Contes – Tome I

Le Prince lutin

 

Il était une fois un roi et une reine quin’avaient qu’un fils qu’ils aimaient passionnément, bien qu’il fûttrès mal fait. Il était aussi gros que le plus gros homme, et aussipetit que le plus petit nain. Mais ce n’était rien de la laideur deson visage et de la difformité de son corps en comparaison de lamalice de son esprit : c’était une bête opiniâtre qui désolaittout le monde. Dès sa plus grande enfance le roi le remarqua bien,mais la reine en était folle ; elle contribuait encore à legâter par des complaisances outrées, qui lui faisaient connaître lepouvoir qu’il avait sur elle ; et pour faire sa cour à cetteprincesse, il fallait lui dire que son fils était beau etspirituel. Elle voulut lui donner un nom qui inspirât du respect etde la crainte. Après avoir longtemps cherché, elle l’appelaFuribon.

Quand il fut en âge d’avoir un gouverneur, leroi choisit un prince qui avait d’anciens droits sur la couronne,qu’il aurait soutenus en homme de courage, si ses affaires avaientété en meilleur état ; mais il y avait longtemps qu’il n’ypensait plus : toute son application était à bien élever sonfils unique.

Il n’a jamais été un plus beau naturel, unesprit plus vif et plus pénétrant, plus docile et plussoumis ; tout ce qu’il disait avait un tour heureux et unegrâce particulière : sa personne était toute parfaite.

Le roi ayant choisi ce grand seigneur pourconduire la jeunesse de Furibon, il lui commanda d’être bienobéissant ; mais c’était un indocile que l’on fouettait centfois sans le corriger de rien. Le fils de son gouverneur s’appelaitLéandre : tout le monde l’aimait. Les dames le voyaient trèsfavorablement, mais il ne s’attachait à pas une : ellesl’appelaient le bel indifférent. Elles lui faisaient la guerre sansle faire changer de manière : il ne quittait presque pointFuribon ; cette compagnie ne servait qu’à le faire trouverplus hideux. Il ne s’approchait des dames que pour leur dire desduretés : tantôt elles étaient mal habillées, une autre foiselles avaient l’air provincial ; il les accusait devant toutle monde d’être fardées. Il ne voulait savoir leurs intrigues quepour en parler à la reine, qui les grondait, et pour les punir,elle les faisait jeûner. Tout cela était cause que l’on haïssaitmortellement Furibon ; il le voyait bien, et s’en prenaitpresque toujours au jeune Léandre.

« Vous êtes fort heureux, lui disait-ilen le regardant de travers : les dames vous louent et vousapplaudissent, elles ne sont pas de même pour moi.

– Seigneur, répliquait-il modestement, lerespect qu’elles ont pour vous les empêche de se familiariser.

– Elles font fort bien, disait-il, car je lesbattrais comme plâtre pour leur apprendre leur devoir. »

Un jour qu’il était arrivé des ambassadeurs debien loin, le prince, accompagné de Léandre, resta dans une galeriepour les voir passer. Dès que les ambassadeurs aperçurent Léandre,ils s’avancèrent, et vinrent lui faire de profondes révérences,témoignant par des signes leur admiration ; puis, regardantFuribon, ils crurent que c’était son nain ; ils le prirent parle bras, le firent tourner et retourner en dépit qu’il en eût.

Léandre était au désespoir ; il se tuaitde leur dire que c’était le fils du roi, ils ne l’entendaientpoint ; par malheur l’interprète était allé les attendre chezle roi. Léandre, connaissant qu’ils ne comprenaient rien à sessignes, s’humiliait encore davantage auprès de Furibon ; etles ambassadeurs, aussi bien que ceux de leur suite, croyant quec’était un jeu, riaient à s’en trouver mal, et voulaient lui donnerdes croquignoles et des nasardes à la mode de leur pays. Ce prince,désespéré, tira sa petite épée, qui n’était pas plus longue qu’unéventail ; il aurait fait quelque violence, sans le roi quivenait au-devant des ambassadeurs, et qui demeura bien surpris decet emportement. Il leur en demanda excuse, car il savait leurlangue ; ils lui répliquèrent que cela ne tirait point àconséquence, qu’ils avaient bien vu que cet affreux petit nainétait de mauvaise humeur. Le roi fut affligé que la méchante minede son fils et ses extravagances le fissent méconnaître.

Quand Furibon ne les vit plus, il prit Léandrepar les cheveux, il lui en arracha deux ou trois poignées : ill’aurait étranglé s’il avait pu ; il lui défendit de paraîtrejamais devant lui. Le père de Léandre, offensé du procédé deFuribon, envoya son fils dans un château qu’il avait à la campagne.Il ne s’y trouva point désœuvré, il aimait la chasse, la pêche etla promenade, il savait peindre, il lisait beaucoup, et jouait deplusieurs instruments. Il s’estima heureux de n’être plus obligé defaire la cour à son fantasque prince, et, malgré la solitude, il nes’ennuyait pas un moment.

Un jour qu’il s’était promené longtemps dansses jardins, comme la chaleur augmentait, il entra dans un petitbois dont les arbres étaient si hauts et si touffus qu’il se trouvaagréablement à l’ombre. Il commençait à jouer de la flûte pour sedivertir, lorsqu’il sentit quelque chose qui faisait plusieurstours à sa jambe et qui la serrait très fort. Il regarda ce que cepouvait être, et fut bien surpris de voir une grossecouleuvre ; il prit son mouchoir, et l’attrapant par la tête,il allait la tuer ; mais elle entortilla encore le reste deson corps autour de son bras, et, le regardant fixement, ellesemblait lui demander grâce. Un de ses jardiniers arriva là-dessusil n’eut pas plus tôt aperçu la couleuvre qu’il cria à sonmaître.

« Seigneur, tenez-la bien, il y a uneheure que je la poursuis pour la tuer ; c’est la plus finebête qui soit au monde, elle désole nos parterres. »

Léandre jeta encore les yeux sur la couleuvre,qui était tachetée de mille couleurs extraordinaires, et qui, leregardant toujours, ne remuait point pour se défendre.

« Puisque tu voulais la tuer, dit-il àson jardinier, et qu’elle est venue se réfugier auprès de moi, jete défends de lui faire aucun mal, je veux la nourrir ; etquand elle aura quitté sa belle peau, je la laisseraialler. »

Il retourna chez lui, il la mit dans unegrande chambre dont il garda la clef ; il lui fit apporter duson, du lait, des fleurs et des herbes pour la nourrir et pour laréjouir : voilà une couleuvre fort heureuse ! Il allaitquelquefois la voir ; dès qu’elle l’apercevait, elle venaitau-devant de lui, rampant et faisant toutes les petites mines etles airs gracieux dont une couleuvre est capable. Ce prince enétait surpris ; mais cependant il n’y faisait pas une grandeattention.

Toutes les dames de la cour étaient affligéesde son absence ; on ne parlait que de lui, on désirait sonretour.

« Hélas ! disaient-elles, il n’y aplus de plaisirs à la cour depuis que Léandre en est parti ;le méchant Furibon en est cause. Faut-il qu’il lui veuille du mald’être plus aimable et plus aimé que lui ? Faut-il que pourlui plaire il se défigure la taille et le visage ? Faut-il quepour lui ressembler il se disloque les os, qu’il se fende la bouchejusqu’aux oreilles, qu’il s’apetisse les yeux, qu’il s’arrache lenez ? Voilà un petit magot bien injuste ! Il n’aurajamais de joie en sa vie, car il ne trouvera personne qui ne soitplus beau que lui. »

Quelque méchants que soient les princes, ilsont toujours des flatteurs, et même les méchants en ont plus queles autres. Furibon avait les siens : son pouvoir sur l’espritde la reine le faisait craindre. On lui conta ce que les damesdisaient ; il se mit dans une colère qui allait jusqu’à lafureur. Il entra ainsi dans la chambre de la reine, et lui ditqu’il allait se tuer à ses yeux, si elle ne trouvait le moyen defaire périr Léandre. La reine, qui le haïssait parce qu’il étaitplus beau que son singe de fils, répliqua qu’il y avait longtempsqu’elle le regardait comme un traître, qu’elle donnerait volontiersles mains à sa mort ; qu’il fallait qu’il allât avec ses plusconfidents à la chasse, que Léandre y viendrait, et qu’on luiapprendrait bien à se faire aimer de tout le monde.

Furibon fut donc à la chasse ; quandLéandre entendit des chiens et des cors dans ses bois, il monta àcheval et vint voir qui c’était. Il demeura fort surpris de larencontre inopinée du prince ; il mit pied à terre et le saluarespectueusement ; il le reçut mieux qu’il ne l’espérait, etlui dit de le suivre. Aussitôt il se détourna, faisant signe auxassassins de ne pas manquer leur coup. Il s’éloignait fort vite,lorsqu’un lion d’une grandeur prodigieuse sortit du fond de sacaverne, et se lançant sur lui, le jeta par terre. Ceux quil’accompagnaient prirent la fuite ; Léandre resta seul àcombattre ce furieux animal. Il fut à lui l’épée à la main, ilhasarda d’en être dévoré, et par sa valeur et son adresse il sauvason plus cruel ennemi. Furibon s’était évanoui de peur ;Léandre le secourut avec des soins merveilleux. Lorsqu’il fut unpeu revenu, il lui présenta son cheval pour monter dessus ;tout autre qu’un ingrat aurait ressenti jusqu’au fond du cœur desobligations si vives et si récentes et n’aurait pas manqué de faireet de dire des merveilles. Point du tout, il ne regarda passeulement Léandre, et il ne se servit de son cheval que pour allerchercher les assassins, auxquels il ordonna de le tuer. Ilsenvironnèrent Léandre, et il aurait été infailliblement tué s’ilavait eu moins de courage. Il gagna un arbre, il s’y appuya pourn’être pas attaqué par derrière, il n’épargna aucun de ses ennemis,et combattit en homme désespéré. Furibon, le croyant mort, se hâtade venir pour se donner le plaisir de le voir ; mais il eut unautre spectacle que celui auquel il s’attendait, tous ces scélératsrendaient les derniers soupirs. Quand Léandre le vit, il s’avançaet lui dit :

« Seigneur, si c’est par votre ordre quel’on m’assassine, je suis fâché de m’être défendu.

