regard fixe avait quelque chose de menaçant.

L’aviateur se mit en colère.

– …Êtes-vous devenu sourd ? luicria-t·il. Combien de temps allez-vous nous laisser plantéslà ?

L’homme ne bougea pas. Il avait l’air d’undémon.

– Je me plaindrai de vous, mongarçon ! dit Billy d’une voix tremblante. L’affaire n’enrestera pas là, je vous le promets !

– Écoutez-moi ! cria l’officier.Nous avons des femmes avec nous, et vous êtes en train de leurfaire peur. Pourquoi sommes-nous bloqués ici ? Est-ce que lamachine est en panne ?

– Vous êtes ici, répondit l’homme, parceque j’ai coincé une cale contre le câble au-dessus de vous.

– Vous avez obstrué la ligne ?Comment avez-vous osé faire une chose pareille ! Est-ce uneplaisanterie, ou quoi ? Retirez cette cale tout desuite : sinon, tant pis pour vous !…

L’homme ne répondit rien.

– …Entendez-vous ce que je dis ?Pourquoi diable ne répondez-vous pas ? Nous en avons assez, jevous le jure !

En proie à une panique soudaine, Mary MacLeansaisit le bras de son fiancé.

– Oh, Tom ! s’écria-t-elle. Regardezses yeux ! Regardez ses yeux horribles ! C’est unfou !

L’ouvrier recouvra brusquement le don deparole. Son visage sombre se déforma sous une explosion de passion.Ses yeux étincelèrent comme des braises, il brandit un bras.

– Voyez ! cria-t-il ! Ceux quisont fous pour les enfants de ce monde sont en vérité les oints duSeigneur et les habitants du temple intérieur. Je suis celui quiest prêt à rendre témoignage au suprême degré, car en vérité lejour est maintenant venu où l’humble sera exalté et le méchantretranché dans son péché !

– Maman ! Maman ! cria le petitgarçon affolé.

– Là, tout va bien, Jack ! dit lafemme fraîche et rondelette. Pourquoi voulez-vous faire pleurer cetenfant ? Ah, vous êtes un joli coco, ça oui !

– Mieux vaut qu’il pleure maintenantplutôt que dans les ténèbres extérieures. Qu’il cherche son salutpendant qu’il en est temps encore !

L’officier mesura l’espace vide d’un œilexercé. Il y avait bien deux mètres cinquante, et le fou pourraitle faire basculer avant qu’il eût eu le temps de prendre pied. Ceserait une tentative sans espoir. Il essaya quelques motsapaisants.

– Voyons, mon garçon, vous poussez laplaisanterie trop loin ! Pourquoi voudriez-vous nous faire dumal ? Remontez là-haut et retirez cette cale ; nous n’enparlerons plus…

Un autre bruit de déchirure se fit entendre dudessus.

– …Par saint George, le câble va serompre ! cria Stangate. Holà ! Mettez·vous de côté !Je vais grimper pour voir ce qui se passe.

L’ouvrier avait retiré son marteau de saceinture et il l’agitait furieusement.

– Reculez, jeune homme !Reculez ! Si vous sautez vous ne ferez que hâter votremort !

– Tom, au nom du Ciel, ne sautezpas ! Au secours ! Au secours !

Les passagers unirent leurs cris. L’hommesourit d’un, air méchant.

– Personne ne viendra vous aider. S’ilsvoulaient venir vous aider, ils ne le pourraient pas. Vous seriezplus avisés de faire votre examen de conscience afin de ne pas êtrevoués aux flammes éternelles. Oui, brin après brin, le câble quivous suspend est en train de lâcher. Tenez, en voici un autre quise rompt ! Chaque fois qu’il y en a un qui cède, la tensionaugmente sur les autres. Vous en avez encore pour cinq minutes, etaprès, l’éternité !

Un gémissement de peur s’éleva du groupe desprisonniers de l’ascenseur. Stangate sentit une sueur froide surson front quand il passa son bras autour de la taille de la jeunefille qui chancelait. S’il pouvait seulement distraire un instantce démon vindicatif, il sauterait et tenterait sa chance dans uncorps-à-corps.

– Écoutez, l’ami ! Remontez, etcoupez le câble si vous voulez ! cria-t-il. Nous ne pouvonsrien faire. Vous êtes le plus fort. Allez-y ! Et que tout soitfini !

– Pour que vous puissiez sauter ici sansrisque, hein ? ricana l’homme. J’ai mis tout en branle, jen’ai plus qu’à attendre.

La fureur empoigna le jeune officier.

– Bandit ! lui cria-t-il. Pourquoirestez-vous là à rire de toutes vos dents ? Je vais vousdonner quelque chose pour rire, moi ! Passez-moi une canne,quelqu’un ! L’homme brandit son marteau.

– Venez, venez donc ! Comparaissezdevant votre juge !

– Il vous tuerait, Tom ! Oh, non, jevous en supplie ! Si nous devons mourir, au moins que ce soitensemble !

