Contes – Tome I

Le Mouton

 

Dans l’heureux temps où les fées vivaient,régnait un roi qui avait trois filles ; elles étaient belleset jeunes ; elles avaient du mérite mais la cadette était laplus aimable et la mieux aimée ; on la nommait Merveilleuse.Le roi son père lui donnait plus de robes et de rubans en un mois,qu’aux autres en un an ; et elle avait un si bon petit cœur,qu’elle partageait tout avec ses sœurs, de sorte que l’union étaitgrande entre elles.

Le roi avait de mauvais voisins, qui, las dele laisser en paix, lui firent une si forte guerre, qu’il craignitd’être battu, s’il ne se défendait. Il assembla une grosse armée,et se mit en campagne. Les trois princesses restèrent avec leurgouverneur dans un château, où elles apprenaient tous les jours debonnes nouvelles du roi, tantôt qu’il avait pris une ville, puisgagné une bataille ; enfin, il fit tant qu’il vainquit sesennemis, et les chassa de ses états ; puis il revint bien vitedans son château, pour revoir sa petite Merveilleuse qu’il aimaittant. Les trois princesses s’étaient fait faire trois robes desatin, l’une verte, l’autre bleue, et la dernière blanche ;leurs pierreries revenaient aux robes : la verte avait desémeraudes, la bleue des turquoises, la blanche des diamants ;et ainsi parées, elles furent au-devant du roi, chantant ces versqu’elles avaient composés sur ses victoires :

Après tant d’illustres conquêtes,

Quel bonheur de revoir et son père et son roi !

Inventons des plaisirs, célébrons mille fêtes,

Que tout ici se soumette à sa loi,

Et tâchons de prouver quelle est notre tendresse,

Par nos soins empressés et nos chants d’allégresse.

Lorsqu’il les vit si belles et si gaies, illes embrassa tendrement, et fit à Merveilleuse plus de caressesqu’aux autres. On servit un magnifique repas ; le roi et sestrois filles se mirent à table ; et comme il tirait desconséquences de tout, il dit à l’aînée : ça, dites-moi,pourquoi avez-vous pris une robe verte ? Monseigneur,dit-elle, ayant su vos exploits, j’ai cru que le vert signifieraitma joie et l’espoir de votre retour. Cela est fort bien dit,s’écria le roi. Et vous, ma fille, continua-t-il, pourquoiavez-vous pris une robe bleue ? Monseigneur, dit la princesse,pour marquer qu’il fallait sans cesse implorer les dieux en votrefaveur, et qu’en vous voyant, je crois voir le ciel et les plusbeaux astres. Comment, dit le roi, vous parlez comme un oracle. Etvous, Merveilleuse, quelle raison avez-vous eue pour vous habillerde blanc ? Monseigneur, dit-elle, parce que cela me sied mieuxque les autres couleurs. Comment, dit le roi fort fâché, petitecoquette, vous n’avez eu que cette intention ? J’avais cellede vous plaire, dit la princesse, il me semble que je n’en doispoint avoir d’autre. Le roi, qui l’aimait, trouva l’affaire si bienaccommodée, qu’il dit que ce petit tour d’esprit lui plaisait, etqu’il y avait même de l’art à n’avoir pas déclaré tout d’un coup sapensée. Ho ça, dit-il, j’ai bien soupé, je ne veux pas me couchersi tôt ; contez-moi les rêves que vous avez faits la nuit quia précédé mon retour.

L’aînée dit qu’elle avait songé qu’il luiapportait une robe, dont l’or et les pierreries brillaient plus quele soleil. La seconde, qu’elle avait songé qu’il lui apportait unerobe et une quenouille d’or pour lui filer des chemises. La cadettedit qu’elle avait songé qu’il mariait sa seconde sœur, et que lejour des noces, il tenait une aiguière d’or, et qu’il lui disait,venez, Merveilleuse, venez que je vous donne à laver.

Le roi indigné de ce rêve, fronça le sourcil,et fit la plus laide grimace du monde ; chacun connut qu’ilétait fâché. Il entra dans sa chambre ; il se mit brusquementau lit ; le songe de sa fille lui revenait toujours dans latête. Cette petite insolente, disait-il, voudrait me réduire àdevenir son domestique ! Je ne m’étonne pas si elle prit larobe de satin blanc, sans penser à moi ; elle me croit indignede ses réflexions, mais je veux prévenir son mauvais dessein avantqu’il ait lieu.