– Vous êtes un insolent, répliqua le prince encolère ; si jamais vous paraissez devant moi, je vous feraimourir. »

Léandre ne lui répliqua rien ; il seretira fort triste chez lui, et passa la nuit à songer à ce qu’ildevait faire, car il n’y avait pas d’apparence de tenir tête aufils du roi. Il résolut de voyager par le monde mais, étant près departir, il se souvint de la couleuvre ; il prit du lait et desfruits qu’il lui porta. En ouvrant la porte, il aperçut une lueurextraordinaire qui brillait dans un des coins de la chambre ;il y jeta les yeux, et fut surpris de la présence d’une dame dontl’air noble et majestueux ne laissait pas douter de la grandeur desa naissance ; son habit était de satin amarante, brodé dediamants et de perles. Elle s’avança vers lui d’un air gracieux etlui dit :

« Jeune prince, ne cherchez point ici lacouleuvre que vous y avez apportée, elle n’y est plus ; vousme trouvez à sa place pour vous payer ce qu’elle vous doit ;mais il faut vous parler plus intelligiblement. Sachez que je suisla fée Gentille, fameuse à cause des tours de gaieté et desouplesse que je sais faire ; nous vivons cent ans sansvieillir, sans maladies, sans chagrins et sans peines ; ceterme expiré, nous devenons couleuvres pendant huit jours :c’est ce temps seul qui nous est fatal, car alors nous ne pouvonsplus prévoir ni empêcher nos malheurs, et si l’on nous tue, nous neressuscitons plus : ces huit jours expirés, nous reprenonsnotre forme ordinaire, avec notre beauté, notre pouvoir et nostrésors. Vous savez à présent, seigneur, les obligations que jevous ai, il est bien juste que je m’en acquitte ; pensez àquoi je peux vous être utile, et comptez sur moi. »

Le jeune prince, qui n’avait point eujusque-là de commerce avec les fées, demeura si surpris qu’il futlongtemps sans pouvoir parler. Mais, lui faisant une profonderévérence :

« Madame, dit-il, après l’honneur quej’ai eu de vous servir, il me semble que je n’ai rien à souhaiterde la fortune.

– J’aurais bien du chagrin, répliqua-t-elle,que vous ne me missiez pas en état de vous être utile. Considérezque je peux vous faire un grand roi, prolonger votre vie, vousrendre plus aimable, vous donner des mines de diamants et desmaisons pleines d’or ; je peux vous rendre excellent orateur,poète, musicien et peintre ; je peux vous faire aimer desdames, augmenter votre esprit ; je peux vous faire lutinaérien, aquatique et terrestre. »

Léandre l’interrompit en cet endroit.

« Permettez-moi, madame, de vousdemander, lui dit-il, à quoi me servirait d’être lutin.

– À mille choses utiles et agréables, repartitla fée. Vous êtes invisible quand il vous plaît ; voustraversez en un instant le vaste espace de l’univers ; vousvous élevez sans avoir des ailes ; vous allez au fond de laterre sans être mort ; vous pénétrez les abîmes de la mer sansvous noyer ; vous entrez partout, quoique les fenêtres et lesportes soient fermées ; et, dès que vous le jugez à propos,vous vous laissez voir sous votre forme naturelle.

– Ah ! madame, s’écria-t-il, je choisisd’être lutin ; je suis sur le point de voyager, j’imagine desplaisirs infinis dans ce personnage, et je le préfère à toutes lesautres choses que vous m’avez si généreusement offertes.

– Soyez lutin, répliqua Gentille en luipassant trois fois la main sur les yeux et sur le visage ;soyez lutin aimé, soyez lutin aimable, soyez lutinlutinant. »

Ensuite elle l’embrassa et lui donna un petitchapeau rouge, garni de deux plumes de perroquet.

« Quand vous l’ôterez, on vousverra. »

Léandre, ravi, enfonça le petit chapeau rougesur sa tête, et souhaita d’aller dans la forêt cueillir des rosessauvages qu’il y avait remarquées. En même temps son corps devintaussi léger que sa pensée ; il se transporta dans la forêt,passant par la fenêtre et voltigeant comme un oiseau ; il nelaissa pas de sentir de la crainte lorsqu’il se vit si élevé, etqu’il traversait la rivière ; il appréhendait de tomber dedanset que le pouvoir de la fée n’eût pas celui de le garantir. Mais ilse trouva heureusement au pied du rosier ; il prit troisroses, et revint sur-le-champ dans la chambre où la fée étaitencore : il les lui présenta, étant ravi que son petit coupd’essai eût si bien réussi. Elle lui dit de garder ces roses ;qu’il y en avait une qui lui fournirait tout l’argent dont ilaurait besoin ; qu’en mettant l’autre sur la gorge de samaîtresse, il connaîtrait si elle était fidèle, et que la dernièrel’empêcherait d’être malade. Puis, sans attendre des remerciements,elle lui souhaita un heureux voyage et disparut.

Il se réjouit infiniment du beau don qu’ilvenait d’obtenir.

« Aurais-je pu penser, disait-il que,pour avoir sauvé une pauvre couleuvre des mains de mon jardinier,il m’en serait revenu des avantages si rares et si grands ? Ôque je vais me réjouir ! que je passerai d’agréablesmoments ! que je saurai de choses ! Me voilàinvisible ; je serai informé des aventures les plussecrètes. »

Il songea aussi qu’il se ferait un ragoûtsensible de prendre quelque vengeance de Furibon. Il mitpromptement ordre à ses affaires, et monta sur le plus beau chevalde son écurie, appelé Gris-de-lin, suivi de quelques-uns de sesdomestiques vêtus de sa livrée, pour que le bruit de son retour fûtplus tôt répandu.

Il faut savoir que Furibon, qui était un grandmenteur, avait dit que sans son courage Léandre l’aurait assassinéà la chasse ; qu’il avait tué tous ses gens, et qu’il voulaitqu’on en fît justice. Le roi, importuné par la reine, donna ordrequ’on allât l’arrêter de sorte que, lorsqu’il vint d’un air sirésolu, Furibon en fut averti. Il était trop timide pour l’allerchercher lui-même ; il courut dans la chambre de sa mère, etlui dit que Léandre venait d’arriver, qu’il la priait qu’onl’arrêtât. La reine, diligente pour tout ce que pouvait désirer sonmagot de fils, ne manqua pas d’aller trouver le roi, et le prince,impatient de savoir ce qui serait résolu, la suivit sans dire mot.Il s’arrêta à la porte, il en approcha l’oreille, et releva sescheveux pour mieux entendre. Léandre entra dans la grande salle dupalais avec le petit chapeau rouge sur sa tête : le voilàdevenu invisible. Dès qu’il aperçut Furibon qui écoutait, il pritun clou avec un marteau, il y attacha rudement son oreille.

Furibon se désespère, enrage, frappe comme unfou à la porte, poussant de hauts cris. La reine, à cette voix,courut l’ouvrir ; elle acheva d’emporter l’oreille de sonfils ; il saignait comme si on l’eût égorgé, et faisait unelaide grimace. La reine inconsolable le met sur ses genoux, portela main à son oreille, la baise et l’accommode. Lutin se saisitd’une poignée de verges dont on fouettait les petits chiens du roi,et commença d’en donner plusieurs coups sur les mains de la reineet sur le museau de son fils : elle s’écrie qu’on l’assassine,qu’on l’assomme. Le roi regarde, le monde accourt, l’on n’aperçoitpersonne ; l’on dit tout bas que la reine est folle, et quecela ne lui vient que de douleur de voir l’oreille de Furibonarrachée. Le roi est le premier à le croire, il l’évite quand elleveut l’approcher : cette scène était fort plaisante. Enfin lebon Lutin donne encore mille coups à Furibon, puis il sort de lachambre, passe dans le jardin, et se rend visible. Il va hardimentcueillir les cerises, les abricots, les fraises et les fleurs duparterre de la reine : c’était elle seule qui les arrosait, ily allait de la vie d’y toucher. Les jardiniers, bien surpris,vinrent dire à leurs majestés que le prince Léandre dépouillait lesarbres de fruits et le jardin de fleurs.

« Quelle insolence ! s’écria lareine. Mon petit Furibon ! mon cher poupard, oublie pour unmoment ton mal d’oreille, et cours vers ce scélérat ; prendsnos gardes, nos mousquetaires, nos gendarmes, nos courtisans ;mets-toi à leur tête, attrape-le et fais-en unecapilotade. »

Furibon, animé par sa mère et suivi de millehommes bien armés, entre dans le jardin, et voit Léandre sous unarbre qui lui jette une pierre dont il lui casse le bras, et plusde cent oranges au reste de sa troupe. On voulut courir versLéandre, mais en même temps on ne le vit plus. Il se glissaderrière Furibon qui était déjà bien mal il lui passa une cordedans les jambes, le voilà tombé sur le nez on le relève et on leporte dans son lit bien malade.

Léandre, satisfait de cette vengeance,retourna où ses gens l’attendaient ; il leur donna de l’argentet les renvoya dans son château, ne voulant mener personne avec luiqui pût connaître les secrets du petit chapeau rouge et des roses.Il n’avait point déterminé où il voulait aller ; il monta surson beau cheval appelé Gris-de-lin, et le laissa marcher àl’aventure. Il traversa des bois, des plaines, des coteaux et desvallées sans compte et sans nombre ; il se reposait de tempsen temps, mangeait et dormait, sans rencontrer rien digne deremarque. Enfin il arriva dans une forêt, où il s’arrêta pour semettre un peu à l’ombre, car il faisait grand chaud.

Au bout d’un moment il entendit soupirer etsangloter ; il regarda de tous côtés, il aperçut un homme quicourait, qui s’arrêtait, qui criait, qui se taisait, quis’arrachait les cheveux, qui se meurtrissait de coups ; il nedouta point que ce ne fût quelque malheureux insensé. Il lui parutbien fait et jeune ; ses habits avaient été magnifiques, maisils étaient tout déchirés. Le prince, touché de compassion,l’aborda :

« Je vous vois dans un état, lui dit-il,si pitoyable, que je ne peux m’empêcher de vous en demander lesujet, en vous offrant mes services.

