Contes – Tome I

Gracieuse et Percinet

 

Il y avait une fois un roi et une reine quin’avaient qu’une fille. Sa beauté, sa douceur et son esprit, quiétaient incomparables, la firent nommer Gracieuse. Elle faisaittoute la joie de sa mère. Il n’y avait point de matin qu’on ne luiapportât une belle robe, tantôt de brocart d’or, de velours ou desatin. Elle était parée à merveille, sans en être ni plus fière, niplus glorieuse. Elle passait la matinée avec des personnessavantes, qui lui apprenaient toutes sortes de sciences ; etl’après-dîner, elle travaillait auprès de la reine. Quand il étaittemps de faire collation, on lui servait des bassins pleins dedragées, et plus de vingt pots de confitures : aussi disait-onpartout qu’elle était la plus heureuse princesse de l’univers.

Il y avait dans cette même cour une vieillefille fort riche, appelée la duchesse Grognon, qui était affreusede tout point : ses cheveux étaient d’un roux couleur defeu ; elle avait le visage épouvantablement gros et couvert deboutons ; de deux yeux qu’elle avait eus autrefois, il ne luien restait qu’un chassieux ; sa bouche était si grande qu’oneût dit qu’elle voulait manger tout le monde ; mais, commeelle n’avait point de dents, on ne la craignait pas ; elleétait bossue devant et derrière, et boiteuse des deux côtés. Cessortes de monstres portent envie à toutes les bellespersonnes : elle haïssait mortellement Gracieuse, et se retirade la cour pour n’en entendre plus dire de bien. Elle fut dans unchâteau à elle qui n’était pas éloigné. Quand quelqu’un l’allaitvoir et qu’on lui racontait des merveilles de la princesse, elles’écriait en colère :

– Vous mentez, vous mentez, elle n’est pointaimable, j’ai plus de charmes dans mon petit doigt qu’elle n’en adans toute sa personne.

Cependant la reine tomba malade et mourut. Laprincesse Gracieuse pensa mourir aussi de douleur d’avoir perdu unesi bonne mère ; le roi regrettait beaucoup une si bonne femme.Il demeura près d’un an enfermé dans son palais. Enfin lesmédecins, craignant qu’il ne tombât malade, lui ordonnèrent de sepromener et de se divertir. Il fut à la chasse et comme la chaleurétait grande, en passant par un gros château qu’il trouva sur sonchemin, il y entra pour se reposer.

Aussitôt la duchesse Grognon, avertie del’arrivée du roi (car c’était son château), vint le recevoir, etlui dit que l’endroit le plus frais de sa maison, c’était unegrande cave bien voûtée, fort propre, où elle le priait dedescendre. Le roi y fut avec elle, et voyant deux cents tonneauxrangés les uns sur les autres, il lui demanda si c’était pour elleseule qu’elle faisait une si grosse provision.

– Oui, sire, dit-elle, c’est pour moiseule ; je serai bien aise de vous en faire goûter ;voilà du Canarie, du Saint-Laurent, du Champagne, de l’Hermitage,du Rivesalte, du Rossolis, Persicot, Fenouillet : duquelvoulez-vous ?

– Franchement, dit le roi, je tiens que le vinde Champagne vaut mieux que tous les autres.

Aussitôt Grognon prit un petit marteau, etfrappa, toc, toc ; il sort du tonneau un millier depistoles.

– Qu’est-ce que cela signifie ? dit-elleen souriant.

Elle cogne l’autre tonneau, toc, toc ; ilen sort un boisseau de doubles louis d’or.

– Je n’entends rien à cela, dit-elle encore ensouriant plus fort.

Elle passe à un troisième tonneau, et cogne,toc, toc ; il en sort tant de perles et de diamants que laterre en était toute couverte.

– Ah ! s’écria-t-elle, je n’y comprendsrien ; sire, il faut qu’on m’ait volé mon bon vin, et qu’onait mis à la place ces bagatelles.

– Bagatelles ! dit le roi, qui était bienétonné ; vertuchou, madame Grognon, appelez-vous cela desbagatelles ? Il y en a pour acheter dix royaumes grands commeParis.

– Eh bien ! dit-elle, sachez que tous cestonneaux sont pleins d’or et de pierreries ; je vous en feraile maître à condition que vous m’épouserez.

– Ah ! répliqua le roi, qui aimaituniquement l’argent, je ne demande pas mieux, dès demain si vousvoulez.

– Mais, dit-elle, il y a encore une condition,c’est que je veux être maîtresse de votre fille comme l’était samère ; qu’elle dépende entièrement de moi, et que vous m’enlaissiez la disposition.

– Vous en serez la maîtresse, dit le roi,touchez là.

Grognon mit la main dans la sienne ; ilssortirent ensemble de la riche cave, dont elle lui donna la clef.Aussitôt il revint à son palais. Gracieuse, entendant le roi sonpère, courut au-devant de lui ; elle l’embrassa, et luidemanda s’il avait fait une bonne chasse.

– J’ai pris, dit-il, une colombe tout envie.

– Ah ! sire, dit la princesse,donnez-la-moi, je la nourrirai.

– Cela ne se peut, continua-t-il, car, pourm’expliquer plus intelligiblement, il faut vous raconter que j’airencontré la duchesse Grognon, et que je l’ai prise pour mafemme.

– Ô ciel, s’écria Gracieuse dans son premiermouvement, peut-on l’appeler une colombe ? C’est bien plutôtune chouette.

– Taisez-vous, dit le roi en se fâchant, jeprétends que vous l’aimiez et la respectiez autant que si elleétait votre mère : allez promptement vous parer, car je veuxretourner dès aujourd’hui au-devant d’elle.

La princesse était fort obéissante ; elleentra dans sa chambre afin de s’habiller. Sa nourrice connut biensa douleur à ses yeux.

– Qu’avez-vous, ma chère petite ? luidit-elle ; vous pleurez ?

– Hélas ! ma chère nourrice, répliquaGracieuse, qui ne pleurerait ? Le roi va me donner unemarâtre ; et pour comble de disgrâce, c’est ma plus cruelleennemie ; c’est, en un mot, l’affreuse Grognon. Quel moyen dela voir dans ces beaux lits que la reine ma bonne mère avait sidélicatement brodés de ses mains ? Quel moyen de caresser unemagote qui voudrait m’avoir donné la mort ?

