Contes – Tome I

Fortunée

 

Il était une fois un pauvre laboureur, qui sevoyant sur le point de mourir, ne voulut laisser dans sa successionaucun sujet de dispute à son fils et à sa fille qu’il aimaittendrement.

« Votre mère m’apporta, leur dit-il, pourdot, deux escabelles et une paillasse. Les voilà avec ma poule, unpot d’œillets, et un jonc d’argent qui me fut donné par une grandedame qui séjourna dans ma pauvre chaumière ; elle me dit enpartant : “Mon bon homme, voilà un don que je vous fais ;soyez soigneux de bien arroser les œillets, et de bien serrer labague. Au reste, votre fille sera d’une incomparable beauté,nommez-la Fortunée, donnez-lui la bague et les œillets, pour laconsoler de sa pauvreté.” Ainsi, ajouta le bon homme, ma Fortunée,tu auras l’un et l’autre, le reste sera pour ton frère. »

Les deux enfants du laboureur parurentcontents : il mourut. Ils pleurèrent, et les partages sefirent sans procès. Fortunée croyait que son frère l’aimait ;mais ayant voulu prendre une des escabelles pours’asseoir :

« Garde tes œillets et ta bague, luidit-il, d’un air farouche, et pour mes escabelles ne les dérangepoint, j’aime l’ordre dans ma maison. »

Fortunée qui était très douce, se mit àpleurer sans bruit ; elle demeura debout, pendant que Bedou(c’est le nom de son frère) était mieux assis qu’un docteur.

L’heure de souper vint, Bedou avait unexcellent œuf frais de son unique poule, il en jeta la coquille àsa sœur.

« Tiens, lui dit-il, je n’ai pas autrechose à te donner ; si tu ne t’en accommodes point, va à lachasse aux grenouilles, il y en a dans le maraisprochain. »

Fortunée ne répliqua rien. Qu’aurait-ellerépliqué ? Elle leva les yeux au ciel, elle pleura encore, etpuis elle entra dans sa chambre. Elle la trouva toute parfumée, etne doutant point que ce ne fût l’odeur de ses œillets, elle s’enapprocha tristement, et leur dit :

« Beaux œillets, dont la variété me faitun extrême plaisir à voir, vous qui fortifiez mon cœur affligé, parce doux parfum que vous répandez, ne craignez point que je vouslaisse manquer d’eau, et que d’une main cruelle, je vous arrache devotre tige ; j’aurai soin de vous, puisque vous êtes monunique bien. »

En achevant ces mots, elle regarda s’ilsavaient besoin d’être arrosés ; ils étaient fort secs. Elleprit sa cruche, et courut au clair de la lune jusqu’à la fontaine,qui était assez loin.

Comme elle avait marché vite, elle s’assit aubord pour se reposer ; mais elle y fut à peine, qu’elle vitvenir une dame, dont l’air majestueux répondit bien à la nombreusesuite qui l’accompagnait ; six filles d’honneur soutenaient laqueue de son manteau ; elle s’appuyait sur deux autres ;ses gardes marchaient devant elle, richement vêtus de veloursamarante, en broderie de perles : on portait un fauteuil dedrap d’or, où elle s’assit, et un dais de campagne, qui fut bientôttendu ; en même temps on dressa le buffet, il était toutcouvert de vaisselle d’or et de vases de cristal. On lui servit unexcellent souper au bord de la fontaine, dont le doux murmuresemblait s’accorder à plusieurs voix, qui chantaient cesparoles :

Nos bois sont agités des plus tendres zéphirs,

Flore brille sur ces rivages ;

Sous ces sombres feuillages

Les oiseaux enchantés expriment leurs désirs.

Occupez-vous à les entendre ;

Et si votre cœur veut aimer,

Il est de doux objets qui peuvent vous charmer :

On fera gloire de se rendre.

