Etude sur Mirabeau de Victor Hugo

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Il ne faudrait pas croire cependant que du moment où cet homme sortit de la famille pour apparaître au peuple, il ait été tout de suite et par acclamation ac- cepté dieu. Les choses ne vont jamais ainsi d’elles-mêmes. Où le génie se lève, l’envie se dresse. Bien au contraire, jusqu’à l’heure de sa mort, jamais homme ne fut plus complètement et plus constamment nié dans tous les sens que Mirabeau.

Lorsqu’il arriva comme député d’Aix aux états généraux, il n’excitait la jalousie de personne. Obscur et mal famé, les bonnes renommées s’en inquiétaient peu ; laid et mal bâti, les seigneurs de belle mine en avaient pitié. Sa noblesse dispa- raissait sous l’habit noir, sa physionomie sous la petite vérole. Qui donc eût songé à être jaloux de cette espèce d’aventurier, repris de justice, difforme de corps et de visage, ruiné d’ailleurs, que les petites gens d’Aix avaient député aux états gé- néraux dans un moment de fièvre et par mégarde sans doute et sans savoir pour- quoi ? Cet homme, en vérité, ne comptait pas. Le premier venu était beau, riche et considérable à côté de lui. Il n’offusquait aucune vanité, il ne gênait les coudes d’aucune prétention. C’était un chiffre quelconque que les ambitions qui se jalou- saient comptaient à peine dans leurs calculs.

Peu à peu cependant, comme le crépuscule de toutes les choses anciennes ar- rivait, il se fit assez d’ombre autour de la monarchie pour que le sombre éclat propre aux grands hommes révolutionnaires devînt visible aux yeux. Mirabeau commença à rayonner.

L’envie alors vint à ce rayonnement comme tout oiseau de nuit à toute lumière. A dater de ce moment, l’envie prit Mirabeau et ne le quitta plus. Avant tout, chose qui semble étrange et qui ne l’est pas, ce qu’elle lui contesta jusqu’à son der- nier souffle, ce qu’elle lui nia sans cesse en face, sans lui épargner d’ailleurs les autres injures, ce fut précisément ce qui est la véritable couronne de cet homme dans la postérité, son génie d’orateur. Marche que l’envie suit toujours d’ailleurs ; c’est toujours à la plus belle façade d’un édifice qu’elle jette des pierres. Et puis, à l’égard de Mirabeau, l’envie, il faut en convenir, était inépuisable en bonnes rai- sons. Probitas, l’orateur doit être sans reproche, M. de Mirabeau est reprochable de toutes parts ; praestantia, l’orateur doit être beau, M. de Mirabeau est laid ; vox amaena, l’orateur doit avoir un organe agréable, M. de Mirabeau a la voix dure, sèche, criarde, tonnant toujours et ne parlant jamais ; subrisus audientium, l’ora- teur doit être bienvenu de son auditoire, M. de Mirabeau est haï de l’assemblée, etc. ; et une foule de gens, fort contents d’eux-mêmes, concluaient : M. de Mira- beau n’est pas orateur.

Or, loin de prouver cela, tous ces raisonnements ne prouvaient qu’une chose, c’est que les Mirabeaux ne sont pas prévus par les Cicérons.

Certes, il n’était pas orateur à la manière dont ces gens l’entendaient ; il était orateur selon lui, selon sa nature, selon son organisation, selon son âme, selon sa vie. Il était orateur parce qu’il était haï, comme Cicéron parce qu’il était aimé.