– Ma chère enfant, répliqua la nourrice, ilfaut que votre esprit vous élève autant que votre naissance ;les princesses comme vous doivent de plus grands exemples que lesautres. Et quel plus bel exemple y a-t-il que d’obéir à son père,et de se faire violence pour lui plaire ? Promettez-moi doncque vous ne témoignerez point à Grognon la peine que vous avez.

La princesse ne pouvait s’y résoudre ;mais la sage nourrice lui dit tant de raisons qu’enfin elles’engagea de faire bon visage, et d’en bien user avec sabelle-mère.

Elle s’habilla aussitôt d’une robe verte àfond d’or ; elle laissa tomber ses blonds cheveux sur sesépaules, flottant au gré du vent, comme c’était la mode en cetemps-là, et elle mit sur sa tête une légère couronne de roses etde jasmins, dont toutes les feuilles étaient d’émeraudes. En cetétat Vénus, mère des Amours, aurait été moins belle ;cependant la tristesse qu’elle ne pouvait surmonter paraissait surson visage.

Mais pour revenir à Grognon, cette laidecréature était bien occupée à se parer. Elle se fit faire unsoulier plus haut de demi-coudée que l’autre, pour paraître un peumoins boiteuse ; elle se fit faire un corps rembourré sur uneépaule pour cacher sa bosse ; elle mit un œil d’émail le mieuxfait qu’elle pût trouver ; elle se farda pour seblanchir ; elle teignit ses cheveux roux en noir ; puiselle mit une robe de satin amarante doublée de bleu, avec une jupejaune et des rubans violets. Elle voulut faire son entrée à cheval,parce qu’elle avait ouï dire que les reines d’Espagne faisaientainsi la leur.

Pendant que le roi donnait ses ordres et queGracieuse attendait le moment de partir pour aller au-devant deGrognon, elle descendit toute seule dans le jardin, et passa dansun petit bois fort sombre où elle s’assit sur l’herbe.« Enfin, dit-elle, me voici en liberté ; je peux pleurertant que je voudrai sans qu’on s’y oppose. » Aussitôt elle seprit à soupirer et pleurer tant et tant que ses yeux paraissaientdeux fontaines d’eau vive. En cet état elle ne songeait plus àretourner au palais, quand elle vit venir un page vêtu de satinvert, qui avait des plumes blanches et la plus belle tête dumonde ; il mit un genou en terre et lui dit :

– Princesse, le roi vous attend.

Elle demeura surprise de tous les agrémentsqu’elle remarquait en ce jeune page ; et, comme elle ne leconnaissait point, elle crut qu’il devait être du train deGrognon.

– Depuis quand, lui dit-elle, le roi vousa-t-il reçu au nombre de ses pages ?

– Je ne suis pas au roi, madame, luidit-il ; je suis à vous : et je ne veux être qu’àvous.

– Vous êtes à moi ? répliqua-t-elle toutétonnée, et je ne vous connais point.

– Ah ! princesse ! lui dit-il, jen’ai pas encore osé me faire connaître ; mais les malheursdont vous êtes menacée par le mariage du roi m’obligent à vousparler plus tôt que je n’aurais fait : j’avais résolu delaisser au temps et à mes services le soin de vous déclarer mapassion, et…

– Quoi ! un page, s’écria la princesse,un page a l’audace de me dire qu’il m’aime ! Voici le comble àmes disgrâces.

– Ne vous effrayez point, belle Gracieuse, luidit-il d’un air tendre et respectueux ; je suis Percinet,prince assez connu par mes richesses et mon savoir, pour que vousne trouviez point d’inégalité entre nous. Il n’y a que votre mériteet votre beauté qui puissent y en mettre. Je vous aime depuislongtemps ; je suis souvent dans les lieux où vous êtes, sansque vous me voyiez. Le don de féerie que j’ai reçu en naissant m’aété d’un grand secours pour me procurer le plaisir de vousvoir : je vous accompagnerai aujourd’hui partout sous cethabit, et j’espère ne vous être pas tout à fait inutile.

À mesure qu’il parlait, la princesse leregardait dans un étonnement dont elle ne pouvait revenir.

– C’est vous, beau Percinet, lui dit-elle,c’est vous que j’avais tant d’envie de voir et dont on raconte deschoses si surprenantes ! Que j’ai de joie que vous vouliezêtre de mes amis ! Je ne crains plus la méchante Grognon,puisque vous entrez dans mes intérêts.

Ils se dirent encore quelques paroles, et puisGracieuse fut au palais, où elle trouva un cheval tout harnaché etcaparaçonné que Percinet avait fait entrer dans l’écurie, et quel’on crut qui était pour elle. Elle monta dessus. Comme c’était ungrand sauteur, le page le prit par la bride et le conduisit, setournant à tous moments vers la princesse pour avoir le plaisir dela regarder.

Quand le cheval qu’on menait à Grognon parutauprès de celui de Gracieuse, il avait l’air d’une franche rosse,et la housse du beau cheval était si éclatante de pierreries quecelle de l’autre ne pouvait entrer en comparaison. Le roi, quiétait occupé de mille choses, n’y prit pas garde ; mais tousles seigneurs n’avaient des yeux que pour la princesse, dont ilsadmiraient la beauté, et pour son page vert, qui était lui seulplus joli que tous ceux de la cour.

On trouva Grognon en chemin, dans une calèchedécouverte, plus laide et plus mal bâtie qu’une paysanne. Le roi etla princesse l’embrassèrent. On lui présenta son cheval pour monterdessus ; mais voyant celui de Gracieuse :

– Comment ! dit-elle, cette créature auraun plus beau cheval que moi ! J’aimerais mieux n’être jamaisreine et retourner à mon riche château que d’être traitée d’unetelle manière.

Le roi aussitôt commanda à la princesse demettre pied à terre, et de prier Grognon de lui faire l’honneur demonter sur son cheval. La princesse obéit sans répliquer. Grognonne la regarda ni ne la remercia ; elle se fit guinder sur lebeau cheval : elle ressemblait à un paquet de linge sale. Il yavait huit gentilshommes qui la tenaient, de peur qu’elle netombât. Elle n’était pas encore contente ; elle grommelait desmenaces entre ses dents. On lui demanda ce qu’elle avait.

– J’ai, dit-elle, qu’étant la maîtresse, jeveux que le page vert tienne la bride de mon cheval, comme ilfaisait quand Gracieuse le montait.

Le roi ordonna au page vert de conduire lecheval de la reine. Percinet jeta les yeux sur la princesse, etelle sur lui, sans dire un pauvre mot : il obéit, et toute lacour se mit en marche ; les tambours et les trompettesfaisaient un bruit désespéré. Grognon était ravie : avec sonnez plat et sa bouche de travers, elle ne se serait pas changéepour Gracieuse.