Fortunée se tenait dans un petit coin, n’osantremuer, tant elle était surprise de toutes les choses qui sepassaient. Au bout d’un moment, cette grande reine dit à l’un deses écuyers :

« Il me semble que j’aperçois une bergèrevers ce buisson, faites-la approcher. »

Aussitôt Fortunée s’avança, et quelque timidequ’elle fût naturellement, elle ne laissa pas de faire une profonderévérence à la reine, avec tant de grâce, que ceux qui la virent endemeurèrent étonnés ; elle prit le bas de sa robe qu’ellebaisa, puis elle se tint debout devant elle, baissant les yeuxmodestement ; ses joues s’étaient couvertes d’un incarnat quirelevait la blancheur de son teint, et il était aisé de remarquerdans ses manières cet air de simplicité et de douceur, qui charmedans les jeunes personnes.

« Que faites-vous ici, la belle fille,lui dit la reine, ne craignez-vous point les voleurs ?

– Hélas ! madame, dit Fortunée, je n’aiqu’un habit de toile, que gagneraient-ils avec une pauvre bergèrecomme moi ?

– Vous n’êtes donc pas riche ? reprit lareine en souriant.

– Je suis si pauvre, dit Fortunée, que je n’aihérité de mon père qu’un pot d’œillets et un jonc d’argent.

– Mais vous avez un cœur, ajouta la reine, siquelqu’un voulait vous le prendre, voudriez-vous ledonner ?

– Je ne sais ce que c’est que de donner moncœur, madame, répondit-elle, j’ai toujours entendu dire que sansson cœur on ne peut vivre, que lorsqu’il est blessé il faut mourir,et malgré ma pauvreté, je ne suis point fâchée de vivre.

– Vous aurez toujours raison, la belle fille,de défendre votre cœur. Mais, dites-moi, continua la reine,avez-vous bien soupé ?

– Non, madame, dit Fortunée, mon frère a toutmangé. »

La reine commanda qu’on lui apportât uncouvert, et la faisant mettre à table, elle lui servit ce qu’il yavait de meilleur. La jeune bergère était si surprise d’admiration,et si charmée des bontés de la reine, qu’elle pouvait à peinemanger un morceau.

« Je voudrais bien savoir, lui dit lareine, ce que vous venez faire si tard à la fontaine ?

– Madame, dit-elle, voilà ma cruche, je venaisquérir de l’eau pour arroser mes œillets. »

En parlant ainsi, elle se baissa pour prendresa cruche qui était auprès d’elle ; mais lorsqu’elle la montraà la reine, elle fut bien étonnée de la trouver d’or, toutecouverte de gros diamants, et remplie d’une eau qui sentaitadmirablement bon. Elle n’osait l’emporter, craignant qu’elle nefût pas à elle.

« Je vous la donne, Fortunée, dit lareine ; allez arroser les fleurs dont vous prenez soin, etsouvenez-vous que la reine des Bois veut être de vosamies. »

À ces mots, la bergère se jeta à sespieds.

« Après vous avoir rendu de très humblesgrâces, madame, lui dit-elle, de l’honneur que vous me faites,j’ose prendre la liberté de vous prier d’attendre ici un moment, jevais vous quérir la moitié de mon bien, c’est mon pot d’œillets,qui ne peut jamais être en de meilleures mains que les vôtres.

– Allez, Fortunée, lui dit la reine, en luitouchant doucement les joues, je consens de rester ici jusqu’à ceque vous reveniez. »

Fortunée prit sa cruche d’or, et courut danssa petite chambre ; mais pendant qu’elle en avait été absente,son frère Bedou y était entré, il avait pris le pot d’œillets, etmis à la place un grand chou. Quand Fortunée aperçut ce malheureuxchou, elle tomba dans la dernière affliction, et demeura fortirrésolue si elle retournerait à la fontaine. Enfin elle s’ydétermina, et se mettant à genoux devant la reine :

« Madame, lui dit-elle, Bedou m’a volémon pot d’œillets, il ne me reste que mon jonc ; je voussupplie de le recevoir comme une preuve de ma reconnaissance.