Il était orateur parce qu’il était laid, comme Hortensius parce qu’il était beau. Il était orateur parce qu’il avait souffert, parce qu’il avait failli, parce qu’il avait été, bien jeune encore et dans l’âge où s’épanouissent toutes les ouvertures du cœur, repoussé, moqué, humilié, méprisé, diffamé, chassé, spolié, interdit, exilé, em- prisonné, condamné ; parce que, comme le peuple de 1789 dont il était le plus complet symbole, il avait été tenu en minorité et en tutelle beaucoup au delà de l’âge de raison ; parce que la paternité avait été dure pour lui comme la royauté pour le peuple ; parce que, comme le peuple, il avait été mal élevé ; parce que, comme au peuple, une mauvaise éducation lui avait fait croître un vice sur la ra- cine de chaque vertu. Il était orateur, parce que, grâce aux larges issues ouvertes par les ébranlements de 1789, il avait enfin pu extravaser dans la société tous ses bouillonnements intérieurs si longtemps comprimés dans la famille ; parce que, brusque, inégal, violent, vicieux, cynique, sublime, diffus, incohérent, plus rempli d’instincts encore que de pensées, les pieds souillés, la tête rayonnante, il était en tout semblable aux années ardentes dans lesquelles il a resplendi, et dont chaque jour passait marqué au front par sa parole. Enfin à ces hommes imbéciles qui comprenaient assez peu leur temps pour lui adresser, à travers mille objections, d’ailleurs souvent ingénieuses, cette question : s’il se croyait sérieusement ora- teur ? il aurait pu répondre d’un seul mot : Demandez à la monarchie qui finit, demandez à la révolution qui commence !

On a peine à croire, aujourd’hui que c’est chose jugée, qu’en 1790 beaucoup de gens, et dans le nombre de doucereux amis, conseillaient à Mirabeau, dans son propre intérêt, de quitter la tribune, où il n’aurait jamais de succès complet, ou du moins d’y paraître moins souvent. Nous avons les lettres sous les yeux. On a peine à croire que dans ces mémorables séances où il remuait l’assemblée comme de l’eau dans un vase, où il entre-choquait si puissamment dans sa main toutes les idées sonores du moment, où il forgeait et amalgamait si habilement dans sa pa- role sa passion personnelle et la passion de tous, après qu’il avait parlé et pendant qu’il parlait et avant qu’il parlât, les applaudissements étaient toujours mêlés de huées, de rires et de sifflets. Misérables détails criards que la gloire a estompés au- jourd’hui ! Les journaux et les pamphlets du temps ne sont qu’injures, violences et voies de fait contre le génie de cet homme. On lui reproche tout à propos de tout. Mais le reproche qui revient sans cesse, et comme par manie, c’est sa voix rude et âpre, et sa parole toujours tonnante. Que répondre à cela ? Il a la voix rude, parce qu’apparemment le temps des douces voix est passé. Il a la parole tonnante, parce que les événements tonnent de leur côté, et que c’est le propre des grands hommes d’être de la stature des grandes choses.

Et puis, et ceci est une tactique qui a été de tout temps invariablement suivie contre les génies, non seulement les hommes de la monarchie, mais encore ceux de son parti, car on n’est jamais mieux haï que dans son propre parti, étaient tou- jours d’accord, comme par une sorte de convention tacite, pour lui opposer sans cesse et lui préférer en toute occasion un autre orateur, fort adroitement choisi par l’envie en ce sens qu’il servait les mêmes sympathies politiques que Mira- beau, Barnave. Et la chose sera toujours ainsi. Il arrive souvent que, dans une époque donnée, la même idée est représentée à la fois à des degrés différents par un homme de génie et par un homme de talent. Cette position est une heureuse chance pour l’homme de talent. Le succès présent et incontesté lui appartient (il est vrai que cette espèce de succès-là ne prouve rien et s’évanouit vite). La jalou- sie et la haine vont droit au plus fort. La médiocrité serait bien importunée par l’homme de talent si l’homme de génie n’était pas là ; mais l’homme de génie est là, elle soutient l’homme de talent et se sert de lui contre le maître. Elle se leurre de l’espoir chimérique de renverser le premier, et dans ce cas-là (qui ne peut se réa- liser d’ailleurs) elle compte avoir ensuite bon marché du second ; en attendant, elle l’appuie et le porte le plus haut qu’elle peut. La médiocrité est pour celui qui la gêne le moins et qui lui ressemble le plus. Dans cette situation, tout ce qui est ennemi à l’homme de génie est ami à l’homme de talent. La comparaison qui de- vrait écraser celui-ci l’exhausse. De toutes les pierres que le pic et la pioche, et la calomnie, et la diatribe, et l’injure, peuvent arracher à la base du grand homme, on fait un piédestal à l’homme secondaire. Ce qu’on fait crouler de l’un sert à la construction de l’autre. C’est ainsi que vers 1790 on bâtissait Barnave avec tout ce qu’on ruinait de Mirabeau.