– Ah ! seigneur, répondit ce jeune homme,il n’y a plus de remède à mes maux : c’est aujourd’hui que machère maîtresse va être sacrifiée à un vieux jaloux qui a beaucoupde bien, mais qui la rendra la plus malheureuse personne dumonde !

– Elle vous aime donc ? dit Léandre.

– Je puis m’en flatter, répliqua-t-il.

– Et dans quel lieu est-elle ? continuale prince.

– Dans un château au bout de cette forêt,répondit l’amant.

– Hé bien, attendez-moi, dit encore Léandre,je vous en donnerai de bonnes nouvelles avant qu’il soitpeu. »

En même temps il mit le petit chapeau rouge,et se souhaita dans le château. Il n’y était pas encore qu’ilentendit l’agréable bruit de la symphonie. En arrivant, toutretentissait de violons et d’instruments. Il entre dans un grandsalon rempli des parents et des amis du vieillard et de la jeunedemoiselle : rien n’était plus aimable qu’elle ; mais lapâleur de son teint, la mélancolie qui paraissait sur son visage etles larmes qui lui couvraient les yeux de temps en temps marquaientassez sa peine.

Léandre était alors Lutin, il resta dans uncoin pour connaître une partie de ceux qui étaient présents. Il vitle père et la mère de cette jolie fille, qui la grondaient tout basde la mauvaise mine qu’elle faisait ; ensuite ils retournèrentà leur place. Lutin se mit derrière la mère, et s’approchant de sonoreille, il lui dit :

« Puisque tu contrains ta fille de donnersa main à ce vieux magot, assure-toi qu’avant huit jours tu enseras punie par ta mort. »

Cette femme, effrayée d’entendre une voix etde n’apercevoir personne, et encore plus de la menace qui lui étaitfaite, jeta un grand cri et tomba de son haut. Son mari lui demandace qu’elle avait. Elle s’écria qu’elle était morte si le mariage desa fille s’achevait ; qu’elle ne le souffrirait pas pour tousles trésors du monde. Le mari voulut se moquer d’elle, il latraitait de visionnaire ; mais Lutin s’en approcha et luidit :

« Vieil incrédule, si tu ne crois tafemme, il t’en coûtera la vie ; romps l’hymen de ta fille etla donne promptement à celui qu’elle aime. »

Ces paroles produisirent un effetadmirable ; on congédia sur-le-champ le fiancé, on lui ditqu’on ne rompait que par des ordres d’en haut. Il en voulait douteret chicaner, car il était Normand ; mais Lutin lui fit un siterrible hou hou dans l’oreille qu’il en pensa devenir sourd ;et pour l’achever, il lui marcha si fort sur ses pieds goutteuxqu’il les écrasa.

Ainsi on courut chercher l’amant du bois, quicontinuait de se désespérer. Lutin l’attendait avec milleimpatiences, et il n’y avait que sa jeune maîtresse qui pût enavoir davantage. L’amant et la maîtresse furent sur le point demourir de joie ; le festin qui avait été préparé pour lesnoces du vieillard servit à celles de ces heureux amants ; etLutin, se délutinant, parut tout d’un coup à la porte de la salle,comme un étranger qui était attiré par le bruit de la fête. Dès quele marié l’aperçut, il courut se jeter à ses pieds, le nommant detous les noms que sa reconnaissance pouvait lui fournir. Il passadeux jours dans ce château, et s’il avait voulu il les auraitruinés, car ils lui offrirent tout leur bien ; il ne quittaune si bonne compagnie qu’avec regret.

Il continua son voyage, et se rendit dans unegrande ville où était une reine qui se faisait un plaisir degrossir sa cour des plus belles personnes de son royaume. Léandreen arrivant se fit faire le plus grand équipage que l’on eût jamaisvu ; mais aussi il n’avait qu’à secouer sa rose, et l’argentne manquait point. Il est aisé de juger qu’étant beau, jeune,spirituel, et surtout magnifique, la reine et toutes les princessesle reçurent avec mille témoignages d’estime et deconsidération.

Cette cour était des plus galantes ; n’ypoint aimer, c’était se donner un ridicule : il voulut suivrela coutume, et pensa qu’il se ferait un jeu de l’amour, et qu’ens’en allant il laisserait sa passion comme son train. Il jeta lesyeux sur une des filles d’honneur de la reine, qu’on appelait labelle Blondine. C’était une personne fort accomplie, mais si froideet si sérieuse qu’il ne savait pas trop par où s’y prendre pour luiplaire.

Il lui donnait des fêtes enchantées, le bal etla comédie tous les soirs ; il lui faisait venir des raretésdes quatre parties du monde, tout cela ne pouvait la toucher ;et plus elle lui paraissait indifférente, plus il s’obstinait à luiplaire : ce qui l’engageait davantage, c’est qu’il croyaitqu’elle n’avait jamais rien aimé. Pour être plus certain, il luiprit envie d’éprouver sa rose ; il la mit en badinant sur lagorge de Blondine : en même temps, de fraîche et d’épanouiequ’elle était, elle devint sèche et fanée. Il n’en fallut pasdavantage pour faire connaître à Léandre qu’il avait un rivalaimé ; il le ressentit vivement, et, pour en être convaincupar ses yeux, il se souhaita le soir dans la chambre de Blondine.Il y vit entrer un musicien de la plus méchante mine qu’il estpossible ; il lui hurla trois ou quatre couplets qu’il avaitfaits pour elle, dont les paroles et la musique étaientdétestables ; mais elle s’en récréait comme de la plus bellechose qu’elle eût entendue de sa vie ; il faisait des grimacesde possédé, qu’elle louait, tant elle était folle de lui ; etenfin elle permit à ce crasseux de lui baiser la main pour sapeine. Lutin outré se jeta sur l’impertinent musicien, et lepoussant rudement contre un balcon, il le jeta dans le jardin, oùil se cassa ce qui lui restait de dents.

Si la foudre était tombée sur Blondine, ellen’aurait pas été plus surprise ; elle crut que c’était unesprit. Lutin sortit de la chambre sans se laisser voir, etsur-le-champ il retourna chez lui, où il écrivit à Blondine tousles reproches qu’elle méritait. Sans attendre sa réponse il partit,laissant son équipage à ses écuyers et à ses gentilshommes ;il récompensa le reste de ses gens. Il prit le fidèle Gris-de-linet monta dessus, bien résolu de ne plus aimer après un teltour.

Léandre s’éloigna d’une vitesse extrême. Ilfut longtemps chagrin ; mais sa raison et l’absence leguérirent. Il se rendit dans une autre ville, où il apprit enarrivant qu’il y avait ce jour-là une grande cérémonie pour unefille qu’on allait mettre parmi les vestales, quoiqu’elle n’yvoulût point entrer. Le prince en fut touché ; il semblait queson petit chapeau rouge ne lui devait servir que pour réparer lestorts publics et pour consoler les affligés. Il courut autemple ; la jeune enfant était couronnée de fleurs, vêtue deblanc, couverte de ses cheveux ; deux de ses frères laconduisaient par la main, et sa mère la suivait avec une grossetroupe d’hommes et de femmes ; la plus ancienne des vestalesattendait à la porte du temple. En même temps Lutin cria àtue-tête :

« Arrêtez, arrêtez, mauvais frères, mèreinconsidérée, arrêtez, le ciel s’oppose à cette injustecérémonie ! Si vous passez outre, vous serez écrasés comme desgrenouilles. »

On regardait de tous côtés sans voir d’oùvenaient ces terribles menaces. Les frères dirent que c’étaitl’amant de leur sœur qui s’était caché au fond de quelque trou pourfaire ainsi l’oracle ; mais Lutin en colère prit un long bâtonet leur en donna cent coups. On voyait hausser et baisser le bâtonsur leurs épaules, comme un marteau dont on aurait frappél’enclume ; il n’y avait plus moyen de dire que les coupsn’étaient pas réels. La frayeur saisit les vestales, elless’enfuirent ; chacun en fit autant. Lutin resta avec la jeunevictime. Il ôta promptement son petit chapeau, et lui demanda enquoi il pouvait la servir. Elle lui dit, avec plus de hardiessequ’on n’en aurait attendu d’une fille de son âge, qu’il y avait uncavalier qui ne lui était pas indifférent, mais qu’il lui manquaitdu bien ; il leur secoua tant la rose de la fée Gentille qu’illeur laissa dix millions : ils se marièrent et vécurent trèsheureux.

La dernière aventure qu’il eut fut la plusagréable. En entrant dans une grande forêt, il entendit les crisplaintifs d’une jeune personne : il ne douta point qu’on nelui fît quelque violence ; il regarda de tous côtés, et enfinil aperçut quatre hommes bien armés qui emmenaient une fille quiparaissait avoir treize ou quatorze ans. Il s’approcha au plus viteet leur cria :

« Que vous a fait cette enfant pour latraiter comme une esclave ?

– Ha ! ha ! mon petit seigneur, ditle plus apparent de la troupe, de quoi vous mêlez-vous ?

– Je vous ordonne, ajouta Léandre, de lalaisser tout à l’heure.

– Oui, oui, nous n’y manquerons pas »,s’écrièrent-ils en riant.

Le prince en colère se jette par terre et metle petit chapeau rouge, car il ne trouvait pas trop nécessaired’attaquer lui seul quatre hommes qui étaient assez forts pour enbattre douze.

Quand il eut son petit chapeau, bien fin quil’aurait vu ; les voleurs dirent :

« Il a fui, ce n’est pas la peine de lechercher ; attrapons seulement son cheval. »

Il y en eut un qui resta avec la jeune fillepour la garder, pendant que les trois autres coururent aprèsGris-de-lin qui leur donnait bien de l’exercice : la petitefille continuait de crier et de se plaindre.

« Hélas ! ma belle princesse,disait-elle, que j’étais heureuse dans votre palais ! Commentpourrai-je vivre éloignée de vous ? Si vous saviez ma tristeaventure, vous enverriez vos amazones après la pauvreAbricotine. »

Léandre l’écoutait et sans tarder il saisit lebras du voleur qui la retenait, et l’attacha contre un arbre, sansqu’il eût le temps ni la force de se défendre, car il ne voyait pasmême celui qui le liait. Aux cris qu’il fit, il y eut un de sescamarades qui vint tout essoufflé et lui demanda qui l’avaitattaché.

« Je n’en sais rien, dit-il, je n’ai vupersonne.

