Fort Comme la Mort

Chapitre 2

 

Quand Bertin entra, le vendredi soir, chez son amie, où ildevait dîner pour fêter le retour d’Annette de Guilleroy, il netrouva encore, dans le petit salon Louis XV que M. de Musadieu, quivenait d’arriver.

C’était un vieil homme d’esprit, qui aurait pu devenir peut-êtreun homme de valeur, et qui ne se consolait point de ce qu’iln’avait pas été.

Ancien conservateur des musées impériaux, il avait trouvé moyende se faire renommer inspecteur des Beaux-Arts sous la République,ce qui ne l’empêchait pas d’être, avant tout, l’ami des Princes, detous les Princes, des Princesses et des Duchesses de l’aristocratieeuropéenne, et le protecteur juré des artistes de toute sorte. Louéd’une intelligence alerte, capable de tout entrevoir, d’une grandefacilité de parole qui lui permettait de dire avec agrément leschoses les plus ordinaires d’une souplesse de pensée qui le mettaità l’aise dans tous les milieux, et d’un flair subtil de diplomatequi lui faisait juger les hommes à première vue, il promenait, desalon en salon, le long des jours et des soirs, son activitééclairée, inutile et bavarde.

Apte à tout faire, semblait-il, il parlait de tout avec unsemblant de compétence attachant et une clarté de vulgarisateur quile faisait fort apprécier des femmes du monde, à qui il rendait lesservices d’un bazar roulant d’érudition. Il savait, en effet,beaucoup de choses sans avoir jamais lu que les livresindispensables, mais il était au mieux avec les cinq Académies,avec tous les savants, tous les écrivains, tous les éruditsspécialistes qu’il écoutait avec discernement. Il savait oublieraussitôt les explications trop techniques ou inutiles à sesrelations, retenait fort bien les autres, et prêtait à cesconnaissances ainsi glanées un tour aisé, clair et bon enfant, quiles rendait faciles à comprendre comme des fabliaux scientifiques.Il donnait l’impression d’un entrepôt d’idées, d’un de ces vastesmagasins où on ne rencontre jamais les objets rares, mais où tousles autres sont à foison, à bon marché, de toute nature, de touteorigine, depuis les ustensiles de ménage jusqu’aux vulgairesinstruments de physique amusante ou de chirurgie domestique.

Les peintres, avec qui ses fonctions le laissaient en rapportconstant, le blaguaient et le redoutaient. Il leur rendait,d’ailleurs, des services, leur faisait vendre des tableaux, lesmettait en relations avec le monde, aimait les présenter, lesprotéger, les lancer, semblait se vouer à une œuvre mystérieuse defusion entre les mondains et les artistes, se faisait gloire deconnaître intimement ceux-ci, et d’entrer familièrement chezceux-là, de déjeuner avec le prince de Galles, de passage à Paris,et de dîner, le soir même, avec Paul Adelmans, Olivier Bertin etAmaury Maldant.

Bertin, qui l’aimait assez, le trouvant drôle, disait de lui : «C’est l’encyclopédie de Jules Verne, reliée en peau d’âne !»

Les deux hommes se serrèrent la main, et se mirent à parler dela situation politique, des bruits de guerre que Musadieu jugeaitalarmants, pour des raisons évidentes qu’il exposait fort bien,l’Allemagne ayant tout intérêt à nous écraser et à hâter ce momentattendu depuis dix-huit ans par M. de Bismarck ; tandisqu’Olivier Bertin prouvait, par des arguments irréfutables, que cescraintes étaient chimériques, l’Allemagne ne pouvant être assezfolle pour compromettre sa conquête dans une aventure toujoursdouteuse, et le Chancelier assez imprudent pour risquer, auxderniers jours de sa vie, son œuvre et sa gloire d’un seulcoup.

M. de Musadieu, cependant, semblait savoir des choses qu’il nevoulait pas dire. Il avait vu d’ailleurs un ministre dans lajournée et rencontré le grand-duc Wladimir, revenu de Cannes, laveille au soir.

