Contes

Joliette

Il y avait un jour un seigneur et une dame quiétaient mariés depuis plusieurs années, sans avoir d’enfants :ils croyaient qu’il ne leur manquait que cela pour être heureux,car ils étaient riches et estimés de tout le monde. A la fin, ilseurent une fille, et toutes les fées qui étaient dans le paysvinrent à son baptême, pour lui faire des dons. L’une dit qu’elleserait belle comme un ange ; l’autre, qu’elle danserait àravir ; une troisième, qu’elle ne serait jamais malade ;une quatrième, qu’elle aurait beaucoup d’esprit. La mère était bienjoyeuse de tous les dons qu’on faisait à sa fille : belle,spirituelle, une bonne santé, des talents. Qu’est-ce qu’on pouvaitdonner de mieux à cet enfant qu’on nommait Joliette ? On semit à table pour se divertir ; mais lorsqu’on eut à moitiésoupé, on vint dire au père de Joliette que la reine des fées, quipassait par là, voulait entrer. Toutes les fées se levèrent pouraller au-devant de leur reine ; mais elle avait un visage sisévère, qu’elle les fit toutes trembler.

« Mes sœurs, dit-elle lorsqu’elle futassise , est-ce ainsi que vous employez le pouvoir que vousavez reçu du ciel ? Pas une de vous n’a pensé à douer Jolietted’un bon cœur, d’inclinations vertueuses. Je vais tâcher deremédier au mal que vous lui avez fait ; je la doue d’êtremuette jusqu’à l’âge de vingt ans ; plût à Dieu qu’il fût enmon pouvoir de lui ôter absolument l’usage de la langue. »

En même temps la fée disparut, et laissa lepère et la mère de Joliette dans le plus grand désespoir dumonde ; car ils ne concevaient rien de plus triste que d’avoirune fille muette. Cependant Joliette devenait charmante ; elles’efforçait de parler quand elle eut deux ans, et l’on connaissait,par ses petits gestes, qu’elle entendait tout ce qu’on lui disait,et qu’elle mourait d’envie de répondre. On lui donna toutes sortesde maîtres, et elle apprenait avec une promptitudesurprenante : elle avait tant d’esprit qu’elle se faisaitentendre par des gestes, et rendait compte à sa mère de tout cequ’elle voyait, ou entendait. D’abord on admirait cela, mais lepère qui était un homme de bon sens, dit à sa femme :

« Ma chère, vous laissez prendre unemauvaise habitude à Joliette ; c’est un petit espion.Qu’avons-nous besoin de savoir tout ce qui se fait dans laville ? On ne se méfie pas d’elle, parce qu’elle est uneenfant, et qu’on sait qu’elle ne peut pas parler, et elle vous faitsavoir tout ce qu’elle entend : il faut la corriger de cedéfaut, il n’y a rien de plus vilain que d’être unerapporteuse. »

La mère, qui idolâtrait Joliette, et qui étaitnaturellement curieuse, dit à son mari qu’il n’aimait pas cettepauvre enfant, parce qu’elle avait le défaut d’être muette ;qu’elle était déjà assez malheureuse avec son infirmité, et qu’ellene pouvait se résoudre à la rendre encore plus misérable en lacontredisant. Le mari, qui ne se paya pas de ces mauvaises raisons,prit Joliette en particulier et lui dit :

« Ma chère enfant, vous me chagrinez. Labonne fée qui vous a rendue muette avait sans doute prévu que vousseriez une rapporteuse ; mais à quoi cela sert-il que vous nepuissiez parler, puisque vous vous faites entendre parsignes ; savez-vous ce qu’il arrivera ? vous vous ferezhaïr de tout le monde, on vous fuira comme si vous aviez la peste,et on aura raison, car vous causerez plus de mal que cette affreusemaladie. Un rapporteur brouille tout le monde, et cause des mauxépouvantables : pour moi, si vous ne vous corrigez pas, jesouhaiterai de tout mon cœur que vous fussiez aussi aveugle etsourde. »

