Fort Comme la Mort

Chapitre 4

 

À petits pas, Olivier retournait chez lui, troublé comme s’ilvenait d’apprendre un honteux secret de famille. Il essayait desonder son cœur, de voir clair en lui, de lire ces pages intimes dulivre intérieur qui semblent collées l’une à l’autre, et que seul,parfois, un doigt étranger peut retourner en les séparant. Certes,il ne se croyait pas amoureux d’Annette ! La comtesse, dont lajalousie ombrageuse ne cessait d’être en alerte, avait prévu, deloin, le péril, et l’avait signalé avant qu’il existât. Mais cepéril pouvait-il exister, demain, après-demain, dans un mois ?C’est à cette question sincère qu’il essayait de répondresincèrement. Certes, la petite remuait ses instincts de tendresse,mais ils sont si nombreux dans l’homme ces instincts-là, qu’il nefallait pas confondre les redoutables avec les inoffensifs. Ainsiil adorait les bêtes, les chats surtout, et ne pouvait apercevoirleur fourrure soyeuse sans être saisi d’une envie irrésistible,sensuelle, de caresser leur dos onduleux et doux, de baiser leurpoil électrique. L’attraction qui le poussait vers la jeune filleressemblait un peu à ces désirs obscurs et innocents qui fontpartie de toutes les vibrations incessantes et inapaisables desnerfs humains. Ses yeux d’artiste et ses yeux d’homme étaientséduits par sa fraîcheur, par cette poussée de belle vie claire,par cette sève de jeunesse éclatant en elle ; et son cœur,plein des souvenirs de sa longue liaison avec la comtesse,trouvant, dans l’extraordinaire ressemblance d’Annette avec samère, un rappel d’émotions anciennes, des émotions endormies dudébut de son amour, avait peut-être un peu tressailli sous lasensation d’un réveil. Un réveil ? Oui ? C’étaitcela ? Cette idée l’illumina. Il se sentait réveillé après desannées de sommeil. S’il avait aimé la petite sans s’en douter, ilaurait éprouvé près d’elle ce rajeunissement de l’être entier, quicrée un homme différent dès que s’allume en lui la flamme d’undésir nouveau. Non, cette enfant n’avait fait que souffler surl’ancien feu ! C’était bien toujours la mère qu’il aimait,mais un peu plus qu’auparavant sans doute, à cause de sa fille, dece recommencement d’elle-même. Et il formula cette constatation parce sophisme rassurant : « On n’aime qu’une fois ! Le cœur peuts’émouvoir souvent à la rencontre d’un autre être, car chacunexerce sur chacun des attractions et des répulsions. Toutes cesinfluences font naître l’amitié, les caprices, les envies depossession, des ardeurs vives et passagères, mais non pas del’amour véritable. Pour qu’il existe, cet amour, il faut que lesdeux êtres soient tellement nés l’un pour l’autre, se trouventaccrochés l’un à l’autre par tant de points, par tant de goûtspareils, par tant d’affinités de la chair, de l’esprit, ducaractère, se sentent liés par tant de choses de toute nature, quecela forme un faisceau d’attaches. Ce qu’on aime, en somme, cen’est pas tant Mme X… ou M. Z…, c’est une femme ou un homme, unecréature sans nom, sortie de la Nature, cette grande femelle, avecdes organes, une forme, un cœur, un esprit, une manière d’êtregénérale qui attirent comme un aimant nos organes, nos yeux, noslèvres, notre cœur, notre pensée, tous nos appétits sensuels etintelligents. On aime un type, c’est-à-dire la réunion, dans uneseule personne, de toutes les qualités humaines qui peuvent nousséduire isolément dans les autres. »

Pour lui, la comtesse de Guilleroy avait été ce type, et ladurée de leur liaison, dont il ne se lassait pas, le lui prouvaitd’une façon certaine. Or Annette ressemblait physiquement à cequ’avait été sa mère, au point de tromper les yeux. Il n’y avaitdonc rien d’étonnant à ce que son cœur d’homme se laissât un peusurprendre, sans se laisser entraîner. Il avait adoré unefemme ! Une autre femme naissait d’elle, presque pareille. Ilne pouvait vraiment se défendre de reporter sur la seconde un légerreste affectueux de l’attachement passionné qu’il avait eu pour lapremière. Il n’y avait là rien de mal ; il n’y avait là aucundanger. Son regard et son souvenir se laissaient seuls illusionnerpar cette apparence de résurrection ; mais son instinct nes’égarait pas, car il n’avait jamais éprouvé pour la jeune fille lemoindre trouble de désir.