– À votre place, je ne m’y risqueraispas, Monsieur ! dit Billy. Il vous tapera dessus avant quevous ayez pris pied. Tenez bon, Dolly ! Un évanouissementn’arrangera rien. Parlez-lui, Mademoiselle ! Peut-être vousécoutera-t-il.

– Pourquoi voulez-vous nous faire dumal ? demanda Mary. Que vous avons-nous jamais fait ? Jesuis sûre que vous aurez de la peine ensuite, s’il nous arrivemalheur ! Soyez maintenant bon et raisonnable, et aidez-nous àredescendre.

Pendant quelques instants les yeux farouchesde l’homme s’adoucirent devant le doux visage qui le regardait.Puis sa physionomie se rendurcit.

– Ma main est vouée à ce travail, femme.Ce n’est pas au serviteur à abandonner sa tâche.

– Mais pourquoi serait-ce votretâche ?

– Parce qu’une voix au-dedans de moi mel’affirme. Je l’entends la nuit, et le jour aussi, quand je mecouche tout seul sur les supports et que je vois les méchantsau-dessous de moi dans les rues, chacun s’affairant dans, un butmauvais. « John Barnes, John Barnes, m’a dit la voix, tu esici pour donner un signe à une génération de pécheurs ! Unsigne qui leur montrera que le Seigneur vit, et que le péché serajugé ! » Qui suis-je pour désobéir à la voix duSeigneur ?

– La voix du démon, rectifia Stangate.Quels sont les péchés de cette jeune fille, ou de ces autrespersonnes, pour vous forcer à les faire périr ?

– Vous êtes comme les autres : nimeilleurs ni pires. Toute la journée, ils passent devant moi,cargaison après cargaison, avec leurs cris stupides, leurs sotteschansons, et leurs vains babillages. Leurs pensées sont ancrées surdes objets de chair. Trop longtemps je me suis tenu à l’écart, troplongtemps j’ai refusé de témoigner ! Mais maintenant le jourde colère est venu et le sacrifice est prêt. Ne croyez pas qu’unelangue de femme me détournera de mon devoir !

– Tout est inutile ! cria Mary.Inutile ! Je lis la mort dans ses yeux !

Un autre brin du câble avait cédé.

– Repentez-vous ! cria le fou.Encore une, et ce sera la fin !

Le commandant Stangate avait l’impressionqu’il vivait un cauchemar extraordinaire, épouvantable. Était-ilpossible qu’après avoir tant de fois échappé à la mort pendant laguerre, il se trouvât maintenant, au cœur de la paisibleAngleterre, à la merci d’un fou, et que sa fiancée, l’être qu’ilsouhaitait protéger de l’ombre même d’un danger, fût la victime decet horrible dément ? Toute son énergie, toute sa virilité seraidirent dans un suprême effort.

– Ah, nous n’allons pas mourir comme desmoutons à l’abattoir ! cria-t-il en se jetant de tout sonpoids contre l’une des cloisons de bois de l’ascenseur et en tapantdessus à coups de pied. Allons-y, les enfants ! Taponsdessus ! Ce n’est qu’un assemblage de planches. Il cède !Faites tomber la planche ! Bien ! Encore une fois tousensemble ! Voilà ! Maintenant, toute la cloison !Finissons-en ! Splendide !…

La cloison latérale du petit compartimentavait été défoncée, arrachée ; les morceaux de boisdégringolaient dans le vide. Barnes esquissa un pas de danse sur lesupport, le marteau en l’air.

– N’essayez pas de passer !hurla-t-il. Rien à faire ! Le jour est sûrementvenu !

– Il n’y a pas plus de soixantecentimètres d’ici au support ! cria l’officier.Traversez ! Vite ! Vite ! Tous ! Je tiendrai cedémon en respect !…

Il s’était emparé de la grosse canne duvoyageur de commerce, et il faisait face au dément, le défiait desauter.

– …À votre tour, maintenant, Monami ! siffla-t-il. Venez, vous et votre marteau ! Je vousattends !

Au-dessus de sa tête il entendit un autreclaquement sec, et la fragile plateforme commença à basculer. Iljeta un coup d’œil par-dessus son épaule ; ses compagnonsétaient tous sains et saufs sur le support transversal. Ilsressemblaient à une rangée de naufragés terrifiés ; ils secramponnaient au treillis d’acier. Mais leurs pieds étaient sur lesupport de fer. En deux enjambées et un saut, il arriva à côtéd’eux. Au même instant le criminel, brandissant son marteau,atterrissait sur la plateforme de l’ascenseur. Ils le virent là,les traits convulsés, les yeux flamboyants, qui se maintenait enéquilibre sur la plateforme oscillante. La seconde suivante, ils nevirent plus rien : dans un claquement brutal l’ascenseur etlui avaient disparu. Un long silence précéda le bruit mat et lefracas d’une chute formidable, loin en bas.

Blancs de peur, les rescapés s’agrippaientencore aux froides barres d’acier et regardaient vers le fond dugouffre béant. Le commandant rompit le silence.

– On va venir nous cherchermaintenant ! Nous sommes sauvés ! cria-t-il en s’essuyantle front. Mais, par saint George, nous l’avons échappébelle !

FIN

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