– Si je prends votre jonc, belle bergère, ditla reine, vous voilà ruinée ?

– Ha ! madame, dit-elle, avec un air toutspirituel, si je possède vos bonnes grâces, je ne puis meruiner. »

La reine prit le jonc de Fortunée, et le mit àson doigt ; aussitôt elle monta dans un char de corail,enrichi d’émeraudes, tiré par six chevaux blancs, plus beaux quel’attelage du soleil. Fortunée la suivit des yeux, tant qu’elleput ; enfin les différentes routes de la forêt la dérobèrent àsa vue. Elle retourna chez Bedou, toute remplie de cette aventure.La première chose qu’elle fit en entrant dans la chambre, ce fut dejeter le chou par la fenêtre. Mais elle fut bien étonnée d’entendreune voix, qui criait : « Ha ! je suis mort. »Elle ne comprit rien à ces plaintes, car ordinairement les choux neparlent pas. Dès qu’il fut jour, Fortunée, inquiète de son potd’œillets, descendit en bas pour l’aller chercher ; et lapremière chose qu’elle trouva, ce fut le malheureux chou ;elle lui donna un coup de pied, et disant :

« Que fais-tu ici, toi qui te mêles detenir dans ma chambre la place de mes œillets ?

– Si l’on ne m’y avait pas porté, répondit lechou, je ne me serais pas avisé de ma tête d’y aller. »

Elle frissonna, car elle avaitgrand’peur ; mais le chou lui dit encore :

« Si vous voulez me reporter avec mescamarades, je vous dirai en deux mots que vos œillets sont dans lapaillasse de Bedou. »

Fortunée, au désespoir, ne savait comment lesreprendre ; elle eut la bonté de planter le chou, et ensuiteelle prit la poule favorite de son frère, et lui dit :

« Méchante bête, je vais te faire payertous les chagrins que Bedou me donne.

– Ha ! bergère, dit la poule, laissez-moivivre, et comme mon humeur est de caqueter, je vais vous apprendredes choses surprenantes.

“Ne croyez pas être fille du laboureur chezqui vous avez été nourrie ; non, belle Fortunée, il n’estpoint votre père ; mais la reine qui vous donna le jour, avaitdéjà eu six filles ; et comme si elle eût été la maîtressed’avoir un garçon, son mari et son beau-père lui dirent qu’ils lapoignarderaient, à moins qu’elle ne leur donnât un héritier.

“La pauvre reine affligée devint grosse ;on l’enferma dans un château, et l’on mit auprès d’elle des gardes,ou pour mieux dire, des bourreaux, qui avaient ordre de la tuer, sielle avait encore une fille. Cette princesse alarmée du malheur quila menaçait, ne mangeait et ne dormait plus ; elle avait unesœur qui était fée ; elle lui écrivit ses justescraintes ; la fée étant grosse, savait bien qu’elle aurait unfils. Lorsqu’elle fut accouchée, elle chargea les zéphirs d’unecorbeille, où elle enferma son fils bien proprement, et elle leurdonna ordre qu’ils portassent le petit prince dans la chambre de lareine, afin de le changer contre la fille qu’elle aurait :cette prévoyance ne servit de rien, parce que la reine ne recevantaucune nouvelle de sa sœur la fée, profita de la bonne volonté d’unde ses gardes, qui en eut pitié, et qui la sauva avec une échellede cordes.

“Dès que vous fûtes venue au monde, la reineaffligée cherchant à se cacher, arriva dans cette maisonnette,demi-morte de lassitude et de douleur ; j’étais laboureuse,dit la poule, et bonne nourrice, elle me chargea de vous, et meraconta ses malheurs, dont elle se trouva si accablée, qu’ellemourut sans avoir le temps de nous ordonner ce que nous ferions devous.