Cependant la comtesse lui reprochait d’être jaloux du marquis.Était-ce vrai ? Il fit de nouveau un examen de consciencesévère et constata qu’en réalité il en était un peu jaloux. Quoid’étonnant à cela, après tout ? N’est-on pas jaloux à chaqueinstant d’hommes qui font la cour à n’importe quelle femme ?N’éprouve-t-on pas dans la rue, au restaurant, au théâtre, unepetite inimitié contre le monsieur qui passe ou qui entre avec unebelle fille au bras ? Tout possesseur de femme est un rival.C’est un mâle satisfait, un vainqueur que les autres mâles envientEt puis, sans entrer dans ces considérations de physiologie, s’ilétait normal qu’il eût pour Annette une sympathie un peu surexcitéepar sa tendresse pour la mère, ne devenait-il pas naturel qu’ilsentît en lui s’éveiller un peu de haine animale contre le marifutur ? Il dompterait sans peine ce vilain sentiment.

Au fond de lui, cependant, demeurait une aigreur demécontentement contre lui-même et contre la comtesse. Leursrapports de chaque jour n’allaient-ils pas être gênés par lasuspicion qu’il sentirait en elle ? Ne devrait-il pas veiller,avec une attention scrupuleuse et fatigante, sur toutes sesparoles, sur tous ses actes, sur ses regards, sur ses moindresattitudes vis-à-vis de la jeune fille, car tout ce qu’il ferait,tout ce qu’il dirait, allait devenir suspect à la mère. Il rentrachez lui grincheux et se mit à fumer des cigarettes, avec unevivacité d’homme agacé qui use dix allumettes pour mettre le feu àson tabac. Il essaya en vain de travailler. Sa main, son œil et sonesprit semblaient déshabitués de la peinture, comme s’ils l’eussentoubliée, comme si jamais ils n’avaient connu et pratiqué ce métier.Il avait pris, pour la finir, une petite toile commencée : – uncoin de rue où chantait un aveugle, – et il la regardait avec uneindifférence invincible, avec une telle impuissance à la continuerqu’il s’assit devant, sa palette à la main, et l’oublia, tout encontinuant à la contempler avec une fixité attentive etdistraite.

Puis, soudain, l’impatience du temps qui ne marchait pas, desinterminables minutes, commença à le ronger de sa fièvreintolérable. Jusqu’à son dîner, qu’il prendrait au Cercle, queferait-il puisqu’il ne pouvait travailler ? L’idée de la ruele fatiguait d’avance, l’emplissait du dégoût des trottoirs, despassants, des voitures et des boutiques ; et la pensée defaire des visites ce jour-là, une visite, à n’importe qui, fitsurgir en lui la haine instantanée de toutes les gens qu’ilconnaissait.

Alors, que ferait-il ? Il circulerait dans son atelier delong en large, en regardant à chaque retour vers la pendulel’aiguille déplacée de quelques secondes ? Ah ! il lesconnaissait ces voyages de la porte au bahut chargé debibelots ! Aux heures de verve, d’élan, d’entrain, d’exécutionféconde et facile, c’étaient des récréations délicieuses, cesallées et venues à travers la grande pièce égayée, animée,échauffée par le travail ; mais, aux heures d’impuissance etde nausée, aux heures misérables où rien ne lui paraissait valoirla peine d’un effort et d’un mouvement, c’était la promenadeabominable du prisonnier dans son cachot. Si seulement il avait pudormir, rien qu’une heure, sur son divan. Mais non, il ne dormiraitpas, il s’agiterait jusqu’à trembler d’exaspération. D’où luivenait donc cette subite attaque d’humeur noire ? Il pensa :Je deviens rudement nerveux pour me mettre dans un pareil état surune cause insignifiante.