L’artiste résistait et, avec une ironie tranquille, contestaitla compétence des gens les mieux informés. Derrière toutes cesrumeurs, on préparait des mouvements de bourse ! Seul, M. deBismarck devait avoir là-dessus une opinion arrêtée, peut-être.

M. de Guilleroy entra, serra les mains avec empressement, ens’excusant, par phrases onctueuses, de les avoir laissés seuls.

« Et vous, mon cher député, demanda le peintre, que pensez-vousdes bruits de guerre ? »

M. de Guilleroy se lança dans un discours. Il en savait plus quepersonne comme membre de la Chambre, et cependant il n’était pas dumême avis que la plupart de ses collègues. Non, il ne croyait pas àla probabilité d’un conflit prochain, à moins qu’il ne fût provoquépar la turbulence française et par les rodomontades des soi-disantpatriotes de la ligue. Et il fit de M. de Bismarck un portrait àgrands traits, un portrait à la Saint-Simon. Cet homme-là, on nevoulait pas le comprendre, parce qu’on prête toujours aux autres sapropre manière de penser, et qu’on les croit prêts à faire ce qu’onaurait fait à leur place. M. de Bismarck n’était pas un diplomatefaux et menteur, mais un franc, un brutal, qui criait toujours lavérité, annonçait toujours ses intentions. « Je veux la paix »,dit-il. C’était vrai, il voulait la paix, rien que la paix, et toutle prouvait d’une façon aveuglante depuis dix-huit ans, tout,jusqu’à ses armements, jusqu’à ses alliances, jusqu’à ce faisceaude peuples unis contre notre impétuosité. M. de Guilleroy conclutd’un ton profond, convaincu : « C’est un grand homme, un très grandhomme qui désire la tranquillité, mais qui croit seulement auxmenaces et aux moyens violents pour l’obtenir. En somme, Messieurs,un grand barbare.

– Qui veut la fin veut les moyens, reprit M. de Musadieu. Jevous accorde volontiers qu’il adore la paix si vous me concédezqu’il a toujours envie de faire la guerre pour l’obtenir. C’est làd’ailleurs une vérité indiscutable et phénoménale : on ne fait laguerre en ce monde que pour avoir la paix ! »

Un domestique annonçait : « Madame la duchesse de Mortemain.»

Dans les deux battants de la porte ouverte, apparut une grandeet forte femme, qui entra avec autorité.

Guilleroy, se précipitant, lui baisa les doigts et demanda :

« Comment allez-vous, Duchesse ? »

Les deux autres hommes la saluèrent avec une certainefamiliarité distinguée, car la duchesse avait des façons d’êtrecordiales et brusques.

Veuve du général-duc de Mortemain, mère d’une fille uniquemariée au prince de Salia, fille du marquis de Farandal, de grandeorigine et royalement riche, elle recevait dans son hôtel de la ruede Varenne toutes les notoriétés du monde entier, qui serencontraient et se complimentaient chez elle. Aucune Altesse netraversait Paris sans dîner à sa table, et aucun homme ne pouvaitfaire parler de lui sans qu’elle eût aussitôt le désir de leconnaître. Il fallait qu’elle le vît, qu’elle le fit causer,qu’elle le jugeât. Et cela l’amusait beaucoup, agitait sa vie,alimentait cette flamme de curiosité hautaine et bienveillante quibrûlait en elle.

Elle s’était à peine assise, quand le même domestique cria : «Monsieur le baron et madame la baronne de Corbelle. »

Ils étaient jeunes, le baron chauve et gros, la baronne fluette,élégante, très brune.

Ce couple avait une situation spéciale dans l’aristocratiefrançaise, due uniquement au choix scrupuleux de ses relations. Depetite noblesse, sans valeur, sans esprit, mû dans tous ses actespar un amour immodéré de ce qui est select, comme il faut etdistingué, il était parvenu, à force de hanter uniquement lesmaisons les plus princières, à force de montrer ses sentimentsroyalistes, pieux, corrects au suprême degré, à force de respectertout ce qui doit être respecté, de mépriser tout ce qui doit êtreméprisé, de ne jamais se tromper sur un point des dogmes mondains,de ne jamais hésiter sur un détail d’étiquette, à passer aux yeuxde beaucoup pour la fine fleur du high-life. Son opinion formaitune sorte de code du comme il faut, et sa présence dans une maisonconstituait pour elle un vrai titre d’honorabilité.