– C’est pour t’excuser, dit l’autre ;mais je sais depuis longtemps que tu n’es qu’un poltron, je vais tetraiter comme tu le mérites. »

Il lui donna une vingtaine de coupsd’étrivière.

Lutin se divertissait fort à le voircrier ; puis, s’approchant du second voleur, il lui prit lesbras et l’attacha vis-à-vis de son camarade. Il ne manqua pas alorsde lui dire :

« Hé bien ! brave homme, qui vientdonc de te garrotter ? N’es-tu pas un grand poltron de l’avoirsouffert ? »

L’autre ne disait mot, et baissait la tête dehonte, ne pouvant imaginer par quel moyen il avait été attaché sansavoir vu personne.

Cependant Abricotine profita de ce moment pourfuir, sans savoir même où elle allait. Léandre, ne la voyant plus,appela trois fois Gris-de-lin, qui, se sentant pressé d’allertrouver son maître, se défit en deux coups de pieds des deuxvoleurs qui l’avaient poursuivi ; il cassa la tête de l’un, ettrois côtes de l’autre. Il n’était plus question que de rejoindreAbricotine, car elle avait paru fort jolie à Lutin ; ilsouhaita d’être où était cette jeune fille. En même temps il yfut ; il la trouva si lasse, si lasse, qu’elle s’appuyaitcontre les arbres, ne pouvant se soutenir. Lorsqu’elle aperçutGris-de-lin, qui venait si gaillardement, elle s’écria :

« Bon, bon, voici un joli cheval quireportera Abricotine au palais des plaisirs. »

Lutin l’entendait bien, mais elle ne le voyaitpas. Il s’approche, Gris-de-lin s’arrête, elle se jettedessus ; Lutin la serre entre ses bras, et la met doucementdevant lui. Ô qu’Abricotine eut de peur de sentir quelqu’un et dene voir personne ! Elle n’osait remuer, elle fermait les yeuxde crainte d’apercevoir un esprit ; elle ne disait pas unpauvre petit mot. Le prince, qui avait toujours dans ses poches lesmeilleures dragées du monde, lui en voulut mettre dans la bouche,mais elle serrait les dents et les lèvres.

Enfin il ôta son petit chapeau, et luidit :

« Comment, Abricotine, vous êtes bientimide de me craindre si fort : c’est moi qui vous ai tirée dela main des voleurs. »

Elle ouvrit les yeux et le reconnut.

« Ah ! seigneur, dit-elle, je vousdois tout ! Il est vrai que j’avais grande peur d’être avec uninvisible.

– Je ne suis point invisible, répliqua-t-il,mais apparemment que vous aviez mal aux yeux, et que cela vousempêchait de me voir. »

Abricotine le crut, quoique d’ailleurs elleeût beaucoup d’esprit. Après avoir parlé quelque temps de chosesindifférentes, Léandre la pria de lui apprendre son âge, son pays,et par quel hasard elle était tombée entre les mains desvoleurs.

« Je vous ai trop d’obligation, dit-elle,pour refuser de satisfaire votre curiosité ; mais, seigneur,je vous supplie de songer moins à m’écouter qu’à avancer notrevoyage.

« Une fée dont le savoir n’a rien d’égals’entêta si fort d’un certain prince, qu’encore qu’elle fût lapremière fée qui eût eu la faiblesse d’aimer, elle ne laissa pas del’épouser en dépit de toutes les autres, qui lui représentaientsans cesse le tort qu’elle faisait à l’ordre de féerie : ellesne voulurent plus qu’elle demeurât avec elles, et tout ce qu’elleput faire, ce fut de se bâtir un grand palais proche de leurroyaume. Mais le prince qu’elle avait épousé se lassa d’elle :il était au désespoir de ce qu’elle devinait tout ce qu’il faisait.Dès qu’il avait le moindre penchant pour une autre, elle luifaisait le sabbat, et rendait laide à faire peur la plus joliepersonne du monde.

« Ce prince, se trouvant gêné par l’excèsd’une tendresse si incommode, partit un beau matin sur des chevauxde poste, et s’en alla bien loin, bien loin, se fourrer dans ungrand trou au fond d’une montagne, afin qu’elle ne pût le trouver.Cela ne réussit pas ; elle le suivit, et lui dit qu’elle étaitgrosse, qu’elle le conjurait de revenir à son palais, qu’elle luidonnerait de l’argent, des chevaux, des chiens, des armes ;qu’elle ferait faire un manège, un jeu de paume et un mail pour ledivertir. Tout cela ne put le persuader ; il étaitnaturellement opiniâtre et libertin. Il lui dit cent duretés ;il l’appela vieille fée et loup-garou.

« “Tu es bien heureux, lui dit-elle, queje sois plus sage que tu n’es fou : car je ferais de toi, sije voulais, un chat criant éternellement sur les gouttières, ou unvilain crapaud barbotant dans la boue, ou une citrouille, ou unechouette ; mais le plus grand mal que je puisse te faire,c’est de t’abandonner à ton extravagance. Reste dans ton trou, dansta caverne obscure avec les ours, appelle les bergères duvoisinage ; tu connaîtras avec le temps la différence qu’il ya entre des gredines et des paysannes, ou une fée comme moi, quipeut se rendre aussi charmante qu’elle le veut.”

« Elle entra aussitôt dans son carrossevolant, et s’en alla plus vite qu’un oiseau. Dès qu’elle fut deretour, elle transporta son palais, elle en chassa les gardes etles officiers : elle prit des femmes de race d’amazones ;elle les envoya autour de son île pour y faire une garde exacte,afin qu’aucun homme n’y pût entrer. Elle nomma ce lieu l’île desPlaisirs tranquilles ; elle disait toujours qu’on n’en pouvaitavoir de véritables quand on faisait quelque société avec leshommes : elle éleva sa fille dans cette opinion. Il n’a jamaisété une plus belle personne : c’est la princesse que jesers ; et comme les plaisirs règnent avec elle, on ne vieillitpoint dans son palais : telle que vous me voyez, j’ai plus dedeux cents ans. Quand ma maîtresse fut grande, sa mère la fée luilaissa son île ; elle lui donna des leçons excellentes pourvivre heureuse : elle retourna dans le royaume de féerie, etla princesse des Plaisirs tranquilles gouverne son état d’unemanière admirable.

« Il ne me souvient pas, depuis que jesuis au monde, d’avoir vu d’autres hommes que les voleurs quim’avaient enlevée, et vous, seigneur. Ces gens-là m’ont dit qu’ilsétaient envoyés par un certain laid et malbâti, appelé Furibon, quiaime ma maîtresse, et n’a jamais vu que son portrait. Ils rôdaientautour de l’île sans oser y mettre le pied : nos amazones sonttrop vigilantes pour laisser entrer personne mais, comme j’ai soindes oiseaux de la princesse, je laissai envoler son beau perroquet,et dans la crainte d’être grondée, je sortis imprudemment de l’îlepour l’aller chercher ; ils m’attrapèrent et m’auraientemmenée avec eux sans votre secours.

– Si vous êtes sensible à la reconnaissance,dit Léandre, ne puis-je pas espérer, belle Abricotine, que vous meferez entrer dans l’île des Plaisirs tranquilles, et que je verraicette merveilleuse princesse qui ne vieillit point ?

– Ah ! seigneur, lui dit-elle, nousserions perdus, vous et moi, si nous faisions une telleentreprise ! Il vous doit être aisé de vous passer d’un bienque vous ne connaissez point ; vous n’avez jamais été dans cepalais, figurez-vous qu’il n’y en a point.

– Il n’est pas si facile que vous le pensez,répliqua le prince, d’ôter de sa mémoire les choses qui s’y placentagréablement ; et je ne conviens pas avec vous que ce soit unmoyen bien sûr pour avoir des plaisirs tranquilles, d’en bannirabsolument notre sexe.

– Seigneur, répondit-elle, il ne m’appartientpas de décider là-dessus ; je vous avoue même que si tous leshommes vous ressemblaient, je serais bien d’avis que la princessefît d’autres lois ; mais puisque n’en ayant jamais vu quecinq, j’en ai trouvé quatre si méchants, je conclus que le nombredes mauvais est supérieur à celui des bons, et qu’il vaut mieux lesbannir tous. »

En parlant ainsi ils arrivèrent au bord d’unegrosse rivière. Abricotine sauta légèrement à terre.

« Adieu, seigneur, dit-elle au prince enlui faisant une profonde révérence ; je vous souhaite tant debonheur que toute la terre soit pour vous l’île des Plaisirs :retirez-vous promptement, crainte que nos amazones ne vousaperçoivent.

– Et moi, dit-il, belle Abricotine, je voussouhaite un cœur sensible, afin d’avoir quelquefois part dans votresouvenir. »

En même temps il s’éloigna et fut dans le plusépais d’un bois qu’il voyait proche de la rivière ; il ôta laselle et la bride à Gris-de-lin, pour qu’il pût se promener etpaître l’herbe : il mit le petit chapeau rouge, et se souhaitadans l’île des Plaisirs tranquilles. Son souhait s’accomplitsur-le-champ, il se trouva dans le lieu du monde le plus beau et lemoins commun.

Le palais était d’or pur ; il s’élevaitdessus des figures de cristal et de pierreries, qui représentaientle zodiaque et toutes les merveilles de la nature, les sciences etles arts, les éléments, la mer et les poissons, la terre et lesanimaux, les chasses de Diane avec ses nymphes, les noblesexercices des amazones, les amusements de la vie champêtre, lestroupeaux des bergères et leurs chiens, les soins de la vierustique, l’agriculture, les moissons, les jardins, les fleurs, lesabeilles ; et parmi tant de différentes choses, il n’yparaissait ni hommes, ni garçons, pas un pauvre petit amour. La féeavait été trop en colère contre son léger époux pour faire grâce àson sexe infidèle.