Alors, il songea à prendre un livre. Le volume de La Légende dessiècles était demeuré sur la chaise de fer où Annette l’avait posé.Il l’ouvrit, lut deux pages de vers et ne les comprit pas. Il neles comprit pas plus que s’ils avaient été écrits dans une langueétrangère. Il s’acharna et recommença pour constater toujours quevraiment il n’en pénétrait point le sens. « Allons, se dit-il, ilparaît que je suis sorti. » Mais une inspiration soudaine lerassura sur les deux heures qu’il lui fallait émietter jusqu’audîner. Il se fit chauffer un bain et y demeura étendu, amolli,soulagé par l’eau tiède, jusqu’au moment où son valet de chambreapportant le linge le réveilla d’un demi-sommeil. Il se renditalors au Cercle, où étaient réunis ses compagnons ordinaires. Ilfut reçu par des bras ouverts et des exclamations, car on nel’avait point vu depuis quelques jours.

« Je reviens de la campagne », dit-il.

Tous ces hommes, à l’exception du paysagiste Maldant,professaient pour les champs un mépris profond. Rocdiane et Landa yallaient chasser, il est vrai, mais ils ne goûtaient dans lesplaines et dans les bois que le plaisir de regarder tomber sousleurs plombs, pareils à des loques de plumes, les faisans, caillesou perdrix, ou de voir les petits lapins foudroyés culbuter commedes clowns, cinq ou six fois de suite sur la tête, en montrant àchaque cabriole la mèche de poils blancs de leur queue. Hors cesplaisirs d’automne et d’hiver, ils jugeaient la campagneassommante. Rocdiane disait : « Je préfère les petites femmes auxpetits pois. »

Le dîner fut ce qu’il était toujours, bruyant et jovial, agitépar des discussions où rien d’imprévu ne jaillit. Bertin, pours’animer, parla beaucoup. On le trouva drôle ; mais, dès qu’ileut bu son café et joué soixante points au billard avec le banquierLiverdy, il sortit, déambula quelque peu de la Madeleine à la rueTaitbout, passa trois fois devant le Vaudeville en se demandants’il entrerait, faillit prendre un fiacre pour aller àl’Hippodrome, changea d’avis et se dirigea vers le Nouveau-Cirque,puis fit brusquement demi-tour, sans motif, sans projet, sansprétexte, remonta le boulevard Malesherbes et ralentit le pas enapprochant de la demeure de la comtesse de Guilleroy : « Elletrouvera peut-être singulier de me voir revenir ce soir ? »pensait-il. Mais il se rassura en songeant qu’il n’y avait riend’étonnant à ce qu’il prît une seconde fois de ses nouvelles.

Elle était seule avec Annette, dans le petit salon du fond, ettravaillait toujours à la couverture pour les pauvres.

Elle dit simplement, en le voyant entrer :

« Tiens, c’est vous, mon ami ?

– Oui, j’étais inquiet, j’ai voulu vous voir. Commentallez-vous ?

– Merci, assez bien… »

Elle attendit quelques instants, puis ajouta, avec une intentionmarquée :

« Et vous ? »

Il se mit à rire d’un air dégagé en répondant :

« Oh ! moi, très bien, très bien. Vos craintes n’avaientpas la moindre raison d’être. »

Elle leva les yeux en cessant de tricoter et posa sur lui,lentement, un regard ardent de prière et de doute.

« Bien vrai, dit-il.

– Tant mieux », répondit-elle avec un sourire un peu forcé.

Il s’assit, et, pour la première fois en cette maison, unmalaise irrésistible l’envahit, une sorte de paralysie des idéesplus complète encore que celle qui l’avait saisi, dans le jour,devant sa toile.

La comtesse dit à sa fille :

« Tu peux continuer, mon enfant ; ça ne le gêne pas. »

Il demanda :

« Que faisait-elle donc ?

– Elle étudiait une fantaisie. »

Annette se leva pour aller au piano. Il la suivait de l’œil,sans y songer, ainsi qu’il faisait toujours, en la trouvant jolie.Alors il sentit sur lui le regard de la mère, et brusquement iltourna la tête, comme s’il eût cherché quelque chose dans le coinsombre du salon.