Il se leva tout en furie ; et quoiqu’ilne fût pas encore jour, il envoya quérir son capitaine des gardes,et lui dit, vous avez entendu le rêve que Merveilleuse a fait, ilsignifie des choses étranges contre moi. Je veux que vous lapreniez tout à l’heure, que vous la meniez dans la forêt, et quevous l’égorgiez ; ensuite vous m’apporterez son cœur et salangue, car je ne prétends pas être trompé, ou je vous feraicruellement mourir. Le capitaine des gardes fut bien étonnéd’entendre un ordre si barbare. Il ne voulut point contrarier leroi, crainte de l’aigrir davantage, et qu’il ne donnât cettecommission à quelqu’autre. Il lui dit qu’il allait emmener laprincesse, qu’il l’égorgerait et lui rapporterait son cœur et salangue.

Il alla aussitôt dans sa chambre, qu’on eutbien de la peine à lui ouvrir, car il était fort matin. Il dit àMerveilleuse que le roi la demandait. Elle se leva promptement. Unepetite mauresse, appelée Patypata, prit la queue de sa robe ;sa guenuche et son doguin qui la suivaient toujours, coururentaprès elle. Sa guenuche se nommait Grabugeon, et le doguinTintin.

Le capitaine des gardes obligea Merveilleusede descendre, et lui dit que le roi était dans le jardin pourprendre le frais ; elle y entra. Il fit semblant de lechercher, et ne l’ayant point trouvé : sans doute, dit-il, leroi a passé jusqu’à la forêt. Il ouvrit une petite porte, et lamena dans la forêt. Le jour paraissait déjà un peu ; laprincesse regarda son conducteur ; il avait les larmes auxyeux, et il était si triste, qu’il ne pouvait parler.Qu’avez-vous ? lui dit-elle avec un air de bonté charmant,vous me paraissez bien affligé ! Ha ! madame, qui ne leserait, s’écria-t-il, de l’ordre le plus funeste qui ait jamaisété. Le roi veut que je vous égorge ici, et que je lui porte votrecœur et votre langue ; si j’y manque, il me fera mourir. Lapauvre princesse effrayée, pâlit et commença à pleurer toutdoucement ; elle semblait d’un petit agneau qu’on allaitimmoler. Elle attacha ses beaux yeux sur le capitaine des gardes,et le regardant sans colère : aurez-vous bien le courage, luidit-elle, de me tuer, moi qui ne vous ai jamais fait de mal, et quin’ai dit au roi que du bien de vous ? Encore si j’avais méritéla haine de mon père, j’en souffrirais les effets sans murmurer.Hélas ! je lui ai tant témoigné de respect et d’attachement,qu’il ne peut se plaindre sans injustice. Ne craignez pas aussi,belle princesse, dit le capitaine des gardes, que je sois capablede lui prêter ma main pour une action si barbare, je me résoudraisplutôt à la mort dont il me menace ; mais, quand je mepoignarderais, vous n’en seriez pas plus en sûreté ; il fauttrouver moyen que je puisse retourner auprès du roi, et luipersuader que vous êtes morte.

Quel moyen trouverons-nous, ditMerveilleuse ; car il veut que vous lui portiez ma langue etmon cœur, sans cela il ne vous croira point ? Patypata quiavait tout écouté, et que la princesse ni le capitaine des gardesn’avaient pas même aperçue, tant ils étaient tristes, s’avançacourageusement et vint se jeter aux pieds de Merveilleuse :Madame, lui dit-elle, je viens vous offrir ma vie ; il faut metuer ; je serai trop contente de mourir pour une si bonnemaîtresse. Ha ! je n’ai garde, ma chère Patypata, dit laprincesse en la baisant ; après un si tendre témoignage de tonamitié, ta vie ne me doit pas être moins précieuse que la miennepropre. Grabugeon s’avança et dit : vous avez raison, maprincesse, d’aimer une esclave aussi fidèle que Patypata ;elle vous peut être plus utile que moi ; je vous offre malangue et mon cœur, avec joie, voulant m’immortaliser dans l’empiredes magots. Ha ! ma mignonne Grabugeon, répliqua Merveilleuse,je ne puis souffrir la pensée de t’ôter la vie. Il ne serait passupportable pour moi, s’écria Tintin, qu’étant aussi bon doguin queje le suis, un autre donnât sa vie pour ma maîtresse, je doismourir ou personne ne mourra. Il s’éleva là-dessus une grandedispute entre Patypata, Grabugeon et Tintin ; l’on en vint auxgrosses paroles ; enfin Grabugeon, plus vive que les autres,monta au haut d’un arbre, et se laissa tomber exprès la tête lapremière, ainsi elle se tua ; et quelque regret qu’en eût laprincesse, elle consentit, puisqu’elle était morte, que lecapitaine des gardes prît sa langue, mais elle se trouva si petite(car en tout elle n’était pas plus grosse que le poing), qu’ilsjugèrent avec une grande douleur que le roi n’y serait pointtrompé.

