Etude sur Mirabeau de Victor Hugo

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Quand on suit pas à pas la vie de Mirabeau depuis sa naissance jusqu’à sa mort, depuis l’humble piscine baptismale du Bignon jusqu’au Panthéon, on voit que, comme tous les hommes de sa trempe et de sa mesure, il était prédestiné.

Un tel enfant ne pouvait manquer d’être un grand homme.

Au moment où il vient au monde, la grosseur surhumaine de sa tête met la vie de sa mère en danger. Quand la vieille monarchie française, son autre mère, mit au monde sa renommée, elle manqua aussi en mourir.

A l’âge de cinq ans, Poisson, son précepteur, lui dit d’écrire ce qui lui viendrait dans la tête. « Le petit », comme dit son père, écrivit littéralement ceci : « Monsieur moi, je vous prie de prendre attention à votre écriture et de ne pas faire de pâtés sur votre exemple ; d’être attentif à ce qu’on fait ; obéir à son père, à son maître, à sa mère ; ne point contrarier ; point de détours, de l’honneur surtout. N’attaquez personne, hors qu’on ne vous attaque. Défendez votre patrie. Ne soyez point mé- chant avec les domestiques. Ne familiarisez pas avec eux. Cacher les défauts de son prochain, parce que cela peut arriver à soi-même[1]. »

A onze ans, voici ce que le duc de Nivernois écrit de lui au bailli de Mirabeau, dans une lettre datée de Saint-Maur, du 11 septembre 1760 : « L’autre jour, dans des prix qu’on gagne chez moi à la course, il gagne le prix, qui était un chapeau, se retourne vers un adolescent qui avait un bonnet, et, lui mettant sur la tête le sien, qui était encore fort bon : Tiens, dit-il, je n’ai pas deux têtes. Ce jeune homme me parut alors l’empereur du monde ; je ne sais quoi de divin transpira rapidement dans son attitude ; j’y rêvai, j’en pleurai, et la leçon me fut fort bonne. »

A douze ans, son père disait de lui : « C’est un cœur haut sous la jaquette d’un bambin. Cela a un étrange instinct d’orgueil, noble pourtant. C’est un embryon de matamore ébouriffé qui veut avaler tout le monde avant d’avoir douze ans[2]. »

A seize ans, il avait la mine si hardie et si hautaine, que le prince de Conti lui demande : Que ferais-tu si je te donnais un soufflet ? Il répond : Cette question eût été embarrassante avant l’invention des pistolets à deux coups.

A vingt et un ans (1770), il commence à écrire une histoire de la Corse au mo- ment où quelqu’un venait d’y naître[3]. Singulier instinct des grands hommes !

A cette même époque, son père qui le tenait bien sévèrement, porte sur lui ce pronostic étrange : C’est une bouteille ficelée depuis vingt-un ans. Si elle est ja- mais débouchée tout à coup sans précaution, tout s’en ira.

A vingt-deux ans, il est présenté à la cour. Mme Élisabeth, alors âgée de six ans, lui demande s’il a été inoculé. Et toute la cour de rire. Non, il n’avait pas été ino- culé. Il portait en lui le germe d’une contagion qui plus tard devait gagner tout un peuple.

Il se produit à la cour avec une extrême assurance, portant déjà le front aussi haut que le roi, étrange pour tous, odieux pour beaucoup. Il est aussi entrant que j’étais farouche, dit le père, qui n’avait jamais voulu s’enversailler, lui, « oiseau ha- gard dont le nid fut entre quatre tourelles ».-« Il retourne les grands comme fagots. Il a ce terrible don de la familiarité, comme disait Grégoire le Grand. »Et puis, le vieux et fier gentilhomme ajoute : « Comme depuis cinq cents ans on a toujours souffert des Mirabeaux qui n’ont jamais été faits comme les autres, on souffrira encore celui-ci. »

A vingt-quatre ans, le père, philosophe agricole, veut prendre son fils avec lui
« et le faire rural ». Il n’y peut réussir. « Il est bien malaisé de manier la bouche de cet animal fougueux ! »s’écrie le vieillard.