La comtesse prit sur sa table à ouvrage un petit étui d’orqu’elle avait reçu de lui, elle l’ouvrit, et lui tendant descigarettes :

« Fumez, mon ami, vous savez que j’aime ça, lorsque nous sommesseuls ici. »

Il obéit, et le piano se mit à chanter. C’était une musique d’ungoût ancien, gracieuse et légère, une de ces musiques qui semblentavoir été inspirées à l’artiste par un soir très doux de clair delune, au printemps.

Olivier demanda :

« De qui est-ce donc ? »

La comtesse répondit :

« De Méhul. C’est fort peu connu et charmant. »

Un désir grandissait en lui de regarder Annette, et il n’osaitpas. Il n’aurait eu qu’un petit mouvement à faire, un petitmouvement du cou, car il apercevait de côté les deux mèches de feudes bougies éclairant la partition, mais il devinait si bien, illisait si clairement l’attention guetteuse de la comtesse, qu’ildemeurait immobile, les yeux levés devant lui, intéressés,semblait-il, au fil de fumée grise du tabac.

Mme de Guilleroy murmura :

« C’est tout ce que vous avez à me dire ? »

Il sourit :

« Il ne faut pas m’en vouloir. Vous savez que la musiquem’hypnotise, elle boit mes pensées. Je parlerai dans uninstant.

– Tiens, dit-elle, j’avais étudié quelque chose pour vous, avantla mort de maman. Je ne vous l’ai jamais fait entendre, et je vousle jouerai tout à l’heure, quand la petite aura fini ; vousverrez comme c’est bizarre ! »

Elle avait un talent réel, et une compréhension subtile del’émotion qui court dans les sons. C’était même là une de ses plussûres puissances sur la sensibilité du peintre.

Dès qu’Annette eut achevé la symphonie champêtre de Méhul, lacomtesse se leva, prit sa place, et une mélodie étrange s’éveillasous ses doigts, une mélodie dont toutes les phrases semblaient desplaintes, plaintes diverses, changeantes, nombreuses,qu’interrompait une note unique, revenue sans cesse, tombant aumilieu des chants, les coupant, les scandant, les brisant, comme uncri monotone incessant, persécuteur, l’appel inapaisable d’uneobsession.

Mais Olivier regardait Annette qui venait de s’asseoir en facede lui, et il n’entendait rien, il ne comprenait pas.

Il la regardait, sans penser, se rassasiant de sa vue commed’une chose habituelle et bonne dont il venait d’être privé, labuvant sainement comme on boit de l’eau, quand on a soif.

« Eh bien ! dit la comtesse, est-ce beau ? »

Il s’écria réveillé :

« Admirable, superbe, de qui ?

– Vous ne le savez pas ?

– Non.

– Comment, vous ne le savez pas, vous ?

– Mais non.

– De Schubert. C’est encore une chose retrouvée récemment. »

Il dit avec un air de conviction profonde :

« Cela ne m’étonne point. C’est superbe ! vous seriezexquise en recommençant. »

Elle recommença, et lui, tournant la tête, se remit à contemplerAnnette, mais en écoutant aussi la musique, afin de goûter en mêmetemps deux plaisirs.

Puis, quand Mme de Guilleroy fut revenue prendre sa place, ilobéit simplement à la naturelle duplicité de l’homme et ne laissaplus se fixer ses yeux sur le blond profil de la jeune fille quitricotait en face de sa mère, de l’autre côté de la lampe.

Mais s’il ne la voyait pas, il goûtait la douceur de saprésence, comme on sent le voisinage d’un foyer chaud ; etl’envie de glisser sur elle des regards rapides, aussitôt ramenéssur la comtesse, le harcelait, une envie de collégien qui se hisseà la fenêtre de la rue dès que le maître tourne le dos.

Il s’en alla tôt, car il avait la parole aussi paralysée quel’esprit, et son silence persistant pouvait être interprété.