« Abricotine ne m’a point trompé, dit leprince en lui-même ; l’on a banni de ces lieux jusqu’à l’idéedes hommes : voyons donc s’ils y perdent beaucoup. »

Il entra dans le palais, et rencontrait àchaque pas des choses si merveilleuses que, lorsqu’il y avait unefois jeté les yeux, il se faisait une violence extrême pour les enretirer. L’or et les diamants étaient bien moins rares par leursqualités que par la manière dont ils étaient employés. Il voyait detous côtés des jeunes personnes d’un air doux, innocent, riantes etbelles comme le beau jour. Il traversa un grand nombre de vastesappartements : les uns étaient remplis de ces beaux morceauxde la Chine dont l’odeur, jointe à la bizarrerie des couleurs etdes figures, plaisent infiniment ; d’autres étaient deporcelaines si fines que l’on voyait le jour au travers desmurailles qui en étaient faites ; d’autres étaient de cristalde roche gravé : il y en avait d’ambre et de corail, de lapis,d’agate, de cornaline et celui de la princesse était tout entier degrandes glaces de miroirs : car on ne pouvait trop multiplierun objet si charmant.

Son trône était fait d’une seule perle creuséeen coquille où elle s’asseyait fort commodément ; il étaitenvironné de girandoles garnies de rubis et de diamants, maisc’était moins que rien auprès de l’incomparable beauté de laprincesse. Son air enfantin avait toutes les grâces des plus jeunespersonnes, avec toutes les manières de celles qui sont déjàformées. Rien n’était égal à la douceur et à la vivacité de sesyeux : il était impossible de lui trouver un défaut. Ellesouriait gracieusement à ses filles d’honneur, qui s’étaient cejour-là vêtues en nymphes pour la divertir.

Comme elle ne voyait point Abricotine, elleleur demanda où elle était. Les nymphes répondirent qu’ellesl’avaient cherchée inutilement, qu’elle ne paraissait point. Lutin,mourant d’envie de causer, prit un petit ton de voix de perroquet(car il y en avait plusieurs dans la chambre), et dit :

« Charmante princesse, Abricotinereviendra bientôt ; elle courait grand risque d’être enlevée,sans un jeune prince qu’elle a trouvé. »

La princesse demeura surprise de ce que luidisait le perroquet, car il avait répondu très juste.

« Vous êtes bien joli, petit perroquet,lui dit-elle, mais vous avez l’air de vous tromper, et quandAbricotine sera venue, elle vous fouettera.

– Je ne serai point fouetté, répondit Lutin,contrefaisant toujours le perroquet ; elle vous conteral’envie qu’avait cet étranger de pouvoir venir dans ce palais pourdétruire dans votre esprit les fausses idées que vous avez prisescontre son sexe.

– En vérité, perroquet, s’écria la princesse,c’est dommage que vous ne soyez pas tous les jours aussi aimable,je vous aimerais chèrement.

– Ah ! s’il ne faut que causer pourplaire, répliqua Lutin, je ne cesserai pas un moment de parler.

– Mais, continua la princesse, nejureriez-vous pas que perroquet est sorcier ?

– Il est bien plus amoureux quesorcier », dit-il.

Dans ce moment Abricotine entra, et vint sejeter aux pieds de sa belle maîtresse : elle lui apprit sonaventure, et lui fit le portrait du prince avec des couleurs fortvives et fort avantageuses.

« J’aurais haï tous les hommes,ajouta-t-elle, si je n’avais pas vu celui-là. Ah ! madame,qu’il est charmant ! Son air et toutes ses manières ontquelque chose de noble et spirituel ; et comme tout ce qu’ildit plaît infiniment, je crois que j’ai bien fait de ne le pasemmener. »

La princesse ne répliqua rien là-dessus, maiselle continua de questionner Abricotine sur le prince : sielle ne savait point son nom, son pays, sa naissance, d’où ilvenait, où il allait ; et ensuite elle tomba dans une profonderêverie.

Lutin examinait tout, et continuant de parlercomme il avait commencé :

« Abricotine est une ingrate, madame,dit-il ; ce pauvre étranger mourra de chagrin s’il ne vousvoit pas.

– Hé bien, perroquet, qu’il en meure, réponditla princesse en soupirant ; et puisque tu te mêles deraisonner en personne d’esprit, et non pas en petit oiseau, je tedéfends de me parler jamais de cet inconnu. »

Léandre était ravi de voir que le récitd’Abricotine et celui du perroquet avaient fait tant d’impressionsur la princesse ; il la regardait avec un plaisir qui lui fitoublier ses serments de n’aimer de sa vie : il n’y avait aussiaucune comparaison à faire entre elle et la coquette Blondine.

« Est-ce possible, disait-il en lui-même,que ce chef-d’œuvre de la nature, que ce miracle de nos joursdemeure éternellement dans une île, sans qu’aucun mortel ose enapprocher ! Mais, continuait-il, de quoi m’importe que tousles autres en soient bannis, puisque j’ai le bonheur d’y être, queje la vois, que je l’entends, que je l’admire, et que je l’aimedéjà éperdument ! »

Il était tard, la princesse passa dans unsalon de marbre et de porphyre, où plusieurs fontainesjaillissantes entretenaient une agréable fraîcheur. Dès qu’elle futentrée, la symphonie commença, et l’on servit un souper somptueux.Il y avait dans les côtés de la salle de longues volières rempliesd’oiseaux rares dont Abricotine prenait soin.

Léandre avait appris dans ses voyages lamanière de chanter comme eux, il en contrefit même qui n’y étaientpas. La princesse écoute, regarde, s’émerveille, sort de table ets’approche. Lutin gazouille la moitié plus fort et plus haut ;et prenant la voix d’un serin de Canarie, il dit ces paroles, où ilfit un air impromptu :

Les plus beaux jours de la vie

S’écoulent sans agrément ;

Si l’amour n’est de la partie,

On les passe tristement :

Aimez, aimez tendrement,

Tout ici vous y convie ;

Faites le choix d’un amant,

L’amour même vous en prie.

La princesse, encore plus surprise, fit venirAbricotine, et lui demanda si elle avait appris à chanter àquelqu’un de ses serins. Elle lui dit que non, mais qu’elle croyaitque les serins pouvaient bien avoir autant d’esprit que lesperroquets. La princesse sourit, et s’imagina qu’Abricotine avaitdonné des leçons à la gent volatile ; elle se remit à tablepour achever son souper.

Léandre avait assez fait de chemin pour avoirbon appétit ; il s’approcha de ce grand repas, dont la seuleodeur réjouissait. La princesse avait un chat bleu fort à la mode,qu’elle aimait beaucoup ; une de ses filles d’honneur letenait entre ses bras elle lui dit :

« Madame, je vous avertis que Bluet afaim. »

On le mit à table avec une petite assietted’or, et dessus une serviette à dentelle bien pliée : il avaitun grelot d’or avec un collier de perles, et, d’un air deraminagrobis, il commença à manger.

« Ho, ho, dit Lutin en lui-même, un grosmatou bleu, qui n’a peut-être jamais pris de souris, et qui n’estpas assurément de meilleure maison que moi, a l’honneur de mangeravec ma belle princesse ! Je voudrais bien savoir s’il l’aimeautant que je le fais, et s’il est juste que je n’avale que de lafumée quand il croque de bons morceaux. »

Il ôta tout doucement le chat bleu, il s’assitdans le fauteuil et le mit sur lui. Personne ne voyait Lutin :comment l’aurait-on vu ? il avait le petit chapeau rouge. Laprincesse mettait perdreaux, cailleteaux, faisandeaux, surl’assiette d’or de Bluet ; perdreaux, cailleteaux,faisandeaux, disparaissaient en un moment ; toute la courdisait : « jamais chat bleu n’a mangé d’un plus grandappétit. » Il y avait des ragoûts excellents ; Lutinprenait une fourchette, et, tenant la patte du chat, il tâtait auxragoûts : il la tirait quelquefois un peu trop fort ;Bluet n’entendait point raillerie, il miaulait et voulaitégratigner comme un chat désespéré ; la princessedisait : « Que l’on approche cette tourte ou cettefricassée au pauvre Bluet voyez comme il crie pour enavoir ; » Léandre riait tout bas d’une si plaisanteaventure, mais il avait grande soif, n’étant point accoutumé àfaire de si longs repas sans boire ; il attrapa un gros melonavec la patte du chat, qui le désaltéra un peu ; et le souperétant presque fini, il courut au buffet et prit deux bouteillesd’un nectar délicieux.

La princesse entra dans son cabinet ;elle dit à Abricotine de la suivre et de fermer la porte. Lutinmarchait sur ses pas, et se trouva en tiers sans être aperçu. Laprincesse dit à sa confidente :

« Avoue-moi que tu as exagéré en mefaisant le portrait de cet inconnu ; il n’est pas, ce mesemble, possible qu’il soit si aimable.

– Je vous proteste, madame, répliqua-t-elle,que, si j’ai manqué en quelque chose, c’est à n’en avoir pas ditassez. »

La princesse soupira et se tut pour unmoment ; puis, reprenant la parole :

« Je te sais bon gré, dit-elle, de luiavoir refusé de l’amener avec toi.

– Mais, madame, répondit Abricotine (qui étaitune franche finette, et qui pénétrait déjà les pensées de samaîtresse), quand il serait venu admirer les merveilles de cesbeaux lieux, quel mal vous en pouvait-il arriver ? Voulez-vousêtre éternellement inconnue dans un coin du monde, cachée au restedes mortels ? De quoi vous sert tant de grandeur, de pompe, demagnificence, si elle n’est vue de personne ?

– Tais-toi, tais-toi, petite causeuse, dit laprincesse, ne trouble point l’heureux repos dont je jouis depuissix cents ans. Penses-tu que, si je menais une vie inquiète etturbulente, j’eusse vécu un si grand nombre d’années ? Il n’ya que les plaisirs innocents et tranquilles qui puissent produirede tels effets. N’avons-nous pas lu dans les plus belles histoiresles révolutions des plus grands états, les coups imprévus d’unefortune inconstante, les désordres inouïs de l’amour, les peines del’absence ou de la jalousie ? Qu’est-ce qui produit toutes cesalarmes et toutes ces afflictions ? le seul commerce que leshumains ont les uns avec les autres. Je suis, grâce aux soins de mamère, exempte de toutes ces traverses ; je ne connais ni lesamertumes du cœur, ni les désirs inutiles, ni l’envie, ni l’amour,ni la haine. Ah ! vivons, vivons toujours avec la mêmeindifférence ! »

Abricotine n’osa répondre ; la princesseattendit quelque temps, puis elle lui demanda si elle n’avait rienà dire. Elle répliqua qu’elle pensait qu’il était donc bien inutiled’avoir envoyé son portrait dans plusieurs cours, où il neservirait qu’à faire des misérables ; que chacun aurait enviede l’avoir, et que, n’y pouvant réussir, ils sedésespéreraient.