Les Corbelle étaient parents du comte de Guilleroy.

« Eh bien, dit la duchesse étonnée, et votre femme ?

– Un instant, un petit instant, demanda le comte. Il y a unesurprise, elle va venir. »

Quand Mme de Guilleroy, mariée depuis un mois, avait fait sonentrée dans le monde, elle fut présentée à la duchesse deMortemain, qui tout de suite l’aima, l’adopta, la patronna.

Depuis vingt ans, cette amitié ne s’était point démentie, etquand la duchesse disait « ma petite », on entendait encore en savoix l’émotion de cette toquade subite et persistante. C’est chezelle qu’avait eu lieu la rencontre du peintre et de lacomtesse.

Musadieu s’était approché, il demanda :

« La duchesse a-t-elle été voir l’exposition desIntempérants ?

– Non, qu’est-ce que c’est ?

– Un groupe d’artistes nouveaux, des impressionnistes à l’étatd’ivresse. Il y en a deux très forts. »

La grande dame murmura avec dédain :

« Je n’aime pas les plaisanteries de ces messieurs. »

Autoritaire, brusque, n’admettant guère d’autre opinion que lasienne, fondant la sienne uniquement sur la conscience de sasituation sociale, considérant, sans bien s’en rendre compte, lesartistes et les savants comme des mercenaires intelligents chargéspar Dieu d’amuser les gens du monde ou de leur rendre des services,elle ne donnait d’autre base à ses jugements que le degréd’étonnement et de plaisir irraisonné que lui procurait la vued’une chose, la lecture d’un livre ou le récit d’unedécouverte.

Grande, forte, lourde, rouge, parlant haut, elle passait pouravoir grand air parce que rien ne la troublait qu’elle osait toutdire et protégeait le monde entier, les princes détrônés par sesréceptions en leur honneur, et même le Tout-Puissant par seslargesses au clergé et ses dons aux églises.

Musadieu reprit :

« La duchesse sait-elle qu’on croit avoir arrêté l’assassin deMarie Lambourg ? »

Son intérêt s’éveilla brusquement, et elle répondit :

« Non, racontez-moi ça ? »

Et il narra les détails. Haut, très maigre, portant un giletblanc, de petits diamants comme boutons de chemise, il parlait sansgestes, avec un air correct qui lui permettait de dire les chosestrès osées dont il avait la spécialité. Fort myope, il semblait,malgré son pince-nez, ne jamais voir personne, et quand ils’asseyait on eût dit que toute l’ossature de son corps se courbaitsuivant la forme du fauteuil. Son torse plié devenait tout petit,s’affaissait comme si la colonne vertébrale eût été encaoutchouc ; ses jambes croisées l’une sur l’autre semblaientdeux rubans enroulés, et ses longs bras, retenus par ceux du siège,laissaient pendre des mains pâles, aux doigts interminables. Sescheveux et sa moustache teints artistement, avec des mèchesblanches habilement oubliées, étaient un sujet de plaisanteriefréquent.

Comme il expliquait à la duchesse que les bijoux de la fillepublique assassinée avaient été donnés en cadeau par le meurtrierprésumé à une autre créature de mœurs légères, la porte du grandsalon s’ouvrit de nouveau, toute grande, et deux femmes en toilettede dentelle blanche, blondes, dans une crème de malines, seressemblant comme deux sœurs d’âge très différent, l’une un peutrop mûre, l’autre un peu trop jeune, l’une un peu trop forte,l’autre un peu trop mince, s’avancèrent en se tenant par la tailleet en souriant.

On cria, on applaudit. Personne, sauf Olivier Bertin, ne savaitle retour d’Annette de Guilleroy, et l’apparition de la jeune filleà côté de sa mère qui, d’un peu loin, semblait presque aussifraîche et même plus belle, car, fleur trop ouverte, elle n’avaitpas fini d’être éclatante, tandis que l’enfant, à peine épanouie,commençait seulement à être jolie, les fit trouver charmantestoutes les deux.