Dès qu’il fut dans la rue, un besoin d’errer le prit, car toutemusique entendue continuait en lui longtemps, le jetait en dessongeries qui semblaient la suite rêvée et plus précise desmélodies. Le chant des notes revenait, intermittent et fugitif,apportant des mesures isolées, affaiblies, lointaines comme unécho, puis se taisait, semblait laisser la pensée donner un sensaux motifs et voyager à la recherche d’une sorte d’idéal harmonieuxet tendre. Il tourna sur la gauche au boulevard extérieur, enapercevant l’éclairage de féerie du parc Monceau, et il entra dansl’allée centrale arrondie sous les lunes électriques. Un gardienrôdait à pas lents ; parfois un fiacre attardé passait ;un homme lisait un journal assis sur un banc dans un bain bleuâtrede clarté vive, au pied du mât de bronze qui portait un globeéclatant. D’autres foyers sur les pelouses, au milieu des arbres,répandaient dans les feuillages et sur les gazons leur lumièrefroide et puissante, animaient d’une vie pâle ce grand jardin deville.

Bertin, les mains derrière le dos, allait le long du trottoir,et il se souvenait de sa promenade avec Annette, en ce même parc,quand il avait reconnu dans la bouche la voix de sa mère.

Il se laissa tomber sur un banc, et aspirant la sueur fraîchedes pelouses arrosées, il se sentit assailli par toutes lesattentes passionnées qui font de l’âme des adolescents le canevasincohérent d’un infini roman d’amour. Autrefois il avait connu cessoirs-là, ces soirs de fantaisie vagabonde où il laissait errer soncaprice dans les aventures imaginaires, et il s’étonna de trouveren lui ce retour de sensations qui n’étaient plus de son âge.

Mais, comme la note obstinée de la mélodie de Schubert, lapensée d’Annette, la vision de son visage penché sous la lampe, etle soupçon bizarre de la comtesse, le ressaisissaient à toutinstant. Il continuait malgré lui à occuper son cœur de cettequestion, à sonder les fonds impénétrables où germent, avant denaître, les sentiments humains. Cette recherche obstinéel’agitait ; cette préoccupation constante de la jeune fillesemblait ouvrir à son âme une route de rêveries tendres ; ilne pouvait plus la chasser de sa mémoire ; il portait en luiune sorte d’évocation d’elle, comme autrefois il gardait, quand lacomtesse l’avait quitté, l’étrange sensation de sa présence dansles murs de son atelier.

Tout à coup, impatienté de cette domination d’un souvenir, ilmurmura en se levant :

« Any est stupide de m’avoir dit ça. Elle va me faire penser àla petite à présent. »

Il rentra chez lui, inquiet sur lui-même. Quand il se fut mis aulit, il sentit que le sommeil ne viendrait point, car une fièvrecourait en ses veines, une sève de rêve fermentait en son cœur.Redoutant l’insomnie, une de ces insomnies énervantes que provoquel’agitation de l’âme, il voulut essayer de prendre un livre.Combien de fois une courte lecture lui avait servi denarcotique ! Il se leva donc et passa dans sa bibliothèque,afin de choisir un ouvrage bien fait et soporifique ; mais sonesprit éveillé malgré lui, avide d’une émotion quelconque,cherchait sur les rayons un nom d’écrivain qui répondît à son étatd’exaltation et d’attente. Balzac, qu’il adorait, ne lui ditrien ; il dédaigna Hugo, méprisa Lamartine qui pourtant lelaissait toujours attendri et il tomba avidement sur Musset, lepoète des tout jeunes gens. Il en prit un volume et l’emporta pourlire au hasard des feuilles.

Quand il se fut recouché, il se mit à boire, avec une soifd’ivrogne, ces vers faciles d’inspiré qui chanta, comme un oiseau,l’aurore de l’existence et, n’ayant d’haleine que pour le matin, setut devant le jour brutal, ces vers d’un poète qui fut surtout unhomme enivré de la vie, lâchant son ivresse en fanfares d’amourséclatantes et naïves, écho de tous les jeunes cœurs éperdus dedésirs.

