Etude sur Mirabeau de Victor Hugo

: : : : :VI

Nous avons essayé de caractériser ce qu’a été Mirabeau dans la famille, puis ce qu’il a été dans la nation. Il nous reste à examiner ce qu’il sera dans la postérité.

Quelques reproches qu’on ait pu justement lui faire, nous croyons que Mira- beau restera grand.

Devant la postérité, tout homme et toute chose s’absout par la grandeur.

Aujourd’hui que presque toutes les choses qu’il a semées ont donné leurs fruits dont nous avons goûté, la plupart bons et sains, quelques-uns amers ; aujourd’hui que le haut et le bas de sa vie n’ont plus rien de disparate aux yeux, tant les années qui s’écoulent mettent bien les hommes en perspective ; aujourd’hui qu’il n’y a plus pour son génie ni adoration ni exécration, et que cet homme, furieusement ballotté, tant qu’il vécut, d’une extrémité à l’autre, a pris l’attitude calme et sereine que la mort donne aux grandes figures historiques ; aujourd’hui que sa mémoire, si longtemps traînée dans la fange et baisée sur l’autel, a été retirée du panthéon de Voltaire et de l’égout de Marat, nous pouvons froidement le dire : Mirabeau est grand. Il lui est resté l’odeur du panthéon et non de l’égout. L’impartialité histo- rique, en nettoyant sa chevelure souillée dans le ruisseau, ne lui a pas de la même main enlevé son auréole. On a lavé la boue de ce visage, et il continue de rayonner.

Après qu’on s’est rendu compte de l’immense résultat politique que le total de ses facultés a produit, on peut envisager Mirabeau sous un double aspect, comme écrivain et comme orateur. Ici nous prenons la liberté de ne pas être de l’avis de Rivarol, nous croyons Mirabeau plus grand comme orateur que comme écrivain.

Le marquis de Mirabeau son père avait deux espèces de style, et comme deux plumes dans son écritoire. Quand il écrivait un livre, un bon livre pour le public, pour l’effet, pour la cour, pour la Bastille, pour le grand escalier du Palais de jus- tice, le digne seigneur se drapait, se roidissait, se boursouflait, couvrait sa pen- sée, déjà fort obscure par elle-même, de toutes les ampoules de l’expression ; et l’on ne peut se figurer sous quel style à la fois plat et bouffi, lourd et traînant en longues queues de phrases interminables, chargé de néologismes au point de n’avoir plus nulle cohésion dans le tissu, sous quel style, disons-nous, tout ensemble incolore et incorrect, se travestissait l’originalité naturelle et incontes- table de cet étrange écrivain, moitié gentilhomme et moitié philosophe ; préférant Quesnay à Socrate et Lefranc de Pompignan à Pindare ; dédaignant Montesquieu comme arriéré et tenant à être harangué par son curé ; habitant amphibie des rê- veries du dix-huitième siècle et des préjugés du seizième. Mais, quand cet homme, ce même homme, voulait écrire une lettre, quand il oubliait le public et ne s’adres- sait plus qu’à la longue mine roide et froide de son vénérable frère le bailli, ou à sa fille la petite Saillannette[1], « la plus émolliente femme qui fut jamais », ou encore à la jolie tête rieuse de madame de Rochefort, alors cet esprit tuméfié de préten- tion se détendait ; plus d’effort, plus de fatigue, plus de gonflement apoplectique dans l’expression ; sa pensée se répandait sur la lettre de famille et d’intimité, vive, originale, colorée, curieuse, amusante, profonde, gracieuse, naturelle enfin, à tra- vers ce beau style grand seigneur du temps de Louis XIV, que Saint-Simon parlait avec toutes les qualités de l’homme et madame de Sévigné avec toutes les qualités de la femme. On a pu en juger par les fragments que nous avons cités. Après un livre du marquis de Mirabeau, une lettre de lui, c’est une révélation. On a peine à y croire. Buffon ne comprendrait pas cette variété de l’écrivain. Vous avez deux styles et vous n’avez qu’un homme.

Sous ce rapport, le fils tenait quelque peu du père. On pourrait dire, avec beau- coup d’adoucissements et de restrictions néanmoins, qu’il y a la même différence entre son style écrit et son style parlé. Notons seulement ceci, que le père était à l’aise dans une lettre, le fils dans un discours. Pour être lui, pour être naturel, pour être dans son milieu, il fallait à l’un sa famille, à l’autre une nation.