“Comme j’ai aimé toute ma vie à causer, jen’ai pu m’empêcher de dire cette aventure ; de sorte qu’unjour il vint ici une belle dame, à laquelle je contai tout ce quej’en savais. Aussitôt, elle me toucha d’une baguette, et je devinspoule, sans pouvoir parler davantage : mon affliction futextrême et mon mari qui était absent dans le moment de cettemétamorphose, n’en a jamais mais rien su.

“À son retour, il me chercha partout ;enfin il crut que j’étais noyée, ou que les bêtes des forêtsm’avaient dévorée. Cette même dame qui m’avait fait tant de mal,passa une seconde fois par ici ; elle lui ordonna de vousappeler Fortunée, et lui fit présent d’un jonc d’argent et d’un potd’œillets ; mais comme elle était céans, il arriva vingt-cinqgardes du roi votre père, qui vous cherchaient avec de mauvaisesintentions : elle dit quelques paroles, et les fit devenir deschoux verts, du nombre desquels est celui que vous jetâtes hier ausoir par votre fenêtre. Je ne l’avais point entendu parler jusqu’àprésent, je ne pouvais parler moi-même, j’ignore comment la voixnous est revenue. »

La princesse demeura bien surprise desmerveilles que la poule venait de lui raconter ; elle étaitencore pleine de bonté, et lui dit :

« Vous me faites grand’pitié, ma pauvrenourrice, d’être devenue poule, je voudrais fort vous rendre votrepremière figure, si je le pouvais ; mais ne désespérons derien, il me semble que toutes les choses que vous venez dem’apprendre, ne peuvent demeurer dans la même situation. Je vaischercher mes œillets, car je les aime uniquement. »

Bedou était allé au bois, ne pouvant imaginerque Fortunée s’avisât de fouiller dans sa paillasse ; elle futravie de son éloignement, et se flatta qu’elle ne trouverait aucunerésistance, lorsqu’elle vit tout d’un coup une grande quantité derats prodigieux, armés en guerre : ils se rangèrent parbataillons, ayant derrière eux la fameuse paillasse et lesescabelles aux côtés ; plusieurs grosses souris formaient lecorps de réserve, résolues de combattre comme des amazones.

Fortunée demeura bien surprise ; ellen’osait s’approcher, car les rats se jetaient sur elle, lamordaient et la mettaient en sang.

« Quoi ! s’écria-t-elle, mon œillet,mon cher œillet, resterez-vous en si mauvaisecompagnie ? »

Elle s’avisa tout d’un coup, que peut-êtrecette eau si parfumée qu’elle avait dans un vase d’or, aurait unevertu particulière ; elle courut la quérir ; elle en jetaquelques gouttes sur le peuple souriquois ; en même temps laracaille se sauva chacun dans son trou et la princesse pritpromptement ses beaux œillets, qui étaient sur le point de mourir,tant ils avaient besoin d’être arrosés ; elle versa dessustoute l’eau qui était dans son vase d’or, et elle les sentait avecbeaucoup de plaisir, lorsqu’elle entendit une voix fort douce quisortait d’entre les branches, et qui lui dit :

« Incomparable Fortunée, voici le jourheureux et tant désiré de vous déclarer mes sentiments ;sachez que le pouvoir de votre beauté est tel, qu’il peut rendresensible jusqu’aux fleurs. »

La princesse, tremblante et surprise d’avoirentendu parler un chou, une poule, un œillet, et d’avoir vu unearmée de rats, devint pâle et s’évanouit. Bedou arrivalà-dessus : le travail et le soleil lui avaient échauffé latête ; quand il vit que Fortunée était venue chercher sesœillets, et qu’elle les avait trouvés, il la traîna jusqu’à saporte, et la mit dehors. Elle eut à peine senti la fraîcheur de laterre, qu’elle ouvrit ses beaux yeux ; elle aperçut auprèsd’elle la reine des Bois, toujours charmante et magnifique.

« Vous avez un mauvais frère, dit-elle àFortunée, j’ai vu avec quelle inhumanité il vous a jetée ici ;voulez-vous que je vous venge ?