Jamais Bertin n’avait compris ainsi le charme physique de cespoèmes qui émeuvent les sens et remuent à peine l’intelligence. Lesyeux sur ces vers vibrants, il se sentait une âme de vingt ans,soulevée d’espérances, et il lut le volume presque entier dans unegriserie juvénile. Trois heures sonnèrent, jetant en luil’étonnement de n’avoir pas encore sommeil. Il se leva pour fermersa fenêtre restée ouverte et pour porter le livre sur la table, aumilieu de la chambre ; mais au contact de l’air frais de lanuit, une douleur, mal assoupie par les saisons d’Aix, lui courutle long des reins comme un rappel, comme un avis, et il rejeta lepoète avec un geste d’impatience en murmurant : « Vieux fou,va ! » Puis il se recoucha et souffla sa lumière.

Il n’alla pas le lendemain chez la comtesse, et il prit même larésolution énergique de n’y point retourner avant deux jours. Maisquoi qu’il fît, soit qu’il essayât de peindre, soit qu’il voulût sepromener, soit qu’il traînât de maison en maison sa mélancolie, ilétait partout harcelé par la préoccupation inapaisable de ces deuxfemmes.

S’étant interdit d’aller les voir, il se soulageait en pensant àelles, et il laissait sa pensée, il laissait son cœur se rassasierde leur souvenir. Il arrivait alors souvent que, dans cette sorted’hallucination où il berçait son isolement, les deux figures serapprochaient, différentes, telles qu’il les connaissait, puispassaient l’une devant l’autre, se mêlaient, fondues ensemble, nefaisaient plus qu’un visage, un peu confus, qui n’était plus celuide la mère, pas tout à fait celui de la fille, mais celui d’unefemme aimée éperdument, autrefois, encore, toujours.

Alors, il avait des remords de s’abandonner ainsi sur la pentede ces attendrissements qu’il sentait puissants et dangereux. Pourleur échapper, les rejeter, se délivrer de ce songe captivant etdoux, il dirigeait son esprit vers toutes les idées imaginables,vers tous les sujets de réflexion et de méditation possibles. Vainsefforts ! Toutes les routes de distraction qu’il prenait leramenaient au même point, où il rencontrait une jeune figure blondequi semblait embusquée pour l’attendre. C’était une vague etinévitable obsession flottant sur lui, tournant autour de lui etl’arrêtant, quel que fût le détour qu’il avait essayé pourfuir.

La confusion de ces deux êtres, qui l’avait si fort troublé lesoir de leur promenade dans le parc de Roncières, recommençait ensa mémoire dès que, cessant de réfléchir et de raisonner, il lesévoquait et s’efforçait de comprendre quelle émotion bizarreremuait sa chair. Il se disait : « Voyons, ai-je pour Annette plusde tendresse qu’il ne convient ? » Alors, fouillant son cœur,il le sentait brûlant d’affection pour une femme toute jeune, quiavait tous les traits d’Annette, mais qui n’était pas elle. Et ilse rassurait lâchement en songeant : « Non, je n’aime pas lapetite, je suis la victime de sa ressemblance. »

Cependant, les deux jours passés à Roncières restaient en sonâme comme une source de chaleur, de bonheur, d’enivrement ; etles moindres détails lui revenaient un à un, précis, plus savoureuxqu’à l’heure même. Tout à coup, en suivant le cours de sesressouvenirs, il revit le chemin qu’ils suivaient en sortant ducimetière, les cueillettes de fleurs de la jeune fille, et il serappela brusquement lui avoir promis un bluet en saphirs dès leurretour à Paris.

Toutes ses résolutions s’envolèrent, et, sans plus lutter, ilprit son chapeau et sortit, tout ému par la pensée du plaisir qu’illui ferait.

Le valet de pied des Guilleroy lui répondit, quand il seprésenta :

« Madame est sortie, mais Mademoiselle est ici. »

Il ressentit une joie vive.

« Prévenez-la que je voudrais lui parler. »

Puis il glissa dans le salon, à pas légers, comme s’il eûtcraint d’être entendu.

Annette parut presque aussitôt.

« Bonjour, cher maître », dit-elle avec gravité.

Il se mit à rire, lui serra la main, et, s’asseyant auprèsd’elle :

« Devine pourquoi je suis venu ? »

Elle chercha quelques secondes.