Mirabeau qui écrit, c’est quelque chose de moins que Mirabeau. Soit qu’il dé- montre à la jeune république américaine l’inanité de son ordre de Cincinnatus,

et ce qu’il y a de gauche et d’inconsistant dans une chevalerie de laboureurs ; soit qu’il taquine sur la liberté de l’Escaut Joseph II, cet empereur philosophe, ce Ti- tus selon Voltaire, ce buste de césar romain dans le goût Pompadour ; soit qu’il fouille dans les doubles fonds du cabinet de Berlin et qu’il en tire cette Histoire secrète que la cour de France fait livrer juridiquement aux flammes sur l’escalier du Palais ; maladressé insigne, car de ces livres brûlés par la main du bourreau il s’échappait toujours des flammèches et des étincelles, lesquelles se dispersaient au loin, selon le vent qui soufflait, sur le toit vermoulu de la grande société eu- ropéenne, sur la charpente des monarchies, sur tous les esprits, pleins d’idées inflammables, sur toutes les têtes, faites d’étoupe alors ; soit qu’il invective au passage cette charretée de charlatans qui a fait tant de bruit sur le pavé du dix- huitième siècle, Necker, Beaumarchais, Lavater, Calonne et Cagliostro ; quel que soit le livre qu’il écrit enfin, sa pensée suffit toujours au sujet, mais son style ne suffit pas toujours à sa pensée. Son idée est constamment grande et haute ; mais, pour sortir de son esprit, elle se courbe et se rapetisse sous l’expression comme sous une porte trop basse. Excepté dans ses éloquentes lettres à madame de Mon- nier, où il est lui tout entier, où il parle plutôt qu’il n’écrit, et qui sont des ha- rangues d’amour[2] comme ses discours à la Constituante sont des harangues de révolution ; excepté là, disons-nous, le style qu’il trouve dans son écritoire est en général d’une forme médiocre, pâteux, mal lié, mou aux extrémités des phrases, sec d’ailleurs, se composant une couleur terne avec des épithètes banales, pauvre en images, ou n’offrant par places, et bien rarement encore, que des mosaïques bizarres de métaphores peu adhérentes entre elles. On sent en le lisant que les idées de cet homme ne sont pas, comme celles des grands prosateurs-nés, faites de cette substance particulière qui se prête, souple et molle, à toutes les ciselures de l’expression, qui s’insinue bouillante et liquide dans tous les recoins du moule où l’écrivain la verse, et se fige ensuite ; lave d’abord, granit après. On sent, en le lisant, que bien des choses regrettables sont restées dans sa tête, que le papier n’a qu’un à peu près, que ce génie n’est pas conformé de façon à s’exprimer complè- tement dans un livre, et qu’une plume n’est pas le meilleur conducteur possible pour tous les fluides comprimés dans ce cerveau plein de tonnerres.

Mirabeau qui parle, c’est Mirabeau. Mirabeau qui parle, c’est l’eau qui coule, c’est le flot qui écume, c’est le feu qui étincelle, c’est l’oiseau qui vole, c’est une chose qui fait son bruit propre, c’est une nature qui accomplit sa loi. Spectacle toujours sublime et harmonieux !

Mirabeau à la tribune, tous les contemporains sont unanimes sur ce point main- tenant, c’est quelque chose de magnifique. Là, il est bien lui, lui tout entier, lui tout-puissant. Là, plus de table, plus de papier, plus d’écritoire hérissée de plumes, plus de cabinet solitaire, plus de silence et de méditation ; mais un marbre qu’on peut frapper, un escalier qu’on peut monter en courant, une tribune, espèce de cage de cette sorte de bête fauve, où l’on peut aller et venir, marcher, s’arrêter, souffler, haleter, croiser ses bras, crisper ses poings, peindre sa parole avec son geste, et illuminer une idée avec un coup d’oeil ; un tas d’hommes qu’on peut re- garder fixement ; un grand tumulte, magnifique accompagnement pour une grande voix ; une foule qui hait l’orateur, l’assemblée, enveloppée d’une foule qui l’aime, le peuple ; autour de lui toutes ces intelligences, toutes ces âmes, toutes ces pas- sions, toutes ces médiocrités, toutes ces ambitions, toutes ces natures diverses et qu’il connaît, et desquelles il peut tirer le son qu’il veut comme des touches d’un immense clavecin ; au-dessus de lui la voûte de la salle de l’assemblée consti- tuante, vers laquelle ses yeux se lèvent souvent comme pour y chercher des pen- sées, car on renverse les monarchies avec les idées qui tombent d’une pareille voûte sur une pareille tête.