Hélas ! ma chère petite guenon, te voilàdonc morte, dit la princesse, sans que ta mort mette ma vie ensûreté. C’est à moi que cet honneur est réservé, interrompit lamauresse. En même temps, elle prit le couteau dont on s’était servipour Grabugeon, et se l’enfonça dans la gorge. Le capitaine desgardes voulut emporter sa langue, elle était si noire, qu’il n’osase flatter de tromper le roi avec. Ne suis-je pas bien malheureuse,dit la princesse en pleurant, je perds tout ce que j’aime, et mafortune ne change point. Si vous aviez voulu, dit Tintin, accepterma proposition, vous n’auriez eu que moi à regretter, et j’auraisl’avantage d’être seul regretté. Merveilleuse baisa son petitdoguin, en pleurant si fort qu’elle n’en pouvait plus : elles’éloigna promptement ; de sorte que lorsqu’elle se retourna,elle ne vit plus son conducteur ; elle se trouva au milieu desa mauresse, de sa guenuche et de son doguin. Elle ne put s’enaller qu’elle ne les eût mis dans une fosse qu’elle trouva parhasard au pied d’un arbre, ensuite elle écrivit ces paroles surl’arbre.

Ci-gît un mortel, deux mortelles,

Tous trois également fidèles,

Qui voulant conserver mes jours,

Des leurs ont avancé le cours.

Elle songea enfin à sa sûreté ; et commeil n’y en avait point pour elle dans cette forêt qui était siproche du château de son père, que les premiers passants pouvaientla voir et la reconnaître, ou que les lions et les loups pouvaientla manger comme un poulet, elle se mit à marcher tant qu’elleput ; mais la forêt était si grande, et le soleil si ardent,qu’elle mourait de chaud, de peur et de lassitude. Elle regardaitde tous côtés sans voir le bout de la forêt. Toutl’effrayait ; elle croyait toujours que le roi courait aprèselle pour la tuer : il est impossible de redire ses tristesplaintes.

Elle marchait sans suivre aucune routecertaine ; les buissons déchiraient sa belle robe, etblessaient sa peau blanche. Enfin elle entendit bêler unmouton : sans doute, dit-elle, qu’il y a des bergers ici avecleurs troupeaux ; ils pourront me guider à quelque hameau, oùje me cacherai sous l’habit d’une paysanne. Hélas !continua-t-elle, ce ne sont pas les souverains et les princes quisont toujours les plus heureux. Qui croirait dans tout ce royaumeque je suis fugitive, que mon père, sans sujet ni raison, souhaitema mort, et que pour l’éviter, il faut que je me déguise !

En faisant ces réflexions, elle s’avançaitvers le lieu où elle entendait bêler ; mais quelle fut sasurprise, en arrivant dans un endroit assez spacieux, tout entouréd’arbres, de voir un gros mouton plus blanc que la neige, dont lescornes étaient dorées, qui avait une guirlande de fleurs autour deson col, les jambes entourées de fils de perles d’une grosseurprodigieuse, quelques chaînes de diamants sur lui, et qui étaitcouché sur des fleurs d’oranges ; un pavillon de drap d’orsuspendu en l’air, empêchait le soleil de l’incommoder ; unecentaine de moutons parés étaient autour de lui, qui ne paissaientpoint l’herbe, mais les uns prenaient du café, du sorbet, desglaces, de la limonade, les autres des fraises, de la crème et desconfitures les uns jouaient à la bassette, d’autres aulansquenet ; plusieurs avaient des colliers d’or enrichis dedevises galantes, les oreilles percées, des rubans et des fleurs enmille endroits. Merveilleuse demeura si étonnée, qu’elle restapresque immobile. Elle cherchait des yeux le berger d’un troupeausi extraordinaire, lorsque le plus beau mouton vint à elle,bondissant et sautant. Approchez, divine princesse, lui dit-il, necraignez point des animaux aussi doux et pacifiques que nous. Quelprodige ! des moutons qui parlent ! Ha ! madame,reprit-il, votre guenon et votre doguin parlaient si joliment,avez-vous moins de sujet de vous en étonner ? Une fée,répliqua Merveilleuse, leur avait fait don de la parole, c’est cequi rendait le prodige plus familier. Peut-être qu’il nous estarrivé quelque aventure semblable, répondit le mouton en souriant àla moutonne. Mais, ma princesse, qui conduit ici vos pas ?Mille malheurs, seigneur mouton, lui dit-elle, je suis la plusinfortunée personne du monde ; je cherche un asile contre lesfureurs de mon père. Venez, madame, répliqua le mouton, venez avecmoi, je vous en offre un qui ne sera connu que de vous, et vous yserez la maîtresse absolue. Il m’est impossible de vous suivre, ditMerveilleuse ; je suis si lasse que j’en mourrais.