La duchesse ravie, battant des mains, s’exclamait :

« Dieu ! qu’elles sont ravissantes et amusantes l’une àcôté de l’autre ! Regardez donc, Monsieur de Musadieu, commeelles se ressemblent ! »

On comparait ; deux opinions se formèrent aussitôt. D’aprèsMusadieu, les Corbelle et le comte de Guilleroy, la comtesse et safille ne se ressemblaient que par le teint, les cheveux, et surtoutles yeux, qui étaient tout à fait les mêmes, également tachetés depoints noirs, pareils à des minuscules gouttes d’encre tombées surl’iris bleu. Mais d’ici peu, quand la jeune fille serait devenueune femme, elles ne se ressembleraient presque plus.

D’après la duchesse, au contraire, et d’après Olivier Bertin,elles étaient en tout semblables, et seule la différence d’âge lesfaisait paraître différentes.

Le peintre disait :

« Est-elle changée, depuis trois ans ? Je ne l’aurais pasreconnue, je ne vais plus oser la tutoyer. »

La comtesse se mit à rire.

« Ah ! par exemple ! Je voudrais bien vous voir dire «vous » à Annette. »

La jeune fille, dont la future crânerie apparaissait sous desairs timidement espiègles, reprit :

« C’est moi qui n’oserai plus dire « tu » à M. Bertin. »

Sa mère sourit.

« Garde cette mauvaise habitude, je te la permets. Vous referezvite connaissance. »

Mais Annette remuait la tête.

« Non, non. Ça me gênerait. »

La duchesse, l’ayant embrassée, l’examinait en connaisseuseintéressée.

« Voyons, petite, regarde-moi bien en face. Oui, tu as tout àfait le même regard que ta mère ; tu seras pas mal dansquelque temps, quand tu auras pris du brillant. Il faut engraisser,pas beaucoup, mais un peu ; tu es maigrichonne. »

La comtesse s’écria :

« Oh ! ne lui dites pas cela.

– Et pourquoi ?

– C’est si agréable d’être mince ! Moi je vais me fairemaigrir. »

Mais Mme de Mortemain se fâcha, oubliant, dans la vivacité de sacolère, la présence d’une fillette.

« Ah toujours ! vous en êtes toujours à la mode des os,parce qu’on les habille mieux que la chair. Moi je suis de lagénération des femmes grasses ! Aujourd’hui c’est lagénération des femmes maigres ! Ça me fait penser aux vachesd’Égypte. Je ne comprends pas les hommes, par exemple, qui ontl’air d’admirer vos carcasses. De notre temps, ils demandaientmieux. »

Elle se tut au milieu des sourires, puis reprit :

« Regarde ta maman, petite, elle est très bien, juste à point,imite-la. »

On passait dans la salle à manger. Lorsqu’on fut assis, Musadieureprit la discussion.

« Moi, je dis que les hommes doivent être maigres, parce qu’ilssont fait pour des exercices qui réclament de l’adresse et del’agilité, incompatibles avec le ventre. Le cas des femmes est unpeu différent. Est-ce pas votre avis, Corbelle ? »

Corbelle fut perplexe, la duchesse étant forte, et sa proprefemme plus que mince ! Mais la baronne vint au secours de sonmari, et résolument se prononça pour la sveltesse. L’année d’avant,elle avait dû lutter contre un commencement d’embonpoint, qu’elledomina très vite.

Mme de Guilleroy demanda :

« Dites comment vous avez fait ? »

Et la baronne expliqua la méthode employée par toutes les femmesélégantes du jour. On ne buvait pas en mangeant. Une heure après lerepas seulement, on se permettait une tasse de thé, très chaud,brûlant. Cela réussissait à tout le monde. Elle cita des exemplesétonnants de grosses femmes devenues, en trois mois, plus fines quedes lames de couteau. La duchesse exaspérée s’écria :

« Dieu ! que c’est bête de se torturer ainsi ! Vousn’aimez rien, mais rien, pas même le champagne. Voyons, Bertin,vous qui êtes artiste, qu’en pensez-vous ?

– Mon Dieu, Madame, je suis peintre, je drape, ça m’estégal ! Si j’étais sculpteur, je me plaindrais.