L’oncle, le bailli, examine froidement le jeune homme et dit : « S’il n’est pas pire que Néron, il sera meilleur que Marc-Aurèle ».

En tout, laissons mûrir ce fruit vert, répond le marquis.

Le père et l’oncle correspondent entre eux sur l’avenir du jeune homme déjà si aventuré dans la mauvaise vie. Ton neveu l’Ouragan, dit le père. Ton fils, monsieur le comte de la Bourrasque, réplique l’oncle.

Le bailli, vieux marin, ajoute : Les trente-deux vents de la boussole sont dans sa tête.

A trente ans, le fruit mûrit. Déjà les nouveautés commencent à reluire dans l’oeil profond de Mirabeau. On voit qu’il est plein de pensées. Ce cerveau est un four- neau encombré, dit le prudent bailli. Dans un autre moment, l’oncle écrit cette observation d’homme effrayé : « Quand il passe quelque chose dans sa tête, il avance le front, et ne regarde plus nulle part. »

De son côté, le père s’étonne de ce hachement d’idées qui voit par éclairs. Il s’écrie : « Fouillis dans sa tête, bibliothèque renversée, talent pour éblouir par des superficies, il a humé toutes les formules et ne sait rien substancier ! »Il ajoute, ne comprenant déjà plus sa créature : « Dans son enfance, ce n’était qu’un mâle monstrueux au moral comme au physique. »Aujourd’hui c’est un homme tout de reflet et de réverbère, un fou « tiré à droite par le cœur et à gauche par la tête, qu’il a toujours à quatre pas de lui ». Et puis le vieillard ajoute, avec un sourire mélancolique et résigné : « Je tâche de verser sur cet homme ma tête, mon âme et mon cœur. »Enfin, comme l’oncle, il a aussi par moments ses pressentiments, ses terreurs, ses anxiétés, ses doutes. Il sent, lui père, tout ce qui se remue dans la tête de son fils, comme la racine sent l’ébranlement des feuilles.

Voilà ce qu’est Mirabeau à trente ans. Il était fils d’un père qui s’était défini ainsi lui-même : « Et moi aussi, madame, tout gourd et lourd que vous me voyez, je prê- chais à trois ans ; à six, j’étais un prodige ; à douze, un objet d’espoir ; à vingt, un brûlot ; à trente, un politique de théorie ; à quarante, je ne suis plus qu’un bon- homme. »

A quarante ans, Mirabeau est un grand homme. A quarante ans, il est l’homme d’une révolution.
A quarante ans, il se déclare autour de lui en France une de ces formidables anarchies d’idées où se fondent les sociétés qui ont fait leur temps. Mirabeau en est le despote.

C’est lui qui, silencieux jusqu’alors, crie, le 23 juin 1789, à M. de Brézé : Allez dire à VOTRE MAÎTRE… Votre maître ! c’est le roi de France déclaré étranger. C’est toute une frontière tracée entre le trône, et le peuple. C’est la révolution qui laisse échapper son cri. Personne ne l’eût osé avant Mirabeau. Il n’appartient qu’aux grands hommes de prononcer les mots décisifs des époques.

Plus tard, on insultera Louis XVI plus gravement en apparence, on le battra à terre, on le raillera dans les fers, on le huera sur l’échafaud. La République en bon- net rouge mettra ses poings sur ses hanches, et lui dira des gros mots, et l’appellera Louis Capet. Mais il ne sera plus rien dit à Louis XVI d’aussi redoutable et d’aussi effectif que cette parole fatale de Mirabeau. Louis Capet, c’est la royauté frappée au visage ; votre maître, c’est la royauté frappée au cœur.