« Je t’avoue, malgré cela, dit laprincesse, que je voudrais que mon portrait tombât entre les mainsde cet étranger dont tu ne sais pas le nom.

– Hé ! madame, répondit-elle, n’a-t-ilpas déjà un désir assez violent de vous voir ? Voudriez-vousl’augmenter ?

– Oui, s’écria la princesse, un certainmouvement de vanité qui m’avait été inconnu jusqu’à présent m’enfait naître l’envie. »

Lutin écoutait tout sans perdre un mot ;il y en avait plusieurs qui lui donnaient de flatteuses espérances,et quelques autres les détruisaient absolument.

Il était tard, la princesse entra dans sachambre pour se coucher. Lutin aurait bien voulu la suivre à satoilette ; mais, encore qu’il le pût, le respect qu’il avaitpour elle l’en empêcha ; il lui semblait qu’il ne devaitprendre que les libertés qu’elle aurait bien voulu luiaccorder ; et sa passion était si délicate et si ingénieusequ’il se tourmentait sur les plus petites choses.

Il entra dans un cabinet proche de la chambrede la princesse, pour avoir au moins le plaisir de l’entendreparler. Elle demandait dans ce moment à Abricotine si elle n’avaitrien vu d’extraordinaire dans son petit voyage.

« Madame, lui dit-elle, j’ai passé parune forêt où j’ai vu des animaux qui ressemblaient à desenfants ; ils sautent et dansent sur les arbres comme desécureuils ; ils sont fort laids, mais leur adresse est sanspareille.

– Ah ! que j’en voudrais avoir ! ditla princesse ; s’ils étaient moins légers, on en pourraitattraper. »

Lutin, qui avait passé par cette forêt, sedouta bien que c’étaient des singes. Aussitôt il s’ysouhaita ; il en prit une douzaine, de gros, de petits, et deplusieurs couleurs différentes ; il les mit avec bien de lapeine dans un grand sac, puis se souhaita à Paris, où il avaitentendu dire que l’on trouvait tout ce qu’on voulait pour del’argent. Il fut acheter chez Dautel, qui est un curieux, un petitcarrosse tout d’or, où il fit atteler six singes verts, avec depetits harnais de maroquin couleur de feu garnis d’or ; ilalla ensuite chez Brioché, fameux joueur de marionnettes, il ytrouva deux singes de mérite : le plus spirituel s’appelaitBriscambille, et l’autre Perceforêt, qui étaient très galants etbien élevés : il habilla Briscambille en roi, et le mit dansle carrosse ; Perceforêt servait de cocher, les autres singesétaient vêtus en pages ; jamais rien n’a été plus gracieux. Ilmit le carrosse et les singes bottés dans le même sac ; et,comme la princesse n’était pas encore couchée, elle entendit danssa galerie le bruit du petit carrosse, et ses nymphes vinrent luiconter l’arrivée du roi des Nains. En même temps le carrosse entradans sa chambre avec le cortège singenois ; et les singes decampagne ne laissaient pas de faire des tours de passe-passe, quivalaient bien ceux de Briscambille et de Perceforêt. Pour dire lavérité, Lutin conduisait toute la machine : il tira le magotdu petit carrosse d’or, lequel tenait une boîte couverte dediamants, qu’il présenta de fort bonne grâce à la princesse. Ellel’ouvrit promptement, et trouva dedans un billet, où elle lut cesvers :

Que de beautés ! que d’agréments !

Palais délicieux, que vous êtes charmant !

Mais vous ne l’êtes pas encore

Autant que celle que j’adore.

Bienheureuse tranquillité

Qui régnez dans ce lieu champêtre,

Je perds chez vous ma liberté,

Sans oser en parler ni me faire connaître !

Il est aisé de juger de sa surprise :Briscambille fit signe à Perceforêt de venir danser avec lui. Tousles fagotins si renommés n’approchent en rien de l’habileté deceux-ci. Mais la princesse, inquiète de ne pouvoir deviner d’oùvenaient ces vers, congédia les baladins plus tôt qu’elle n’auraitfait, quoiqu’ils la divertissent infiniment, et qu’elle eût faitd’abord des éclats de rire à s’en trouver mal. Enfin elles’abandonna tout entière à ses réflexions, sans quelle pût démêlerun mystère si caché.

Léandre, content de l’attention avec laquelleses vers avaient été lus, et du plaisir que la princesse avait prisà voir les singes, ne songea qu’à prendre un peu de repos, car ilen avait un grand besoin ; mais il craignait de choisir unappartement occupé par quelqu’une des nymphes de la princesse. Ildemeura quelque temps dans la grande galerie du palais, ensuite ildescendit. Il trouva une porte ouverte ; il entra sans bruitdans un appartement bas, le plus beau et le plus agréable que l’onait jamais vu : il y avait un lit de gaze or et vert, relevéen festons avec des cordons de perles et des glands de rubis etd’émeraudes. Il faisait déjà assez de jour pour pouvoir admirerl’extraordinaire magnificence de ce meuble. Après avoir bien ferméla porte, il s’endormit ; mais le souvenir de sa belleprincesse le réveilla plusieurs fois, et il ne put s’empêcher depousser d’amoureux soupirs vers elle.

Il se leva de si bonne heure qu’il eut letemps de s’impatienter jusqu’au moment qu’il pouvait la voir ;et, regardant de tous côtés, il aperçut une toile préparée et descouleurs ; il se souvint en même temps de ce que sa princesseavait dit à Abricotine sur son portrait ; et, sans perdre unmoment (car il peignait mieux que les plus excellents maîtres), ils’assit devant un grand miroir, et fit son portrait ; ilpeignit dans un ovale celui de la princesse, l’ayant si vivementdans son imagination qu’il n’avait pas besoin de la voir pour cettepremière ébauche ; il perfectionna ensuite l’ouvrage sur ellesans qu’elle s’en aperçût. Et, comme c’était l’envie de lui plairequi le faisait travailler, jamais portrait n’a été mieuxfini ; il s’était peint un genou en terre, soutenant leportrait de la princesse d’une main, et de l’autre un rouleau où ily avait écrit :

Elle est mieux dans mon cœur.

Lorsqu’elle entra dans son cabinet, elle futétonnée d’y voir le portrait d’un homme ; elle y attacha sesyeux avec une surprise d’autant plus grande qu’elle y reconnutaussi le sien, et que les paroles qui étaient écrites sur lerouleau lui donnaient une ample matière de curiosité et derêverie : elle était seule dans ce moment, elle ne pouvait quejuger d’une aventure si extraordinaire ; mais elle sepersuadait que c’était Abricotine qui lui avait fait cettegalanterie : il ne lui restait qu’à savoir si le portrait dece cavalier était l’effet de son imagination, ou s’il avait unoriginal ; elle se leva brusquement, et courut appelerAbricotine. Lutin était déjà avec le petit chapeau rouge dans lecabinet, fort curieux d’entendre ce qui s’allait passer.

La princesse dit à Abricotine de jeter lesyeux sur cette peinture, et de lui en dire son sentiment. Dèsqu’elle l’eut regardée, elle s’écria :

« Je vous proteste, madame, que c’est leportrait de ce généreux étranger auquel je dois la vie. Oui, c’estlui, je n’en puis douter ; voilà ses traits, sa taille, sescheveux, et son air.

– Tu feins d’être surprise, dit la princesseen souriant, mais c’est toi qui l’as mis ici.

– Moi, madame ! reprit Abricotine, jevous jure que je n’ai vu de ma vie ce tableau ; serais-jeassez hardie pour vous cacher une chose qui vous intéresse ?Et par quel miracle serait-il entre mes mains ? Je ne saispoint peindre, il n’a jamais entré d’homme dans ces lieux ; levoilà cependant peint avec vous.

– Je suis saisie de peur, dit laprincesse ; il faut que quelque démon l’ait apporté.

– Madame, dit Abricotine, ne serait-ce pointl’amour ? Si vous le croyez comme moi, j’ose vous donner unconseil : brûlons-le tout à l’heure.

– Quel dommage, dit la princesse ensoupirant ; il me semble que mon cabinet ne peut être mieuxorné que par ce tableau. »

Elle le regardait en disant ces mots. MaisAbricotine s’opiniâtre à soutenir qu’elle devait brûler une chosequi ne pouvait être venue là que pas un pouvoir magique.

« Et ces paroles : Elle est mieuxdans mon cœur, dit la princesse, les brûlerons-nousaussi ?

– Il ne faut faire grâce à rien, réponditAbricotine, pas même à votre portrait. »

Elle courut sur-le-champ quérir du feu. Laprincesse s’approcha d’une fenêtre, ne pouvant plus regarder unportrait qui faisait tant d’impression sur son cœur ; maisLutin ne voulant pas souffrir qu’on le brûlât, profita de ce momentpour le prendre et pour se sauver sans qu’elle s’en aperçût. Ilétait à peine sorti de son cabinet qu’elle se tourna pour voirencore ce portrait enchanteur qui lui plaisait si fort. Quelle futsa surprise de ne le trouver plus ? Elle cherche de touscôtés. Abricotine rentre ; elle lui demande si c’est elle quivient de l’ôter. Elle l’assure que non ; et cette dernièreaventure achève de les effrayer.

Aussitôt il cacha le portrait et revint surses pas ; il avait un extrême plaisir d’entendre et de voir sisouvent sa belle princesse ; il mangeait tous les jours à satable avec chat bleu qui n’en faisait pas meilleure chère :cependant il manquait beaucoup à la satisfaction de Lutin,puisqu’il n’osait ni parler, ni se faire voir ; et il est rarequ’un invisible se fasse aimer.