Mais dans le temps que l’on y pensait lemoins, voilà le beau cheval qui se met à sauter, à ruer et à courirsi vite que personne ne pouvait l’arrêter. Il emporta Grognon. Ellese tenait à la selle et aux crins ; elle criait de toute saforce ; enfin elle tomba le pied pris dans l’étrier. Il latraîna bien loin sur des pierres, sur des épines et dans la boue,où elle resta presque ensevelie. Comme chacun la suivait, on l’eutbientôt jointe. Elle était tout écorchée, sa tête cassée en quatreou cinq endroits, un bras rompu. Il n’a jamais été une mariée enplus mauvais état.

Le roi paraissait au désespoir. On la ramassacomme un verre brisé en pièces ; son bonnet était d’un côté,ses souliers de l’autre. On la porta dans la ville, on la coucha,et l’on fit venir les meilleurs chirurgiens. Toute malade qu’elleétait, elle ne laissait pas de tempêter.

– Voilà un tour de Gracieuse,disait-elle ; je suis certaine qu’elle n’a pris ce beau etméchant cheval que pour m’en faire envie, et qu’il me tuât. Si leroi ne m’en fait pas raison je retournerai dans mon riche château,et je ne le verrai de mes jours.

L’on fut dire au roi la colère de Grognon.Comme sa passion dominante était l’intérêt, la seule idée de perdreles mille tonneaux d’or et de diamants le fit frémir, et l’auraitporté à tout. Il accourut auprès de la crasseuse malade ; ilse mit à ses pieds, et lui jura qu’elle n’avait qu’à prescrire unepunition proportionnée à la faute de Gracieuse, et qu’ill’abandonnait à son ressentiment. Elle lui dit que cela suffisait,qu’elle l’allait envoyer quérir.

En effet, on vint dire à la princesse queGrognon la demandait. Elle devint pâle et tremblante, se doutantbien que ce n’était pas pour la caresser. Elle regarda de touscôtés si Percinet ne paraissait point ; elle ne le vit pas, etelle s’achemina bien triste vers l’appartement de Grognon. À peiney fut-elle entrée qu’on ferma les portes ; puis quatre femmes,qui ressemblaient à quatre furies, se jetèrent sur elle par l’ordrede leur maîtresse, lui arrachèrent ses beaux habits, et déchirèrentsa chemise. Quand ses épaules furent découvertes, ces cruellesmégères ne pouvaient soutenir l’éclat de leur blancheur ;elles fermaient les yeux comme si elles eussent regardé longtempsde la neige.

– Allons, allons, courage, criaitl’impitoyable Grognon du fond de son lit ; qu’on me l’écorche,et qu’il ne lui reste pas un petit morceau de cette peau blanchequ’elle croit si belle.

En toute autre détresse, Gracieuse auraitsouhaité le beau Percinet ; mais se voyant presque nue, elleétait trop modeste pour vouloir que ce prince en fût témoin, etelle se préparait à tout souffrir comme un pauvre mouton. Lesquatre furies tenaient chacune une poignée de vergesépouvantables ; elles avaient encore de gros balais pour enprendre de nouvelles, de sorte qu’elles l’assommaient sansquartier ; et à chaque coup la Grognon disait :

– Plus fort, plus fort, vous l’épargnez.

Il n’y a personne qui ne croie, après cela,que la princesse était écorchée depuis la tête jusqu’auxpieds : l’on se trompe toutefois, car le galant Percinet avaitfasciné les yeux de ces femmes : elles pensaient avoir desverges à la main, c’étaient des plumes de mille couleurs ; etdès qu’elles commencèrent, Gracieuse les vit et cessa d’avoir peur,disant tout bas :

– Ah ! Percinet, vous m’êtes venusecourir bien généreusement ! Qu’aurais-je fait sansvous ?

Les fouetteuses se lassèrent tant qu’elles nepouvaient plus remuer les bras ; elles la tamponnèrent dansses habits, et la mirent dehors avec mille injures.

Elle revint dans sa chambre, feignant d’êtrebien malade ; elle se mit au lit, et commanda qu’il ne restâtauprès d’elle que sa nourrice, à qui elle conta toute son aventure.À force de conter elle s’endormit : la nourrice s’enalla ; et en se réveillant elle vit dans un petit coin le pagevert, qui n’osait par respect s’approcher. Elle lui dit qu’ellen’oublierait de sa vie les obligations qu’elle lui avait ;qu’elle le conjurait de ne la pas abandonner à la fureur de sonennemie, et de vouloir se retirer, parce qu’on lui avait toujoursdit qu’il ne fallait pas demeurer seule avec les garçons. Ilrépliqua qu’elle pouvait remarquer avec quel respect il enusait ; qu’il était bien juste, puisqu’elle était samaîtresse, qu’il lui obéît en toutes choses, même aux dépens de sapropre satisfaction. Là-dessus il la quitta, après lui avoirconseillé de feindre d’être malade du mauvais traitement qu’elleavait reçu.

Grognon fut si aise de savoir Gracieuse en cetétat, qu’elle en guérit la moitié plus tôt qu’elle n’auraitfait ; et les noces s’achevèrent avec une grande magnificence.Mais comme le roi savait que par-dessus toutes choses Grognonaimait à être vantée pour belle, il fit faire son portrait, etordonna un tournoi, où six des plus adroits chevaliers de la courdevaient soutenir, envers et contre tous, que la reine Grognonétait la plus belle princesse de l’univers. Il vint beaucoup dechevaliers et d’étrangers pour soutenir le contraire. Cette magoteétait présente à tout, placée sur un grand balcon tout couvert debrocart d’or, et elle avait le plaisir de voir que l’adresse de seschevaliers lui faisait gagner sa méchante cause. Gracieuse étaitderrière elle, qui s’attirait mille regards. Grognon, folle etvaine, croyait qu’on n’avait des yeux que pour elle.

Il n’y avait presque plus personne qui osâtdisputer sur la beauté de Grognon, lorsqu’on vit arriver un jeunechevalier qui tenait un portrait dans une boîte de diamants. Il ditqu’il soutenait que Grognon était la plus laide de toutes lesfemmes, et que celle qui était peinte dans sa boîte était la plusbelle de toutes les filles. En même temps il court contre les sixchevaliers, qu’il jette par terre ; il s’en présente sixautres, et jusqu’à vingt-quatre, qu’il abattit tous. Puis il ouvritsa boîte, et il leur dit que pour les consoler il allait leurmontrer ce beau portrait. Chacun le reconnut pour être celui de laprincesse Gracieuse : il lui fit une profonde révérence, et seretira sans avoir voulu dire son nom ; mais elle ne doutapoint que ce ne fût Percinet.