– Mais vous êtes homme, que préférez-vous ?

– Moi ?… une… élégance un peu nourrie, ce que ma cuisinièreappelle un bon petit poulet de grain. Il n’est pas gras, il estplein et fin. »

La comparaison fit rire ; mais la comtesse incréduleregardait sa fille et murmurait :

« Non, c’est très gentil d’être maigre, les femmes qui restentmaigres ne vieillissent pas. »

Ce point-là fut encore discuté et partagea la société. Tout lemonde, cependant, se trouva à peu près d’accord sur ceci : qu’unepersonne très grasse ne devait pas maigrir trop vite.

Cette observation donna lieu à une revue des femmes connues dansle monde et à de nouvelles contestations sur leur grâce, leur chicet leur beauté. Musadieu jugeait la blonde marquise de Lochristincomparablement charmante, tandis que Bertin estimait sans rivaleMme Mandelière, brune, avec son front bas, ses yeux sombres et sabouche un peu grande, où ses dents semblaient luire.

Il était assis à côté de la jeune fille, et, tout à coup, setournant vers elle :

« Écoute bien, Nanette. Tout ce que nous disons là, tul’entendras répéter au moins une fois par semaine, jusqu’à ce quetu sois vieille. En huit jours tu sauras par cœur tout ce qu’onpense dans le monde, sur la politique, les femmes, les pièces dethéâtre et le reste. Il n’y aura qu’à changer les noms des gens oules titres des œuvres de temps en temps. Quand tu nous auras tousentendus exposer et défendre notre opinion, tu choisiraspaisiblement la tienne parmi celles qu’on doit avoir, et puis tun’auras plus besoin de penser à rien, jamais ; tu n’auras qu’àte reposer. »

La petite, sans répondre, leva sur lui un œil malin, où vivaitune intelligence jeune, alerte, tenue en laisse et prête àpartir.

Mais la duchesse et Musadieu, qui jouaient aux idées comme onjoue à la balle, sans s’apercevoir qu’ils se renvoyaient toujoursles mêmes, protestèrent au nom de la pensée et de l’activitéhumaines.

Alors Bertin s’efforça de démontrer combien l’intelligence desgens du monde, même les plus instruits, est sans valeur, sansnourriture et sans portée, combien leurs croyances sont pauvrementfondées, leur attention aux choses de l’esprit faible etindifférente, leurs goûts sautillants et douteux.

Saisi par un de ces accès d’indignation à moitié vrais, à moitiéfactices, que provoque d’abord le désir d’être éloquent, etqu’échauffe tout à coup un jugement clair, ordinairement obscurcipar la bienveillance, il montra comment les gens qui ont pourunique occupation dans la vie de faire des visites et de dîner enville se trouvent devenir, par une irrésistible fatalité, des êtreslégers et gentils, mais banals, qu’agitent vaguement des soucis descroyances et des appétits superficiels.

Il montra que rien chez eux n’est profond, ardent sincère, queleur culture intellectuelle étant nulle, et leur érudition unsimple vernis, ils demeurent, en somme des mannequins qui donnentl’illusion et font les gestes d’êtres d’élite qu’ils ne sont pas.Il prouva que les frêles racines de leurs instincts ayant poussédans les conventions, et non dans les réalités, ils n’aiment rienvéritablement, que le luxe même de leur existence est unesatisfaction de vanité et non l’apaisement d’un besoin raffiné deleur corps, car on mange mal chez eux, on y boit de mauvais vins,payés fort cher.

« Ils vivent, disait-il, à côté de tout, sans rien voir et rienpénétrer ; à côté de la science qu’ils ignorent à côté de lanature qu’ils ne savent pas regarder ; à côté du bonheur, carils sont impuissants à jouir ardemment de rien ; à côté de labeauté du monde ou de la beauté de l’art, dont ils parlent sansl’avoir découverte, et même sans y croire, car ils ignorentl’ivresse de goûter aux joies de la vie et de l’intelligence. Ilssont incapables de s’attacher à une chose jusqu’à l’aimeruniquement de s’intéresser à rien jusqu’à être illuminés par lebonheur de comprendre. »

Le baron de Corbelle crut devoir prendre la défense de la bonnecompagnie.