Le mouton aux cornes dorées commanda qu’on fûtquérir son char. Un moment après l’on vit venir six chèvresattelées à une citrouille d’une si prodigieuse grosseur, que deuxpersonnes pouvaient s’y asseoir très commodément. La citrouilleétait sèche, il y avait dedans de bons carreaux de duvet et develours partout. La princesse s’y plaça, admirant un équipage sinouveau. Le maître mouton entra dans la citrouille avec elle, etles chèvres coururent de toute leur force jusqu’à une caverne, dontl’entrée se fermait par une grosse pierre.

Le mouton doré la toucha avec son pied,aussitôt elle tomba. Il dit à la princesse d’entrer sanscrainte ; elle croyait que cette caverne n’avait rien qued’affreux, et si elle eût été moins alarmée, rien n’aurait pul’obliger de descendre ; mais dans la force de sonappréhension, elle se serait même jetée dans un puits.

Elle n’hésita donc pas à suivre le mouton, quimarchait devant elle : il la fit descendre si bas, si bas,qu’elle pensait aller au moins aux antipodes ; et elle avaitpeur quelquefois qu’il ne la conduisît au royaume des morts. Enfinelle découvrit tout d’un coup une vaste plaine émaillée de millefleurs différentes, dont la bonne odeur surpassait toutes cellesqu’elle avait jamais senties ; une grosse rivière d’eau defleurs d’oranges coulait autour, des fontaines de vin d’Espagne, derossolis, d’hypocras et de mille autres sortes de liqueursformaient des cascades et de petits ruisseaux charmants. Cetteplaine était couverte d’arbres singuliers ; il y avait desavenues tout entières de perdreaux, mieux piqués et mieux cuits quechez la Guerbois, et qui pendaient aux branches ; il y avaitd’autres allées de cailles et de lapereaux, de dindons, de poulets,de faisans et d’ortolans ; en de certains endroits où l’airparaissait plus obscur, il y pleuvait des bisques d’écrevisses, dessoupes de santé, des foies gras, des ris de veau mis en ragoûts,des boudins blancs, des saucissons, des tourtes, des pâtés, desconfitures sèches et liquides, des louis d’or, des écus, des perleset des diamants. La rareté de cette pluie, et tout ensemblel’utilité, aurait attiré la bonne compagnie, si le gros moutonavait été un peu plus d’humeur à se familiariser ; mais toutesles chroniques qui ont parlé de lui, assurent qu’il gardait mieuxsa gravité qu’un sénateur romain.

Comme l’on était dans la plus belle saison del’année, lorsque Merveilleuse arriva dans ces beaux lieux, elle nevit point d’autres palais qu’une longue suite d’orangers, dejasmins, de chèvrefeuilles et de petites roses muscades, dont lesbranches entrelacées les unes dans les autres formaient descabinets, des salles et des chambres toutes meublées de gaze d’oret d’argent, avec de grands miroirs, des lustres et des tableauxadmirables.

Le maître mouton dit à la princesse qu’elleétait souveraine dans ces lieux, que depuis quelques années ilavait eu des sujets sensibles de s’affliger et de répandre deslarmes, mais qu’il ne tiendrait qu’à elle de lui faire oublier sesmalheurs. La manière dont vous en usez, charmant mouton, luidit-elle, a quelque chose de si généreux, et tout ce que je voisici me paraît si extraordinaire, que je ne sais qu’en juger.

Elle avait à peine achevé ces paroles, qu’ellevit paraître devant elle une troupe de nymphes d’une admirablebeauté. Elles lui présentèrent des fruits dans des corbeillesd’ambre ; mais lorsqu’elle voulut s’approcher d’elles,insensiblement leur corps s’éloigna ; elle allongea le braspour les toucher, elle ne sentit rien, et reconnut que c’était desfantômes. Ha ! qu’est ceci ? s’écria-t-elle. Avec quisuis-je ? Elle se prit à pleurer ; et le roi Mouton (caron le nommait ainsi), qui l’avait laissée pour quelques moments,étant revenu auprès d’elle, et voyant couler ses larmes, en demeurasi éperdu, qu’il pensa mourir à ses pieds.

Qu’avez-vous, belle princesse ? luidit-il. A-t-on manqué dans ces lieux au respect qui vous estdû ? Non, lui dit-elle, je ne me plains point, je vous avoueseulement que je ne suis pas accoutumée à vivre avec les morts etavec les moutons qui parlent. Tout me fait peur ici ; etquelque obligation que je vous aie de m’y avoir amenée, je vous enaurai encore davantage de me remettre dans le monde.