La colère pensa suffoquer Grognon : lagorge lui enfla ; elle ne pouvait prononcer une parole. Ellefaisait signe que c’était à Gracieuse qu’elle en voulait ; etquand elle put s’en expliquer, elle se mit à faire une vie dedésespérée.

– Comment, disait-elle, oser me disputer leprix de la beauté ! Faire recevoir un tel affront à meschevaliers ! Non, je ne puis le souffrir ; il faut que jeme venge ou que je meure.

– Madame, lui dit la princesse, je vousproteste que je n’ai aucune part à ce qui vient d’arriver ; jesignerai de mon sang, si vous voulez, que vous êtes la plus bellepersonne du monde, et que je suis un monstre de laideur.

– Ah ! vous plaisantez, ma petitemignonne, répliqua Grognon ; mais j’aurai mon tour avantpeu.

L’on alla dire au roi les fureurs de sa femme,et que la princesse mourait de peur ; qu’elle le suppliaitd’avoir pitié d’elle, parce que s’il l’abandonnait à la reine, ellelui ferait mille maux. Il ne s’en émut pas davantage, et réponditseulement :

– Je l’ai donnée à sa belle-mère, elle en feracomme il lui plaira.

La méchante Grognon attendait la nuitimpatiemment. Dès qu’elle fut venue, elle fit mettre les chevaux àsa chaise roulante ; l’on obligea Gracieuse d’y monter, etsous une grosse escorte on la conduisit à cent lieues de là, dansune grande forêt, où personne n’osait passer parce qu’elle étaitpleine de lions, d’ours, de tigres et de loups. Quand ils eurentpercé jusqu’au milieu de cette horrible forêt, ils la firentdescendre et l’abandonnèrent, quelque prière qu’elle pût leur faired’avoir pitié d’elle. « Je ne vous demande pas la vie, leurdisait-elle, je ne vous demande qu’une prompte mort ; tuez-moipour m’épargner tous les maux qui vont m’arriver. » C’étaitparler à des sourds ; ils ne daignèrent pas lui répondre, ets’éloignant d’elle d’une grande vitesse, ils laissèrent cette belleet malheureuse fille toute seule. Elle marcha quelque temps sanssavoir où elle allait, tantôt se heurtant contre un arbre, tantôttombant, tantôt embarrassée dans les buissons ; enfin,accablée de douleur, elle se jeta par terre, sans avoir la force dese relever. « Percinet, s’écriait-elle quelquefois, Percinet,où êtes-vous ? Est-il possible que vous m’ayezabandonnée ? » Comme elle disait ces mots, elle vit toutd’un coup la plus belle et la plus surprenante chose dumonde : c’était une illumination si magnifique qu’il n’y avaitpas un arbre dans la forêt où il n’y eût plusieurs lustres remplisde bougies : et dans le fond d’une allée elle aperçut unpalais tout de cristal, qui brillait autant que le soleil. Ellecommença de croire qu’il entrait du Percinet dans ce nouvelenchantement ; elle sentit une joie mêlée de crainte.« Je suis seule, disait-elle ; ce prince est jeune,aimable, amoureux ; je lui dois la vie. Ah ! c’en esttrop ! éloignons-nous de lui : il vaut mieux mourir quede l’aimer. » En disant ces mots, elle se leva malgré salassitude et sa faiblesse, et, sans tourner les yeux vers le beauchâteau, elle marcha d’un autre côté, si troublée et si confusedans les différentes pensées qui l’agitaient qu’elle ne savait pasce qu’elle faisait.

Dans ce moment elle entendit du bruit derrièreelle : la peur la saisit, elle crut que c’était quelque bêteféroce qui l’allait dévorer. Elle regarda en tremblant, et elle vitle prince Percinet aussi beau que l’on dépeint l’amour.

– Vous me fuyez, lui dit-il, maprincesse ; vous me craignez quand je vous adore. Est-ilpossible que vous soyez si peu instruite de mon respect, et de mecroire capable d’en manquer pour vous ? Venez, venez sansalarme dans le palais de féerie, je n’y entrerai pas si vous me ledéfendez ; vous y trouverez la reine ma mère, et mes sœurs,qui vous aiment déjà tendrement, sur ce que je leur ai dit devous.

Gracieuse, charmée de la manière soumise etengageante dont lui parlait son jeune amant, ne put refuserd’entrer avec lui dans un petit traîneau peint et doré, que deuxcerfs tiraient d’une vitesse prodigieuse, de sorte qu’en très peude temps il la conduisit en mille endroits de cette forêt, qui luisemblèrent admirables. On voyait clair partout ; il y avaitdes bergers et des bergères vêtus galamment, qui dansaient au sondes flûtes et des musettes. Elle voyait en d’autres lieux, sur lebord des fontaines, des villageois avec leurs maîtresses, quimangeaient et qui chantaient gaiement.

– Je croyais, lui dit-elle, cette forêtinhabitée, mais tout m’y paraît peuplé et dans la joie.

– Depuis que vous y êtes, ma princesse,répliqua Percinet, il n’y a plus dans cette sombre solitude que desplaisirs et d’agréables amusements : les amours vousaccompagnent, les fleurs naissent sous vos pas.

Gracieuse n’osa répondre ; elle nevoulait point s’embarquer dans ces sortes de conversations, et ellepria le prince de la mener auprès de la reine sa mère.

Aussitôt il dit à ses cerfs d’aller au palaisde féerie. Elle entendit en arrivant une musique admirable, et lareine avec deux de ses filles, qui étaient toutes charmantes,vinrent au-devant d’elle, l’embrassèrent, et la menèrent dans unegrande salle, dont les murs étaient de cristal de roche : elley remarqua avec beaucoup d’étonnement que son histoire jusqu’à cejour y était gravée, et même la promenade qu’elle venait de faireavec le prince dans le traîneau ; mais cela était d’un travailsi fini que les Phidias et tout ce que l’ancienne Grèce nous vanten’en auraient pu approcher.

– Vous avez des ouvriers bien diligents, ditGracieuse à Percinet ; à mesure que je fais une action et ungeste, je le vois gravé.