« Je ne sais pas.

– Pour t’emmener avec ta mère chez le bijoutier choisir le blueten saphirs que je t’ai promis à Roncières. »

La figure de la jeune fille fut illuminée de bonheur.

« Oh ! dit-elle, et maman qui est sortie. Mais elle varentrer. Vous l’attendrez, n’est-ce pas ?

– Oui, si ce n’est pas trop long.

– Oh ! quel insolent, trop long, avec moi. Vous me traitezen gamine.

– Non, dit-il, pas tant que tu crois. »

Il se sentait au cœur une envie de plaire, d’être galant etspirituel, comme aux jours les plus fringants de sa jeunesse, unede ces envies instinctives qui surexcitent toutes les facultés deséduction, qui font faire la roue aux paons et des vers aux poètes.Les phrases lui venaient aux lèvres, pressées, alertes, et il parlacomme il savait parler en ses bonnes heures. La petite, animée parcette verve, lui répondit avec toute la malice, avec toute lafinesse espiègle qui germaient en elle.

Tout à coup, comme il discutait une opinion, il s’écria :

« Mais vous m’avez déjà dit cela souvent, et je vous ai répondu…»

Elle l’interrompit en éclatant de rire :

« Tiens, vous ne me tutoyez plus ! Vous me prenez pourmaman. »

Il rougit, se tut, puis balbutia :

« C’est que ta mère m’a déjà soutenu cent fois cette idée-là.»

Son éloquence s’était éteinte ; il ne savait plus que dire,et il avait peur maintenant, une peur incompréhensible de cettefillette.

« Voici maman », dit-elle.

Elle avait entendu s’ouvrir la porte du premier salon, etOlivier, troublé comme si on l’eût pris en faute, expliqua commentil s’était souvenu tout à coup de la promesse faite, et comment ilétait venu les prendre l’une et l’autre pour aller chez lebijoutier.

« J’ai un coupé, dit-il. Je me mettrai sur le strapontin. »

Ils partirent, et quelques minutes plus tard ils entraient chezMontara.

Ayant passé toute sa vie dans l’intimité, l’observation, l’étudeet l’affection des femmes, s’étant toujours occupé d’elles, ayantdû sonder et découvrir leurs goûts, connaître comme elles latoilette, les questions de mode, tous les menus détails de leurexistence privée, il était arrivé à partager souvent certaines deleurs sensations, et il éprouvait toujours, en entrant dans un deces magasins où l’on vend les accessoires charmants et délicats deleur beauté, une émotion de plaisir presque égale à celle dontelles vibraient elles-mêmes. Il s’intéressait comme elles à tousles riens coquets dont elles se parent ; les étoffesplaisaient à ses yeux ; les dentelles attiraient sesmains ; les plus insignifiants bibelots élégants retenaientson attention. Dans les magasins de bijouterie, il ressentait pourles vitrines une nuance de respect religieux, comme devant lessanctuaires de la séduction opulente ; et le bureau de drapfoncé, où les doigts souples de l’orfèvre font rouler les pierresaux reflets précieux, lui imposait une certaine estime.

Quand il eut fait asseoir la comtesse et sa fille devant cemeuble sévère où l’une et l’autre posèrent une main par unmouvement naturel, il indiqua ce qu’il voulait ; et on lui fitvoir des modèles de fleurettes.

Puis on répandit devant eux des saphirs, dont il fallut choisirquatre. Ce fut long. Les deux femmes, du bout de l’ongle, lesretournaient sur le drap, puis les prenaient avec précaution,regardaient le jour à travers, les étudiaient avec une attentionsavante et passionnée. Quand on eut mis de côté ceux qu’ellesavaient distingués, il fallut trois émeraudes pour faire lesfeuilles, puis un tout petit brillant qui tremblerait au centrecomme une goutte de rosée.

Alors Olivier, que la joie de donner grisait, dit à la comtesse:

« Voulez-vous me faire le plaisir de choisir deuxbagues ?

– Moi ?