Ne vous effrayez point, répliqua le mouton,daignez m’entendre tranquillement, et vous saurez ma déplorableaventure.

Je suis né sur le trône. Une longue suite derois que j’ai pour aïeux, m’avait assuré la possession du plus beauroyaume de l’univers ; mes sujets m’aimaient, et j’étaiscraint et envié de mes voisins, et estimé avec quelque justice. Ondisait que jamais roi n’avait été plus digne de l’être. Ma personnen’était pas indifférente à ceux qui me voyaient ; j’aimaisfort la chasse ; et m’étant laissé emporter au plaisir desuivre un cerf qui m’éloigna un peu de tous ceux quim’accompagnaient, je le vis tout d’un coup se précipiter dans unétang ; j’y poussai mon cheval avec autant d’imprudence que detémérité ; mais en avançant un peu, je sentis, au lieu de lafraîcheur de l’eau, une chaleur extraordinaire ; l’étangtarit ; et par une ouverture dont il sortait des feuxterribles, je tombai au fond d’un précipice où l’on ne voyait quedes flammes.

Je me croyais perdu, lorsque j’entendis unevoix qui me dit : il ne faut pas moins de feux, ingrat, pouréchauffer ton cœur. Hé ! qui se plaint ici de mafroideur ? m’écriai-je. Une personne infortunée, répliqua lavoix, qui t’adore sans espoir. En même temps les feuxs’éteignirent ; je vis une fée que je connaissais dès ma plustendre jeunesse, dont l’âge et la laideur m’avaient toujoursépouvanté. Elle s’appuyait sur une jeune esclave d’une beautéincomparable ; elle avait des chaînes d’or qui marquaientassez sa condition. Quel prodige se passe ici, Ragotte (c’est lenom de la fée) ? lui dis-je. Serait-ce bien par vosordres ? Hé, par l’ordre de qui donc ? répliqua-t-elle.N’as-tu point connu jusqu’à présent mes sentiments ? Faut-ilque j’aie la honte de m’en expliquer ? Mes yeux, autrefois sisûrs de leurs coups, ont-ils perdu tout leur pouvoir ?Considère où je m’abaisse, c’est moi qui te fais l’aveu de mafaiblesse, car encore que tu sois un grand roi, tu es moins qu’unefourmi devant une fée comme moi.

Je suis tout ce qu’il vous plaira, lui dis-je,d’un air et d’un ton impatient ; mais enfin, que medemandez-vous ? Est-ce ma couronne, mes villes, mestrésors ? Ha ! malheureux, reprit-elle dédaigneusement,mes marmitons, quand je voudrai, seront plus puissants que toi. Jedemande ton cœur ; mes yeux te l’ont demandé mille et millefois ; tu ne les as pas entendus, ou pour mieux dire, tu n’aspas voulu les entendre. Si tu étais engagé avec une autre,continua-t-elle, je te laisserais faire des progrès dans tesamours ; mais j’ai eu trop d’intérêt à t’éclairer, pourn’avoir pas découvert l’indifférence qui règne dans ton cœur. Ehbien, aime-moi, ajouta-t-elle, en serrant la bouche pour l’avoirplus agréable, et roulant les yeux, je serai ta petite Ragotte,j’ajouterai vingt royaumes à celui que tu possèdes, cent tourspleines d’or, cinq cents pleines d’argent ; en un mot, tout ceque tu voudras.

Madame Ragotte, lui dis-je, ce n’est pointdans le fond d’un trou où j’ai pensé être rôti, que je veux faireune déclaration à une personne de votre mérite ; je voussupplie, par tous les charmes qui vous rendent aimable, de memettre en liberté, et puis nous verrons ensemble ce que je pourraipour votre satisfaction. Ha ! traître, s’écria-t-elle, si tum’aimais, tu ne chercherais point le chemin de ton royaume ;dans une grotte, dans une renardière, dans les bois, dans lesdéserts, tu serais content. Ne crois pas que je sois novice ;tu songes à t’esquiver, mais je t’avertis qu’il faut que tu restesici ; et la première chose que tu feras, c’est de garder mesmoutons : ils ont de l’esprit, et parlent pour le moins aussibien que toi.

En même temps, elle s’avança dans la plaine oùnous sommes, et me montra son troupeau. Je le considérai peu ;cette belle esclave qui était auprès d’elle m’avait semblémerveilleuse ; mes yeux me trahirent. La cruelle Ragotte yprenant garde, se jeta sur elle, et lui enfonça un poinçon si avantdans l’œil, que cet objet adorable perdit sur-le-champ la vie. Àcette funeste vue, je me jetai sur Ragotte, et mettant l’épée à lamain, je l’aurais immolée à des mânes si chers, si par son pouvoirelle ne m’eût rendu immobile. Mes efforts étant inutiles, je tombaipar terre, et je cherchais les moyens de me tuer pour me délivrerde l’état où j’étais, quand elle me dit avec un sourireironique : je veux te faire connaître ma puissance ; tues un lion à présent, tu vas devenir un mouton.