Aussi, à dater de ce mot, Mirabeau est l’homme du pays, l’homme de la grande émeute sociale, l’homme dont la fin de ce siècle a besoin. Populaire sans être plé- béien, chose rare en des temps pareils ! Sa vie privée est résorbée par sa vie pu- blique. Honoré de Riquetti, cet homme perdu, est désormais illustre, écouté et considérable. L’amour du peuple lui fait une cuirasse aux sarcasmes de ses en- nemis. Sa personne est la plus éclairée de toutes celles que la foule regarde. Les passants s’arrêtent quand il traverse une rue ; et, pendant les deux années qu’il remplit, sur tous les coins de murs de Paris les petits enfants du peuple écrivent sans faute son nom, que, quatrevingts ans auparavant, Saint-Simon, avec son dé- dain de duc et pair, écrivait Mirebaut, sans se douter qu’un jour Mirebaut ferait Mirabeau.

Il y a des parallélismes bien frappants dans la vie de certains hommes. Crom- well, encore obscur, désespérant de son avenir en Angleterre, veut partir pour la Jamaïque ; les règlements de Charles Ier l’en empêchent. Le père de Mirabeau, ne voyant aucune existence possible en France pour son fils, veut envoyer le jeune homme aux colonies hollandaises ; un ordre du roi s’y oppose. Or, ôtez Cromwell de la révolution d’Angleterre, ôtez Mirabeau de la révolution de France, vous ôtez peut-être des deux révolutions deux échafauds. Qui sait si la Jamaïque n’eût pas sauvé Charles Ier, et Batavia Louis XVI ?

Mais non, c’est le roi d’Angleterre qui veut garder Cromwell ; c’est le roi de France qui veut garder Mirabeau. Quand un roi est condamné à mort, la providence lui bande les yeux.

Chose étrange que ce qu’il y a de plus grand dans l’histoire d’une société tienne si souvent à ce qu’il y a de plus petit dans la vie d’un homme !

La première partie de la vie de Mirabeau est remplie par Sophie, la seconde par la révolution. Un orage domestique, puis, un orage politique, voilà Mirabeau. Quand on examine de près sa destinée, on se rend raison de ce qu’il y eut en elle de fatal et de nécessaire. Les déviations de son cœur s’expliquent par les secousses de sa vie.

Voyez. Jamais les causes n’ont été nouées de plus près aux effets. Le hasard lui donne un père qui lui enseigne le mépris de sa mère ; une mère qui lui enseigne la haine de son père ; un précepteur, c’est Poisson, qui n’aime pas les enfants, et qui lui est dur parce qu’il est petit et parce qu’il est laid ; un valet, c’est Grévin, le lâche espion de ses ennemis ; un colonel, c’est le marquis de Lambert, qui est aussi im- pitoyable pour le jeune homme que Poisson l’a été pour l’enfant ; une belle-mère (non mariée), c’est madame de Pailly, qui le hait parce qu’il n’est pas d’elle ; une femme, c’est mademoiselle de Marignane, qui le repousse ; une caste, c’est la no- blesse, qui le renie ; des juges, c’est le parlement de Besançon, qui le condamnent à mort ; un roi, c’est Louis XV, qui l’embastille. Ainsi, père, mère, femme, son pré- cepteur, son colonel, la magistrature, la noblesse, le roi, c’est-à-dire tout ce qui entoure et côtoie l’existence d’un homme dans l’ordre légitime et naturel, tout est pour lui traverse, obstacle, occasion de chute et de contusion, pierre dure à ses pieds nus, buisson d’épines qui le déchire au passage. La famille et la société tout ensemble lui sont marâtres. Il ne rencontre dans la vie que deux choses qui le traitent bien et qui l’aiment, deux choses irrégulières et révoltées contre l’ordre, une maîtresse et une révolution.

Ne vous étonnez donc pas que pour la maîtresse il brise tous les liens domes- tiques, que pour la révolution il brise tous les liens sociaux.

Ne vous étonnez pas, pour résoudre la question dans les termes où nous l’avons posée en commençant, que ce démon d’une famille devienne l’idole d’une femme en rébellion contre son mari, et le dieu d’une nation en divorce avec son roi.

[1 : Ce singulier document est cité textuellement dans une lettre inédite du mar- quis au bailli de Mirabeau, du 9 décembre 1754.

[2 : Lettre inédite à Mme la comtesse de Rochefort, 29 novembre 1761. [3 : 15 août 1769.

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