Rivarol disait : M. Mirabeau est plus écrivain, M. Barnave est plus orateur.-Pelletier disait : Le Barnave oui, le Mirabeau non.-La mémorable séance du 13, écrivait Chamfort, a prouvé plus que jamais la prééminence déjà démontrée depuis long- temps de M. Barnave sur M. de Mirabeau comme orateur.-Mirabeau est mort, murmurait M. Target en serrant la main de Barnave, son discours sur la formule de promulgation l’a tué.-Barnave, vous avez enterré Mirabeau, ajoutait Duport, appuyé du sourire de Lameth, lequel était à Duport comme Duport à Barnave, un diminutif.-M. Barnave fait plaisir, disait M. Goupil, et M. Mirabeau fait peine.- Le comte de Mirabeau a des éclairs, disait M. Camus, mais il ne fera jamais un discours, il ne saura même jamais ce que c’est. Parlez-moi de Barnave !-M. de Mi- rabeau a beau se fatiguer et suer, disait Robespierre, il n’atteindra jamais Barnave, qui n’a pas l’air de prétendre tant que lui, et qui vaut plus[1]. Toutes ces pauvres petites injustices égratignaient Mirabeau et le faisaient souffrir au milieu de sa puissance et de ses triomphes. Coups d’épingle au porte-massue.

Et si la haine, dans son besoin de lui opposer quelqu’un, n’importe qui, n’avait pas eu un homme de talent sous la main, elle aurait pris un homme médiocre. Elle ne s’embarrasse jamais de la qualité de l’étoffe dont elle fait son drapeau. Mairet a été préféré à Corneille, Pradon à Racine. Voltaire s’écriait, il n’y a pas cent ans :

: : :On m’ose préférer Crébillon le barbare !

En 1808, Geoffroy, le critique le plus écouté qui fût en Europe, mettait « M. La- fon fort au-dessus de M. Talma ». Merveilleux instinct des coteries ! En 1798, on préférait Moreau à Bonaparte ; en 1815, Wellington à Napoléon.

Nous le répétons, parce que, selon nous, la chose est singulière, Mirabeau dai- gnait s’irriter de ces misères. Le parallèle avec Barnave l’offusquait. S’il avait re- gardé dans l’avenir, il aurait souri ; mais c’est en général le défaut des orateurs politiques, hommes du présent avant tout, d’avoir l’oeil trop fixé sur les contem- porains et pas assez sur la postérité.

Ces deux hommes, Barnave et Mirabeau, présentaient d’ailleurs un contraste parfait. Dans l’assemblée, quand l’un ou l’autre se levait, Barnave était toujours accueilli par un sourire, et Mirabeau par une tempête. Barnave avait en propre l’ovation du moment, le triomphe du quart d’heure, la gloire dans la gazette, l’ap- plaudissement de tous, même du côté droit. Mirabeau avait la lutte et l’orage. Bar- nave était un assez beau jeune homme, et un très beau parleur. Mirabeau, comme disait spirituellement Rivarol, était un monstrueux bavard. Barnave était de ces hommes qui prennent chaque matin la mesure de leur auditoire ; qui tâtent le pouls de leur public ; qui ne se hasardent jamais hors de la possibilité d’être ap- plaudis ; qui baisent toujours humblement le talon du succès ; qui arrivent à la tribune, quelquefois avec l’idée du jour, le plus souvent avec l’idée de la veille, jamais avec l’idée du lendemain, de peur d’aventure ; qui ont une faconde bien nivelée, bien plane et bien roulante, sur laquelle cheminent et circulent à petit bruit avec leurs divers bagages toutes les idées communes de leur temps ; qui, de crainte d’avoir des pensées trop peu imprégnées de l’atmosphère de tout le monde, mettent sans cesse leur jugement dans la rue comme un thermomètre à leur fenêtre. Mirabeau, au contraire, était l’homme de l’idée neuve, de l’illumina- tion soudaine, de la proposition risquée ; fougueux, échevelé, imprudent, toujours inattendu partout, choquant, blessant, renversant, n’obéissant qu’à lui-même ; cherchant le succès sans doute, mais après beaucoup d’autres choses, et aimant mieux encore être applaudi par ses passions dans son cœur que par le peuple dans les tribunes ; bruyant, trouble, rapide, profond, rarement transparent, jamais guéable, et roulant pêle-mêle dans son écume toutes les idées de son époque, sou- vent fort rudoyées dans leur rencontre avec les siennes. L’éloquence de Barnave à côté de l’éloquence de Mirabeau, c’était un grand chemin côtoyé par un torrent.