Il le fit avec des arguments inconsistants et irréfutables, deces arguments qui fondent devant la raison comme la neige au feu,et qu’on ne peut saisir, des arguments absurdes et triomphants decuré de campagne qui démontre Dieu. Il compara, pour finir, lesgens du monde aux chevaux de course qui ne servent à rien, à vraidire, mais qui sont la gloire de la race chevaline.

Bertin, gêné devant cet adversaire, gardait maintenant unsilence dédaigneux et poli. Mais, soudain, la bêtise du baronl’irrita, et interrompant adroitement son discours, il raconta, dulever jusqu’au coucher, sans rien omettre, la vie d’un homme bienélevé.

Tous les détails finement saisis dessinaient une silhouetteirrésistiblement comique. On voyait le monsieur habillé par sonvalet de chambre, exprimant d’abord au coiffeur qui le venait raserquelques idées générales, puis, au moment de la promenade matinale,interrogeant les palefreniers sur la santé des chevaux, puistrottant par les allées du bois, avec l’unique souci de saluer etd’être salué, puis déjeunant en face de sa femme, sortie en coupéde son côté, et ne lui parlant que pour énumérer le nom despersonnes aperçues le matin, puis allant jusqu’au soir, de salon ensalon, se retremper l’intelligence dans le commerce de sessemblables, et dînant chez un prince où était discutée l’attitudede l’Europe, pour finir ensuite la soirée au foyer de la danse, àl’Opéra, où ses timides prétentions de viveur étaient satisfaitesinnocemment par l’apparence d’un mauvais lieu.

Le portrait était si juste, sans que l’ironie en fût blessantepour personne, qu’un rire courait autour de la table.

La duchesse, secouée par une gaieté retenue de grosse personne,avait dans la poitrine de petites secousses discrètes. Elle ditenfin :

« Non, vraiment, c’est trop drôle, vous me ferez mourir de rire.»

Bertin, très excité, riposta :

« Oh ! Madame, dans le monde on ne meurt pas de rire. C’està peine si on rit. On a la complaisance, par bon goût, d’avoirl’air de s’amuser et de faire semblant de rire. On imite assez bienla grimace, on ne fait jamais la chose. Allez dans les théâtrespopulaires, vous verrez rire. Allez chez les bourgeois quis’amusent, vous verrez rire jusqu’à la suffocation ! Allezdans les chambrées de soldats, vous verrez des hommes étranglés,les yeux pleins de larmes, se tordre sur leur lit devant les farcesd’un loustic. Mais dans nos salons on ne rit pas. Je vous dis qu’onfait le simulacre de tout, même du rire. »

Musadieu l’arrêta :

« Permettez ; vous êtes sévère ! Vous-même, mon cher,il me semble pourtant que vous ne dédaignez pas ce monde que vousraillez si bien. »

Bertin sourit.

« Moi, je l’aime.

– Mais alors ?

– Je me méprise un peu comme un métis de race douteuse.

– Tout cela, c’est de la pose », dit la duchesse.

Et comme il se défendait de poser, elle termina la discussion endéclarant que tous les artistes aimaient à faire prendre aux gensdes vessies pour des lanternes.

La conversation, alors, devint générale, effleura tout, banaleet douce, amicale et discrète, et, comme le dîner touchait à safin, la comtesse, tout à coup, s’écria, en montrant ses verrespleins devant elle :

« Eh bien, je n’ai rien bu, rien, pas une goutte, nous verronssi je maigrirai. »

La duchesse, furieuse, voulut la forcer à avaler une gorgée oudeux d’eau minérale ; ce fut en vain, et elle s’écria :

« Oh ! la sotte ! voilà que sa fille va lui tourner latête. Je vous en prie, Guilleroy, empêchez votre femme de fairecette folie. »

Le comte, en train d’expliquer à Musadieu le système d’unebatteuse mécanique inventée en Amérique, n’avait pas entendu.

« Quelle folie, duchesse ?

– La folie de vouloir maigrir. »

Il jeta sur sa femme un regard bienveillant et indifférent.