– C’est que je ne veux rien perdre de tout cequi a quelque rapport à vous, ma princesse, répliqua-t-il.Hélas ! en aucun endroit je ne suis ni heureux ni content.

Elle ne lui répondit rien, et remercia lareine de la manière dont elle la recevait. On servit un grandrepas, où Gracieuse mangea de bon appétit, car elle était ravied’avoir trouvé Percinet au lieu des ours et des lions qu’ellecraignait dans la forêt. Quoiqu’elle fût bien lasse, il l’engageade passer dans un salon tout brillant d’or et de peintures, où l’onreprésenta un opéra : c’étaient les amours de Psyché et deCupidon, mêlés de danses et de petites chansons. Un jeune bergervint chanter ces paroles :

L’on vous aime, Gracieuse, et le dieu d’amour même

Ne saurait pas aimer au point que l’on vous aime.

Imitez pour le moins les tigres et les ours,

Qui se laissent dompter aux plus petits amours.

Des plus fiers animaux le naturel sauvage

S’adoucit aux plaisirs où l’amour les engage :

Tous parlent de l’amour et s’en laissentcharmer ;

Vous seule êtes farouche et refusez d’aimer.

Elle rougit de s’être ainsi entendu nommerdevant la reine et les princesses ; elle dit à Percinetqu’elle avait quelque peine que tout le monde entrât dans leurssecrets.

– Je me souviens là-dessus d’une maxime,continua-t-elle, qui m’agrée fort :

Ne faites point de confidence,

Et soyez sûr que le silence

A pour moi des charmes puissants :

Le monde a d’étranges maximes ;

Les plaisirs les plus innocents

Passent quelquefois pour des crimes.

Il lui demanda pardon d’avoir fait une chosequi lui avait déplu. L’opéra finit, et la reine l’envoya conduiredans son appartement par les deux princesses. Il n’a jamais étérien de plus magnifique que les meubles, ni de si galant que le litet la chambre où elle devait coucher. Elle fut servie parvingt-quatre filles vêtues en nymphes ; la plus vieille avaitdix-huit ans, et chacune paraissait un miracle de beauté. Quand onl’eut mise au lit, l’on commença une musique ravissante pourl’endormir ; mais elle était si surprise qu’elle ne pouvaitfermer les yeux. « Tout ce que j’ai vu, disait-elle, sont desenchantements. Qu’un prince si aimable et si habile est àredouter ! Je ne peux m’éloigner trop tôt de ceslieux. »

Cet éloignement lui faisait beaucoup depeine : quitter un palais si magnifique pour se mettre entreles mains de la barbare Grognon, la différence était grande, onhésiterait à moins. D’ailleurs, elle trouvait Percinet si engageantqu’elle ne voulait pas demeurer dans un palais dont il était lemaître.

Lorsqu’elle fut levée, on lui présenta desrobes de toutes les couleurs, des garnitures de pierreries detoutes les manières, des dentelles, des rubans, des gants et desbas de soie ; tout cela d’un goût merveilleux : rien n’ymanquait. On lui mit une toilette d’or ciselé ; elle n’avaitjamais été si bien parée et n’avait jamais paru si belle. Percinetentra dans sa chambre, vêtu d’un drap d’or et vert (car le vertétait sa couleur, parce que Gracieuse l’aimait). Tout ce qu’on nousvante de mieux fait et de plus aimable n’approchait pas de ce jeuneprince. Gracieuse lui dit qu’elle n’avait pu dormir, que lesouvenir de ses malheurs la tourmentait, et qu’elle ne pouvaits’empêcher d’en appréhender les suites.

– Qu’est-ce qui peut vous alarmer,madame ? lui dit-il. Vous êtes souveraine ici, vous y êtesadorée ; voudriez-vous m’abandonner pour votre cruelleennemie ?

– Si j’étais la maîtresse de ma destinée, luidit-elle, le parti que vous me proposez serait celui quej’accepterais ; mais je suis comptable de mes actions au roimon père ; il vaut mieux souffrir que de manquer à mondevoir.

Percinet lui dit tout ce qu’il put au mondepour la persuader de l’épouser, elle n’y voulut point consentir, etce fut presque malgré elle qu’il la retint huit jours, pendantlesquels il imagina mille nouveaux plaisirs pour la divertir.

Elle disait souvent au prince :

– Je voudrais bien savoir ce qui se passe à lacour de Grognon, et comment elle s’est expliquée de la piècequ’elle m’a faite.

Percinet lui dit qu’il y enverrait son écuyer,qui était homme d’esprit. Elle répliqua qu’elle était persuadéequ’il n’avait besoin de personne pour être informé de ce qui sepassait, et qu’ainsi il pouvait le lui dire.

– Venez donc avec moi, lui dit-il, dans lagrande tour et vous le verrez vous-même.

Là-dessus il la mena au haut d’une tourprodigieusement haute, qui était toute de cristal de roche, commele reste du château : il lui dit de mettre son pied sur lesien, et son petit doigt dans sa bouche, puis de regarder du côtéde la ville. Elle s’aperçut aussitôt que la vilaine Grognon étaitavec le roi, et qu’elle lui disait :

– Cette misérable princesse s’est pendue dansla cave, je viens de la voir, elle fait horreur ; il fautvivement l’enterrer et vous consoler d’une si petite perte.

Le roi se mit à pleurer la mort de sa fille.Grognon, lui tournant le dos, se retira dans sa chambre, et fitprendre une bûche, que l’on ajusta de cornettes, et bien enveloppéeon la mit dans le cercueil ; puis par l’ordre du roi, on luifit un grand enterrement, où tout le monde assista en pleurant, etmaudissant la marâtre qu’ils accusaient de cette mort ; chacunprit le grand deuil : elle entendait les regrets qu’on faisaitde sa perte, et qu’on disait tout bas :

– Quel dommage que cette belle et jeuneprincesse ait péri par les cruautés d’une si mauvaisecréature ! Il faudrait la hacher et en faire un pâté.

Le roi ne pouvant ni boire ni manger, pleuraitde tout son cœur. Gracieuse, voyant son père si affligé :

– Ah ! Percinet, dit-elle, je ne puissouffrir que mon père me croie plus longtemps morte ; si vousm’aimez, ramenez-moi.

Quelque chose qu’il pût lui dire, il fallutobéir, quoique avec une répugnance extrême.

– Ma princesse, lui disait-il, vousregretterez plus d’une fois le palais de féerie, car pour moi jen’ose croire que vous me regrettiez ; vous m’êtes plusinhumaine que Grognon ne vous l’est.