Oh ! qu’il est bien là sur son terrain, cet homme ! qu’il y a bien le pied ferme et sûr ! Que ce génie qui s’amoindrissait dans des livres est grand dans un dis- cours ! comme la tribune change heureusement les conditions de la production extérieure pour cette pensée ! Après Mirabeau écrivain, Mirabeau orateur, quelle transfiguration !

Tout en lui était puissant. Son geste brusque et saccadé était plein d’empire. A la tribune, il avait un colossal mouvement d’épaules comme l’éléphant qui porte sa tour armée en guerre. Lui, il portait sa pensée. Sa voix, lors même qu’il ne je- tait qu’un mot de son banc, avait un accent formidable et révolutionnaire qu’on démêlait dans l’assemblée comme le rugissement du lion dans la ménagerie. Sa chevelure, quand il secouait la tête, avait quelque chose d’une crinière. Son sour- cil remuait tout, comme celui de Jupiter, cuncta surpercilio moventis. Ses mains quelquefois semblaient pétrir le marbre de la tribune. Tout son visage, toute son attitude, toute sa personne était bouffie d’un orgueil pléthorique qui avait sa gran- deur. Sa tête avait une laideur grandiose et fulgurante dont l’effet par moments était électrique et terrible. Dans les premiers temps, quand rien n’était encore vi- siblement décidé pour ou contre la royauté ; quand la partie avait l’air presque égale entre la monarchie encore forte et les théories encore faibles ; quand aucune des idées qui devaient plus tard avoir l’avenir n’était encore arrivée à sa crois- sance complète ; quand la révolution, mal gardée et mal armée, paraissait facile à prendre d’assaut, il arrivait quelquefois que le côté droit, croyant avoir jeté bas quelque mur de la forteresse, se ruait en masse sur elle avec des cris de victoire ; alors la tête monstrueuse de Mirabeau apparaissait à la brèche et pétrifiait les as- saillants. Le génie de la révolution s’était forgé une égide avec toutes les doctrinesamalgamées de Voltaire, d’Helvétius, de Diderot, de Bayle, de Montesquieu, de Hobbes, de Locke et de Rousseau, il avait mis la tête de Mirabeau au milieu.

Il n’était pas seulement grand à la tribune, il était grand sur son siège ; l’inter- rupteur égalait en lui l’orateur. Il mettait souvent autant de choses dans un mot que dans un discours. La Fayette a une armée, disait-il à M. de Suleau, mais j’ai ma tête. Il interrompait Robespierre avec cette parole profonde : Cet homme ira loin, car il croit tout ce qu’il dit.

Il interpellait la cour dans l’occasion : La cour affame le peuple. Trahison ! Le peuple lui vendra la constitution pour du pain. Tout l’instinct du grand révolu- tionnaire est dans ce mot.

L’abbé Sieyès ! disait-il, métaphysicien voyageant sur une mappemonde. Posant ainsi une touche vive sur l’homme de théorie toujours prêt à enjamber les mers et les montagnes.

Il était par moments d’une simplicité admirable. Un jour, ou plutôt un soir, dans son discours du 3 mai, au moment où il luttait, comme l’athlète à deux cestes, du bras gauche contre l’abbé Maury et du bras droit contre Robespierre, M. de Cazalès, avec son assurance d’homme médiocre, lui jette cette interruption :-Vous êtes un bavard, et voilà tout. Mirabeau se tourne vers l’abbé Goutes, qui occupait le fauteuil : Monsieur le président, dit-il avec une grandeur d’enfant, faites donc taire M. de Cazalès, qui m’appelle bavard.

L’assemblée nationale voulait commencer une adresse au roi par cette phrase : L’assemblée apporte aux pieds de votre majesté une offrande, etc.-La majesté n’a pas de pieds, dit froidement Mirabeau.

L’assemblée veut dire un peu plus loin qu’elle est ivre de la gloire de son roi.-Y pensez-vous ? objecte Mirabeau ; des gens qui font des lois et qui sont ivres !

Quelquefois il caractérisait d’un mot qu’on eût dit traduit de Tacite, l’histoire et le genre de génie de toute une maison souveraine. Il criait aux ministres par exemple : Ne me parlez pas de votre duc de Savoie, mauvais voisin de toute liberté !