« C’est que je n’ai pas pris l’habitude de la contrarier. »

La comtesse s’était levée en prenant le bras de sonvoisin ; le comte offrit le sien à la duchesse, et on passadans le grand salon, le boudoir du fond étant réservé auxréceptions de la journée.

C’était une pièce très vaste et très claire. Sur les quatremurs, de larges et beaux panneaux de soie bleu pâle à dessinsanciens enfermés en des encadrements blanc et or prenaient sous lalumière des lampes et du lustre une teinte lunaire douce et vive.Au milieu du principal, le portrait de la comtesse par OlivierBertin semblait habiter, animer l’appartement. Il y était chez lui,mêlait à l’air même du salon son sourire de jeune femme, la grâcede son regard, le charme léger de ses cheveux blonds. C’étaitd’ailleurs presque un usage, une sorte de pratique d’urbanité,comme le signe de croix en entrant dans les églises, decomplimenter le modèle sur l’œuvre du peintre chaque fois qu’ons’arrêtait devant.

Musadieu n’y manquait jamais. Son opinion de connaisseurcommissionné par l’État ayant une valeur d’expertise légale, il sefaisait un devoir d’affirmer souvent, avec conviction, lasupériorité de cette peinture.

« Vraiment, dit-il, voilà le plus beau portrait moderne que jeconnaisse. Il y a là-dedans une vie prodigieuse. »

Le comte de Guilleroy, chez qui l’habitude d’entendre vantercette toile avait enraciné la conviction qu’il possédait unchef-d’œuvre, s’approcha pour renchérir, et, pendant une minute oudeux, ils accumulèrent toutes les formules usitées et techniquespour célébrer les qualités apparentes et intentionnelles de cetableau.

Tous les yeux, levés vers le mur, semblaient ravis d’admiration,et Olivier Bertin, accoutumé à ces éloges, auxquels il ne prêtaitguère plus d’attention qu’on ne fait aux questions sur la santé,après une rencontre dans la rue, redressait cependant la lampe àréflecteur placée devant le portrait pour l’éclairer, le domestiquel’ayant posée, par négligence, un peu de travers.

Puis on s’assit, et le comte s’étant approché de la duchesse,elle lui dit :

« Je crois que mon neveu va venir me chercher et vous demanderune tasse de thé. »

Leurs désirs, depuis quelque temps, s’étaient rencontrés etdevinés, sans qu’ils se les fussent encore confiés, même par dessous-entendus.

Le frère de la duchesse de Mortemain, le marquis de Farandal,après s’être presque entièrement ruiné au jeu, était mort d’unechute de cheval, en laissant une veuve et un fils. Âgé maintenantde vingt-huit ans, ce jeune homme, un des plus convoités meneurs decotillon d’Europe, car on le faisait venir parfois à Vienne et àLondres pour couronner par des tours de valse des bals princiers,bien qu’à peu près sans fortune, demeurait par sa situation, par safamille, par son nom, par ses parentés presque royales, un deshommes les plus recherchés et les plus enviés de Paris.

Il fallait affermir cette gloire trop jeune, dansante etsportive, et après un mariage riche, très riche, remplacer lessuccès mondains par des succès politiques. Dès qu’il serait député,le marquis deviendrait, par ce seul fait, une des colonnes du trônefutur, un des conseillers du roi, un des chefs du parti.

La duchesse, bien renseignée, connaissait l’énorme fortune ducomte de Guilleroy, thésauriseur prudent logé dans un simpleappartement quand il aurait pu vivre en grand seigneur dans un desplus beaux hôtels de Paris. Elle savait ses spéculations toujoursheureuses, son flair subtil de financier, sa participation auxaffaires les plus fructueuses lancées depuis dix ans, et elle avaiteu la pensée de faire épouser à son neveu la fille du députénormand à qui ce mariage donnerait une influence prépondérante dansla société aristocratique de l’entourage des princes. Guilleroy,qui avait fait un mariage riche et multiplié par son adresse unebelle fortune personnelle, couvait maintenant d’autresambitions.

Il croyait au retour du roi et voulait, ce jour-là, être enmesure de profiter de cet événement de la façon la pluscomplète.