Quoi qu’il pût lui dire, elle s’entêta departir ; elle prit congé de la mère et des sœurs du prince. Ilmonta avec elle dans le traîneau, les cerfs se mirent àcourir ; et comme elle sortait du palais, elle entendit ungrand bruit : elle regarda derrière elle, c’était l’édificequi tombait en mille morceaux.

– Que vois-je ! s’écria-t-elle, il n’y aplus ici de palais !

– Non, lui répliqua Percinet, mon palais seraparmi les morts ; vous n’y entrerez qu’après votreenterrement.

– Vous êtes en colère, lui dit Gracieuse enessayant de le radoucir ; mais, au fond, ne suis-je pas plus àplaindre que vous ?

Quand ils arrivèrent, Percinet fit que laprincesse, lui et le traîneau devinrent invisibles. Elle monta dansla chambre du roi, et fut se jeter à ses pieds. Lorsqu’il la vit,il eut peur et voulut fuir, la prenant pour un fantôme ; ellele retint, et lui dit qu’elle n’était point morte ; queGrognon l’avait fait conduire dans la forêt sauvage ; qu’elleétait montée au haut d’un arbre, où elle avait vécu defruits ; qu’on avait fait enterrer une bûche à sa place, etqu’elle lui demandait en grâce de l’envoyer dans quelqu’un de seschâteaux, où elle ne fût plus exposée aux fureurs de samarâtre.

Le roi, incertain si elle lui disait vrai,envoya déterrer la bûche, et demeura bien étonné de la malice deGrognon. Tout autre que lui l’aurait fait mettre à la place ;mais c’était un pauvre homme faible, qui n’avait pas le courage dese fâcher tout de bon : il caressa beaucoup sa fille et la fitsouper avec lui. Quand les créatures de Grognon allèrent lui direle retour de la princesse, et qu’elle soupait avec le roi, ellecommença de faire la forcenée ; et courant chez lui, elle luidit qu’il n’y avait point à balancer, qu’il fallait lui abandonnercette friponne, ou la voir partir dans le même moment pour nerevenir de sa vie ; que c’était une supposition de croirequ’elle fût la princesse Gracieuse ; qu’à la vérité elle luiressemblait un peu, mais Gracieuse s’était pendue ; qu’ellel’avait vue de ses yeux ; et que si l’on ajoutait foi auximpostures de celle-ci, c’était manquer de considération et deconfiance pour elle. Le roi, sans dire un mot, lui abandonnal’infortunée princesse, croyant ou feignant de croire que cen’était pas sa fille.

Grognon, transportée de joie, la traîna, avecle secours de ses femmes, dans un cachot où elle la fitdéshabiller. On lui ôta ses riches habits et on la couvrit d’unpauvre guenillon de grosse toile, avec des sabots à ses pieds et uncapuchon de bure sur sa tête. À peine lui donna-t-on un peu depaille pour se coucher et du pain bis.

Dans cette détresse, elle se prit à pleureramèrement et à regretter le château de féerie ; mais ellen’osait appeler Percinet à son secours, trouvant qu’elle en avaittrop mal usé pour lui, et ne pouvant se promettre qu’il l’aimâtassez pour lui aider encore. Cependant la mauvaise Grognon avaitenvoyé quérir une fée, qui n’était guère moins malicieusequ’elle.

– Je tiens ici, lui dit-elle, une petitecoquine dont j’ai sujet de me plaindre ; je veux la fairesouffrir et lui donner toujours des ouvrages difficiles, dont ellene puisse venir à bout, afin de la pouvoir rouer de coups sansqu’elle ait lieu de s’en plaindre ; aidez-moi à lui trouverchaque jour de nouvelles peines.

La fée répliqua qu’elle y rêverait et qu’ellereviendrait le lendemain. Elle n’y manqua pas ; elle apportaun écheveau de fil gros comme quatre personnes, si délié que le filse cassait à souffler dessus, et si mêlé, qu’il était en un tampon,sans commencement ni fin. Grognon, ravie, envoya quérir sa belleprisonnière, et lui dit :

– Çà, ma bonne commère, apprêtez vos grossespattes pour dévider ce fil, et soyez assurée que, si vous en rompezun seul brin, vous êtes perdue, car je vous écorcheraimoi-même ; commencez quand il vous plaira, mais je veuxl’avoir dévidé avant que le soleil se couche.

Puis elle l’enferma sous trois clefs dans unechambre. La princesse n’y fut pas plus tôt que, regardant ce grosécheveau, le tournant et le retournant, cassant mille fils pour un,elle demeura si interdite qu’elle ne voulut pas seulement tenterd’en rien dévider, et le jetant au milieu de la place :

– Va, dit-elle, fil fatal, tu seras cause dema mort. Ah ! Percinet, Percinet, si mes rigueurs ne vous ontpoint trop rebuté, je ne demande pas que vous me veniez secourir,mais tout au moins venez recevoir mon dernier adieu.

Là-dessus elle se mit à pleurer si amèrementque quelque chose de moins sensible qu’un amant en aurait ététouché. Percinet ouvrit la porte avec la même facilité que s’il eneût gardé la clé dans sa poche.

– Me voici, ma princesse, lui dit-il, toujoursprêt à vous servir ; je ne suis point capable de vousabandonner, quoique vous reconnaissiez mal ma passion.

Il frappa trois coups de sa baguette surl’écheveau, les fils aussitôt se rejoignirent les uns auxautres ; et en deux autres coups tout fut dévidé d’unepropreté surprenante. Il lui demanda si elle souhaitait encorequelque chose de lui, et si elle ne l’appellerait jamais que dansses détresses.

– Ne me faites point de reproches, beauPercinet, dit-elle, je suis déjà assez malheureuse.

– Mais, ma princesse, il ne tient qu’à vous devous affranchir de la tyrannie dont vous êtes la victime ;venez avec moi, faisons notre commune félicité. Quecraignez-vous ?

– Que vous ne m’aimiez pas assez,répliqua-t-elle ; je veux que le temps me confirme vossentiments. Percinet, outré de ces soupçons, prit congé d’elle etla quitta.

Le soleil était sur le point de se coucher,Grognon en attendait l’heure avec mille impatiences ; enfinelle la devança et vint avec ses quatre furies, quil’accompagnaient partout ; elle mit les trois clés dans lestrois serrures, et disait en ouvrant la porte :

– Je gage que cette belle paresseuse n’aurafait œuvre de ses dix doigts ; elle aura mieux aimé dormirpour avoir le teint frais.