Quelquefois il riait. Le rire de Mirabeau, chose formidable.

Il raillait la Bastille. « Il y a eu, disait-il, cinquante-quatre lettres de cachet dans ma famille, et j’en ai eu dix-sept pour ma part. Vous voyez que j’ai été traité en aîné de Normandie. »

Il se raillait lui-même. Il est accusé par M. de Valfond d’avoir parcouru, le 6 oc- tobre, les rangs du régiment de Flandre, un sabre nu à la main, et parlant aux sol- dats. Quelqu’un démontre que le fait concerne M. de Gamaches, et non pas Mira- beau ; et Mirabeau ajoute : « Ainsi, tout pesé, tout examiné, la déposition de M. de Valfond n’a rien de bien fâcheux que pour M. de Gamaches, qui se trouve légale- ment et véhémentement soupçonné d’être fort laid, puisqu’il me ressemble. »

Quelquefois il souriait. Lorsque la question de la régence se débat devant l’as- semblée, le côté gauche pense à M. le duc d’Orléans, et le côté droit à M. le prince de Condé, alors émigré en Allemagne. Mirabeau demande qu’aucun prince ne puisse être régent sans avoir prêté serment à la constitution. M. de Montlosier objecte qu’un prince peut avoir des raisons pour ne pas avoir prêté serment ; par exemple, il peut avoir fait un voyage outre-mer…-Mirabeau répond : « Le discours du préopinant va être imprimé ; je demande à en rédiger l’erratum. Outre-mer, li- sez : outre-Rhin. »Et cette plaisanterie décide la question. Le grand orateur jouait ainsi quelquefois avec ce qu’il tuait. A en croire les naturalistes, il y a du chat dans le lion.

Une autre fois, comme les procureurs de l’assemblée avaient barbouillé un texte de loi de leur mauvaise rédaction, Mirabeau se lève : « Je demande à faire quelques réflexions timides sur les convenances qu’il y aurait à ce que l’assemblée nationale de France parlât français, et même écrivît en français les lois qu’elle propose. »

Par moments, au beau milieu de ses plus violentes déclamations populaires, il se rappelait tout à coup qui il était, et il avait de fières saillies de gentilhomme. C’était une mode oratoire alors de jeter dans tout discours une imprécation quel- conque sur les massacres de la Saint-Barthélemy. Mirabeau faisait son impréca- tion comme tout le monde ; mais il disait en passant : Monsieur l’amiral de Coli- gny, qui, par parenthèse, était mon cousin. La parenthèse était digne de l’homme dont le père écrivait : Il n’y a qu’une mésalliance dans ma famille, les Médicis.- Mon cousin monsieur l’amiral de Coligny, c’eût été impertinent à la cour de Louis XIV, c’était sublime à la cour du peuple de 1791.

Dans un autre instant il parlait aussi de son digne cousin monsieur le garde des sceaux[3] ; mais c’était d’un autre ton.

Le 22 septembre 1789, le roi fait offrir à l’assemblée l’abandon de son argenterie et de sa vaisselle pour les besoins de l’état. Le côté droit admire, s’extasie et pleure. Quant à moi, s’écrie Mirabeau, je ne m’apitoie pas aisément sur la faïence des grands.

Son dédain était beau, son rire était beau, mais sa colère était sublime.