Joliette n’était pas méchante ; c’étaitpar étourderie qu’elle découvrait ce qu’elle avait vu ; ainsi,elle lui promit par signes qu’elle se corrigerait. Elle en avaitl’intention, mais deux ou trois jours après, elle entendit une damequi se moquait d’une de ses amies : elle savait écrire alors,et elle mit sur un papier ce qu’elle avait entendu. Elle avaitécrit cette conversation avec tant d’esprit, que sa mère ne pûts’empêcher de rire de ce qu’il y avait de plaisant, et d’admirer lestyle de sa fille. Joliette avait de la vanité : elle fut sicontente des louanges que sa mère lui donna, qu’elle écrivait toutce qui se passait devant elle. Ce que son père lui avait préditarriva ; elle se fit haïr de tout le monde. On se cachaitd’elle, on parlait bas quand elle entrait, et on craignait de setrouver dans les assemblées dont elle était priée. Malheureusementpour elle, son père mourut, quand elle n’avait que douze ans ;et personne ne lui faisant plus honte de son défaut, elle prit unetelle habitude de rapporter, qu’elle le faisait même sans ypenser ; elle passait toute la journée à espionner lesdomestiques qui la haïssaient comme la mort : si elle étaitdans un jardin, elle faisait semblant de dormir pour entendre lesdiscours de ceux qui se promenaient. Mais comme plusieurs parlaientà la fois, et qu’elle n’avait pas assez de mémoire pour retenir ceque l’on disait, elle faisait dire aux uns ce que les autresavaient dit ; elle écrivait le commencement d’un discours,sans en entendre la fin, ou la fin, sans en savoir le commencement.Il n’y avait pas de semaine qu’il n’y eût vingt tracasseries, ouquerelles dans la ville, et quand on venait à examiner d’oùvenaient ces bruits, on découvrait que cela provenait des rapportsde Joliette. Elle brouilla sa mère avec toutes ses amies, et fitbattre trois ou quatre personnes.

Cela dura jusqu’au jour où elle eut vingtans ; elle attendait ce jour avec une grande impatience, pourparler tout à son aise : il vint enfin, et la reine des fées,se présentant devant elle, lui dit :

« Joliette, avant de vous rendre l’usagede la parole, dont certainement vous abuserez, je vais vous fairevoir tous les maux que vous avez causés par vos rapports .»   En même temps elle lui présenta un miroir, et elle yvit un homme suivi de trois enfants, qui demandaient l’aumône avecleur père. « Je ne connais pas cet homme, dit Joliette, quiparlait pour la première fois ; quel mal lui ai-jecausé ?

– Cet homme était un riche marchand, luirépondit la fée ; il avait dans son magasin beaucoup demarchandises : mais il manquait d’argent comptant. Cet hommevint emprunter une somme à votre père, pour payer une lettre dechange ; vous écoutiez à la porte du cabinet, et vous fîtesconnaître la situation de ce marchand à plusieurs personnes à quiil devait de l’argent ; cela lui fit perdre son crédit, toutle monde voulut être payé, et la justice s’étant mêlée de cetteaffaire, le pauvre homme et ses enfants sont réduits à l’aumônedepuis neuf ans.

– Ah, mon Dieu, madame ! dit Joliette, jesuis au désespoir d’avoir commis ce crime ; mais je suisriche, je veux réparer le mal que j’ai fait, en rendant à cet hommele bien que je lui ai fait perdre par mon imprudence. »

Après cela Joliette vit une belle femme dansune chambre dont les fenêtres étaient garnies de grilles defer ; elle était couchée sur de la paille, ayant une cruched’eau et un morceau de pain à côté d’elle ; ses grands cheveuxnoirs tombaient sur ses épaules, et son visage était baigné delarmes.

« Ah ! mon Dieu ! dit Joliette,je connais cette dame ; son mari l’a menée en France depuisdeux ans, et il a écrit qu’elle était morte ; serait-ilpossible que je fusse la cause de l’affreuse situation de cettedame ?

– Oui, Joliette, reprit la fée ; mais cequ’il y a de plus terrible, c’est que vous êtes encore la cause dela mort d’un homme que le mari de cette dame a tué. Voussouvenez-vous qu’un soir étant dans un jardin, sur un banc, vousfîtes semblant de dormir, pour entendre ce que disaient ces deuxpersonnes ; vous comprîtes par leurs discours qu’ilss’aimaient, et vous le fîtes savoir à toute la ville. Ce bruit vintjusqu’aux oreilles du mari de cette dame, qui est un homme fortjaloux ; il tua ce cavalier, et a mené cette dame enFrance ; il l’a fait passer pour morte, afin de pouvoir latourmenter plus longtemps ; cependant cette pauvre dame étaitinnocente. Le gentilhomme lui parlait de l’amour qu’il avait pourune de ses cousines qu’il voulait épouser ; mais comme ilsparlaient bas, vous n’avez entendu que la moitié de leurconversation que vous avez écrite, et cela a causé ces horriblesmalheurs.

– Ah ! s’écria Joliette, je suis unemalheureuse, je ne mérite pas de voir le jour.

– Attendez à vous condamner, que vous ayezconnu tous vos crimes, lui dit la fée. Regardez cet homme couchédans ce cachot, couvert de chaînes ; vous avez découvert uneconversation fort innocente que tenait cet homme, et comme vous nel’aviez écoutée qu’à moitié, vous avez cru entendre qu’il étaitd’intelligence avec les ennemis du roi. Un jeune étourdi fortméchant homme, une femme aussi babillarde que vous, qui n’aimaientpas ce pauvre homme qui est prisonnier, ont répété et augmenté ceque vous leur aviez fait entendre de cet homme ; ils l’on faitmettre dans ce cachot, d’où il ne sortira que pour assommer lerapporteur à coup de bâtons, et vous traiter comme la dernière desfemmes, si jamais il vous rencontre. »

Après cela, la fée montra à Joliette quantitéde domestiques sur le pavé, et manquant de pain, des maris séparésde leurs femmes ; des enfants déshérités par leurspères ; et tout cela, à cause de ses rapports. Joliette étaitinconsolable, et promit de se corriger.