Aujourd’hui que le nom de Mirabeau est si grand et si accepté, on a peine à se faire une idée de la façon excessive dont il était traité par ses collègues et par ses contemporains. C’était M. de Guillermy s’écriant tandis qu’il parlait : M. Mirabeau est un scélérat, un assassin ! C’étaient MM. d’Ambly et de Lautrec vociférant : Ce Mirabeau est un grand gueux ! Après quoi M. de Foucault lui montrait le poing, et
M. de Virieu disait : Monsieur Mirabeau, vous nous insultez ! Quand la haine ne parlait pas, c’était le mépris. Ce petit Mirabeau ! disait M. de Castellanet au côté droit. Cet extravagant ! disait M. Lapoule au côté gauche. Et, lorsqu’il avait parlé, Robespierre grommelait entre ses dents : Cela ne vaut rien.

Quelquefois cette haine d’une si grande partie de son auditoire laissait trace dans son éloquence, et, au milieu de son magnifique discours sur la régence, par exemple, il échappait à ses lèvres dédaigneuses des paroles comme celles-ci, pa- roles mélancoliques, simples, résignées et hautaines, que tout homme dans une situation pareille devrait méditer : « Pendant que je parlais et que j’exprimais mes premières idées sur la régence, j’ai entendu dire avec cette indubitabilité char- mante à laquelle je suis dès longtemps apprivoisé : Cela est absurde ! cela est ex- travagant ! cela n’est pas proposable ! Mais il faudrait réfléchir. »Il parlait ainsi le 25 mars 1791, sept jours avant sa mort.

Au dehors de l’assemblée, la presse le déchirait avec une étrange fureur. C’était une pluie battante de pamphlets sur cet homme. Les partis extrêmes le mettaient au même pilori. Ce nom, Mirabeau, était prononcé avec le même accent à la ca- serne des gardes du corps et au club des Cordeliers. M. de Champcenetz disait : Cet homme a la petite vérole à l’âme. M. de Lambesc proposait de le faire en- lever par vingt cavaliers et conduire aux galères. Marat écrivait : « Citoyens, éle- vez huit cents potences, pendez-y tous ces traîtres, et à leur tête l’infâme Riquetti l’aîné ! »Et Mirabeau ne voulait pas que l’assemblée nationale poursuivit Marat, se contentant de répondre : « Il paraît qu’on publie des extravagances. C’est un paragraphe d’homme ivre. »

Ainsi, jusqu’au 1er avril 1791, Mirabeau est un gueux[2], un extravagant[3], un scélérat, un assassin[4], un fou[5], un orateur du second ordre[6], un homme mé- diocre[7], un homme mort[8], un homme enterré[9], un monstrueux bavard[10], hué, sifflé, conspué plus encore qu’applaudi[11] ; Lambesc propose pour lui les galères. Marat la potence. Il meurt le 2 avril. Le 3, on invente pour lui le Panthéon.

Grands hommes ! voulez-vous avoir raison demain, mourez aujourd’hui. [1 : Faute de français. Il faudrait, qui vaut davantage.
[2 : MM. d’Ambly et de Lautrec. [3 : M. Lapoule.
[4 : M. de Guillermy.

[5 : Journaux et pamphlets du temps. [6 : Id. Id.
[7 : Id. Id.

[8 : Target.

[9 : Duport.

[10 : Rivarol.

[11 : Pelletier.

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