Aussitôt elle me toucha de sa baguette, et jeme trouvai métamorphosé comme vous voyez. Je ne perdis pointl’usage de la parole, ni les sentiments de douleur que je devais àmon état. Tu seras cinq ans mouton, dit-elle, et maître absolu deces beaux lieux ; pendant qu’éloignée de toi, et ne voyantplus ton agréable figure, je ne songerai qu’à la haine que je tedois.

Elle disparut. Et si quelque chose avait puadoucir ma disgrâce, ç’aurait été son absence. Les moutonsparlants, qui sont ici, me reconnurent pour leur roi ; ils meracontèrent qu’ils étaient des malheureux qui avaient déplu parplusieurs sujets différents à la vindicative fée, et qu’elle enavait composé un troupeau ; que leur pénitence n’était pasaussi longue pour les uns que pour les autres. En effet,ajouta-t-il, de temps en temps ils redeviennent ce qu’ils ont été,et quittent le troupeau. Pour les autres, ce sont des rivales oudes ennemies de Ragotte, qu’elle a tuées pour un siècle ou pourmoins, et qui retourneront ensuite dans le monde. La jeune esclavedont je vous ai parlé est de ce nombre ; je l’ai vue plusieursfois de suite avec plaisir, quoiqu’elle ne me parlât point, etqu’en voulant l’approcher, il me fût fâcheux de connaître que cen’était qu’une ombre ; mais ayant remarqué un de mes moutonsassidu près de ce petit fantôme, j’ai su que c’était son amant, etque Ragotte, susceptible des tendres impressions, avait voulu lelui ôter.

Cette raison m’éloigna de l’ombreesclave ; et depuis trois ans, je n’ai senti aucun penchantpour rien que pour ma liberté.

C’est ce qui m’engage d’aller quelquefois dansla forêt. Je vous y ai vue, belle princesse, continua-t-il, tantôtsur un chariot que vous conduisiez vous-même avec plus d’adresseque le soleil n’en a lorsqu’il conduit les siens, tantôt à lachasse sur un cheval qui semblait indomptable à tout autre qu’àvous ; puis courant légèrement dans la plaine avec lesprincesses de votre cour, vous gagniez le prix comme une autreAtalante. Ah ! princesse, si dans tous ces temps où mon cœurvous rendait des vœux secrets, j’avais osé vous parler, que ne vousaurais-je point dit ? Mais comment auriez-vous reçu ladéclaration d’un malheureux mouton comme moi ?

Merveilleuse était si troublée de tout cequ’elle avait entendu jusqu’alors, qu’elle ne savait presque pluslui répondre ; elle lui fit cependant des honnêtetés qui luilaissèrent quelque espérance, et dit qu’elle avait moins de peurdes ombres, puisqu’elles devaient revivre un jour. Hélas !continua-t-elle, si ma pauvre Patypata, ma chère Grabugeon et lejoli Tintin, qui sont morts pour me sauver, pouvaient avoir un sortsemblable, je ne m’ennuierais plus ici.

Malgré la disgrâce du roi Mouton, il nelaissait pas d’avoir des privilèges admirables. Allez, dit-il à songrand écuyer (c’était un mouton de fort bonne mine), allez quérirla mauresse, la guenuche et le doguin, leurs ombres divertirontnotre princesse. Un instant après, Merveilleuse les vit, etquoiqu’ils ne l’approchassent pas d’assez près pour en êtretouchés, leur présence lui fut d’une consolation infinie.

Le roi Mouton avait tout l’esprit et toute ladélicatesse qui pouvait former d’agréables conversations. Il aimaitsi passionnément Merveilleuse qu’elle vint aussi à le considérer,et ensuite à l’aimer. Un joli mouton, bien doux, bien caressant nelaisse pas de plaire, surtout quand on sait qu’il est roi, et quela métamorphose doit finir. Ainsi la princesse passait doucementses beaux jours, attendant un sort plus heureux. Le galant moutonne s’occupait que d’elle ; il faisait des fêtes, des concerts,des chasses ; son troupeau le secondait, jusqu’aux ombres,elles y jouaient leur personnage.