Quand elle fut entrée, Gracieuse lui présentale peloton de fil, où rien ne manquait. Elle n’eut pas autre choseà dire, sinon qu’elle l’avait sali, qu’elle était une malpropre, etpour cela elle lui donna deux soufflets, dont ses joues blanches etincarnates devinrent bleues et jaunes. L’infortunée Gracieusesouffrit patiemment une insulte qu’elle n’était pas en état derepousser ; on la ramena dans son cachot, où elle fut bienenfermée.

Grognon, chagrine de n’avoir pas réussi avecl’écheveau de fil, envoya quérir la fée, et la chargea dereproches.

– Trouvez, lui dit-elle, quelque chose de plusmalaisé, pour qu’elle n’en puisse venir à bout.

La fée s’en alla, et le lendemain elle fitapporter une grande tonne pleine de plumes. Il y en avait de toutessortes d’oiseaux : de rossignols, de serins, de tarins, dechardonnerets, linottes, fauvettes, perroquets, hiboux, moineaux,colombes, autruches, outardes, paons, alouettes, perdrix : jen’aurais jamais fait si je voulais tout nommer. Ces plumes étaientmêlées les unes parmi les autres ; les oiseaux mêmesn’auraient pu les reconnaître.

– Voici, dit la fée en parlant à Grognon, dequoi éprouver l’adresse et la patience de votre prisonnière ;commandez-lui de trier ces plumes, de mettre celles des paons àpart, des rossignols à part, et qu’ainsi de chacune elle fasse unmonceau : une fée y serait assez nouvelle. Grognon pâma dejoie en se figurant l’embarras de la malheureuse princesse ;elle l’envoya quérir, lui fit ses menaces ordinaires, et l’enfermaavec la tonne dans la chambre des trois serrures, lui ordonnant quetout l’ouvrage fût fini au coucher du soleil.

Gracieuse prit quelques plumes, mais il luiétait impossible de connaître la différence des unes auxautres ; elle les rejeta dans la tonne. Elle les prit encore,elle essaya plusieurs fois, et, voyant qu’elle tentait une choseimpossible :

– Mourons, dit-elle, d’un ton et d’un airdésespérés ; c’est ma mort que l’on souhaite, c’est elle quifinira mes malheurs ; il ne faut plus appeler Percinet à monsecours : s’il m’aimait, il serait déjà ici.

– J’y suis, princesse, s’écria Percinet ensortant du fond de la tonne, où il était caché, j’y suis pour voustirer de l’embarras où vous êtes ; doutez-vous, après tant depreuves de mon attention, que je vous aime plus que ma vie.

Aussitôt, il frappa trois coups de sabaguette, et les plumes, sortant à milliers de la tonne, serangeaient d’elles-mêmes par petits monceaux tout autour de lachambre.

– Que ne vous dois-je pas, seigneur, lui ditGracieuse, sans vous j’allais succomber ; soyez certain detoute ma reconnaissance.

Le prince n’oublia rien pour lui persuader deprendre une ferme résolution en sa faveur ; elle lui demandadu temps, et, quelque violence qu’il se fit, il lui accorda cequ’elle voulait.

Grognon vint ; elle demeura si surprisede ce qu’elle voyait qu’elle ne savait plus qu’imaginer pourdésoler Gracieuse : elle ne laissa pas de la battre, disantque les plumes étaient mal arrangées. Elle envoya quérir la fée, etse mit dans une colère horrible contre elle. La fée ne savait quelui répondre ; elle demeurait confondue. Enfin, elle lui ditqu’elle allait employer toute son industrie à faire une boîte quiembarrasserait bien sa prisonnière si elle s’avisait del’ouvrir ; et, quelques jours après, elle lui apporta uneboîte assez grande.

– Tenez, dit-elle à Grognon, envoyez portercela quelque part par votre esclave ; défendez-lui bien del’ouvrir ; elle ne pourra s’en empêcher, et vous serezcontente.

Grognon ne manqua à rien.

– Portez cette boîte, dit-elle, à mon richechâteau, et la mettez sur la table du cabinet ; mais je vousdéfends, sous peine de mourir, de regarder ce qui est dedans.

Gracieuse partit avec ses sabots, son habit detoile et son capuchon de laine ; ceux qui la rencontraientdisaient : « Voici quelque déesse déguisée », carelle ne laissait pas d’être d’une beauté merveilleuse. Elle nemarcha guère sans se lasser beaucoup. En passant dans un petit boisqui était bordé d’une prairie agréable, elle s’assit pour respirerun peu. Elle tenait la boîte sur ses genoux, et tout d’un coupl’envie la prit de l’ouvrir. « Qu’est-ce qui m’en peutarriver ? disait-elle. Je n’y prendrai rien, mais tout aumoins je verrai ce qui est dedans. » Elle ne réfléchit pasdavantage aux conséquences, elle l’ouvrit, et aussitôt il en sorttant de petits hommes et de petites femmes, de violons,d’instruments, de petites tables, petits cuisiniers, petitsplats ; enfin le géant de la troupe était haut comme le doigt.Ils sautent dans le pré ; ils se séparent en plusieurs bandes,et commencent le plus joli bal que l’on ait jamais vu : lesuns dansaient, les autres faisaient la cuisine, et les autresmangeaient ; les petits violons jouaient à merveille.Gracieuse prit d’abord quelque plaisir à voir une chose siextraordinaire ; mais quand elle fut un peu délassée etqu’elle voulut les obliger de rentrer dans la boîte, pas un seul nele voulut ; les petits messieurs et les petites damess’enfuyaient, les violons de même, et les cuisiniers, avec leursmarmites sur leur tête et les broches sur l’épaule, gagnaient lebois quand elle entrait dans le pré, et passaient dans le pré quandelle venait dans le bois.

– Curiosité trop indiscrète, disait Gracieuseen pleurant, tu vas être bien favorable à mon ennemie ! Leseul malheur dont je pouvais me garantir m’arrive par mafaute : non, je ne puis assez me le reprocher. Percinet,s’écria-t-elle, Percinet, s’il est possible que vous aimiez encoreune princesse si imprudente, venez m’aider dans la rencontre laplus fâcheuse de ma vie.

Percinet ne se fit pas appeler jusqu’à troisfois ; elle l’aperçut avec son riche habit vert.

– Sans la méchante Grognon, lui dit-il, belleprincesse, vous ne penseriez jamais à moi.