– Non, madame, lui dit-elle, je ne suis pointcapable de me fâcher, et son mauvais naturel ne peut changer lemien.

– Mais, ajouta la reine, j’ai un pressentimentqui m’assure que ce gros laboureur n’est pas votre frère ;qu’en pensez-vous ?

– Toutes les apparences me persuadent qu’ill’est, madame, répliqua modestement la bergère, et je dois les encroire.

– Quoi ! continua la reine, n’avez-vouspas entendu dire que vous êtes née princesse ?

– On me l’a dit depuis peu, répondit-elle,cependant oserais-je me vanter d’une chose dont je n’ai aucunepreuve ?

– Ha, ma chère enfant, ajouta la reine, que jevous aime de cette humeur ! je connais à présent quel’éducation obscure que vous avez reçue n’a point étouffé lanoblesse de votre sang. Oui, vous êtes princesse, et il n’a pastenu à moi de vous garantir des disgrâces que vous avez éprouvéesjusqu’à cette heure. »

Elle fut interrompue en cet endroit parl’arrivée d’un jeune adolescent plus beau que le jour ; ilétait habillé d’une longue veste mêlée d’or et de soie verte,rattachée par de grandes boutonnières d’émeraudes, de rubis et dediamants ; il avait une couronne d’œillets, ses cheveuxcouvraient ses épaules. Aussitôt qu’il vit la reine, il mit ungenou en terre, et la salua respectueusement.

« Ha ! mon fils, mon aimable Œillet,lui dit-elle, le temps fatal de votre enchantement vient de finir,par le secours de la belle Fortunée : quelle joie de vousvoir ! »

Elle le serra étroitement entre sesbras ; et se tournant ensuite vers la bergère :

« Charmante princesse, lui dit-elle, jesais tout ce que la poule vous a raconté : mais ce que vous nesavez point, c’est que les zéphyrs que j’avais chargés de mettremon fils à votre place, le portèrent dans un parterre de fleurs.Pendant qu’ils allaient chercher votre mère qui était ma sœur, unefée qui n’ignorait rien des choses les plus secrètes, et aveclaquelle je suis brouillée depuis longtemps, épia si bien le momentqu’elle avait prévu dès la naissance de mon fils, qu’elle lechangea sur-le-champ en œillet, et malgré ma science, je ne pusempêcher ce malheur. Dans le chagrin où j’étais réduite, j’employaitout mon art pour chercher quelque remède, et je n’en trouvai pointde plus assuré que d’apporter le prince Œillet dans le lieu où vousétiez nourrie, devinant que lorsque vous auriez arrosé les fleursde l’eau délicieuse que j’avais dans un vase d’or, il parlerait, ilvous aimerait, et qu’à l’avenir rien ne troublerait votrerepos ; j’avais même le jonc d’argent qu’il fallait que jereçusse de votre main, n’ignorant pas que ce serait la marque àquoi je connaîtrais que l’heure approchait où le charme perdait saforce, malgré les rats et les souris que notre ennemie devaitmettre en campagne, pour vous empêcher de toucher aux œillets.Ainsi, ma chère Fortunée, si mon fils vous épouse avec ce jonc,votre félicité sera permanente : voyez à présent si ce princevous paraît assez aimable pour le recevoir pour époux.

– Madame, répliqua-t-elle en rougissant, vousme comblez de grâces, je connais que vous êtes ma tante ; quepar votre savoir, les gardes envoyés pour me tuer, ont étémétamorphosés en choux, et ma nourrice en poule ; qu’en meproposant l’alliance du prince Œillet, c’est le plus grand honneuroù je puisse prétendre. Mais, vous dirai-je mon incertitude ?Je ne connais point son cœur, et je commence à sentir pour lapremière fois de ma vie que je ne pourrais être contente s’il nem’aimait pas.

