Etude sur Mirabeau de Victor Hugo

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Si maintenant, pour compléter l’ensemble que nous avons essayé d’ébaucher de Mirabeau et de son époque, nous reportons les yeux sur nous, il est aisé de voir, au point où se trouve aujourd’hui le mouvement social commencé en 89, que nous n’aurons plus d’hommes comme Mirabeau, sans que personne puisse dire d’ailleurs précisément de quelle forme seront les grands hommes politiques que nous réserve l’avenir.

Les Mirabeau ne sont plus nécessaires, donc ils ne sont plus possibles.

La providence ne crée pas des hommes pareils quand ils sont inutiles. Elle ne jette pas de cette graine-là au vent.

Et en effet, à quoi pourrait servir maintenant un Mirabeau ? Un Mirabeau, c’est une foudre. Qu’y a-t-il à foudroyer ? Où sont dans la région politique les objets trop haut placés qui attirent le tonnerre ? Nous ne sommes plus comme en 1789, où il y avait dans l’ordre social tant de choses disproportionnées.

Aujourd’hui le sol est à peu près nivelé ; tout est plan, ras, uni. Un orage comme Mirabeau qui passerait sur nous ne trouverait pas un seul sommet où s’accrocher.

Ce n’est pas à dire, parce que nous n’aurons plus besoin d’un Mirabeau, que nous n’ayons plus besoin de grands hommes. Bien au contraire. Il y a certes beau- coup à travailler encore. Tout est défait, rien n’est refait.

Dans les moments comme celui où nous sommes, le parti de l’avenir se divise en deux classes, les hommes de révolution, les hommes de progrès. Ce sont les hommes de révolution qui déchirent la vieille terre politique, creusent le sillon, jettent la semence ; mais leur temps est court. Aux hommes de progrès appar- tiennent la lente et laborieuse culture des principes, l’étude des saisons propices à la greffe de telle ou telle idée, le travail au jour le jour, l’arrosement de la jeune plante, l’engrais du sol, la récolte pour tous. Ils vont courbés et patients, sous le soleil ou sous la pluie, dans le champ public, épierrant cette terre couverte de ruines, extirpant les chicots du passé qui accrochent encore çà et là, déracinant les souches mortes des anciens régimes, sarclant les abus, cette mauvaise herbe qui pousse si vite dans toutes les lacunes de la loi. Il leur faut bon oeil, bon pied, bonne main. Dignes et consciencieux travailleurs, souvent bien mal payés !

Or, selon nous, à l’heure qu’il est, les hommes de révolution ont accompli leur tâche. Ils ont eu tout récemment encore leurs trois jours de semailles en juillet. Qu’ils laissent faire maintenant les hommes de progrès. Après le sillon, l’épi.

Mirabeau, c’est un grand homme de révolution. Il nous faut maintenant le grand homme du progrès.

Nous l’aurons. La France a une initiative trop importante dans la civilisation du globe, pour que les hommes spéciaux lui fassent jamais faute. La France est la mère majestueuse de toutes les idées qui sont aujourd’hui en mission chez tous les peuples. On peut dire que la France, depuis deux siècles, nourrit le monde du lait de ses mamelles. La grande nation a le sang généreux et riche et les entrailles fécondes ; elle est inépuisable en génies ; elle tire de son sein toutes les grandes intelligences dont elle a besoin ; elle a toujours des hommes à la mesure de ses événements, et il ne lui manque dans l’occasion ni des Mirabeau pour commencer ses révolutions ni des Napoléon pour les finir.

La providence ne lui refusera certainement pas le grand homme social, et non plus seulement politique, dont l’avenir a besoin.

En attendant qu’il vienne, sans doute, à peu d’exceptions près, les hommes qui font de l’histoire pour le moment sont petits ; sans doute il est triste que les grands corps de l’état manquent d’idées générales et de larges sympathies ; sans doute il est affligeant qu’on emploie à des badigeonnages le temps qu’on devrait donner à des constructions ; sans doute il est étrange qu’on oublie que la souveraineté vé- ritable est celle de l’intelligence, qu’il faut avant tout éclairer les masses, et que, quand le peuple sera intelligent, alors seulement le peuple sera souverain ; sans doute il est honteux que les magnifiques prémisses de 89 aient amené de certains corollaires comme une tête de sirène amène une queue de poisson, et que des gâcheurs aient pauvrement plaqué tant de lois de plâtre sur des idées de granit ; sans doute il est déplorable que la révolution française ait eu de si maladroits ac- coucheurs ; sans doute. Mais rien d’irréparable n’a encore été fait ; aucun principe essentiel n’a été étouffé dans l’enfantement révolutionnaire ; aucun avortement n’a eu lieu ; toutes les idées qui importent à la civilisation future sont nées viables, et prennent chaque jour force, taille et santé. Certes, quand 1814 est arrivé, toutes ces idées, filles de la révolution, étaient bien jeunes et bien petites encore, et tout à fait au berceau ; et la restauration, il faut en convenir, leur a été une maigre et mauvaise nourrice. Cependant, il faut en convenir aussi, elle n’en a tué aucune. Le groupe des principes est complet.