– Ah ! jugez mieux de mes sentiments,répliqua-t-elle, je ne suis ni insensible au mérite, ni ingrate auxbienfaits ; il est vrai que j’éprouve votre constance, maisc’est pour la couronner quand j’en serai convaincue.

Percinet, plus content qu’il eût encore été,donna trois coups de baguette sur la boîte : aussitôt petitshommes, petites femmes, violons, cuisiniers et rôti, tout s’y plaçacomme s’il ne s’en fût déplacé. Percinet avait laissé dans le boisson chariot ; il pria la princesse de s’en servir pour allerau riche château : elle avait bien besoin de cette voiture enl’état où elle était ; de sorte que, la rendant invisible, illa mena lui-même, et il eut le plaisir de lui tenir compagnie,plaisir auquel ma chronique dit qu’elle n’était pas indifférentedans le fond de son cœur ; mais elle cachait ses sentimentsavec soin.

Elle arriva au riche château, et quand elledemanda, de la part de Grognon, qu’on lui ouvrît le cabinet, legouverneur éclata de rire.

– Quoi, lui dit-il, tu crois en quittant tesmoutons entrer dans un si beau lieu ? Va, retourne où tuvoudras, jamais sabots n’ont été sur un tel plancher.

Gracieuse le pria de lui écrire un mot commequoi il la refusait ; il le voulut bien ; et sortant duriche château, elle trouva l’aimable Percinet qui l’attendait etqui la ramena au palais. Il serait difficile d’écrire tout ce qu’illui dit pendant le chemin, de tendre et de respectueux, pour luipersuader de finir ses malheurs. Elle lui répliqua que, si Grognonlui faisait encore un mauvais tour, elle y consentirait.

Lorsque cette marâtre la vit revenir, elle sejeta sur la fée, qu’elle avait retenue ; elle l’égratigna, etl’aurait étranglée si une fée était étranglable. Gracieuse luiprésenta le billet du gouverneur et la boîte : elle jeta l’unet l’autre au feu, sans daigner les ouvrir, et, si elle s’en étaitaccrue, elle y aurait bien jeté la princesse ; mais elle nedifférait pas son supplice pour longtemps.

Elle fit faire un grand trou dans le jardin,aussi profond qu’un puits ; l’on posa dessus une grossepierre. Elle s’alla promener, et dit à Gracieuse et à tous ceux quil’accompagnaient :

– Voici une pierre sous laquelle je suisavertie qu’il y a un trésor : allons, qu’on la lèvepromptement.

Chacun y mit la main, et Gracieuse comme lesautres : c’était ce qu’on voulait. Dès qu’elle fut au bord,Grognon la poussa rudement dans le puits, et on laissa retomber lapierre qui le fermait.

Pour ce coup-là il n’y avait plus rien àespérer ; où Percinet l’aurait-il pu trouver, au fond de laterre ? Elle en comprit bien les difficultés et se repentitd’avoir attendu si tard à l’épouser.

– Que ma destinée est terrible !s’écria-t-elle, je suis enterrée toute vivante ! ce genre demort est plus affreux qu’aucun autre. Vous êtes vengé de mesretardements, Percinet, mais je craignais que vous ne fussiez del’humeur légère des autres hommes, qui changent quand ils sontcertains d’être aimés. Je voulais enfin être sûre de votre cœur.Mes injustes défiances sont cause de l’état où je me trouve.Encore, continuait-elle, si je pouvais espérer que vous donnassiezdes regrets à ma perte, il me semble qu’elle me serait moinssensible.

Elle parlait ainsi pour soulager sa douleur,quand elle sentit ouvrir une petite porte qu’elle n’avait puremarquer dans l’obscurité. En même temps elle aperçut le jour, etun jardin rempli de fleurs, de fruits, de fontaines, de grottes, destatues, de bocages et de cabinets ; elle n’hésita point à yentrer. Elle s’avança dans une grande allée, rêvant dans son espritquelle fin aurait ce commencement d’aventure ; en même tempselle découvrit le château de féerie : elle n’eut pas de peineà le reconnaître, sans compter que l’on n’en trouve guère tout decristal de roche, et qu’elle y voyait ses nouvelles aventuresgravées. Percinet parut avec la reine sa mère et ses sœurs.

– Ne vous en défendez plus, belle princesse,dit la reine à Gracieuse, il est temps de rendre mon fils heureuxet de vous tirer de l’état déplorable où vous vivez sous latyrannie de Grognon.

La princesse reconnaissante se jeta à sesgenoux, et lui dit qu’elle pouvait ordonner de sa destinée, etqu’elle lui obéirait en tout ; qu’elle n’avait pas oublié laprophétie de Percinet lorsqu’elle partit du palais de féerie, quandil lui dit que ce même palais serait parmi les morts, et qu’ellen’y entrerait qu’après avoir été enterrée ; qu’elle voyaitavec admiration son savoir, et qu’elle n’en avait pas moins pourson mérite ; qu’ainsi elle l’acceptait pour époux. Le princese jeta à son tour à ses pieds ; en même temps le palaisretentit de voix et d’instruments, et les noces se firent avec ladernière magnificence. Toutes les fées de mille lieux à la ronde yvinrent avec des équipages somptueux ; les unes arrivèrentdans des chars tirés par des cygnes, d’autres par des dragons,d’autres sur des nues, d’autres dans des globes de feu. Entrecelles-là parut la fée qui avait aidé à Grognon à tourmenterGracieuse ; quand elle la reconnut, l’on n’a jamais été plussurpris ; elle la conjura d’oublier ce qui s’était passé, etqu’elle chercherait les moyens de réparer les maux qu’elle luiavait fait souffrir. Ce qui est de vrai, c’est qu’elle ne voulutpas demeurer au festin, et que remontant dans son char attelé dedeux terribles serpents, elle vola au palais du roi ; en celieu elle chercha Grognon, et lui tordit le col sans que ses gardesni ses femmes l’en pussent empêcher.

C’est toi, triste et funeste envie,

Qui causes les maux des humains,

Et qui de la plus belle vie

Troubles les jours les plus sereins.

C’est toi qui contre Gracieuse

De l’indigne Grognon animas le courroux ;

C’est toi qui conduisis les coups,

Qui la rendirent malheureuse.

Hélas ! quel eût été son sort,

Si de son Percival la constance amoureuse

Ne l’avait tant de fois dérobée à la mort.

Il méritait la récompense

Que reçut son ardeur.

Lorsque l’on aime avec constance,

Tôt ou tard on se voit dans un parfait bonheur.

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