Un soir que les courriers arrivèrent, car ilenvoyait soigneusement aux nouvelles, et il en savait toujours desmeilleures, on vint lui dire que la sœur aînée de la princesseMerveilleuse allait épouser un grand prince, et que rien n’étaitplus magnifique que tout ce qu’on préparait pour les noces.Ha ! s’écria la jeune princesse, que je suis infortunée de nepas voir tant de belles choses ; me voilà sous la terre avecdes ombres et des moutons, pendant que ma sœur va paraître paréecomme une reine ; chacun lui fera sa cour, je serai la seulequi ne prendra point de part à sa joie. De quoi vous plaignez-vous,madame, lui dit le roi des moutons, vous ai-je refusé d’aller à lanoce ? Partez quand il vous plaira, mais donnez-moi parole derevenir ; si vous n’y consentez pas, vous m’allez voir expirerà vos pieds, car l’attachement que j’ai pour vous est trop violentpour que je puisse vous perdre sans mourir.

Merveilleuse attendrie, promit au mouton querien au monde ne pourrait empêcher son retour. Il lui donna unéquipage proportionné à sa naissance ; elle s’habillasuperbement, et n’oublia rien de tout ce qui pouvait augmenter sabeauté ; elle monta dans un char de nacre de perle, traîné parsix hippogriffes isabelles nouvellement arrivés desantipodes ; il la fit accompagner par un grand nombred’officiers richement vêtus et admirablement bien faits ; illes avait envoyés chercher fort loin pour faire le cortège.

Elle se rendit au palais du roi son père, dansle moment qu’on célébrait le mariage ; dès qu’elle entra, ellesurprit par l’éclat de sa beauté et par celui de ses pierreries,tous ceux qui la virent ; elle n’entendait autour d’elle quedes acclamations et des louanges ; le roi la regardait avecune attention et un plaisir qui lui fit craindre d’en êtrereconnue ; mais il était si prévenu de sa mort, qu’il n’en eutpas la moindre idée.

Cependant, l’appréhension d’être arrêtéel’empêcha de rester jusqu’à la fin de la cérémonie ; ellesortit brusquement, et laissa un petit coffre de corail garnid’émeraudes ; on voyait écrit dessus en pointes de diamants,pierreries pour la mariée. On l’ouvrit aussitôt, et que n’ytrouva-t-on pas ? Le roi qui avait espéré de la rejoindre etqui brûlait de la connaître, fut au désespoir de ne plus lavoir ; il ordonna absolument que, si jamais elle revenait, onfermât toutes les portes sur elle, et qu’on la retint.

Quelque courte que fut l’absence deMerveilleuse, elle avait semblé au mouton de la longueur d’unsiècle. Il l’attendait au bord d’une fontaine, dans le plus épaisde la forêt ; il y avait fait étaler des richesses immensespour les lui offrir en reconnaissance de son retour. Dès qu’il lavit, il courut vers elle, sautant et bondissant comme un vraimouton ; il lui fit mille tendres caresses, il se couchait àses pieds, il baisait ses mains, il lui racontait ses inquiétudeset ses impatiences ; sa passion lui donnait une éloquence dontla princesse était charmée.

Au bout de quelque temps, le roi maria saseconde fille. Merveilleuse l’apprit, et elle pria le mouton de luipermettre d’aller voir, comme elle avait déjà fait, une fête oùelle s’intéressait si fort. À cette proposition, il sentit unedouleur dont il ne fut point le maître, un pressentiment secret luiannonçait son malheur ; mais comme il n’est pas toujours ennous de l’éviter, et que sa complaisance pour la princessel’emportait sur tous les autres intérêts, il n’eut pas la force dela refuser. Vous voulez me quitter, madame, lui dit-il ; ceteffet de mon malheur vient plutôt de ma mauvaise destinée que devous. Je consens à ce que vous souhaitez, et je ne puis jamais vousfaire un sacrifice plus complet.

Elle l’assura qu’elle tarderait aussi peu quela première fois ; qu’elle ressentirait vivement tout ce quipourrait l’éloigner de lui, et qu’elle le conjurait de ne se pasinquiéter. Elle se servit du même équipage qui l’avait déjàconduite, et elle arriva comme la cérémonie commençait :malgré l’attention que l’on y avait, sa présence fit élever un cride joie et d’admiration, qui attira les yeux de tous les princessur elle ; ils ne pouvaient se lasser de la regarder, et ilsla trouvaient d’une beauté si peu commune, qu’ils étaient prêts àcroire que ce n’était pas une personne mortelle.

Le roi se sentit charmé de la revoir ; iln’ôta les yeux de sur elle que pour ordonner que l’on fermât bientoutes les portes pour la retenir. La cérémonie étant sur le pointde finir, la princesse se leva promptement, voulant se déroberparmi la foule, mais elle fut extrêmement surprise et affligée detrouver les portes fermées.