La princesse avait un goût universel pour lesbelles choses dans la situation où était son cœur, elle avaitbesoin d’amusement. Comme elle était un jour avec toutes sesnymphes, elle leur dit qu’elle aurait un grand plaisir de savoircomment les dames étaient vêtues dans les différentes cours del’univers, afin de s’habiller de la manière la plus galante. Iln’en fallut pas davantage pour déterminer Lutin à courirl’univers : il enfonce son petit chapeau rouge, et se souhaiteen Chine ; il achète là les plus belles étoffes, et prend unmodèle d’habits ; il vole à Siam où il en use de même ;il parcourt toutes les quatre parties du monde en troisjours : à mesure qu’il était chargé, il venait au palais desPlaisirs tranquilles cacher dans une chambre tout ce qu’ilapportait. Quand il eut ainsi rassemblé un nombre de raretésinfinies (car l’argent ne lui coûtait rien, et sa rose enfournissait sans cesse), il fut acheter cinq ou six douzaines depoupées qu’il fit habiller à Paris ; c’est l’endroit du mondeoù les modes ont le plus de cours. Il y en avait de toutes lesmanières, et d’une magnificence sans pareille. Lutin les arrangeadans le cabinet de la princesse.

Lorsqu’elle y entra, l’on n’a jamais été plusagréablement surpris : chacune tenait un présent, soitmontres, bracelets, boutons de diamants, colliers ; la plusapparente avait une boîte de portrait. La princesse l’ouvrit, ettrouva celui de Léandre ; l’idée qu’elle conservait du premierlui fit reconnaître le second. Elle fit un grand cri ; puis,regardant Abricotine, elle lui dit :

« Je ne sais que comprendre à tout ce quise passe depuis quelque temps dans ce palais : mes oiseaux ysont pleins d’esprit ; il semble que je n’aie qu’à former dessouhaits pour être obéie : je vois deux fois le portrait decelui qui t’a sauvé de la main des voleurs ; voilà desétoffes, des diamants, des broderies, des dentelles et des raretésinfinies. Quelle est donc la fée, quel est donc le démon qui prendsoin de me rendre de si agréables services ? »

Léandre, l’entendant parler, écrivit ces motssur ses tablettes et les jeta aux pieds de la princesse :

Non je ne suis démon ni fée,

Je suis un amant malheureux

Qui n’ose paraître à vos yeux :

Plaignez du moins ma destinée

LE PRINCE LUTIN.

Les tablettes étaient si brillantes d’or et depierreries qu’aussitôt elle les aperçut ; elle les ouvrit etlut ce que Lutin avait écrit, avec le dernier étonnement.

« Cet invisible est donc un monstre,disait-elle, puisqu’il n’ose se montrer. Mais, s’il était vraiqu’il eût quelque attachement pour moi, il n’aurait guère dedélicatesse de me présenter un portrait si touchant ; il fautqu’il ne m’aime point, d’exposer mon cœur à cette épreuve, ou qu’ilait bonne opinion de lui-même, de se croire encore plusaimable.

– J’ai entendu dire, madame, répliquaAbricotine, que les lutins sont composés d’air et de feu ;qu’ils n’ont point de corps, et que c’est seulement leur esprit etleur volonté qui agit.

– J’en suis très aise, répliqua laprincesse ; un tel amant ne peut guère troubler le repos de mavie. »

Léandre était ravi de l’entendre et de la voirsi occupée de son portrait : il se souvint qu’il y avait dansune grotte où elle allait souvent un piédestal sur lequel on devaitposer une Diane qui n’était pas encore finie ; il s’y plaçaavec un habit extraordinaire, couronné de lauriers, et tenant unelyre à la main, dont il jouait mieux qu’Apollon. Il attendaitimpatiemment que sa princesse s’y rendît, comme elle faisait tousles jours. C’était le lieu où elle venait rêver à l’inconnu. Ce quelui en avait dit Abricotine, joint au plaisir qu’elle avait àregarder le portrait de Léandre, ne lui laissait plus guère derepos. Elle aimait la solitude, et son humeur enjouée avait si fortchangé que ses nymphes ne la reconnaissaient plus.

Lorsqu’elle entra dans la grotte, elle fitsigne qu’on ne la suivît pas ; ses nymphes s’éloignèrentchacune dans des allées séparées. Elle se jeta sur un lit degazon ; elle soupira, elle répandit quelques larmes ;elle parla même, mais c’était si bas que Lutin ne putl’entendre : il avait mis le petit chapeau rouge pour qu’ellene le vît pas d’abord ; ensuite il l’ôta, elle l’aperçut avecune surprise extrême ; elle s’imagina que c’était une statue,car il affectait de ne point sortir de l’attitude qu’il avaitchoisie ; elle le regardait avec une joie mêlée de crainte.Cette vision si peu attendue l’étonnait ; mais au fond leplaisir chassait la peur, et elle s’accoutumait à voir une figuresi approchante du naturel, lorsque le prince, accordant sa lyre àsa voix, chanta ces paroles :

Que ce séjour est dangereux !

Le plus indifférent y deviendrait sensible.

En vain j’ai prétendu n’être plus amoureux,

J’en perds ici l’espoir : la chose estimpossible !

Pourquoi dit-on que ce palais

Est le lieu des plaisirs tranquilles ?

J’y perds ma liberté sitôt que j’y parais,

Et, pour m’en garantir, mes soins sont inutiles,

Je cède à mon ardent amour,

Et voudrais être ici jusqu’à mon dernier jour.

Quelque charmante que fût la voix de Léandre,la princesse ne put résister à la frayeur qui la saisit ; ellepâlit tout d’un coup et tomba évanouie. Lutin, alarmé, sauta dupiédestal à terre, et remit son petit chapeau rouge pour n’être vude personne. Il prit la princesse entre ses bras, il la secourutavec un zèle et une ardeur sans pareils. Elle ouvrit ses beauxyeux, elle regarda de tous côtés comme pour le chercher, ellen’aperçut personne ; mais elle sentit quelqu’un auprès d’ellequi lui prenait les mains, qui les baisait, qui les mouillait delarmes. Elle fut longtemps sans oser parler, son esprit agitéflottait entre la crainte et l’espérance ; elle craignaitLutin, mais elle l’aimait quand il prenait la figure de l’inconnu.Enfin elle s’écria :

« Lutin, galant Lutin, que n’êtes-vouscelui que je souhaite ! »

À ces mots, Lutin allait se déclarer, mais iln’osa encore le faire.

« Si j’effraye l’objet que j’adore,disait-il, si elle me craint, elle ne voudra pointm’aimer. »

Ces considérations le firent taire, etl’obligèrent de se retirer dans un coin de la grotte.

La princesse, croyant être seule, appelaAbricotine et lui conta les merveilles de la statue animée ;que sa voix était céleste, et que, dans son évanouissement, Lutinl’avait fort bien secourue.

« Quel dommage, disait-elle, que ce Lutinsoit difforme et affreux ! car se peut-il des manières plusgracieuses et plus aimables que les siennes ?

– Et qui vous a dit, madame, répliquaAbricotine, qu’il soit tel que vous vous le figurez ? Psychéne croyait-elle pas que l’amour était un serpent ? Votreaventure a quelque chose de semblable à la sienne, vous n’êtes pasmoins belle. Si c’était Cupidon qui vous aimât, ne l’aimeriez-vouspoint ?

– Si Cupidon et l’inconnu sont la même chose,dit la princesse en rougissant, hélas ! je veux bien aimerCupidon ! Mais que je suis éloignée d’un pareil bonheur !je m’attache à une chimère, et ce portrait fatal de l’inconnu,joint à ce que tu m’en as dit, me jettent dans des dispositions siopposées aux préceptes que j’ai reçus de ma mère que je ne peuxtrop craindre d’en être punie.

– Hé ! madame, dit Abricotine enl’interrompant, n’avez-vous pas déjà assez de peines ?pourquoi prévoir des malheurs qui n’arriverontjamais ? »

Il est aisé de s’imaginer tout le plaisir quecette conversation fit à Léandre.

Cependant le petit Furibon, toujours amoureuxde la princesse sans l’avoir vue, attendait impatiemment le retourde ses quatre hommes qu’il avait envoyés à l’île des Plaisirstranquilles ; il en revint un, qui lui rendit compte de tout.Il lui dit qu’elle était défendue par des amazones ; et qu’àmoins de mener une grosse armée, il n’entrerait jamais dansl’île.

Le roi son père venait de mourir, il se trouvamaître de tout. Il assembla plus de quatre cent mille hommes, etpartit à leur tête. C’était là un beau général ; Briscambilleou Perceforêt auraient mieux fait que lui : son cheval debataille n’avait pas une demi-aune de haut. Quand les amazonesaperçurent cette grande armée, elles en vinrent donner avis à laprincesse, qui ne manqua pas d’envoyer la fidèle Abricotine auroyaume des fées, pour prier sa mère de lui mander ce qu’elledevait faire pour chasser le petit Furibon de ses états. MaisAbricotine trouva la fée fort en colère :

« Je n’ignore rien de ce que fait mafille, lui dit-elle ; le prince Léandre est dans sonpalais ; il l’aime, il en est aimé. Tous mes soins n’ont pu lagarantir de la tyrannie de l’amour ; la voilà sous son fatalempire. Hélas ! le cruel n’est pas content des maux qu’il m’afaits ; il exerce encore son pouvoir sur ce que j’aimais plusque ma vie ! Tels sont les décrets du destin, je ne puis m’yopposer. Retirez-vous, Abricotine, je ne veux plus entendre parlerde cette fille dont les sentiments me donnent tant dechagrin ! »

Abricotine vint apprendre à la princesse cesmauvaises nouvelles ; il ne s’en fallut presque rien qu’ellene se désespérât. Lutin était auprès d’elle sans qu’elle levît : il connaissait avec une peine extrême l’excès de sadouleur. Il n’osa lui parler dans ce moment ; mais il sesouvint que Furibon était fort intéressé, et qu’en lui donnant biende l’argent peut-être qu’il se retirerait.

Il s’habilla en amazone, il se souhaita dansla forêt pour reprendre son cheval. Dès qu’il l’eut appelé« Gris-de-lin ! », Gris-de-lin vint à lui, sautantet bondissant car il s’était bien ennuyé d’être si longtempséloigné de son cher maître. Mais, quand il le vit vêtu en femme, ilne le reconnaissait plus, et craignait d’être trompé. Léandrearriva au camp de Furibon : tout le monde le prit pour uneamazone, tant il était beau. On fut dire au roi qu’une jeune damedemandait à lui parler de la part de la princesse des Plaisirstranquilles. Il prit promptement son manteau royal et se mit surson trône : l’on eût dit que c’était un gros crapaud quicontrefaisait le roi.