A l’heure où nous sommes, toute critique est possible ; mais l’homme sage doit avoir pour l’époque entière un regard bienveillant. Il doit espérer, se confier, at- tendre. Il doit tenir compte aux hommes de théorie de la lenteur avec laquelle poussent les idées ; aux hommes de pratique, de cet étroit et utile amour des choses qui sont, sans lequel la société se désorganiserait dans les expériences succes- sives ; aux passions, de leurs digressions généreuses et fécondantes ; aux intérêts, de leurs calculs qui rattachent les classes entre elles à défaut de croyances ; aux gouvernements, de leurs tâtonnements vers le bien dans l’ombre ; aux opposi- tions, de l’aiguillon qu’elles ont sans cesse au poing et qui fait tracer au bœuf le sillon ; aux partis mitoyens, de l’adoucissement qu’ils apportent aux transitions ; aux partis extrêmes, de l’activité qu’ils impriment à la circulation des idées, les- quelles sont le sang même de la civilisation ; aux amis du passé, du soin qu’ils prennent de quelques racines vivaces ; aux zélateurs de l’avenir, de leur amour pour ces belles fleurs qui seront un jour de beaux fruits ; aux hommes mûrs, de leur modération ; aux hommes jeunes, de leur patience ; à ceux-ci, de ce qu’ils font ; à ceux-là, de ce qu’ils veulent faire ; à tous, de la difficulté de tout.

Nous ne nierons pas d’ailleurs tout ce que l’époque où nous vivons a d’orageux et de troublé. La plupart des hommes qui font quelque chose dans l’état ne savent pas ce qu’ils font. Ils travaillent dans la nuit sans y voir. Demain, quand il fera jour, ils seront peut-être tout surpris de leur œuvre. Charmés ou effrayés, qui sait ? Il n’y a plus rien de certain dans la science politique ; toutes les boussoles sont perdues ; la société chasse sur ses ancres ; depuis vingt ans on lui a déjà changé trois fois ce grand mât qu’on appelle la dynastie, et qui est toujours le premier frappé de la foudre.

La loi définitive de rien ne se révèle encore. Le gouvernement, tel qu’il est, n’est l’affirmation d’aucune chose ; la presse, si grande et si utile d’ailleurs, n’est qu’une négation perpétuelle de tout. Aucune formule nette de civilisation et de progrès n’a encore été rédigée.

La révolution française a ouvert pour toutes les théories sociales un livre im- mense, une sorte de grand testament. Mirabeau y a écrit son mot, Robespierre le sien, Napoléon le sien. Louis XVIII y a fait une rature. Charles X a déchiré la page. La chambre du 7 août l’a recollée à peu près, mais voilà tout. Le livre est là, la plume est là. Qui osera écrire ?

Les hommes actuels semblent peu de chose sans doute ; cependant quiconque pense doit fixer sur l’ébullition sociale un regard attentif.

Certes, nous avons ferme confiance et ferme espoir.

Eh ! qui ne sent que, dans ce tumulte et dans cette tempête, au milieu de ce com- bat de tous les systèmes et de toutes les ambitions qui fait tant de fumée et tant de poussière, sous ce voile qui cache encore aux yeux la statue sociale et providen- tielle à peine ébauchée, derrière ce nuage de théories, de passions, de chimères qui se croisent, se heurtent et s’entre-dévorent dans l’espèce de jour brumeux qu’elles déchirent de leurs éclairs, à travers ce bruit de la parole humaine qui parle à la fois toutes les langues par toutes les bouches, sous ce violent tourbillon de choses, d’hommes et d’idées qu’on appelle le dix-neuvième siècle, quelque chose de grand s’accomplit ?

Dieu reste calme et fait son œuvre.

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