Quand on avait réussi à l’irriter, quand on lui avait tout à coup enfoncé dans le flanc quelqu’une de ces pointes aiguës qui font bondir l’orateur et le taureau, si c’était au milieu d’un discours, par exemple, il quittait tout sur-le-champ, il laissait là les idées entamées ; il s’inquiétait peu que la voûte de raisonnements qu’il avait commencé à bâtir s’écroulât derrière lui faute de couronnement ; il abandonnait la question net et se ruait tête baissée sur l’incident. Alors, malheur à l’interrup- teur ! malheur au toréador qui lui avait jeté la vanderille ! Mirabeau fondait sur lui, le prenait au ventre, l’enlevait en l’air, le foulait aux pieds. Il allait et venait sur lui, il le broyait, il le pilait. Il saisissait dans sa parole l’homme tout entier, quel qu’il fût, grand ou petit, méchant ou nul, boue ou poussière, avec sa vie, avec son ca- ractère, avec son ambition, avec ses vices, avec ses ridicules ; il n’omettait rien, il n’épargnait rien, il ne manquait rien ; il cognait désespérément son ennemi sur les angles de la tribune ; il faisait trembler, il faisait rire ; tout mot portait coup, toute phrase était flèche ; il avait la furie au cœur, c’était terrible et superbe. C’était une colère lionne. Grand et puissant orateur, beau surtout dans ce moment-là ! C’est alors qu’il fallait voir comme il chassait au loin tous les nuages de la discussion ! C’est alors qu’il fallait voir comme son souffle orageux faisait moutonner toutes les têtes de l’assemblée ! Chose singulière ! il ne raisonnait jamais mieux que dans l’emportement. L’irritation la plus violente, loin de disjoindre son éloquence dans les secousses qu’elle lui donnait, dégageait en lui une sorte de logique supérieure, et il trouvait des arguments dans la fureur comme un autre des métaphores. Soit qu’il fit rugir son sarcasme aux dents acérées sur le front pâle de Robespierre, ce redoutable inconnu qui, deux ans plus tard, devait traiter les têtes comme Pho- cion les discours ; soit qu’il mâchât avec rage les dilemmes filandreux de l’abbé Maury, et qu’il les recrachât au côté droit, tordus, déchirés, disloqués, dévorés à demi et tout couverts de l’écume de sa colère ; soit qu’il enfonçât les ongles de son syllogisme dans la phrase molle et flasque de l’avocat Target, il était grand et magnifique, et il avait une sorte de majesté formidable que ne dérangeaient pas ses bonds les plus effrénés. Nos pères nous l’ont dit, qui n’avait pas vu Mirabeau en colère n’avait pas vu Mirabeau. Dans la colère son génie faisait la roue et éta- lait toutes ses splendeurs. La colère allait bien à cet homme, comme la tempête à l’océan.

Et, sans le vouloir, dans ce que nous venons d’écrire pour figurer la surnaturelle éloquence de cet homme, nous l’avons peinte par la confusion même des images. Mirabeau, en effet, ce n’était pas seulement le taureau, ou le lion, ou le tigre, ou l’athlète, ou l’archer, ou l’aigle, ou le paon, ou l’aquilon, ou l’océan ; c’était, dans une série indéfinie de surprenantes métamorphoses, tout cela à la fois. C’était Pro- tée.

Pour qui l’a vu, pour qui l’a entendu, ses discours sont aujourd’hui lettre morte. Tout ce qui était saillie, relief, couleur, haleine, mouvement, vie et âme, a disparu. Tout dans ces belles harangues aujourd’hui est gisant à terre, à plat sur le sol. Où est le souffle qui faisait tourbillonner toutes ces idées comme les feuilles dans l’ou- ragan ? Voilà bien le mot ; mais où est le geste ? Voilà le cri, où est l’accent ? Voilà la parole, où est le regard ? Voilà le discours, où est la comédie de ce discours ? Car, il faut le dire, dans tout orateur il y a deux choses, un penseur et un comédien. Le penseur reste, le comédien s’en va avec l’homme. Talma meurt tout entier, Mira- beau à demi.

Dans l’assemblée constituante il y avait une chose qui épouvantait ceux qui regardaient attentivement, c’était la convention. Pour quiconque a étudié cette époque, il est évident que dès 1789 la convention était dans l’assemblée consti- tuante. Elle y était à l’état de germe, à l’état de foetus, à l’état d’ébauche. C’était en- core quelque chose d’indistinct pour la foule, c’était déjà quelque chose de terrible pour qui savait voir. Un rien sans doute ; une nuance plus foncée que la couleur générale ; une note détonnant parfois dans l’orchestre ; un refrain morose dans un chœur d’espérances et d’illusions ; un détail qui offrait quelque discordance avec l’ensemble ; un groupe sombre dans un coin obscur ; quelques bouches don- nant un certain accent à de certains mots ; trente voix, rien que trente voix, qui devaient plus tard se ramifier, suivant une effrayante loi de multiplication, en Gi- rondins, en Plaine et en Montagne ; 93, en un mot, point noir dans le ciel bleu de 89. Tout était déjà dans ce point noir, le 21 janvier, le 31 mai, le 9 thermidor, san- glante trilogie ; Buzot qui devait dévorer Louis XVI, Robespierre qui devait dévorer Buzot, Vadier qui devait dévorer Robespierre, trinité sinistre. Parmi ces hommes, les plus médiocres et les plus ignorés, Hébrard et Putraink, par exemple, avaient un sourire étrange dans les discussions, et semblaient garder sur l’avenir une pen- sée quelconque qu’ils ne disaient pas. A notre avis, l’historien devrait avoir des mi- croscopes pour examiner la formation d’une assemblée dans le ventre d’une autre assemblée. C’est une sorte de gestation qui se reproduit souvent dans l’histoire, et qui, selon nous, n’a pas été assez observée. Dans le cas présent, ce n’était certes pas un détail insignifiant sur la surface du corps législatif que cette excroissance mystérieuse qui contenait l’échafaud déjà tout dressé du roi de France. C’était une chose qui devait avoir une forme monstrueuse que l’embryon de la convention dans le flanc de la constituante. Oeuf de vautour porté par une aigle.