Simple député, il ne comptait pas pour grand-chose. Beau-père dumarquis de Farandal, dont les aïeux avaient été les familiersfidèles et préférés de la maison royale de France, il montait aupremier rang.

L’amitié de la duchesse pour sa femme prêtait en outre à cetteunion un caractère d’intimité très précieux, et par crainte qu’uneautre jeune fille se rencontrât qui plût subitement au marquis, ilavait fait revenir la sienne afin de hâter les événements.

Mme de Mortemain, pressentant ses projets et les devinant, yprêtait une complicité silencieuse, et, ce jour-là même, bienqu’elle n’eût pas été prévenue du brusque retour de la jeune fille,elle avait engagé son neveu à venir chez les Guilleroy, afin del’habituer, peu à peu, à entrer souvent dans cette maison.

Pour la première fois, le comte et la duchesse parlèrent à motscouverts de leurs désirs, et en se quittant, un traité d’allianceétait conclu.

On riait à l’autre bout du salon. M. de Musadieu racontait à labaronne de Corbelle la présentation d’une ambassade nègre auPrésident de la République, quand le marquis de Farandal futannoncé.

Il parut sur la porte et s’arrêta. Par un geste du bras rapideet familier, il posa un monocle sur son œil droit, et l’y laissacomme pour reconnaître le salon où il pénétrait, mais pour donner,peut-être, aux gens qui s’y trouvaient, le temps de le voir, etpour marquer son entrée. Puis, par un imperceptible mouvement de lajoue et du sourcil, il laissa retomber le morceau de verre au boutd’un cheveu de soie noire, et s’avança vivement vers Mme deGuilleroy dont il baisa la main tendue, en s’inclinant très bas. Ilen fit autant pour sa tante, puis il salua en serrant les autresmains, allant de l’un à l’autre avec une élégante aisance.

C’était un grand garçon à moustaches rousses, un peu chauvedéjà, taillé en officier, avec des allures anglaises de sportsman.On sentait, à le voir, un de ces hommes dont tous les membres sontplus exercés que la tête, et qui n’ont d’amour que pour les chosesoù se développent la force et l’activité physiques. Il étaitinstruit pourtant, car il avait appris et il apprenait encorechaque jour, avec une grande tension d’esprit, tout ce qu’il luiserait utile de savoir plus tard : l’histoire, en s’acharnant surles dates et en se méprenant sur les enseignements des faits, etles notions élémentaires d’économie politique nécessaires à undéputé, l’ABC de la sociologie à l’usage des classesdirigeantes.

Musadieu l’estimait, disant : « Ce sera un homme de valeur. »Bertin appréciait son adresse et sa vigueur. Ils allaient à la mêmesalle d’armes, chassaient ensemble souvent, et se rencontraient àcheval dans les allées du bois. Entre eux était née une sympathiede goûts communs, cette franc-maçonnerie instinctive que crée entredeux hommes un sujet de conversation tout trouvé, agréable à l’uncomme à l’autre.

Quand on présenta le marquis à Annette de Guilleroy, il eutbrusquement le soupçon des combinaisons de sa tante, et, aprèss’être incliné, il la parcourut d’un regard rapide d’amateur.

Il la jugea gentille, et surtout pleine de promesses, car ilavait tant conduit de cotillons qu’il s’y connaissait en jeunesfilles et pouvait prédire presque à coup sûr l’avenir de leurbeauté, comme un expert qui goûte un vin trop vert.

Il échangea seulement avec elle quelques phrases insignifiantes,puis s’assit auprès de la baronne de Corbelle, afin de potiner àmi-voix.

On se retira de bonne heure, et quand tout le monde fut parti,l’enfant couchée, les lampes éteintes, les domestiques remontés enleurs chambres, le comte de Guilleroy, marchant à travers le salon,éclairé seulement par deux bougies, retint longtemps la comtesseensommeillée sur un fauteuil, pour développer ses espérances,détailler l’attitude à garder, prévoir toutes les combinaisons, leschances et les précautions à prendre.

Il était tard quand il se retira, ravi d’ailleurs de sa soirée,et murmurant :

« Je crois bien que c’est une affaire faite… »

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