– Oui. Une pour vous, une pour Annette ? Laissez-moi vousfaire ces petits cadeaux en souvenir des deux jours passés àRoncières. »

Elle refusa. Il insista. Une longue discussion suivit, une luttede paroles et d’arguments où il finit, non sans peine, partriompher.

On apporta les bagues, les unes, les plus rares, seules en desécrins spéciaux, les autres enrégimentées par genres en de grandesboîtes carrées, où elles alignaient sur le velours toutes lesfantaisies de leurs chatons. Le peintre s’était assis entre lesdeux femmes et il se mit, comme elles, avec la même ardeurcurieuse, à cueillir un à un les anneaux d’or dans les fentesminces qui les retenaient. Il les déposait ensuite devant lui, surle drap du bureau où ils s’amassaient en deux groupes, celui qu’onrejetait à première vue et celui dans lequel on choisirait.

Le temps passait, insensible et doux, dans ce joli travail desélection plus captivant que tous les plaisirs du monde, distrayantet varié comme un spectacle, émouvant aussi, presque sensuel,jouissance exquise pour un cœur de femme.

Puis on compara, on s’anima, et le choix des trois juges, aprèsquelque hésitation, s’arrêta sur un petit serpent d’or qui tenaitun beau rubis entre sa gueule mince et sa queue tordue.

Olivier, radieux, se leva.

« Je vous laisse ma voiture, dit-il. J’ai des courses àfaire ; je m’en vais. »

Mais Annette pria sa mère de rentrer à pied, par ce beau temps.La comtesse y consentit, et, ayant remercié Bertin, s’en alla parles rues, avec sa fille.

Elles marchèrent quelque temps en silence, dans la joie savouréedes cadeaux reçus ; puis elles se mirent à parler de tous lesbijoux qu’elles avaient vus et maniés. Il leur en restait àl’esprit une sorte de miroitement, une sorte de cliquetis, unesorte de gaieté. Elles allaient vite, à travers la foule de cinqheures qui suit les trottoirs, un soir d’été. Des hommes seretournaient pour regarder Annette et murmuraient en passant devagues paroles d’admiration. C’était la première fois, depuis sondeuil, depuis que le noir donnait à sa fille ce vif éclat debeauté, que la comtesse sortait avec elle dans Paris ; et lasensation de ce succès de rue, de cette attention soulevée, de cescompliments chuchotés, de ce petit remous d’émotion flatteuse quelaisse dans une foule d’hommes la traversée d’une jolie femme, luiserrait le cœur peu à peu, le comprimait sous la même oppressionpénible que l’autre soir, dans son salon, quand on comparait lapetite avec son propre portrait. Malgré elle, elle guettait cesregards attirés par Annette, elle les sentait venir de loin, frôlerson visage sans s’y fixer, puis s’attacher soudain sur la figureblonde qui marchait à côté d’elle. Elle devinait, elle voyait dansles yeux les rapides et muets hommages à cette jeunesse épanouie,au charme attirant de cette fraîcheur, et elle pensa : « J’étaisaussi bien qu’elle, sinon mieux. » Soudain le souvenir d’Olivier latraversa et elle fut saisie, comme à Roncières, par une impérieuseenvie de fuir.

Elle ne voulait plus se sentir dans cette clarté, dans cecourant de monde, vue par tous ces hommes qui ne la regardaientpas. Ils étaient loin les jours, proches pourtant, où ellecherchait, où elle provoquait un parallèle avec sa fille. Qui doncaujourd’hui, parmi ces passants, songeait à les comparer ? Unseul y avait pensé peut-être, tout à l’heure, dans cette boutiqued’orfèvre ? Lui ? Oh ! quelle souffrance ! Sepouvait-il qu’il n’eût pas sans cesse à l’esprit l’obsession decette comparaison ! Certes il ne pouvait les voir ensemblesans y songer et sans se souvenir du temps où si fraîche, si jolie,elle entrait chez lui, sûre d’être aimée !

« Je me sens mal, dit-elle, nous allons prendre un fiacre, monenfant. »

Annette, inquiète, demanda :

« Qu’est-ce que tu as, maman ?

– Ce n’est rien, tu sais que, depuis la mort de ta grand-mère,j’ai souvent de ces faiblesses-là ! »

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