    Dès lors, beaucoup de bons esprits dans l’assemblée constituante s’effrayaient de la présence de ces quelques hommes impénétrables qui semblaient se tenir en réserve pour une autre époque. Ils sentaient qu’il y avait bien des ouragans dans ces poitrines dont il s’échappait à peine quelques souffles. Ils se demandaient si ces aquilons ne se déchaîneraient pas un jour, et ce que deviendraient alors toutes les choses essentielles à la civilisation que 89 n’avait pas déracinées. Rabaut Saint- Étienne, qui croyait la révolution finie et qui le disait tout haut, flairait avec in- quiétude Robespierre, qui ne la croyait pas commencée et qui le disait tout bas. Les démolisseurs présents de la monarchie tremblaient devant les démolisseurs futurs de la société. Ceux-ci, comme tous les hommes qui ont l’avenir et qui le savent, étaient hautains, hargneux et arrogants, et le moindre d’entre eux cou- doyait dédaigneusement les principaux de l’assemblée. Les plus nuls et les plus obscurs jetaient, selon leur humeur et leur fantaisie, d’insolentes interruptions aux plus graves orateurs ; et, comme tout le monde savait qu’il y avait des événe- ments pour ces hommes dans un prochain avenir, personne n’osait leur répliquer. C’est dans ces moments où l’assemblée qui devait venir un jour faisait peur à l’as- semblée qui existait, c’est alors que se manifestait avec splendeur le pouvoir d’ex- ception de Mirabeau. Dans le sentiment de sa toute-puissance, et sans se douter qu’il fît une chose si grande, il criait au groupe sinistre qui coupait la parole à la constituante : Silence aux trente voix ! et la convention se taisait.

    Cet antre d’Éole resta silencieux et contenu tant que Mirabeau tint le pied sur le couvercle.

    Mirabeau mort, toutes les arrière-pensées anarchiques firent irruption.

    Nous le répétons d’ailleurs, nous croyons que Mirabeau est mort à propos. Après avoir déchaîné bien des orages dans l’état, il est évident que pendant un temps il a comprimé sous son poids toutes les forces divergentes auxquelles il était réservé d’achever la ruine qu’il avait commencée ; mais elles se condensaient par cette compression même, et tôt ou tard, selon nous, l’explosion révolutionnaire devait trouver issue et jeter au loin Mirabeau, tout géant qu’il était.

    Concluons.

    Si nous avions à résumer Mirabeau d’un mot, nous dirions : Mirabeau, ce n’est pas un homme, ce n’est pas un peuple, c’est un événement qui parle.

    Un immense événement ! la chute de la forme monarchique en France.

    Sous Mirabeau, ni la monarchie ni la république n’étaient possibles. La mo- narchie l’excluait par sa hiérarchie, la république par son niveau. Mirabeau est un homme qui passe dans une époque qui prépare. Pour que l’envergure de Mi- rabeau s’y déployât à l’aise, il fallait que l’atmosphère sociale fût dans cet état particulier où rien de précis et d’enraciné dans le sol ne résiste, où tout obstacle à l’essor des théories se refoule aisément, où les principes qui feront un jour le fond solide de la société future sont encore en suspension, sans trop de forme ni de consistance, attendant, dans ce milieu où ils flottent pêle-mêle en tourbillon, l’instant de se précipiter et de se cristalliser. Toute institution assise a des angles auxquels le génie de Mirabeau se fût peut-être brisé l’aile.