Le roi l’aborda avec un grand respect et unesoumission qui la rassura. Il la pria de ne leur pas ôter si tôt leplaisir de la voir et d’être du célèbre festin qu’il donnait auxprinces et aux princesses. Il la conduisit dans un salon magnifiqueoù toute la cour était ; il prit lui-même un bassin d’or et unvase plein d’eau, pour laver ses belles mains. Dans ce moment, ellene fut plus maîtresse de son transport, elle se jeta à ses pieds,et embrassant ses genoux : Voilà mon songe accompli, dit-elle,vous m’avez donné à laver le jour des noces de ma sœur, sans qu’ilvous en soit rien arrivé de fâcheux.

Le roi la reconnut avec d’autant moins depeine qu’il avait trouvé plus d’une fois qu’elle ressemblaitparfaitement à Merveilleuse ! Ha ! ma chère fille,dit-il, en l’embrassant et versant des larmes, pouvez-vous oublierma cruauté ? J’ai voulu votre mort, parce que je croyais quevotre songe signifiait la perte de ma couronne. Il la signifiaitaussi, continua-t-il ; voilà vos deux sœurs mariées, elles enont chacune une, et la mienne sera pour vous. Dans le même moment,il se leva et la mit sur la tête de la princesse, puis ilcria : vive la reine Merveilleuse ; toute la cour criacomme lui : les deux sœurs de cette jeune reine vinrent luisauter au cou, et lui faire mille caresses. Merveilleuse ne sesentait pas, tant elle était aise : elle pleurait et riaittout à la fois ; elle embrassait l’une, elle parlait àl’autre, elle remerciait le roi, et parmi toutes ces différenteschoses, elle se souvenait du capitaine des gardes, auquel elleavait tant d’obligation, et elle le demandait avec instance ;mais on lui dit qu’il était mort : elle ressentit vivementcette perte.

Lorsqu’elle fut à table, le roi la pria deraconter ce qui lui était arrivé depuis le jour où il avait donnédes ordres si funestes contre elle. Aussitôt elle prit la paroleavec une grâce admirable, et tout le monde attentif l’écoutait.

Mais pendant qu’elle s’oubliait auprès du roiet de ses sœurs, l’amoureux mouton voyait passer l’heure du retourde la princesse, et son inquiétude devenait si extrême, qu’il n’enétait point le maître. Elle ne veut plus revenir, s’écriait-il, mamalheureuse figure de mouton lui déplaît. Ha ! trop infortunéamant, que ferai-je sans Merveilleuse ? Ragotte, barbare fée,quelle vengeance ne prends-tu point de l’indifférence que j’ai pourtoi ? Il se plaignit longtemps, et voyant que la nuitapprochait, sans que la princesse parût, il courut à la ville.Quand il fut au palais du roi, il demanda Merveilleuse ; maiscomme chacun savait déjà son aventure, et qu’on ne voulait plusqu’elle retournât avec le mouton, on lui refusa durement de lavoir ; il poussa des plaintes, et fit des regrets capablesd’émouvoir tout autre que les suisses, qui gardaient la porte dupalais. Enfin, pénétré de douleur, il se jeta par terre et y renditla vie.

Le roi et Merveilleuse ignoraient la tristetragédie qui venait de se passer. Il proposa à sa fille de monterdans un char, et de se faire voir par toute la ville, à la clartéde mille et mille flambeaux, qui étaient aux fenêtres et dans lesgrandes places ; mais quel spectacle pour elle, de trouver ensortant de son palais son cher mouton, étendu sur le pavé, qui nerespirait plus ? Elle se précipita du chariot, elle courutvers lui, elle pleura, elle gémit, elle connut que son peud’exactitude avait causé la mort du mouton royal. Dans sondésespoir, elle pensa mourir elle-même. L’on convint alors que lespersonnes les plus élevées sont sujettes, comme les autres, auxcoups de la fortune, et que souvent elles éprouvent les plus grandsmalheurs dans le moment où elles se croient au comble de leurssouhaits.

Souvent les plus beaux dons des cieux

Ne servent qu’à notre ruine :

Le mérite éclatant que l’on demande aux Dieux,

Quelquefois de nos maux est la triste origine.

Le roi mouton eût moins souffert,

S’il n’eût point allumé cette flamme fatale

Que Ragotte vengea sur lui, sur sa rivale :

C’est son mérite qui le perd.

Il devait éprouver un destin plus propice.

Ragotte et ses présents ne purent rien sur lui ;

Il haïssait sans feinte, aimait sans artifice,

Et ne ressemblait pas aux hommes d’aujourd’hui.

Sa fin même pourra nous paraître fort rare,

Et ne convient qu’au roi Mouton.

On n’en voit point dans ce canton

Mourir quand leur brebis s’égare.

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