Léandre le harangua, et lui dit que laprincesse préférant une vie douce et paisible aux embarras de laguerre, elle lui envoyait offrir de l’argent autant qu’il envoudrait, pour qu’il la laissât en paix ; qu’à la vérité, s’ilrefusait cette proposition, elle ne négligerait rien pour sedéfendre. Furibon répliqua qu’il voulait bien avoir pitiéd’elle ; qu’il lui accordait l’honneur de sa protection, etqu’elle n’avait qu’à lui envoyer cent mille mille mille millions depistoles, qu’aussitôt il retournerait dans son royaume. Léandre ditque l’on serait trop longtemps à compter cent mille mille millemillions de pistoles, qu’il n’avait qu’à dire combien il en voulaitde chambres pleines, et que la princesse était assez généreuse etassez puissante pour n’y pas regarder de si près. Furibon demeurabien étonné qu’au lieu de lui demander à rabattre, on lui proposâtd’augmenter ; il pensa en lui-même qu’il fallait prendre toutl’argent qu’il pourrait, puis arrêter l’amazone et la tuer pourqu’elle ne retournât point vers sa maîtresse.

Il dit à Léandre qu’il voulait trente chambresbien grandes toutes remplies de pièces d’or, et qu’il donnait saparole royale qu’il s’en retournerait. Léandre fut conduit dans leschambres qu’il devait remplir d’or ; il prit la rose et lasecoua, la secoua tant et tant qu’il en tomba pistoles, quadruples,louis, écus d’or, nobles à la rose, souverains, guinées,sequins ; cela tombait comme une grosse pluie : il y apeu de chose dans le monde qui soit plus joli.

Furibon se ravissait, s’extasiait, et plus ilvoyait d’or, plus il avait d’envie de prendre l’amazone etd’attraper la princesse. Dès que les trente chambres furentpleines, il cria à ses gardes :

« Arrêtez, arrêtez cette friponne, c’estde la fausse monnaie qu’elle m’apporte. »

Tous les gardes se voulurent jeter surl’amazone, mais en même temps le petit chapeau rouge fut mis, etLutin disparut. Ils crurent qu’il était sorti, ils coururent aprèslui et laissèrent Furibon seul. Dans ce moment Lutin le prit parles cheveux, et lui coupa la tête comme à un poulet, sans que lepetit malheureux roi vît la main qui l’égorgeait.

Quand Lutin eut sa tête, il se souhaita dansle palais des Plaisirs. La princesse se promenait, rêvanttristement à ce que sa mère lui avait mandé, et aux moyens derepousser Furibon, qu’elle imaginait difficiles, étant seule avecun petit nombre d’amazones, qui ne pourraient la défendre contrequatre cent mille hommes ; elle vit tout d’un coup une tête enl’air, sans que personne la tînt. Ce prodige l’étonna si fortqu’elle ne savait qu’en penser. Ce fut bien pis quand on posa cettetête à ses pieds, sans qu’elle vît la main qui la tenait. Aussitôtelle entendit une voix qui lui dit : Ne craignez plus,charmante princesse, Furibon ne vous fera jamais de mal.

Abricotine reconnut la voix de Léandre, ets’écria :

« Je vous proteste, madame, quel’invisible qui parle est l’étranger qui m’a secourue. »

La princesse parut étonnée et ravie.

« Ah, dit-elle, s’il est vrai que Lutinet l’étranger soient une même chose, j’avoue que j’aurais bien duplaisir de lui témoigner ma reconnaissance ! »

Lutin repartit :

« Je veux encore travailler à lamériter. »

En effet, il retourna à l’armée de Furibon, oùle bruit de sa mort venait de se répandre. Dès qu’il y parut avecses habits ordinaires, chacun vint à lui ; les capitaines etles soldats l’environnèrent, poussant de grands cris de joie :ils le reconnurent pour leur roi, et que la couronne luiappartenait. Il leur donna libéralement à partager entre eux lestrente chambres pleines d’or, de manière que cette armée fût richeà jamais. Et, après quelques cérémonies qui assuraient Léandre dela foi des soldats, il retourna encore vers sa princesse, ordonnantà son armée de s’en aller à petites journées dans son royaume. Laprincesse s’était couchée, et le profond respect que ce princeavait pour elle l’empêcha d’entrer dans sa chambre ; il seretira dans la sienne, car il avait toujours couché en bas. Ilétait lui-même assez fatigué pour avoir besoin de repos ; celafit qu’il ne pensa point à fermer la porte aussi soigneusementqu’il le faisait d’ordinaire.

La princesse mourait de chaud etd’inquiétude ; elle se leva plus matin que l’aurore, etdescendit en déshabillé dans son appartement bas. Mais quellesurprise fut la sienne d’y trouver Léandre endormi sur unlit ! Elle eut tout le temps de le regarder sans être vue, etde se convaincre que c’était la personne dont elle avait leportrait dans sa boîte de diamants.

« Il n’est pas possible, disait-elle, quece soit ici Lutin, car les lutins dorment-ils ? Est-ce là uncorps d’air et de feu, qui ne remplit aucun espace, comme le ditAbricotine ? »

Elle touchait doucement ses cheveux, ellel’écoutait respirer, elle ne pouvait s’arracher d’auprès delui ; tantôt elle était ravie de l’avoir trouvé, tantôt elleen était alarmée. Dans le temps qu’elle était le plus attentive àle regarder, sa mère la fée entra, avec un bruit si épouvantableque Léandre s’éveilla en sursaut. Quelle surprise et quelleaffliction pour lui de voir sa princesse dans le dernierdésespoir ! Sa mère l’entraînait, la chargeant de millereproches. Oh ! quelle douleur pour ces jeunes amants !ils se trouvaient sur le point d’être séparés pour jamais. Laprincesse n’osait rien dire à la terrible fée ; elle jetaitles yeux sur Léandre, comme pour lui demander quelque secours.

Il jugea bien qu’il ne pouvait pas la retenirmalgré une personne si puissante, mais il chercha dans sonéloquence et dans sa soumission les moyens de toucher cette mèreirritée. Il courut après elle, il se jeta à ses pieds ; il laconjura d’avoir pitié d’un jeune roi qui ne changerait jamais poursa fille, et qui ferait sa souveraine félicité de la rendreheureuse. La princesse, encouragée par son exemple, embrassaaussitôt les genoux de sa mère, et lui dit que sans le roi elle nepouvait être contente, et qu’elle lui avait de grandesobligations.

« Vous ne connaissez pas les disgrâces del’amour, s’écria la fée, et les trahisons dont ces aimablestrompeurs sont capables ; ils ne nous enchantent que pour nousempoisonner ; je l’ai éprouvé. Voulez-vous avoir une destinéesemblable à la mienne ?

– Ah ! madame, répliqua la princesse, n’ya-t-il point d’exception ? Les assurances que le roi vousdonne, et qui paraissent si sincères, ne semblent-elles pas memettre à couvert de ce que vous craignez ? »

L’opiniâtre fée les laissait soupirer à sespieds ; c’était inutilement qu’ils mouillaient ses mains deleurs larmes, elle y paraissait insensible ; et sans douteelle ne leur aurait point pardonné, si l’aimable fée Gentille n’eûtparu dans la chambre, plus brillante que le soleil. Les Grâcesl’accompagnaient ; elle était suivie d’une troupe d’Amours, dejeux et de Plaisirs, qui chantaient mille chansons agréables etnouvelles ; ils folâtraient comme des enfants.

Elle embrassa la vieille fée.

« Ma chère sœur, lui dit-elle, je suispersuadée que vous n’avez pas oublié les bons offices que je vousrendis lorsque vous voulûtes revenir dans notre royaume ; sansmoi vous n’y auriez jamais été reçue, et depuis ce temps-là je nevous ai demandé aucun service ; mais enfin le temps est venude m’en rendre un essentiel. Pardonnez à cette belle princesse,consentez que ce jeune roi l’épouse, je vous réponds qu’il nechangera point pour elle. Leurs jours seront filés d’or et desoie ; cette alliance vous comblera de satisfaction, et jen’oublierai jamais le plaisir que vous m’aurez fait.

– Je consens à tout ce que vous souhaitez,charmante Gentille, s’écria la fée. Venez, mes enfants, venez entremes bras recevoir l’assurance de mon amitié. »

À ces mots elle embrassa la princesse et sonamant. La fée Gentille, ravie de joie, et toute la troupecommencèrent les chants d’hyménée ; et la douceur de cettesymphonie ayant réveillé toutes les nymphes du palais, ellesaccoururent avec de légères robes de gaze pour apprendre ce qui sepassait.

Quelle agréable surprise pourAbricotine ! Elle eut à peine jeté les yeux sur Léandrequ’elle le reconnut, et, lui voyant tenir la main de la princesse,elle ne douta point de leur commun bonheur. C’est ce qui lui futconfirmé lorsque la mère fée dit qu’elle voulait transporter l’îledes Plaisirs tranquilles, le château et toutes les merveilles qu’ilrenfermait, dans le royaume de Léandre ; qu’elle y demeureraitavec eux et qu’elle leur ferait encore de plus grands biens.

« Quelque chose que votre générosité vousinspire, madame, lui dit le roi, il est impossible que vouspuissiez me faire un présent qui égale celui que je reçoisaujourd’hui ; vous me rendez le plus heureux de tous leshommes, et je sens bien que j’en suis aussi le plusreconnaissant. »

Ce petit compliment plut fort à la fée :elle était du vieux temps, où l’on complimentait tout un jour surle pied d’une mouche.

Comme Gentille pensait à tout, elle avait faittransporter, par la vertu de Brelic-breloc, les généraux et lescapitaines de l’armée de Furibon au palais de la princesse, afinqu’ils fussent témoins de la galante fête qui allait se passer.Elle en prit soin en effet ; et cinq ou six volumes nesuffiraient point pour décrire les comédies, les opéras, lescourses de bagues, les musiques, les combats de gladiateurs, leschasses et les autres magnificences qu’il y eut à ces charmantesnoces. Le plus singulier de l’aventure, c’est que chaque nymphetrouva parmi les braves que Gentille avait attirés dans ces beauxlieux un époux aussi passionné que s’ils s’étaient vus depuis dixans. Ce n’était néanmoins qu’une connaissance au plus devingt-quatre heures ; mais la petite baguette produit deseffets encore plus extraordinaires.

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