    Mirabeau avait un sens profond des choses, il avait aussi un sens profond des hommes. A son arrivée aux états généraux, il observa longtemps en silence, dans l’assemblée et hors de l’assemblée, le groupe alors si pittoresque des partis. Il de- vina l’insuffisance de Mounier, de Malouet et de Rabaut Saint-Étienne, qui rê- vaient une conclusion anglaise. Il jugea froidement la passion de Chapelier, la brièveté d’esprit de Pétion, la mauvaise emphase littéraire de Volney ; l’abbé Maury, qui avait besoin d’une position ; d’Éprémesnil et Adrien Duport, parlementaires de mauvaise humeur et non tribuns ; Roland, ce zéro dont la femme était le chiffre ; Grégoire, qui était à l’état de somnambulisme politique. Il vit tout de suite le fond de Sieyès, si peu pénétrable qu’il fût. Il enivra de ses idées Camille Desmoulins, dont la tête n’était pas assez forte pour les porter. Il fascina Danton, qui lui res- semblait en moins grand et en plus laid. Il n’essaya aucune séduction près des Guillermy, des Lautrec et des Cazalès, sortes de caractères insolubles dans les ré- volutions. Il sentait que tout allait marcher si vite, qu’on n’avait pas de temps à perdre. D’ailleurs, plein de courage et n’ayant jamais peur de l’homme du jour, ce qui est rare, ni de l’homme du lendemain, ce qui est plus rare encore, toute sa vie il fut hardi avec ceux qui étaient puissants ; il attaqua successivement dans leur temps Maupeou et Terray, Calonne et Necker. Il s’approcha du duc d’Orléans, le toucha et le quitta aussitôt. Il regarda Robespierre en face et Marat de travers.

    Il avait été successivement enfermé à l’île de Rhé, au château d’If, au fort de Joux, au donjon de Vincennes. Il se vengea de toutes ces prisons sur la Bastille.

    Dans ses captivités, il lisait Tacite. Il le dévorait, il s’en nourrissait ; et, quand il arriva à la tribune en 1789, il avait encore la bouche pleine de cette moelle de lion. On s’en aperçut aux premières paroles qu’il prononça.

    Il n’avait pas l’intelligence de ce que voulaient Robespierre et Marat. Il regardait l’un comme un avocat sans causes et l’autre comme un médecin sans malades, et il supposait que c’était le dépit qui les faisait divaguer. Opinion qui d’ailleurs avait son côté vrai. Il tournait le dos complètement aux choses qui venaient à si grands pas derrière lui. Comme tous les régénérateurs radicaux, il avait l’oeil bien plus fixé sur les questions sociales que sur les questions politiques. Son œuvre, à lui, ce n’est pas la république, c’est la révolution.

    Ce qui prouve qu’il est le vrai grand homme essentiel de ces temps-là, c’est qu’il est resté plus grand qu’aucun des hommes qui ont grandi après lui dans le même ordre d’idées que lui.

    Son père, qui ne le comprenait pas plus, quoiqu’il l’eût engendré, que la consti- tuante ne comprenait la convention, disait de lui : Cet homme n’est ni la fin ni le commencement d’un homme. Il avait raison. « Cet homme »était la fin d’une société et le commencement d’une autre.

    Mirabeau n’importe pas moins à l’œuvre générale du dix-huitième siècle que Voltaire. Ces deux hommes avaient des missions semblables, détruire les vieilles choses et préparer les nouvelles. Le travail de l’un a été continu et l’a occupé, aux yeux de l’Europe, durant toute sa longue vie. L’autre n’a paru sur la scène que peu d’instants. Pour faire leur besogne commune, le temps a été donné à Voltaire par années et à Mirabeau par journées. Cependant Mirabeau n’a pas moins fait que Voltaire. Seulement l’orateur s’y prend autrement que le philosophe. Chacun at- taque la vie du corps social à sa façon. Voltaire décompose, Mirabeau écrase. Le procédé de Voltaire est en quelque sorte chimique, celui de Mirabeau est tout phy- sique. Après Voltaire, une société est en dissolution ; après Mirabeau, en poussière. Voltaire, c’est un acide ; Mirabeau, c’est une massue.

    [1 : Mme du Saillant.

    [2 : Nous entendons ne qualifier ainsi que celles de ces lettres qui sont passion pure. Nous jetons sur les autres le voile qui convient.

    [3 : M. de Barentin. Séance du 24 juin 1789.

    Auteurs::

    Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

    Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

    Fermer