« Vous êtes trop vieille pour vouscorriger, lui dit la fée ; des défauts qu’on a nourris jusqu’àvingt ans ne se corrigent pas après cela, quand on le veut ;je ne sais qu’un remède à ce mal : c’est d’être aveugle,sourde et muette, pendant dix ans, et de passer tout ce temps àréfléchir sur les malheurs que vous avez causés. »

Joliette n’eut pas le courage de consentir àun remède qui lui paraissait si terrible ; elle promitpourtant de ne rien épargner pour devenir silencieuse ; maisla fée lui tourna le dos sans vouloir l’écouter ; car ellesavait bien que, si elle avait eu une vraie envie de se corriger,elle en aurait pris les moyens. Le monde est plein de ces sortes degens, qui disent : « Je suis bien fâchée d’êtregourmande, colère, menteuse ; je souhaiterais de tout mon cœurde me corriger » . Ils mentent assurément, car si on leurdit : Pour corriger votre gourmandise, il ne faut jamaismanger hors des repas, et rester toujours sur votre appétit, quandvous sortez de table. Pour vous guérir de votre colère, il fautimposer une bonne pénitence, toutes les fois que vous vousemporterez. Si, dis-je, on leur dit de se servir de ces moyens, ilsrépondent, cela est trop difficile. C’est-à-dire qu’ils voudraientque Dieu fît un miracle, pour les corriger tout d’un coup, sansqu’il leur en coûtât aucune peine.

Voilà précisément comme pensaitJoliette ; mais avec cette fausse bonne volonté, on ne secorrige de rien. Comme elle était détestée de toutes les personnesqui la connaissaient, malgré son esprit, sa beauté et ses talents,elle résolut d’aller demeurer dans un autre pays. Elle vendit donctout son bien, et partit avec sa sotte mère. Elles arrivèrent dansune grande ville, où l’on fut d’abord charmé de Joliette. Plusieursseigneurs la demandèrent en mariage, et elle en choisit un qu’elleaimait passionnément. Elle vécut un an fort heureuse avec lui.Comme la ville dans laquelle elle demeurait était bien grande, onne connut pas sitôt qu’elle était rapporteuse, parce qu’elle voyaitbeaucoup de gens, qui ne se connaissaient pas les uns et lesautres. Un jour, après souper, son mari parlait de plusieurspersonnes, et il vint à dire qu’un tel seigneur n’était pas un forthonnête homme, parce qu’il lui avait vu faire plusieurs mauvaisesactions. Deux jours après, Joliette étant dans une grandemascarade, un homme couvert d’un domino la pria de danser, et vintensuite s’asseoir auprès d’elle. Comme elle parlait bien, ils’amusa beaucoup de la conversation, d’autant plus qu’elle savaittoutes les histoires scandaleuses de la ville, et qu’elle lesracontait avec beaucoup d’esprit. La femme du seigneur dont sonmari lui avait parlé vint à danser ; et Joliette dit à cemasque, qui avait un domino :

« Cette femme est fort aimable ;c’est bien dommage qu’elle soit mariée à un malhonnête homme.

– Connaissez-vous le mari dont vous parlez simal ? lui demanda le masque.

– Non, répondit Joliette, mais mon mari, quile connaît parfaitement, m’a raconté plusieurs vilaines histoiresqui sont sur son compte. »

Et tout de suite, Joliette raconta ceshistoires, qu’elle augmenta selon la mauvaise habitude qu’elleavait prise, afin d’avoir occasion de faire briller son esprit. Lemasque l’écouta très attentivement, et elle était fort aise del’attention qu’il lui donnait, parce qu’elle pensait qu’ill’admirait. Quand elle eut fini, il se leva, et un quart d’heureaprès, on vint dire à Joliette que son mari se mourait, parce qu’ils’était battu contre un homme auquel il avait ôté la réputation.Joliette courut tout en pleurs, au lieu où était son mari quin’avait plus qu’un quart d’heure à vivre. « Retirez-vous,mauvaise créature, lui dit cet homme mourant. C’est votre langue etvos rapports qui m’ôtent la vie. »

Et peu de temps après, il expira. Joliette,qui l’aimait à la folie, le voyant mort, se jeta toute furieuse surson épée, et se la passa au travers du corps. Sa mère qui vit cethorrible spectacle, en fut si saisie qu’elle en tomba malade dechagrin, et mourut aussi en maudissant la curiosité, et la sottecomplaisance qu’elle avait eue pour sa fille, dont elle avait causéla perte.

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