– N’ayez point d’incertitude là-dessus, belleprincesse, lui dit le prince, il y a longtemps que vous avez faiten moi toute l’impression que vous y voulez faire à présent, et sil’usage de la voix m’avait été permis, que n’auriez-vous pasentendu tous les jours des progrès d’une passion qui meconsumait ? mais je suis un prince malheureux, pour lequelvous ne ressentez que de l’indifférence. »

Il lui dit ensuite ces vers :

Tandis que d’un œillet j’ai gardé la figure,

Vous me donniez vos tendres soins :

Vous veniez quelquefois admirer sans témoins,

De mes brillantes fleurs la bizarre peinture.

Pour vous je répandais mes parfums les plus doux,

J’affectais à vos yeux une beauté nouvelle ;

Et lorsque j’étais loin de vous,

Une sécheresse mortelle

Ne vous prouvait que trop, qu’en secret consumé,

Je languissais toujours dans l’attente cruelle

De l’objet qui m’avait charmé.

À mes douleurs vous étiez favorable,

Et votre belle main,

D’une eau pure arrosait mon sein,

Et quelquefois votre bouche adorable,

Me donnait des baisers, hélas ! pleins dedouceurs.

Pour mieux jouir de mon bonheur,

Et vous prouver mes feux et ma reconnaissance,

Je souhaitais, en un si doux moment,

Que quelque magique puissance,

Me fît sortir d’un triste enchantement.

Mes vœux sont exaucés, je vous vois, je vousaime ;

Je puis vous dire mon tourment :

Mais par malheur pour moi, vous n’êtes plus la même.

Quels vœux ai-je formés ! justes dieux, qu’ai-jefait !

La princesse parut fort contente de lagalanterie du prince ; elle loua beaucoup cet impromptu, etquoiqu’elle ne fût pas accoutumée à entendre des vers, elle enparla en personne de bon goût. La reine, qui ne la souffrait vêtueen bergère qu’avec impatience, la toucha, lui souhaitant les plusriches habits qui se fussent jamais vus ; en même temps satoile blanche se changea en brocart d’argent, brodéd’escarboucles ; de sa coiffure élevée, tombait un long voilede gaze mêlé d’or ; ses cheveux noirs étaient ornés de millediamants ; et son teint, dont la blancheur éblouissait, pritdes couleurs si vives, que le prince pouvait à peine en soutenirl’éclat.

« Ha ! Fortunée, que vous êtes belleet charmante ! s’écria-t-il en soupirant ; serez-vousinexorable à mes peines ?

– Non, mon fils, dit la reine, votre cousinene résistera point à nos prières. »

Dans le temps qu’elle parlait ainsi, Bedou quiretournait à son travail, passa, et voyant Fortunée comme unedéesse, il crut rêver ; elle l’appela avec beaucoup de bonté,et pria la reine d’avoir pitié de lui.

« Quoi ! après vous avoir simaltraitée ! dit-elle.

– Ha ! madame, répliqua la princesse, jesuis incapable de me venger. »

La reine l’embrassa, et loua la générosité deses sentiments.

« Pour vous contenter, ajouta-t-elle, jevais enrichir l’ingrat Bedou »; sa chaumière devint un palaismeublé et plein d’argent ; ses escabelles ne changèrent pointde forme, non plus que sa paillasse, pour le faire souvenir de sonpremier état, mais la reine des Bois lima son esprit ; ellelui donna de la politesse, elle changea sa figure. Bedou alors setrouva capable de reconnaissance. Que ne dit-il pas à la reine et àla princesse pour leur témoigner la sienne dans cette occasion.

Ensuite par un coup de baguette, les chouxdevinrent des hommes, la poule une femme ; le prince Œilletétait seul mécontent ; il soupirait auprès de saprincesse ; il la conjurait de prendre une résolution en safaveur : enfin elle y consentit ; elle n’avait rien vud’aimable, et tout ce qui était aimable, l’était moins que ce jeuneprince. La reine des Bois, ravie d’un si heureux mariage, nenégligea rien pour que tout y fût somptueux ; cette fête duraplusieurs années, et le bonheur de ces tendres époux dura autantque leur vie.

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